The Project Gutenberg eBook of L'espionne

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at book.klll.cc. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: L'espionne

Author: Ernest Daudet

Release date: November 9, 2025 [eBook #77201]

Language: French

Original publication: Paris: Paul Ollendorff, 1905

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ESPIONNE ***

ERNEST DAUDET

L’Espionne

PARIS
SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50

1905
Tous droits réservés.

DU MÊME AUTEUR

Histoire diplomatique de l’Alliance Franco-Russe.

1 volume in-8.

Les Coulisses de la Société Parisienne (Première série).

1 volume in-18 jésus.

Les Coulisses de la Société Parisienne (Deuxième série).

1 volume in-18 jésus.

Un Amour de Barras.
(Nuit de Noces. — Aventures d’Émigré. — Représailles. — Une Nuit de Noël. — Une Matinée de Fouché. — Le Roman d’un Complot.)

1 volume in-18.

Poste restante, roman (Collection reliée à 3 fr. 50 le volume.)

1 volume in-18.

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark.

S’adresser, pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorff, 50, Chaussée d’Antin, Paris.

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE.

L’ESPIONNE

I

A la fin du dix-huitième siècle, la ville libre de Hambourg était, depuis longtemps déjà, comme encore aujourd’hui, une ville florissante. Sa position géographique, son port sur l’Elbe, à proximité de la mer du Nord en avaient fait le point intermédiaire des communications des contrées septentrionales avec le reste de l’Europe. Qu’on allât de celles du Midi vers la Russie ou qu’on revînt de ce pays qui semblait alors à l’extrémité du monde ; qu’on suivît la voie de terre ou qu’on eût préféré la voie de mer, c’est par Hambourg qu’il était le plus commode de passer. On y trouvait incessamment des navires en partance pour l’Angleterre, la Suède, le Danemark, tandis que le service de la poste y assurait, en des conditions aussi faciles que le permettaient les moyens de locomotion alors en usage, le transport des voyageurs vers le midi de l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et la France.

La vieille cité hanséatique tirait de cette situation exceptionnelle sa rapide prospérité et sa puissante animation. La Révolution française les avait accrues en répandant à travers les pays germaniques toute une population d’émigrés. Poussés par les hasards de leur course errante jusqu’à Hambourg, ces fugitifs s’étaient fixés en assez grand nombre dans la ville ou dans son voisinage, dans le duché de Holstein notamment, auquel elle confine et qui était alors possession danoise. D’autres y faisaient halte avant de poursuivre leur route vers la Russie, où les attirait la présence de leur roi proscrit réfugié à Mitau en Courlande, et où ils espéraient trouver ainsi que lui un asile et des secours.

Le gouvernement français étant resté en relations diplomatiques avec le gouvernement hambourgeois, la ville de Hambourg, qui devait déjà aux motifs que nous venons d’énumérer d’être la plus fréquentée de toute l’Allemagne, était devenue en outre une sorte de terrain neutre où l’on voyait se coudoyer, parmi les indigènes qui tiraient profit de la présence de tant d’étrangers, des émigrés et des républicains, des agents officiels de la France et des agents officieux du prétendant dédaigneusement surnommé par ses ennemis « le roi de Mitau », des représentants des cours d’Europe chargés de missions en Russie, des fonctionnaires moscovites portant de tous côtés les ordres du tsar, des courriers de cabinet de toutes les puissances et des espions aux gages de la République française ou du parti royaliste.

La physionomie de la ville n’était pas alors ce qu’elle est de nos jours. L’incendie de 1842, qui la détruisit en partie, a eu pour conséquence sa reconstruction. En la réédifiant sur ses ruines, on l’a modernisée. Pour se figurer ce qu’elle était avant que les flammes y eussent exercé leurs ravages, il faut visiter ce qu’elles en respectèrent ou se reporter aux dessins et aux plans qui nous ont conservé son image et sa configuration topographique. Ils donnent l’idée d’une cité du moyen âge. Son enceinte fortifiée, la vétusté sordide de certains de ses quartiers, l’étroitesse de la plupart de ses rues, les façades vermoulues de ses maisons contribuaient à symboliser un esprit traditionnel pieusement conservé, visible non pas seulement dans les mœurs des habitants, mais encore dans le cadre matériel de leur existence. Toute une longue et suggestive histoire se lisait sur les antiques murailles de la ville, en même temps que sa conservation attestait le désir des générations nouvelles de ne rien changer au théâtre sur lequel avaient vécu leurs aînées.

Telle nous essayons de la décrire, telle elle était en l’an 1799, évocatrice d’un passé lointain : ses promenades pleines de mouvement, d’agitation, de bruit ; une douzaine de flèches d’église, émergeant de la masse sombre de ses toitures ; les eaux qui la baignent, hérissées de mâts et de voiles ; les quais des ports, encombrés de ballots, de caisses, de mannes de fruits, de barriques, de bois de construction, de pierres taillées ; ses rues ouvertes à une population qui circulait hâtive, affairée entre les lieux d’embarquement et de débarquement et les bâtiments de la douane ou les bureaux des armateurs ; sillonnées de diligences, de chaises de poste de toutes les couleurs, de toutes les formes, partant ou arrivant, et que regardaient passer du seuil de leur boutique les fripiers, les marchands de denrées, les débitants de tabac et de boissons, dont les étalages tentateurs et les enseignes mirobolantes se succédaient le long des voies principales telles que le Jungfernsbug et le Neuer Wall.

Sur le Jungfernsbug, s’élevait « l’hôtel de Saint-Pétersbourg », sur le Neuer Wall, « l’hôtel du Roi d’Angleterre ». Ces établissements rivaux, les plus confortables et les plus achalandés de la ville, se disputaient la faveur des voyageurs de marque. Les princes, les ambassadeurs, les hauts personnages de l’émigration française, nobles seigneurs et grandes dames, descendaient à l’un ou à l’autre. Quiconque appartenait à l’élite sociale se serait cru déshonoré en allant loger ailleurs.

Toutefois, les émigrés préféraient à l’hôtel du Roi d’Angleterre l’hôtel de Saint-Pétersbourg, comme si son vocable les y eût plus spécialement attirés et leur eût promis d’y être sous la protection de l’empereur de Russie, qui s’étendait alors avec autant de persévérance que d’éclat sur la noblesse de France, exilée. Aussi, était-on sûr de trouver presque toujours des Français parmi la population nomade qui s’y renouvelait sans cesse. Pour ceux qui résidaient dans la ville ou aux environs, c’était une distraction quotidienne de venir rôder aux abords de cette auberge aristocratique, où les conduisait l’espoir de voir apparaître sur son seuil un visage ami, ou d’y recueillir quelque écho de la patrie absente et regrettée.

En face de l’hôtel, le « café de France » offrait à ces chevaliers errants un but, un abri et un poste d’observation. C’était le lieu ordinaire de leurs rendez-vous. Ils aimaient à s’y rencontrer pour parler de leurs malheurs communs, pour échanger leurs vues politiques, leurs craintes, leurs espérances. On les reconnaissait à leur mine inquiète et maussade, à leurs habits râpés, à l’animation de leurs gestes, au bruyant éclat de leurs propos, à la violence de leur langage, à leurs manières hautaines et provocatrices, à la croix de Saint-Louis, que ceux qui avaient le droit de la porter ne quittaient jamais et dont ils étaient si vains que même réduits à demander à une besogne manuelle des moyens d’existence, ils en ornaient leurs vêtements de travail.

Le 24 décembre 1799, veille de Noël, un étranger qui serait entré au déclin du jour dans le café de France y eût surpris un certain nombre d’entre eux. Ils emplissaient la vaste salle du bruit de leurs discussions, tout en surveillant à travers les vitres sur lesquelles se jouaient les rayons des réverbères qui, de toutes parts, s’allumaient, les abords de l’hôtel de Saint-Pétersbourg, soit qu’ils voulussent voir qui entrait et qui sortait, soit qu’ils espérassent découvrir des figures de connaissance parmi la foule qui arpentait le Jungfernsbug et pour qui, dès cette veille de Noël, était déjà commencée la fête la plus populaire de l’Allemagne.

Les conversations engagées d’une table à l’autre étaient acerbes et fiévreuses. Le général Bonaparte en était l’objet. Depuis trois semaines que l’on connaissait à Hambourg le coup d’État de brumaire, qui avait suivi de si près le retour en France du héros des Pyramides, l’émotion causée parmi les émigrés par ces événements n’était pas encore calmée. On pouvait ce jour-là, la saisir dans leur langage.

— Buonaparte travaille pour le roi, disaient les uns ; il le lui a fait savoir. Sa Majesté est décidée à rétablir pour lui la charge de connétable.

— Buonaparte n’est qu’un ambitieux, objectaient les autres ; c’est pour lui qu’il travaille. Il a pris le pouvoir non pour le céder, mais pour le garder.

C’étaient alors des cris de réprobation, des protestations indignées, des récriminations furibondes, qui trahissaient d’irréconciliables rancunes, d’incorrigibles illusions et aboutissaient à des menaces de représailles et de châtiments, qui se réaliseraient à la rentrée du roi dans son royaume. A en croire ces prophètes crédules et candides, elle était prochaine cette rentrée vainement attendue et prédite depuis tant d’années ; elle serait la conséquence de la guerre sans merci que les puissances du Nord avaient déclarée à la République.

Brusquement, l’entretien fut interrompu.

— Le général Dumouriez, fit une voix.

Une main tendue désigna de l’autre côté de la rue, un petit homme à la figure vulgaire, aux cheveux grisonnants, qui sortait de l’hôtel, avec la mine déçue d’un visiteur qui n’a pas trouvé la personne qu’il voulait voir. C’était le vainqueur de Valmy. Depuis la trahison qui avait fait de lui un objet d’horreur pour les patriotes français et donné aux émigrés l’espoir de ses services, il résidait dans la ville d’Altona, située, comme on sait, à proximité d’Hambourg où, grâce à ce voisinage, il venait fréquemment.

Ce jour-là, il n’était pas venu seul. Un homme plus jeune et plus svelte l’accompagnait qu’eurent bientôt reconnu les habitués du café de France.

— Le comte de Rivarol, dit l’un d’eux d’un ton de respect, la gloire des lettres françaises, un royaliste fidèle qui n’a pas craint d’émigrer, lui aussi. Il servira notre cause par la plume comme le général par l’épée.

— A moins qu’ils ne soient, comme on les en accuse, inféodés tous deux à l’orléanisme, observa quelqu’un.

— M. de Rivarol est au-dessus de cette insinuation, reprit le précédent interlocuteur. Ses écrits répondent pour lui et quand on connaît ses sentiments, on ne saurait suspecter ceux du général Dumouriez dont il est l’ami le plus intime, le voisin, le confident.

— Vous pouvez dire le beau-frère, ajouta railleusement la voix qui la première avait nommé Dumouriez.

Cette allusion à la liaison qui existait depuis longtemps entre le général et Mme de Beauvert, sœur de Rivarol, fit sourire. Peut-être, allait-elle donner lieu à des commentaires désobligeants, lorsqu’un nouveau personnage, au visage affable, aux airs de bourgeois cossu, se montra sur le Jungfernsbug venant du côté du port. Ayant aperçu Rivarol et Dumouriez qui le saluaient, il s’approcha d’eux, le chapeau à la main.

De l’intérieur du café, les habitués observaient avec curiosité cette scène.

— Voilà ce qui prouve que ces messieurs ne méritent pas vos soupçons, remarqua le défenseur du général. Si M. le comte de Thauvenay, représentant de Sa Majesté dans ce pays, est en rapports avec eux, et s’il ne craint pas de leur parler en public, c’est qu’il les sait bons royalistes ou en train de le devenir.

— Il semble, en effet, qu’il les félicite, fit un interlocuteur.

— Et de quoi peut-il bien les féliciter ? demanda un troisième.

— De la conversion de l’un, s’écria le premier, de la part qu’y a prise l’autre. Voyez ; ne dirait-on pas d’un trio d’amis ? Les voilà qui s’éloignent ensemble.

Après un moment d’arrêt, les illustres personnages se remettaient en marche, suivis des yeux par les passants qui les avaient reconnus. Ils disparurent au tournant d’une rue, tandis que, dans le café, continuaient à s’échanger les réflexions qu’avait provoquées leur rencontre.

Un nouvel incident y coupa court. De l’une des extrémités du Jungfernsbug venaient à pas lents, vers l’hôtel de Saint-Pétersbourg, deux promeneuses, au passage desquelles se retournaient les gens qui les croisaient. L’attention des habitués du café se fixa sur elles. Dans la vie monotone de ces désœuvrés, elles apportaient une distraction.

Au premier abord, à voir la marche assurée de l’une, son port de reine, la fermeté de son regard, son visage à la fois grave et malicieux, qu’animaient, sous une lourde chevelure brune, des yeux noirs où se devinaient l’énergie et la volonté que donne l’expérience de la vie ; à voir la figure virginale de l’autre, sa grâce timide, tout ce qui révélait en elle la fleur en bouton, à la veille d’éclore, on les eût prises pour la mère et la fille. Mais en y regardant de plus près, on se serait bien vite aperçu que la plus âgée des deux était trop jeune pour être la mère ; on eût dit plutôt deux sœurs dont l’aînée ne devait qu’à leur différence d’âge d’exercer sur la cadette une autorité maternelle.

Du reste, s’il pouvait exister quelque doute quant à leur degré de parenté, il n’en était pas de même quant à leur rang social. La toilette de l’aînée, sa robe en velours gris, dont une douillette de drap couleur de feuille morte doublée de fourrures laissait voir les bords, son chapeau noir, en feutre dur, à la coiffe en pain de sucre, aux ailes étroites, ceint d’un ruban fixé sur le devant par une boucle d’acier et surtout l’aisance avec laquelle elle portait ce costume, révélaient non moins qu’une élégance native des habitudes aristocratiques. Il n’y avait qu’une grande dame pour aller par les rues sous ces luxueux atours sans paraître endimanchée.

Plus modestement mise, ainsi qu’il convient à une jeune fille, sa compagne ne présentait pas moins de distinction. La simplicité même de sa tenue ajoutait à sa grâce, laissant deviner une haute naissance, un incessant contact avec une société où les femmes poussaient jusqu’au raffinement le désir de plaire.

Naturellement, dans le café, en apercevant ces deux promeneuses, en les regardant entrer comme chez elles dans l’hôtel à la mode, rendez-vous des gens de condition, on s’était demandé qui elles étaient. On les voyait pour la première fois et, d’abord, personne n’avait pu les nommer. Mais bientôt un vieux gentilhomme, récemment arrivé d’Espagne, se les rappela pour les avoir déjà rencontrées à Madrid. Il les nomma :

— La comtesse de Bonneuil et sa nièce, Mlle de Morsang.

— J’ai connu un Morsang, capitaine à l’armée de Condé, lui répondit-on. Il est mort. Serait-ce sa fille ?

— Probablement.

— Je ne le savais pas marié.

— Vous n’étiez pas obligé de le savoir, répliqua le vieux gentilhomme ; il a pu se marier sans vous en prévenir ; il a pu aussi avoir une bâtarde à votre insu et la reconnaître. Les mieux informés savent-ils jamais tout ?

L’argument avait sa valeur ; personne n’y répondit, et il fut acquis que la belle adolescente était la fille légitime ou naturelle de M. de Morsang.

On discuta plus longuement sur la comtesse de Bonneuil. Quelqu’un déclara qu’il en existait une autre à Paris, veuve depuis longtemps, dont la fille avait épousé Regnaud de Saint-Jean d’Angély, l’ancien député aux États généraux, et qui prétendait être seule de son nom. Il fallait donc qu’elle voulût en faire accroire ou qu’elle ignorât l’existence de son homonyme ou encore que celle-ci portât ce nom sans y avoir droit. En un temps si propice aux aventuriers, cette dernière supposition n’était pas invraisemblable. Mais une jolie femme trouve toujours des défenseurs. Bonneuil ou non, la personne qui était en cause fut vaillamment défendue par le vieux gentilhomme qui l’avait nommée.

— Je n’en parle pas à la légère, dit-il. A Madrid où elle a résidé en 1797, elle était reçue à la cour. Le duc d’Havré, le dévoué serviteur de notre roi, la patronnait. Depuis, elle a vécu à Saint-Pétersbourg, estimée et considérée ; elle y était encore l’an dernier. Elle y retourne maintenant après un séjour à Londres où l’avaient appelée des questions d’intérêt.

Ces renseignements positifs mirent fin au débat. Comme la comtesse de Bonneuil et sa nièce, ayant franchi le seuil de l’hôtel, avaient disparu, on cessa de s’occuper d’elles.

II

Les discussions dont nous venons de retracer la physionomie avaient eu pour témoins, indépendamment de ceux qui y prenaient part, les consommateurs répandus dans le café de France. Mais, comme elles s’étaient engagées et poursuivies en langue française et que très peu d’entre eux, en leur qualité d’Allemands, avaient pu les comprendre, ils y étaient, pour la plupart, restés étrangers. Ils s’étaient contentés de pester contre ces Français envahissants, qui partout où ils se montraient, témoignaient d’autant de sans-gêne que s’ils eussent été chez eux et se jetaient sans retenue, violents et bruyants, dans la paisible existence des braves gens qui leur donnaient asile.

Parmi ces consommateurs indifférents en apparence à ce déchaînement de propos agressifs, il en était un cependant dont l’attitude, en dépit de ses efforts pour se contraindre et dissimuler, eût révélé à quiconque l’aurait observé avec attention qu’il ne perdait rien de ce qui se disait autour de lui.

C’était un homme entre deux âges.

A l’expression débonnaire de sa figure ridée et osseuse, à sa mise correcte quoique très simple, on eût pu le prendre aussi bien pour un modeste fonctionnaire retraité que pour un commerçant retiré des affaires, après fortune faite, uniquement occupé à employer en distractions honnêtes et peu coûteuses les incessants loisirs qu’il devait à son oisiveté.

Assis au fond de la salle en compagnie d’un pot de bière, il semblait plongé dans la lecture du Spectateur du Nord, recueil périodique français, fondé à Hambourg par un Français, à l’usage des émigrés. Mais, tout en feignant d’être captivé par sa lecture, il tendait l’oreille, recueillait les paroles qu’on débitait à haute voix, à quelques pas de lui, levait les yeux de temps en temps pour envelopper d’un regard furtif les discoureurs dont les propos imprudents lui révélaient les opinions violemment hostiles à la République française.

Ayant entendu prononcer le nom de Mme de Bonneuil, son attention redoubla. Il suivit des yeux la tante et la nièce tandis qu’elles entraient dans l’hôtel, et parut alors désireux de quitter la place où il était resté jusque-là. Mais, probablement, il tenait à la quitter, sans être vu, car après avoir regardé de tous côtés comme pour se ménager une sortie à l’insu de ses voisins, il sembla satisfait de constater l’existence derrière soi d’une porte de service qui lui permettait de s’échapper autrement que par la grande, sans passer par conséquent devant les émigrés qui en obstruaient l’accès.

D’un signe, il appela le garçon ; il glissa dans sa main une pièce de monnaie et gagna cette porte latérale. Elle s’ouvrait sur un couloir étroit et obscur, qui le conduisit dans la rue, à côté de l’entrée principale du café. En une minute, il eut traversé la chaussée, confondu parmi les passants et pénétra sous la voûte de l’hôtel de Saint-Pétersbourg, au delà de laquelle s’étendait une vaste cour dont des écuries et des remises formaient le fond.

— Qui demandez-vous, monsieur ? interrogea en allemand le portier debout sur le seuil de sa loge.

— Mme la comtesse de Bonneuil, répondit-il dans la même langue.

— Mme la comtesse vient de rentrer. Vous êtes plus heureux que le général Dumouriez qui tout à l’heure, s’est présenté pour la voir et dont elle a eu le regret de manquer la visite. Qui dois-je lui annoncer ?

Le visiteur allait donner son nom. Mais il se ravisa :

— Annoncez-lui un de ses amis de France, rien de plus. Elle ne m’attend pas ; je veux qu’elle ait la surprise.

— Alors, entrez au salon, monsieur ; vous y trouverez Mme la comtesse.

Ce salon était une immense pièce voûtée, s’étendant sur la longueur de la cour d’où lui arrivait la lumière par cinq hautes fenêtres. Éclairée à la chute du jour par un lustre et des candélabres, abondamment pourvue de sièges, aménagée pour la commodité des voyageurs qui habitaient l’hôtel, elle était surtout remarquable par le luxe prétentieux de son mobilier, vrai mobilier d’auberge riche, défraîchi par l’usage et dont l’usure même attestait les vieux services. Un poêle monumental en faïence verte en occupait le milieu. Devant ce poêle allumé, le visiteur, du seuil de la porte, aperçut en entrant une femme assise qui lui tournait le dos, les pieds tendus vers le foyer d’où s’échappait une chaleur douce, pénétrante, dont la rigueur du froid qui sévissait au dehors faisait apprécier l’utilité.

C’était Mme de Bonneuil.

En rentrant, toute transie, elle était venue se mettre là pour se réchauffer, sans prendre même le temps d’ôter son chapeau et ses fourrures. Sa nièce Marguerite de Morsang avait fait comme elle. Debout à son côté, elle promenait ses mains sur la faïence brûlante du poêle où l’on entendait la flamme ronfler.

Le visiteur était entré sans bruit et put s’approcher des deux femmes sans qu’elles le vissent venir. Alors, s’inclinant, il murmura à l’oreille de la tante :

— Votre serviteur, madame la comtesse.

Elle sursauta surprise et se retourna.

— Rivarennes ! Vous, ici ? s’écria-t-elle.

Elle avait pâli ; une inquiétude subite naissait dans ses yeux ; toute son attitude révélait son émoi tandis que sa nièce plus défiante qu’émue dévisageait dédaigneusement le nouveau venu comme si, le connaissant de longue date, elle eût été déjà fixée sur le but de sa visite et n’en eût rien attendu de bon.

Quant à lui, sans paraître sensible à l’effet qu’elle produisait, il se redressait et, familier, bon enfant, s’efforçant d’être aimable, il reprit.

— Oui, c’est moi, chère comtesse. Me trouvant à Hambourg, j’ai appris que vous y étiez ; et je suis accouru pour vous offrir mes hommages.

— Bien aimable, répliqua sèchement Mme de Bonneuil. Mais savez-vous que c’est pur hasard si vous m’avez rencontrée ? Arrivées de Londres depuis trois jours, nous ne nous sommes arrêtées ici que pour nous reposer. Nous devions repartir hier pour la Russie. Si nous sommes restées, c’est uniquement afin de répondre aux politesses de Mme la princesse d’Holstein, qui nous a fait l’honneur de nous inviter à la fête qu’elle donne cette nuit à l’occasion du réveillon de Noël. Sans cette fête, vous ne nous auriez pas trouvées.

— Je ne m’en serais pas consolé, répondit Rivarennes, d’autant que j’avais à vous parler.

Cette fin de phrase suggéra à Mme de Bonneuil le désir d’en savoir plus long. Mais elle maîtrisa sa curiosité et retint la question qu’elle brûlait de poser. La présence de sa nièce la gênait. Rivarennes ne parlerait pas devant Mlle de Morsang. Il fallait donc éloigner celle-ci.

Avec toute autre, Mme de Bonneuil eût recouru à la ruse, inventé une raison, imaginé un prétexte. Mais avec cette jeune fille qu’elle affectait toujours de traiter comme une enfant, il n’y avait pas à se mettre en frais.

— N’as-tu rien à faire, Margot ? lui demanda-t-elle d’un ton qui équivalait à un ordre. Tu devais écrire à notre hôtelier de Pétersbourg pour lui annoncer notre prochaine arrivée. C’est peut-être le moment.

Marguerite ne se le fit pas répéter. Dressée à une obéissance empressée et silencieuse, elle se leva froide, impassible, et alla s’asseoir de l’autre côté du poêle devant une table où elle pourrait écrire. A cette place, la hauteur du poêle la cachait tout entière aux yeux de sa tante et du visiteur qu’elle-même ne pouvait voir. Quand elle eut ainsi disparu, Mme de Bonneuil, après s’être assurée qu’il n’y avait personne dans le salon pour l’épier et l’écouter, interpella Rivarennes :

— Qu’êtes-vous venu faire à Hambourg ?

— Vous y attendre.

— Vous saviez donc ?…

— Que vous y passeriez à la fin de l’année en retournant en Russie. Oui, je le savais.

— Comment ? Par qui ?

— Par vous-même, belle Adèle. A Londres, il y a trois mois, ne m’avez-vous pas communiqué vos projets, votre désir de tenir la promesse faite par vous au comte Rostopchine de l’aller retrouver dès que vos affaires d’Angleterre seraient réglées ?

— Je ne me souvenais pas de vous avoir fait ces confidences.

— Mais, moi les ayant reçues, je ne pouvais les oublier. C’est en me les rappelant, que j’ai pu fixer sans me tromper, vous le voyez, le moment précis où vous traverseriez Hambourg.

— Vous vous exposiez à ne pas me rencontrer.

— Peu importe, puisque vous voilà, répondit Rivarennes.

Il souriait, se frottait les mains.

— Au lieu de manifester un contentement inexplicable pour moi, fit Mme de Bonneuil, vous feriez mieux de m’en apprendre la cause. Vous avez à me parler, avez-vous dit ?

— Oui, nous avons besoin de vous.

Elle était tout oreilles. Mais, au lieu de continuer, il promenait autour de lui un long regard. Elle en saisit la signification :

— Oh ! vous pouvez parler, dit-elle, nous sommes seuls et d’ailleurs y eût-il quelqu’un dans ce salon, ce ne serait pas une raison pour craindre d’être entendu ou deviné. Une salle d’auberge est un terrain neutre. Entre et sort qui veut, sans éveiller l’attention. N’étant connu de personne à Hambourg, personne ne s’avisera de vous soupçonner, pas plus qu’on ne m’en soupçonne, d’être aux gages de la police française, car, je suppose que vous êtes ici en cette qualité.

— Oui, pour recourir à vous, comme à une femme discrète et sûre, qui a donné des preuves de dévouement et d’habileté et à qui on peut toujours se confier, je l’espère.

Rivarennes s’était assis à côté de Mme de Bonneuil dont la défiance se dissipait maintenant que dans ce visiteur dont l’apparition l’avait d’abord surprise et troublée, elle retrouvait un négociateur autorisé, envoyé vers elle par un haut personnage qui avait, en d’autres circonstances, généreusement payé ses services.

— Je n’ai rien à refuser à M. Fouché, déclara-t-elle, et puisque vous venez de sa part, vous pouvez compter sur mon concours, sur tout mon zèle, à la condition cependant qu’il soit en mon pouvoir de faire ce qu’il me demande.

— Si ce n’était en votre pouvoir, je ne serais pas ici.

— Que me veut-on ?

— On veut, continua Rivarennes, que vous prolongiez votre séjour dans cette ville et que vous y reteniez aussi longtemps que nous le jugerons nécessaire un brillant gentilhomme français qui doit y arriver d’un instant à l’autre, venant de Mitau et allant à Paris.

— Que je l’y retienne ! s’écria Mme de Bonneuil, stupéfaite par l’étrangeté de la demande. Comment ?

— On vous laisse juge des moyens. Vous êtes libre d’employer tous ceux que vous suggérera le désir d’être utile à la République et agréable au citoyen Fouché. Ce n’est pas à moi qu’il appartient de vous les suggérer. Une jolie femme n’est jamais à court quand elle veut plaire, envelopper de son charme, imposer en un mot sa volonté. L’essentiel, c’est que le gentilhomme dont je parle et qui ne compte s’arrêter que quelques heures à Hambourg, soit empêché d’en repartir sans votre permission, c’est-à-dire sans la nôtre.

— Et quel est-il, ce gentilhomme ? interrogea Mme de Bonneuil, comme si elle ne prenait pas au sérieux la mission qui lui était proposée ou la jugeait inexécutable.

— Il se nomme le duc de Maligny, répondit Rivarennes. Attaché à la personne du prétendant, il l’a suivi à Mitau et s’est fait le courtisan de son exil. Il possède sa confiance, est au courant de tous ses secrets. Nous avons lieu de croire que s’il a sollicité sa radiation de la liste des émigrés et consenti à se séparer de son roi, c’est afin, une fois en France, d’y travailler pour lui.

— Est-ce pour cela que vous voulez l’empêcher d’y rentrer.

— L’empêcher d’y rentrer ! tel n’est pas notre dessein, protesta Rivarennes. Nous souhaitons au contraire qu’il y rentre. Il y sera sous notre surveillance et nous saurons bien, s’il s’avise de conspirer, lui en ôter l’envie. Mais, nous avons besoin qu’il n’y rentre pas de sitôt, et nous avons compté sur vous, belle Adèle, pour le retenir ici et le mettre hors d’état de se jeter au travers d’une entreprise au succès de laquelle le gouvernement attache le plus grand prix. Notre duc est jeune, prodigue ; il aime les femmes, le plaisir ; vous êtes belle ; il ne tiendra qu’à vous de l’ensorceler, de l’enchaîner et de le fixer à vos pieds jusqu’au moment où nous vous autoriserons à lui rendre sa liberté. Sera-ce au bout de huit jours ou au bout d’un mois ? Je n’en sais rien. Mais j’en ai assez dit pour vous faire comprendre ce qu’on attend de vous.

Rivarennes s’arrêta comme si, croyant avoir victoire gagnée, il jugeait inutile de rien ajouter à ces explications. En sollicitant une réponse, son regard attestait qu’il la tenait déjà pour favorable. Aussi fut-il singulièrement déçu en voyant Mme de Bonneuil hausser les épaules et en l’entendant déclarer qu’on lui demandait l’impossible.

— Vous m’accordez quelques heures pour séduire un homme que je n’ai jamais vu, que je ne connais pas, dont je ne sais rien que ce que vous venez de m’en dire. Comment voulez-vous que je m’y prenne, alors que j’ignore quand, où, comment nous nous rencontrerons et si seulement il me remarquera ?

— Nous partons de ce point que les circonstances vous favoriseront, en le mettant sur votre chemin.

— S’ensuit-il qu’elles me permettront d’attirer son attention ? demanda la comtesse. Vous m’avouez vous-même qu’à peine arrivé, il sera pressé de repartir. Où prendrai-je le temps d’exercer cette séduction à laquelle vous faites appel ? Et puis, avec son nom, son esprit, sa jeunesse, il n’a guère dû rencontrer de cruelles ; on l’a aimé sans doute et souvent ; et sans doute aussi, on le lui prouve sous les formes les plus propres à le rendre fat et dédaigneux. Y a-t-il apparence qu’il abaisse ses regards sur une inconnue ? Je ne suis plus jeune, mon cher, et je ne peux plus me flatter de triompher rien qu’en me montrant.

— Vous êtes toujours charmante, objecta galamment le policier, et vous pouvez rivaliser avec les plus belles. Rappelez-vous vos aventures de Madrid : Godoï, Prince de la Paix, premier ministre ; le général Pérignon, ambassadeur de la République ; le duc d’Havré, représentant du roi de Mitau, attelés tous les trois à votre char. Et, plus récemment, à Saint-Pétersbourg, le comte Rostopchine et le comte Panin, ministres impériaux, se disputant vos faveurs, et le plus favorisé des deux, Rostopchine, à ce point captivé par vos charmes que vous n’avez pu quitter Saint-Pétersbourg qu’en lui promettant formellement d’y revenir aussitôt que vos affaires à Londres seraient terminées. Vous êtes de ces femmes qui triomphent quand elles veulent. Soyez pour le duc de Maligny ce que vous avez été pour vos précédents adorateurs et il sera dans vos mains un jouet comme ils l’ont été eux-mêmes.

Rivarennes avait parlé avec chaleur. Mais sa parole, bien qu’éloquente et persuasive, fut, cette fois encore, impuissante. Mme de Bonneuil secouait la tête, demeurait insensible à ce pressant appel.

— A Madrid, j’avais vingt-cinq ans, fit-elle tristement ; ma jeunesse était une arme que je ne possède plus ; ce que j’ai fait alors, je ne saurais le refaire. Quant à Rostopchine, ce n’est pas en un jour que j’ai conquis son cœur et sa confiance. J’y ai mis du temps, beaucoup de temps. Ce n’est pas en usant de ce qui me reste de beauté que j’en ai fait l’ami dévoué qu’il est devenu pour moi ; c’est à force d’habileté, de flatteries, de ruses, en entrant dans ses vues, en étudiant son caractère, en me pliant à ses caprices, en lui prouvant que je pouvais seconder ses projets.

— Vous calomniez votre beauté, interrompit Rivarennes.

Sourde à ce propos, elle continuait :

— D’ailleurs, en me parlant de lui, vous me rappelez que je lui dois l’indépendance, que si je me suis enrichie, c’est grâce à lui. Il m’a comblée, et j’ai beaucoup à attendre encore du goût que je lui ai inspiré. En me prêtant à vos desseins, je m’exposerais à me voir retirer ses bienfaits.

— Oui, s’il savait. Mais il ne saura pas.

— Comment m’en flatterais-je, alors que sa faveur m’a mise en vue et que partout où je passe, je suis l’objet des attentions de tous ceux de ses compatriotes qui cherchent à lui plaire. Suis-je seulement sûre qu’il ne me fait pas surveiller ? Portez ailleurs vos propositions, ajouta Mme de Bonneuil en finissant ; moi, je ne puis les accepter.

Rivarennes ne put contenir le dépit que lui causait ce refus.

— C’est une désertion, s’écria-t-il, la voix grosse de colère.

— Je ne déserte pas, déclara-t-elle ; mais, je veux rester maîtresse de mes moyens de servir. Pourquoi m’obliger à en employer que je considère comme dangereux et qui me seraient nuisibles ? A-t-on eu à regretter jusqu’ici de s’en fier à mon initiative ? Si l’on a été à Paris tenu au courant des dispositions plus favorables de Paul Ier pour la France, de son admiration pour le général Bonaparte ; si le terrain a été préparé pour les négociations qui vont s’engager, à qui le doit-on si ce n’est à votre servante ?

— Vous avez eu une part dans ce succès diplomatique ; personne ne songe à le contester, observa Rivarennes.

— Alors pourquoi vouloir m’imposer un autre rôle ?

— Parce que nous ne voyons que vous qui soyez apte à le remplir et que si vous persistez à vous y dérober, nous ne saurons à qui le confier. En vous en faisant l’aveu, je vous prouve la confiance qu’on avait mise en vous et l’importance du service que j’étais chargé de vous demander. Ai-je besoin d’ajouter qu’on l’eût payé royalement.

A ces mots, Mme de Bonneuil leva les yeux sur le négociateur. Il crut y lire qu’elle revenait sur sa décision et que l’espoir d’un gain considérable la rendait moins rétive. Il n’en douta plus en l’entendant lui dire.

— Qu’eût-on fait pour moi ?

— Ce que vous auriez voulu qu’on fît, répondit-il.

Un silence suivit ces paroles et se prolongea sans que Rivarennes songeât à l’interrompre. La tentation opérait, Mme de Bonneuil allait y succomber, il en était sûr maintenant et jugeait habile de ne pas se montrer impatient.

— Il est donc bien important qu’une fois à Hambourg, votre duc de Maligny n’en puisse repartir ? fit-elle tout à coup.

— Plus important que je ne saurais dire, puisque son séjour ici nous permettra d’opérer efficacement ailleurs, et de mettre la main sur des conspirateurs dangereux qui nous échapperont, s’il parvient à les rejoindre.

Jugeant à l’attitude de Mme de Bonneuil qu’elle voulait tout savoir, Rivarennes poursuivit.

— Ces coquins-là, royalistes émigrés en Allemagne, ont ourdi un complot à l’effet d’assassiner le premier Consul. Avant de l’exécuter, ils ont écrit de Bade au prétendant, à Mitau, afin de solliciter son agrément. Contre leur attente, celui-ci a formellement réprouvé leur dessein et comme au même moment, le duc de Maligny rayé de la liste des émigrés allait partir pour Paris, il l’a chargé d’en empêcher l’exécution. Il lui a, en outre, ordonné de faire diligence, les conspirateurs ayant déclaré que si, à la date du 5 janvier, la réponse qu’ils attendent ne leur est pas parvenue, ils se considéreront comme autorisés à agir. C’est pour cela que le duc de Maligny, parti de Mitau, voici douze jours, voyage sans débrider et ne doit pas s’arrêter à Hambourg. S’il n’y est retenu, il repartira donc aussitôt, rejoindra les conspirateurs en temps utile et leur communiquera l’ordre dont il est porteur. Renonçant à leur projet, ils se disperseront et le complot n’aura pas de suites.

— N’est-ce pas là ce que vous devez souhaiter ?

— C’est ce que nous souhaiterions s’il s’agissait de préserver les jours du premier Consul. Mais, ils ne sont plus menacés, les conspirateurs étant connus et surveillés, et nous avons intérêt à ce que ces scélérats persévèrent dans leur entreprise criminelle, ce qu’ils feront si le duc de Maligny ne les a pas rejoints le 5 janvier. Ils passeront alors la frontière pour se rendre à Paris et seront arrêtés en entrant en France. Toutes nos mesures sont prises à cet effet. S’il s’attarde à Hambourg, nous les tenons ; s’il les rejoint, ils nous échappent et nous perdons l’occasion de nous emparer d’eux… Comprenez-vous maintenant, belle Adèle ?

— Oui, je comprends. Mais, pour retenir ici l’envoyé du roi de Mitau, est-il nécessaire d’employer une femme ? Vous avez d’autres moyens.

— Des moyens de violence ! s’écria Rivarennes, une arrestation ! un accident ! Fi donc ! Outre qu’en territoire étranger, l’emploi en est difficile, ils auraient l’inconvénient de laisser prise au soupçon, de faire deviner à notre voyageur qu’on lui a tendu un piège. Peut-être, nous échapperait-il ou parviendrait-il à envoyer à Bade, à notre insu, un émissaire, et notre but serait manqué. Il faut qu’il soit retenu sans s’en apercevoir, grisé par de beaux yeux, empêché de réfléchir aux conséquences du retard que subirait son voyage, d’en calculer les suites ; il faut, en un mot, que prisonnier, il ne sente pas sa chaîne.

Mme de Bonneuil haussa les épaules.

— Je ne connais pas de femme capable d’opérer ce miracle, déclara-t-elle, et, pour ma part, je refuse de m’en charger. Ah ! si j’avais déjà rencontré le duc de Maligny, si l’occasion m’avait été offerte de lui prouver qu’il me plaît et que je serais heureuse de lui plaire, je ne dis pas ; on peut toujours tenter de reprendre un entretien interrompu et en espérer un profit. Mais, exercer en quelques minutes sur un homme qu’on n’a jamais vu, assez d’influence pour lui imposer une volonté contraire à la sienne et bouleverser ses projets, c’est une tâche dont je me sens incapable. Vous demandez l’impossible, je vous le répète, Rivarennes, et, quelque désir que j’aie d’être agréable à M. Fouché, il ne faut pas, en cette circonstance, compter sur moi.

— Vous refuserez-vous même à essayer ? demanda Rivarennes en désespoir de cause.

— Essayer sans confiance, quand on sait la partie perdue d’avance, à quoi bon ?

— A prouver tout au moins votre bonne volonté, votre dévouement.

— S’il ne s’agit que d’en donner une preuve nouvelle, je suis à vos ordres, maintenant comme toujours, répondit Mme de Bonneuil d’un accent qui révélait plus de résignation que de conviction. Mais, croyez-moi, mon cher, si vous tenez à ce que M. de Maligny reste à Hambourg, cherchez un autre moyen.

— Faudra-t-il donc l’assassiner ? demanda brutalement Rivarennes qu’irritait l’échec de sa démarche.

— En vérité, je ne vois pas de procédé plus sûr pour l’empêcher de repartir, répliqua Mme de Bonneuil devenue soudain railleuse.

— Ah ! pour Dieu, ne vous moquez pas, fit-il avec emportement. Mes instructions m’autorisent à ne reculer devant aucune extrémité.

Il avait élevé la voix, ne se contenait plus, et trahissait une résolution indomptable. Mme de Bonneuil lut dans ses yeux qu’il ne mentait pas. Elle savait, d’ailleurs, de quoi le rendait capable le désir de ne pas perdre la faveur du ministre qui dirigeait la police consulaire et dont il était l’agent secret en Allemagne et en Russie.

— Allons, calmez-vous, dit-elle, on tentera l’impossible pour vous éviter de commettre un crime.

Son sourire, en tombant sur la colère de Rivarennes la dissipa. Sa bonne humeur lui revenait et l’entretien des deux complices se continua.

Tandis qu’ils échangeaient ces édifiants propos, Marguerite était restée à la place où on l’a vue s’asseoir. La virginale candeur de ses seize ans à peine révolus imprimait à son visage un charme indicible. Elle n’était plus une enfant ; elle n’était pas encore une femme. Mais la pureté de ses traits, l’expression attirante de sa physionomie où tout respirait l’intelligence, la droiture et la franchise, l’abondance soyeuse de ses cheveux blonds, la blancheur laiteuse de son teint, la sveltesse de sa taille laissaient deviner dans l’adolescente d’aujourd’hui, ce que serait la femme de demain.

A la voir telle que nous la décrivons, il ne semblait pas qu’elle fût faite pour les chagrins et les pleurs. Il y avait comme un invraisemblable désaccord entre la tristesse morne dont, à cette heure, le fardeau visiblement l’écrasait, et les signes précurseurs d’une existence heureuse, qui caractérisaient sa jeune beauté.

Elle avait pris une plume, tiré à elle une feuille de papier ; mais, au lieu d’écrire, elle avait cédé à l’entraînement de ses pensées et laissé son esprit les subir. Et sans doute ces pensées étaient tristes, amères, poignantes, puisque, bientôt, tout en son attitude témoigna d’un immense accablement, et qu’en ses yeux clairs brillèrent des larmes dont un retour sur son passé révélera les causes.

III

A seize ans, Marguerite connaissait les pires duretés du sort. Aucune ne lui avait été épargnée. Sa mère était morte en lui donnant le jour. Élevée par sa nourrice et sous les yeux de son père, le comte de Morsang, dans un vieux château du Périgord, elle ne se rappelait rien de sa première enfance, si ce n’est qu’elle avait alors vécu dans une atmosphère de tendresse dont elle ne devait jamais oublier la douceur.

Mais combien brèves ces premières félicités ! Elle atteignait à peine l’âge où elle aurait pu en apprécier le bienfait, lorsqu’un soir, son père, au retour d’un voyage à Paris, avait annoncé qu’il fallait partir, s’expatrier, fuir les excès révolutionnaires, aller à l’étranger rejoindre les princes frères et cousins du roi, combattre sous leurs ordres afin de délivrer cet infortuné souverain, prisonnier de ses sujets rebelles.

Dans cette émigration soudaine, et bien qu’il n’y eût autour d’elle que visages attristés et effrayés, Margot avait vu d’abord une partie de plaisir. Pour une enfant, une course au loin, un déplacement, c’est toujours une fête. Mais, à peine en route, les souffrances s’étaient multipliées. Malgré sa jeunesse, elle en avait conservé un souvenir affreux.

Au hasard des chemins, parmi des flots de fugitifs, à travers les pénibles incidents d’une longue route, on était enfin arrivé à Augsbourg en Souabe. Une modeste chambre d’auberge était devenue la demeure de la petite châtelaine. C’est là que son père l’avait laissée aux soins de sa nourrice, fixée auprès d’elle par son dévouement et sa sollicitude. Il était allé à Worms, se réunir aux gentilshommes enrégimentés par le prince de Condé, dans le but de rétablir le roi sur son trône.

Quatre années durant, elle était restée séparée de lui. C’est à peine si, de temps en temps, il venait, en toute hâte, l’embrasser. Il passait quelques heures auprès d’elle, repartait ensuite ; de nouveau, des mois s’écoulaient sans qu’elle le revît. Sa nourrice, quelques vieilles dames ses compatriotes réfugiées à Augsbourg, à qui son père l’avait recommandée, la fille de l’une d’elles qui avait fondé dans cette ville une école française et qui s’était chargée de son instruction, ses compagnes de classe formaient alors toute sa société. Ainsi, aux jours heureux de sa première enfance avaient succédé des heures assombries par toutes les tristesses et toutes les misères de l’exil.

Misères et tristesses glissaient cependant sur elle sans y laisser une empreinte profonde. La monotone existence des émigrés, à laquelle elle était associée, s’éclairait souvent de leurs espérances. Ils ne croyaient pas à la durée de leurs maux. Ils se croyaient toujours au moment de rentrer dans leur patrie. Ils suivaient anxieusement, mais avec une invincible foi dans le succès, les événements qui se déroulaient en France et sur la frontière, les combats engagés tour à tour sur le Rhin, en Suisse, en Italie ; ils en attendaient le triomphe final de leur cause, la défaite définitive de la Révolution, la prochaine restauration de leur roi. Les projets qu’ils fondaient sur des victoires considérées par eux comme certaines entretenaient leur courage, leur confiance dans un avenir réparateur.

Mêlée à leur vie, Marguerite partageait leurs illusions. Elle était à l’âge où les infortunes les plus prolongées ont moins de prise sur l’âme que les rares joies qui les traversent. A chaque nouveau malheur, elle pensait comme eux que ce serait le dernier ; comme eux aussi, elle s’en consolait en se rattachant à de nouveaux espoirs, trop dépourvue d’expérience pour prévoir qu’ils pussent être trompés. Ils allaient l’être cependant et dans les circonstances les plus cruelles.

Au printemps de 1796 — elle avait alors douze ans — sa nourrice, son unique amie, lui fut enlevée par une mort aussi soudaine qu’imprévue. Une courte maladie terrassa en moins de huit jours cette vaillante et dévouée créature. Elle n’eut que le temps, au moment où elle se sentait irrémédiablement frappée, d’écrire au comte de Morsang et, en attendant son arrivée, de confier l’enfant à la maîtresse chargée de son instruction.

Le père accourut, mais si visiblement désigné pour une fin prochaine qu’en le voyant descendre de voiture, Marguerite fut épouvantée. L’appel de la nourrice était allé le chercher dans le duché de Bade où résidait alors l’armée de Condé et l’avait trouvé couché sur un lit d’ambulance, à la suite d’une blessure reçue dans une escarmouche entre républicains et émigrés.

Bien que son état exigeât des soins, en apprenant que sa fille allait être seule à Augsbourg, il avait voulu partir. Pansé tant bien que mal et sourd aux conseils des chirurgiens, il s’était mis en route sans calculer les conséquences des fatigues auxquelles il allait s’exposer. Cet acte de dévouement paternel devait lui coûter la vie. En arrivant à Augsbourg, il était épuisé ; il dut s’aliter et Marguerite assista de nouveau à toutes les horreurs de l’agonie d’un être chéri.

Celle de sa nourrice avait duré une semaine ; celle de son père dura trois mois, rendue plus affreuse par le désespoir que causait à ce malheureux l’imminence de sa mort, alors que sa fille aurait eu tant besoin qu’il vécût. Il la voyait orpheline, livrée à l’abandon, aux hasards de l’exil, aux périls d’une existence sans guide et sans appui ; cette image le torturait.

Il fut plusieurs jours sans lui faire part de ses horribles craintes, soit qu’il hésitât à lui confesser ce qu’il fallait qu’elle sût quand il ne serait plus là pour la soutenir et la diriger, soit que, malgré tout, il espérait guérir. Il dut, cependant, se décider à parler.

Il le fit un jour où l’infirmière qui lui donnait des soins s’était éloignée. Seul avec sa fille, il laissa les confidences suprêmes déborder de son cœur.

— Il m’en coûte, ma chérie, d’aggraver tes angoisses et d’accroître ta filiale affliction, lui dit-il. Mais il est des choses que tu dois connaître et dont je serais coupable de retarder l’aveu. Cet aveu, je comptais ne te le faire que plus tard, beaucoup plus tard, quand tu aurais acquis toute la maturité de ta raison. Les circonstances exigent qu’il soit immédiat, parce que, pour que tu comprennes les conseils qu’au moment de te laisser seule au monde, je suis tenu de te donner, il faut qu’il les précède. Ces conseils nécessaires, tu t’engageras à les suivre ?

— Je les suivrai, mon père, déclara Marguerite. J’espère, quoi que vous en disiez, que vous vivrez. Mais, s’il en est autrement, vos avis seront pour moi des ordres ; je m’y conformerai avec autant de docilité que si vous étiez vivant.

Dévorant ses larmes, elle avait prononcé ces paroles d’une voix ferme, où se révélait, dans un accent d’énergique conviction, l’inébranlable volonté de tenir sa promesse. Son père en fut réconforté, comme s’il eût deviné que, dans sa fille, traitée jusqu’à ce jour comme une enfant, surgissait soudain la femme, une femme de devoir précocement mûrie par le malheur et qui ne tromperait pas l’espoir qu’il fondait sur elle.

— Écoute-moi donc, reprit-il. Ta mère était de condition très humble ; mais sa beauté, son esprit, la noblesse de son âme la rendaient digne du rang social auquel je l’élevai en l’épousant. J’étais libre, riche ; je n’avais plus ni père ni mère, mais seulement des parents collatéraux. Quoique je ne dépendisse d’eux à aucun degré et que, pour me marier, leur consentement ne me fût pas nécessaire, ils virent dans mon mariage une mésalliance qui les outrageait ; ils ne me le pardonnèrent pas. La mort de ta mère survenue au moment de ta naissance n’a pas apaisé leur courroux ; les malheurs publics qui nous ont si durement frappés les uns et les autres n’ont pu les disposer à l’oubli, au pardon. Nous sommes restés brouillés et leur intraitable orgueil m’est trop connu pour que je puisse me flatter que même ton infortune les fléchira. Dans ta famille paternelle, tu ne trouveras donc personne à qui tendre la main.

— Je rougirais de la tendre à ceux qui ont humilié mon père et ma mère, s’écria Mlle de Morsang.

M. de Morsang, trop faible pour attirer sa fille vers lui et l’embrasser, ne put que lui prendre la main ; il la porta à ses lèvres. Marguerite sentit qu’il la remerciait ainsi de l’approbation, que donnait à sa conduite passée le cri spontané qu’elle n’avait pu retenir.

— Du côté de ta famille maternelle, il en est autrement, continua-t-il. Ta mère avait une sœur plus jeune qu’elle. Elle a émigré à la même époque que nous ; elle vit actuellement à Madrid sous le nom de comtesse de Bonneuil. C’est la seule de nos parentes à qui je puisse te confier. J’ai longtemps hésité à le faire. Mais qui commettre à ta garde, si ce n’est elle ? Les rares amis qui nous restent sont en proie à des maux pareils aux nôtres ; leur vie est trop précaire pour qu’on puisse leur demander de se charger de toi. Ils s’étonneraient d’ailleurs qu’ayant une famille, je ne m’adresse pas à elle et ne te remette pas entre ses mains.

— Et ils auraient bien raison, observa Marguerite. Et puis, je ne voudrais pas être à charge à des étrangers. Mais pourquoi, mon père, demanda-t-elle, avez-vous hésité à me confier à ma tante de Bonneuil ? La sœur de ma mère ! Ma place ne serait-elle pas auprès d’elle, si vous me manquiez ? Sans la connaître, il me semble que je l’aimerai bien vite ; je l’aime déjà.

— Pourquoi j’ai hésité ? Comment te le dire sans te mettre en défiance envers la seule personne dont je puisse réclamer pour toi la protection ? Tu es si jeune, ma pauvre chérie ! Peux-tu comprendre, comprendras-tu pourquoi, en te parlant pour la première fois de cette tante, ton unique appui après moi, je suis obligé de te confesser que je ne te confie à elle que contraint et forcé, que je t’aurais voulu un guide plus sage et plus sûr ?

— Ne ressemble-t-elle donc pas à ma mère ? interrogea Marguerite.

— En ta mère, tout était droiture, franchise, bonté. Elle ne s’inspirait jamais que de sa conscience. Je n’ose en dire autant de ta tante ; elle a si mal dirigé sa vie que je crains qu’elle ne dirige pas mieux la tienne. Et cependant, je le répète, tu ne peux espérer d’autre secours que le sien. Tu vois, mon enfant, combien j’ai lieu de m’inquiéter en songeant que désormais tu dépendras d’elle et que son influence, en s’exerçant sur toi, pourrait te détourner de la voie que je me suis appliqué à te tracer.

Marguerite se pencha vers son père et comme si, subitement éclairée par les propos qu’elle venait d’entendre, elle avait à cœur de le rassurer, elle murmura :

— Ne m’en dites pas davantage, père adoré, et ne vous inquiétez pas. Je n’oublierai jamais vos enseignements ; ils sont gravés dans mon cœur ; ils seront ma loi, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse pour m’en imposer une autre.

Un éclair de joie brilla dans les yeux de M. de Morsang.

— Ah ! je te crois, je veux te croire, dit-il ; tu est bien la digne fille de tes parents ; comme eux, tu seras fidèle au devoir, à l’honneur. Les exemples et les conseils qui te seront donnés, tu ne les suivras qu’autant que ta conscience les aura ratifiés.

Ce jour-là, ce grave entretien ne fut pas poussé plus loin. Mais, le jour suivant, le malade y revint sans donner toutefois à ses recommandations la même solennité. C’était maintenant en des souvenirs accidentellement évoqués, en des récits relatifs à des incidents de famille, ignorés de Marguerite, puis à propos d’une lettre qu’il avait écrite à Mme de Bonneuil dès qu’il s’était vu en péril de mort, qu’il apprenait à sa fille à connaître cette tante dont, jusqu’à ce jour, le nom n’avait jamais été prononcé devant elle.

Il en parlait comme d’une femme charmante, mais dangereuse, capable de bons mouvements mais vaine, coquette, intrigante, éprise de plaisir, gâtée par les hommages. Il dut même avouer qu’il n’avait pas la preuve qu’elle eût droit au nom qu’elle portait ; peut-être, ne l’avait-elle pris que pour se faire valoir, en laissant croire qu’elle était veuve, alors qu’il était douteux qu’elle eût jamais été mariée. N’ayant rien hérité de ses parents et, à son entrée dans la vie, pauvre comme sa sœur, elle menait cependant grand train, prétendait s’être enrichie en des spéculations sur les denrées coloniales, favorisées par les amis puissants qu’elle comptait à Madrid.

Était-ce faux ? Était-ce vrai ? Il l’ignorait, car depuis longtemps, les relations entre cette énigmatique belle-sœur et lui s’étaient espacées. Mais le mystère dont elle s’entourait, les incidents de son existence agitée, ce qu’on disait de son luxe, de ses dépenses, de son influence à Madrid, sans qu’on pût expliquer à quels services elle devait son crédit, contribuaient à lui rendre suspectes les origines de cette invraisemblable fortune. Aussi gémissait-il d’être obligé de confier sa fille à Mme de Bonneuil, sous peine d’exposer cette chère innocente aux pires dangers d’une existence aventureuse. La mort le surprit dans ces angoisses. Au moment où il expira, la réponse de sa belle-sœur à la lettre qu’il lui avait écrite n’était pas encore arrivée. Il quitta la vie sans savoir ce que sa fille allait devenir.

Provisoirement recueillie dans une famille d’émigrés, elle y attendit en vain, durant plusieurs semaines, des nouvelles de Mme de Bonneuil. Bientôt, elle s’alarma du silence prolongé de cette tante qui lui était inconnue et dont ce que son père lui en avait dit pouvait lui faire craindre l’indifférence. Quel parti prendrait-elle si la réponse qu’elle espérait n’arrivait pas ou si elle était négative ? Son père, en mourant, n’avait pas prévu cette éventualité. Les instructions écrites laissées par lui à sa fille témoignaient d’une entière confiance dans sa belle-sœur. Il n’avait pas mis en doute le dévouement de celle-ci et raisonnait comme si, par avance, il était sûr que ce dévouement ne manquerait pas à l’orpheline. Il pouvait lui manquer cependant, et dans ce cas, que ferait-elle ?

Confidents de ses angoisses, les braves gens chez qui Mlle de Morsang avait trouvé un asile, s’appliquaient à la rassurer.

— Nous ne vous abandonnerons pas, lui disaient-ils.

Mais ayant déjà fait un cruel apprentissage de la vie et puisé dans le malheur une expérience précoce, elle savait ce que valent de telles promesses quand une compassion passagère les inspire et quand ceux qui les font ne doivent rien à qui les reçoit.

Elle était encore pour ses protecteurs un objet de pitié ; les quelques centaines de francs qu’elle avait trouvées dans la succession de son père lui permettaient de les défrayer, pour un temps, des dépenses occasionnées par la place qu’elle occupait à leur foyer. Mais lorsque ces maigres ressources seraient épuisées, lorsque l’émotion généreuse causée par son infortune se serait dissipée et perdue dans l’universalité des misères de l’émigration, leurs dispositions ne se modifieraient-elles pas ?

Sans doute, la mort de son père la faisait héritière des biens qu’il possédait en France : le vieux château du Périgord, les terres qui l’environnaient. Mais M. de Morsang ayant émigré, ses biens avaient été confisqués ; peut-être étaient-ils déjà vendus ; pouvait-elle se flatter de les recouvrer jamais ?

Elle était donc exposée à n’être plus qu’une pauvre fille sans feu ni lieu. Son extrême jeunesse ne l’empêchait pas de le prévoir, d’en concevoir d’incessants tourments qui s’ajoutaient à sa douleur filiale, la lui rendaient plus lourde, plus amère, plus poignante.

L’arrivée de Mme de Bonneuil qu’elle n’osait plus espérer, vint à l’improviste la délivrer de son angoisse. Un matin, entra dans sa chambre, en coup de vent, une jeune femme brune, jolie, d’une suprême élégance en ses habits de deuil, la voix chaude, le regard affectueux et compatissant, qui lui ouvrait les bras. C’était sa tante qui venait de Madrid la chercher et qui, dès ses premières paroles, s’excusait d’avoir tant tardé, imputant ce retard, non à sa volonté, car elle s’était mise en route au reçu de la lettre de son beau-frère, mais à la longueur du trajet, et couronnait ses explications hâtives par le langage le mieux fait pour dédommager sa nièce de tout ce qu’elle avait souffert.

— Maintenant, nous ne nous quitterons plus, ma petite Margot. Je t’emmène en Espagne. Je n’ai pas d’enfants ; tu seras ma fille et je serai, certes, fière de toi, car tu es jolie, sais-tu ? très jolie. Voilà des yeux qui, lorsque tu auras dix-huit ans, troubleront bien des cœurs.

Cette remarque déplut à Mlle de Morsang. Elle la trouvait déplacée. Mais les témoignages de tendresse dont elle était l’objet la lui eurent vite fait oublier. Ils tombaient sur son âme endolorie comme une rosée bienfaisante. Avec la spontanéité de son âge, elle s’abandonna à la joie réparatrice qui lui était donnée, presque tentée de croire que son père avait méconnu Mme de Bonneuil en la présentant comme une personne dont il ne fallait suivre les conseils et les exemples qu’avec circonspection.

Bientôt après, ayant pris congé de ses amis d’Augsbourg, Marguerite partait avec sa tante pour Madrid. Elle ne devait jamais oublier les enchantements de ce voyage où tout était pour elle surprise et nouveauté. Trop grande dame pour utiliser les services de diligences, Mme de Bonneuil avait sa voiture, une berline confortable grâce à laquelle on franchissait sans fatigue de longues distances : dans l’intérieur, la tante et la nièce ; sous la capote du siège d’arrière, une femme de chambre et un valet ; un courrier précédait les voyageuses de vingt-quatre heures pour assurer des logements dans les villes où elles devaient s’arrêter et, aux relais, le service des chevaux.

C’était toujours dans la meilleure hôtellerie que partout on descendait. La tante ne regardait pas à la dépense, payait sans compter, tirant d’un sac en cuir qui ne la quittait pas autant d’or qu’il en fallait pour suffire à tout. Sous la promesse d’avoir doubles guides, les postillons allaient un train d’enfer ; les aubergistes certains de n’être pas marchandés se prodiguaient en attentions. Ils n’eussent pas mieux fait pour une reine.

— Ma tante est donc bien riche ? se demandait Marguerite à la fois éblouie et défiante.

Mais ce qu’elle pensait, elle n’osait en faire part à sa compagne dont les bontés et la sollicitude désarmaient ses soupçons. Elle eût craint de paraître ingrate en s’étonnant ouvertement de ce faste de voyage, dont elle jouissait sans y avoir été préparée.

Du reste, elle n’était pas au bout de ses surprises. Mme de Bonneuil, pour justifier, en arrivant à Augsbourg, la lenteur qu’elle avait mise à la venir chercher, avait allégué la nécessité où elle s’était trouvée, en sa qualité d’émigrée, d’éviter la traversée de la France et de faire un long détour par mer, de Cadix à Anvers, pour gagner l’Allemagne par les Pays-Bas. Mlle de Morsang en avait conclu que sa tante la conduirait en Espagne par le même chemin et qu’elles s’embarqueraient à Anvers pour Cadix. Elle fut donc très étonnée lorsqu’un matin, au départ de Liége où elles avaient passé la nuit, elle l’entendit donner l’ordre au postillon de se diriger vers la frontière française.

Cette fois, elle ne put taire sa surprise.

— Mais je croyais, ma tante, lui dit-elle, que le territoire de France vous était interdit, et à moi comme à vous, puisque je tiens de mon père que je suis inscrite sur la liste des émigrés.

— Je n’ai pas le droit de résider en France, répondit Mme de Bonneuil. Mais j’ai demandé naguère ma radiation et la tienne du même coup. Nous ne courons aucun danger en la devançant de quelques jours. Du reste, je ne compte rester à Paris que le temps d’y régler une affaire importante et de m’informer afin de savoir si le château de Morsang est toujours sous le séquestre de l’État ou s’il a été vendu. S’il ne l’est pas, j’en demanderai en ton nom la restitution. Je ne désespère pas de l’obtenir. J’ai des amis puissants.

Marguerite dut se tenir pour satisfaite. Mais elle ne s’expliquait pas pourquoi, si peu de temps avant, sa tante, en allant à Augsbourg, et quand tout lui commandait d’y arriver promptement, avait pris par le plus long, et pourquoi maintenant, lorsque rien ne la pressait de rentrer à Madrid, elle prenait par le plus court, au mépris des dangers auxquels s’exposaient les émigrés qui se montraient en France sans y être autorisés. C’était un mystère nouveau ajouté à tant d’autres qui l’avaient déjà frappée et devaient la frapper encore. Elle ne chercha pas à le pénétrer. Elle devinait qu’elle n’y parviendrait pas.

Elle fut tout aussi impuissante à découvrir les causes qui retinrent sa tante à Paris pendant huit jours et firent d’elle-même durant ce temps une véritable abandonnée, reléguée dans un hôtel de la rue de la Loi et réduite à la compagnie de la femme de chambre. Mme de Bonneuil sortait dès le matin, ne rentrait qu’à la fin de la journée, affairée, fatiguée, soucieuse, parlant à peine pendant le souper, qu’on servait aussitôt qu’elle était rentrée, et s’échappant au sortir de table pour recevoir un individu qui l’avait demandée dès son arrivée et qui revint tous les soirs.

Il s’était fait annoncer sous le nom de Rivarennes. Toujours empressée à l’accueillir, Mme de Bonneuil semblait attacher un grand prix à ses visites. Marguerite, qui le voyait pour la première fois, le trouvait déplaisant. Elle devait le revoir souvent par la suite sans qu’il cessât jamais d’être l’objet de ses dédains, comme si elle eût instinctivement compris qu’il était le mauvais génie de sa tante.

C’est dans la soirée que se présentait ordinairement le citoyen Rivarennes. Le huitième jour, il vint le matin de bonne heure. Introduit aussitôt dans la chambre de Mme de Bonneuil, sa visite fut brève. Quand il fut parti, Marguerite entra chez sa tante qu’elle trouva souriante et satisfaite, serrant dans un portefeuille des papiers que le visiteur venait de lui laisser et qui lui dit joyeusement :

— Nous partons tout à l’heure, petite. Mes affaires sont terminées et aussi bien que je le souhaitais. Malheureusement les tiennes ne marchent pas comme les miennes. On ne m’a pas caché qu’il te sera malaisé de rentrer en possession du château de Morsang. Je crains même qu’il n’y faille renoncer. Mais si je venais à te manquer, tu ne serais pas sans ressources. Tu vois ces papiers, ajouta-t-elle en les agitant avant de les enfermer dans le portefeuille ; ce sont des traites sur Madrid, des lettres de crédit. Il y a là de quoi te faire une belle dot.

De nouveau, Margot se demanda d’où venait cet argent. Mais elle n’en devinait pas la source. Ce fut encore par l’effet d’un pressentiment qui s’imposait à sa jeune raison qu’il lui apparut que cette source était impure et que ces traites représentaient un bien mal acquis. Mais elle n’avait à cet égard aucune certitude ; elle resta silencieuse ; sa tante ne devina pas que la défiance dont M. de Morsang avait jeté les germes dans le cœur de sa fille s’accentuait rapidement et allait se fortifier de jour en jour.

Le mois suivant, la tante et la nièce étaient à Madrid. Mme de Bonneuil y habitait, sur la Puerta del Sol, la plus belle place de la capitale espagnole, un luxueux appartement dont les vastes dimensions lui permirent d’y donner à sa nièce une chambre et une salle d’étude. Lorsque le tapissier à la mode eut passé par là, Marguerite put se croire transportée dans un paradis.

On touchait alors à la fin de l’automne ; l’hiver venait à grands pas. Mais le soleil continuait à resplendir ; du matin au soir, il inondait de ses rayons ce logis délicieux. Sa lumière surprenait et égayait l’enfant, accoutumée aux brumes grisâtres de la Souabe. Dès ce moment, son existence fut transformée.

Sa tante avait voulu qu’elle vécût comme une opulente héritière. Elle fut richement habillée ; une femme de chambre fut affectée à son service ; elle eut des maîtres non seulement pour l’instruire, mais aussi pour la doter des arts d’agrément qui étaient alors le privilège des filles de l’aristocratie.

— La nature t’a merveilleusement douée, lui disait sa tante ; tu lui dois de posséder le plus précieux des dons : le don de plaire. Mais pour qu’il porte tous ses fruits, pour que tu deviennes une femme accomplie, il faut le cultiver, le parer, l’embellir de tout ce qui peut te rendre plus charmante et te donner sur les hommes plus d’empire. Ne crains pas d’être coquette. La coquetterie ne messied pas, à condition de savoir l’utiliser à propos. C’est la meilleure arme de notre sexe !

Tout, dans ces conseils, ne plaisait pas également à Marguerite. Elle se disait que son père ne les eût pas tous approuvés. Quoique pour plaire à sa tante, elle feignît d’être disposée à y conformer sa conduite, son honnêteté naturelle lui dictait le choix qu’il y avait lieu de faire entre ceux qui étaient bons à suivre et ceux qu’il convenait d’oublier. Elle se rappelait toujours les dernières confidences de son père mourant. Elle les opposait dans son cœur aux propos de sa tante, dont elle s’appliquait à ne point paraître effarouchée, bien qu’en dépit de son ignorance du mal, elle comprît qu’ils n’eussent pas dû lui être tenus tels qu’elle les entendait. Ils eurent pour l’effet d’entretenir en elle les instinctives défiances dont nous avons raconté l’origine.

D’autres incidents contribuèrent à les accroître, à l’accoutumer peu à peu à les dissimuler sous une impassibilité apparente. Elle eut promptement constaté qu’à Madrid comme à Paris Mme de Bonneuil lui faisait mystère de toute une part de sa vie. Elle fut frappée d’être souvent laissée seule avec l’institutrice anglaise que sa tante avait fait venir de Londres et fixée chez elle à demeure. C’est avec son institutrice que, le plus souvent, Marguerite passait ses journées, allait en promenade, prenait ses repas.

Sa tante recevait de nombreux visiteurs. Mais rarement autorisée à venir au salon, Marguerite ne les connaissait guère que de nom. Elle savait seulement que le plus assidu de tous était le duc d’Havré, gentilhomme français, émigré, chargé d’affaires du roi de France proscrit ; et le mieux reçu, Son Altesse Sérénissime Godoï, prince de la Paix, premier ministre du monarque espagnol, favori de la reine.

Des émigrés, des grands d’Espagne venaient aussi dans la maison et, de l’empressement que l’on mettait à les recevoir, Marguerite devait nécessairement conclure que sa tante appartenait au parti des Bourbons. Mais ce qui la déconcertait, c’est que presque tous les soirs, lorsque le duc d’Havré était parti, se présentait un autre personnage, qu’on introduisait mystérieusement et avec qui sa tante avait de longs entretiens. Elle fut longtemps à savoir que c’était le général Pérignon, ambassadeur de la République française en Espagne ; il fallut, pour le lui apprendre, l’indiscrétion accidentelle d’un domestique.

Puis, c’étaient des voyages de sa tante, qui partait sans dire où elle allait ni quand elle serait de retour, des absences inexpliquées, de fréquents témoignages de gêne financière, auxquels succédaient brusquement des arrivées de fonds venus on ne sait d’où, qui ramenaient l’abondance et la joie ; et enfin les visites plus ou moins espacées de ce Rivarennes que Marguerite avait vu pour la première fois à Paris et pour qui sa tante semblait professer une déférente amitié. Il apparaissait à l’improviste, sans s’être annoncé, sans être attendu, arrivant de loin, pressé de repartir, affectant, dans sa brusquerie familière, le ton d’un homme qui a le droit de donner des ordres et qui veut être obéi.

Ces mystères troublaient Marguerite, éveillaient en elle de vagues craintes, rendaient plus profond de jour en jour le fossé qui, dès le premier moment, s’était creusé entre elle et Mme de Bonneuil. Elle eût voulu les pénétrer. Mais elle y était impuissante. De timides questions posées par elle à sa tante et à son institutrice n’avaient pas reçu de réponse. En plusieurs occasions, elle avait acquis la certitude qu’autour d’elle sévissait la conspiration du silence.

Il suffit des deux années qui suivirent son arrivée à Madrid pour lui rendre odieuse l’existence louche à laquelle elle se trouvait associée malgré soi. La sainte ignorance de son âge lui en dérobait le véritable caractère. Mais elle en soupçonnait l’incorrection. Sous l’empire d’une curiosité inconsciente, son esprit perspicace s’était aiguisé. Rien de ce qui se passait sous ses yeux ne lui échappait et elle y puisait incessamment le désir de s’éloigner du milieu où les circonstances l’avaient condamnée à vivre.

Un voyage en Russie auquel, sans en lui révéler l’objet, la comtesse se décida à la fin de 1798, en lui annonçant qu’elle l’emmenait, vint faire diversion à ses peines, mais pour un temps seulement. Lorsqu’après un séjour de trois mois à Londres, Mme de Bonneuil se fut établie avec sa nièce à Saint-Pétersbourg, la même mystérieuse existence recommença. Des visiteurs nouveaux prirent la place de ceux de Madrid. Marguerite vit recommencer le défilé des visages à la fois obséquieux et impertinents, le débordement des folles dépenses, le même mélange hétéroclite des relations quotidiennes. Dans la bouche de sa tante, elle entendit les mêmes propos, les mêmes vantardises propres à faire croire que cette énigmatique personne avançait sur le chemin de la fortune.

En Russie comme en Espagne, elle s’était donnée pour une noble Française émigrée, et bien qu’il fût visible que les hommes qui subissaient le prestige de sa beauté ne prenaient pas au sérieux tous ses dires, ils s’efforçaient de la flatter en feignant d’y ajouter foi. On vit parmi les plus empressés à la fréquenter deux ministres impériaux : le comte Rostopchine et le comte Panin. Le premier devint l’hôte familier de la belle Française ; par son intermédiaire, elle fut, à plusieurs reprises, reçue par l’empereur. A cette époque, l’or, les bijoux, des présents de toutes sortes affluèrent dans la maison.

Marguerite avait alors quinze ans ; elle était, mieux que par le passé, en état de comprendre l’origine de ces richesses et de concevoir la honte d’en jouir. Si elle l’eût pu, elle se fût enfuie. Mais sa jeunesse la rivait à la femme à qui le pire destin l’avait livrée. Sans autres parents qu’elle, sans amis, ne sachant rien du monde, encore inhabile à s’y diriger, où pourrait-elle trouver un refuge ? Il fallait attendre, se contraindre à la feinte, paraître ne rien voir de ce qui l’offensait et l’humiliait.

Elle se le répétait tous les jours, assez maîtresse d’elle-même pour ne pas laisser lire dans son cœur les résolutions qu’elle y formait, mais non assez pour ne pas gémir sur son triste sort et pour ne pas pleurer lorsqu’elle envisageait les obscurités du présent et les dangers de l’avenir.

C’est la constatation de ces obscurités et la perspective de ces dangers qui lui arrachaient les larmes qu’on l’a vue répandre dans le salon d’hôtel où Rivarennes était venu trouver Mme de Bonneuil pour réclamer de nouveau ses services. Elle pleurait, la pauvre Marguerite, tout en attendant, reléguée à l’écart, la fin de leur suggestive conversation.

IV

Après avoir longtemps parlé sans que rien de leurs paroles arrivât aux oreilles de Marguerite, les deux complices, comme s’ils eussent oublié qu’elle était là, avaient laissé, peu à peu, leur voix s’élever. Leurs propos étaient devenus plus vifs, se succédaient plus rapides en des questions suivies de répliques. On eût dit qu’ils se disputaient.

Marguerite n’écoutait pas ; elle n’avait même pas cherché à entendre. Mais, maintenant, elle entendait, et bien que ce ne fussent parfois que des lambeaux de phrases, ce qu’elle en recueillait suffisait à les lui rendre intelligibles.

— Vous ne me faites que de vagues promesses, mon cher, disait sa tante, à Rivarennes, ce n’est pas suffisant.

— Vous n’avez jamais eu à regretter d’avoir eu confiance, répondait-il. Nous avons toujours donné plus que nous n’avions promis.

— Il n’en est pas moins utile de préciser. Vous m’avez dit que si je parviens à empêcher le duc de Maligny de repartir, je serai payée royalement. Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends par là qu’on vous accordera ce que vous demanderez. Exprimez vos désirs.

Mme de Bonneuil ne se hâta pas de les formuler. Marguerite supposa qu’elle se donnait le temps de réfléchir. Elle la savait intéressée, calculatrice et, sans doute, on l’avait mise en droit d’être exigeante. Mais, quel service lui demandait-on ? Ceux qui le lui demandaient devaient y attacher un haut prix, puisque, loin d’en marchander le payement, ils souscrivaient d’avance aux conditions qu’on leur imposerait. De quelle nature était-il donc ? Qu’était ce duc de Maligny qu’ils ne voulaient pas laisser repartir ? Marguerite ne le connaissait ni de nom mi de vue ; elle en entendait parler pour la première fois. Mais sans le connaître, elle devinait qu’on ourdissait contre lui quelque trame abominable. D’instinct, sans rien savoir, elle se mettait de son côté, regrettait de ne pouvoir l’avertir afin qu’il se tînt sur ses gardes.

La voix de sa tante interrompit ses réflexions.

— Je désire que ma nièce soit rayée de la liste des émigrés, reprenait-elle ; elle n’aurait pas dû y figurer, car sa volonté n’a été pour rien dans son émigration ; elle était une enfant quand on l’a conduite à l’étranger. Je souhaite aussi que son patrimoine lui soit restitué, s’il est encore bien de l’État. S’il est aliéné, s’il ne peut lui être rendu, qu’on l’indemnise en lui assurant des moyens d’existence, une dot.

D’un accent de condescendance empressée, Rivarennes consentait, promettait, s’engageait.

— Vos prétentions sont légitimes ; il y sera fait droit. Est-ce tout ? Elles ne concernent que votre nièce. Ne souhaitez-vous rien pour vous-même ?

— Rien pour le moment. Grâce à Rostopchine, je suis comblée. Qu’on dote Margot et je serai satisfaite.

Cette réponse témoignait d’une sollicitude qui toucha Mlle de Morsang. Avait-elle trop sévèrement jugé sa tante ? Elle était bien près de le croire lorsqu’un propos de celle-ci ranima ses défiances ébranlées.

— Il y a si longtemps qu’elle m’est à charge ! ajoutait-elle.

— Bah ! ce que vous faites pour elle, elle vous le rendra plus tard, objecta Rivarennes.

— Détrompez-vous, répliqua Mme de Bonneuil ; je n’ai rien à attendre de cette ingrate. La vie que je mène lui fait horreur ; elle aspire à en changer ; dès qu’elle pourra me quitter, elle me quittera. Ce serait folie de compter sur sa reconnaissance. C’est Cendrillon, cette petite, un pot-au-feu, et je sens bien qu’en tout ce que je fais, elle me blâme.

— Elle ne le blâmera pas toujours. Vienne un galant qui lui dira qu’elle est jolie, elle fera comme vous, comme tant d’autres.

— Erreur, mon cher ; jamais elle ne se résignera à courir les mêmes aventures que moi. Après tout, elle aura peut-être raison, soupira Mme de Bonneuil en finissant.

— Ce serait dommage, car chaque jour ajoute à sa beauté quelque trait nouveau, la rend plus séduisante. Mais, elle vous ressemble trop pour ne pas vous imiter. Aussi suis-je convaincu que vous vous trompez et qu’avant peu, les hommages qu’elle s’attirera rien qu’en se montrant l’auront métamorphosée. Ce qu’elle sera, ses yeux le révèlent déjà.

Cette réflexion de Rivarennes, dont rien ne fut perdu pour Marguerite, fit monter à ses joues un flot de sang. Elle était toute honteuse d’entendre cet homme méprisable et méprisé douter de sa vertu et prédire sa déchéance. Elle dut se faire violence pour ne pas bondir sous l’injure ; elle eût voulu pouvoir lui crier qu’il était un misérable et qu’il mentait.

Une exclamation de sa tante lui rendit son sang-froid, la ramena à son impassibilité coutumière.

— Trêve de prédictions, Rivarennes ! dit Mme de Bonneuil. Vous parlez à tort et à travers sans songer qu’elle peut nous entendre. Tenez, je parie qu’elle nous écoutait.

Marguerite n’eut que le temps de se rejeter sur sa chaise. Elle s’y fit immobile et ferma les yeux, en comprenant qu’on la regardait.

— Vous voyez bien qu’elle dort, murmura Rivarennes.

De nouveau, on parla si doucement qu’elle n’entendit plus.

A l’improviste, un grand bruit au dehors fournit à Marguerite l’occasion de paraître se réveiller. C’était, sur le pavé de la cour, un grondement de roues, un piétinement de chevaux, un claquement de fouet. Elle se redressa, sursautant, comme surprise et tirée d’un sommeil profond. Par la croisée vers laquelle s’étaient précipités sa tante et Rivarennes, elle vit, sous la clarté des réverbères qui brillaient dans la nuit naissante, une chaise de poste toute blanche de neige durcie s’arrêter au seuil de l’hôtel. Un jeune homme à mine à la fois affable et hautaine en descendit. A peine les pieds à terre, il se retourna pour tendre la main à une femme enveloppée dans des fourrures, le visage dissimulé sous une voilette épaisse qu’elle souleva aussitôt et qui découvrit une frimousse chiffonnée, charmante et attirante sous l’éclat des yeux veloutés, caressants et rieurs.

— Le duc de Maligny ! s’écria Rivarennes. Pardieu ! il arrive au bon moment. Il ne s’agit plus pour vous, belle Adèle, que de trouver le moyen de vous le faire présenter. Mais cette femme qui l’accompagne n’est-elle pas la Chevalier, l’actrice française engagée au théâtre Michel ? Par exemple, si je m’attendais à les voir ensemble !…

— C’est elle-même, affirma Mme de Bonneuil, qui venait de reconnaître la comédienne. En toute autre circonstance, j’aurais béni le hasard qui la conduit à Hambourg pendant que j’y suis, puisque nous sommes liées d’amitié, et personne autre qu’elle ne m’eût présenté M. de Maligny, si la présentation n’était devenue inutile.

— Comment, inutile ! protesta Rivarennes.

— Eh ! sans doute. S’ils voyagent en tête-à-tête, c’est qu’ils se plaisent et je ne suis pas femme à me jeter entre eux, à marcher sur les brisées d’une amie.

Le nez de Rivarennes s’allongea. L’arrivée de la Chevalier en compagnie du jeune duc déconcertait ses plans et le prenait au dépourvu.

— Au diable les gentilshommes entreprenants et les femmes faciles ! maugréait-il.

Mme de Bonneuil avait commencé par rire de sa déconvenue. Mais, en se rappelant qu’il était auprès d’elle le dispensateur des faveurs qu’elle désirait obtenir, elle redevint sérieuse et ne songea plus qu’à le rassurer.

— Ne vous désespérez pas, lui dit-elle. Rien n’est perdu. Le rôle que vous m’aviez confié, la Chevalier s’en chargera volontiers ; j’en fais mon affaire ; et soyez sûr qu’elle le jouera mieux que moi. C’est une si grande comédienne ! Éloignez-vous et fiez-vous-en à mon habileté comme à ma volonté de vous servir.

— Mais, que diable vient-elle faire à Hambourg ? insistait Rivarennes.

— Elle y vient sans doute pour voir la princesse d’Holstein. Je me souviens maintenant qu’à mon départ de Russie, il y a quelques mois, elle m’a raconté que la princesse l’avait invitée à la fête qu’elle donne cette nuit à l’occasion de la Noël, ce réveillon auquel ma nièce et moi sommes également invitées comme tout ce qu’il y a de Français dans ce pays.

— Et c’est pour assister à cette fête que la Chevalier n’a pas craint d’affronter en cette saison les fatigues d’un long et pénible voyage ?

— C’est pour être agréable à la princesse, qui est une fervente admiratrice de son talent et qui lui a rendu de grands services, répondit Mme de Bonneuil.

Rivarennes, bien qu’encore intrigué, n’en demanda pas davantage. Il s’écarta discrètement pour laisser à sa complice la liberté d’agir. En gagnant le fond de la salle, où il était résolu à rester en observation, il passa devant Marguerite. La pâleur et la gravité de ce jeune visage ne l’empêchèrent pas de saluer familièrement et de sourire, comme s’il eût voulu gagner une sympathie qui s’était toujours refusée. Mais il en fut pour ses frais. Mlle de Morsang ne se dérida pas. Elle savait maintenant à quoi s’en tenir sur les relations qu’il entretenait depuis si longtemps avec Mme de Bonneuil. Tout ce qu’elle venait de voir et d’entendre l’avait éclairée ; elle maudissait sa présence et son influence ; elle souhaitait n’avoir jamais de rapports avec lui.

L’arrivée des voyageurs avait mis l’hôtel en émoi. Le patron, accouru, se prodiguait en courbettes, suppliait M. le duc et Mme Chevalier d’entrer au salon, en attendant qu’on eût préparé leurs appartements. Que ne s’étaient-ils annoncés à l’avance ? Ils eussent trouvé les chambres prêtes, les feux allumés, une collation servie. Ces choses étaient dites avec emphase, à travers des ordres jetés aux garçons qui couraient de toutes parts, chargés de valises, de manteaux, de couvertures.

La Chevalier calma ce beau zèle.

— Mon cher monsieur, dit-elle en riant — elle riait toujours — je ne fais que toucher barre chez vous, le temps d’y déposer M. le duc dont la voiture va me conduire chez Mme la princesse d’Holstein qui ne tolérerait pas que je logeasse ailleurs que chez elle.

L’aubergiste esquissa un geste solennel de regret qui témoignait du respect que lui inspirait l’illustre artiste française ; puis, il s’empressa auprès du duc. Mais de ce côté il ne fut pas plus heureux, car le brillant gentilhomme lui apprit en peu de mots qu’il n’était à Hambourg que pour quelques heures ; il repartait le lendemain au petit jour ; il n’avait donc pas besoin d’un grand appartement ; un coin suffirait pour lui et pour son vieux domestique ; il était inutile de décharger ses gros bagages ; il demandait seulement qu’on allât sur l’heure à la poste lui retenir des chevaux pour sept heures du matin et aussi qu’on prévînt de son arrivée, sans tarder, son ami, le comte de Thauvenay, avec qui il devait conférer sur-le-champ.

Puis, se tournant vers sa compagne de voyage, il insistait pour qu’elle ne se rendît pas chez la princesse avant de s’être restaurée.

— De grâce, divine Chevalier, encore un instant avant de nous séparer. C’est bien le moins que vous puissiez m’accorder après m’avoir tout refusé, cruelle ! Faites servir du thé, du chocolat, du café, Labrie, ordonna-t-il à son domestique.

Sans attendre que la Chevalier lui répondît, il la poussait dans le hall, dont le patron venait d’ouvrir les portes. Elle feignait de ne céder que contrainte ; mais son rire en cascades prouvait qu’elle acceptait de son plein gré les gracieusetés de M. le duc.

— Madame Chevalier à Hambourg ! Vous, ma belle amie ! Quelle surprise !

C’est Mme de Bonneuil qui l’accueillait ainsi.

— Comtesse, chère comtesse ! Quelle heureuse rencontre !

Elles s’embrassèrent dans un échange de tendres et joyeux propos.

— Je retourne en Russie, disait Mme de Bonneuil.

— Moi, j’en arrive, répondait la Chevalier.

— Comme je déplore que nous n’y puissions retourner ensemble ! Je ne me consolerai pas de ne pas vous y retrouver.

— Je vous y suivrai de près, comtesse. Je ne demeure ici que quelques jours. J’y suis venue pour la princesse d’Holstein, pour elle seule ; c’était promis, j’ai voulu tenir ma promesse. Mais, le théâtre Michel me réclame ; on ne voulait pas me laisser partir, je n’ai obtenu qu’un très court congé.

Le duc de Maligny était resté en arrière ; il attendait que ces congratulations eussent pris fin. Son regard allait de Mme de Bonneuil à Marguerite, marquant un peu d’étonnement. Il se demandait qui étaient ces deux femmes, l’une si provocante dans sa grâce artificieuse, mise en valeur par l’art de s’en servir, et dans sa beauté de brune, épanouie comme une fleur ; l’autre plus jeune, plus réservée, plus timide, en qui tout annonçait qu’à peu de temps de là, son charme, fait de naturel, de simplicité, briserait l’enveloppe sous laquelle le contenait sa jeunesse, et, sans qu’elle y fît effort, s’exercerait dans toute sa puissance.

La Chevalier l’interpella.

— Approchez, mon cher duc, je veux vous présenter à ma meilleure amie.

Elle le désigna à la comtesse, en le nommant, la nomma à son tour.

— Je regrette, madame, d’être obligé de repartir demain, dès l’aube, dit-il en saluant ; j’eusse été bien heureux de faire ma cour à une compatriote.

— Êtes-vous donc si pressé ? demanda Mme de Bonneuil en l’enveloppant d’une œillade savante où il put lire une prière de ne pas s’éloigner.

— Très pressé, hélas ! soupira-t-il, et jamais je n’aurai tant regretté de n’être pas maître de mon temps, d’en devoir compte au roi. Mais j’ose espérer que nous nous retrouverons et je serai heureux de vous rendre mes hommages.

— Rien à faire, pensait Mme de Bonneuil ; je l’avais bien dit à Rivarennes.

Elle ne voyait, en ce moment, aucun moyen de retenir Maligny. Ce n’est pas en quelques minutes qu’elle pouvait tenter de le rendre amoureux. Et puis, la présence de la Chevalier l’intimidait, lui semblait rendre inutile l’emploi de ses sortilèges et de ses ruses. Elle croyait qu’à cette heure, la comédienne tenait dans ses chaînes l’aimable Français ; elle ne se sentait pas disposée à rivaliser avec elle. Tout au plus pouvait-elle espérer que celle-ci se prêterait à seconder les vues de la police de Fouché et essayerait, à sa demande, d’empêcher le voyageur de se remettre en chemin. Elle était habile à dissimuler ; sous les jeux de sa physionomie souriante, personne n’eût soupçonné les calculs auxquels elle se livrait.

L’entrée des garçons de l’hôtel portant une table sur laquelle était servie une collation changea le cours de l’entretien. La Chevalier refusait de s’asseoir : elle n’avalerait qu’un peu de chocolat ; elle avait hâte de se rendre chez sa princesse qui s’inquiéterait de ne pas la voir arriver. Elle alléguait aussi la nécessité de prendre un court repos avant de se mettre à sa toilette pour la nuit. La fête qui se préparait lui promettait force fatigue ; elle ne pourrait refuser de chanter, de réciter quelques-uns de ses rôles devant les invités de la princesse d’Holstein, une protectrice des arts et des artistes, toujours si bonne pour elle, si dévouée, si généreuse.

— Non, non, je ne m’assieds pas, répétait-elle, enjouée, minaudière, le visage éclairé par la joie qui brillait dans ses yeux, par la blancheur de ses dents, étincelant comme des perles dans l’écrin de ses lèvres.

Mais le duc insistait en lui avançant une chaise :

— Rien qu’un moment, suppliait-il.

Mme de Bonneuil fit chorus. Elle n’était pas moins désireuse que lui, quoique pour des motifs différents, de retenir la Chevalier, de se ménager promptement un tête-à-tête avec elle, une conversation confidentielle et secrète. Elle sut le lui laisser deviner. Soit curiosité, soit vaincue par les attentions qu’on lui prodiguait, la comédienne céda, prit place à table à côté de sa noble amie.

Le duc allait en faire autant, quand son regard tomba sur Marguerite. Mme de Bonneuil n’avait pas songé à la présenter. D’un geste de déférence et d’invitation, il lui montra une chaise près de la sienne. Elle parut d’abord ne pas comprendre ; elle hésitait.

— Obéis donc, Margot, fit sa tante d’un ton d’impatience, et remercie M. le duc. Et s’adressant à lui, elle continua avec le dédain que comporte l’accomplissement d’une formalité négligeable : — Ma nièce, Mlle Marguerite de Morsang.

Le duc de Maligny salua. Aussi respectueux que la tante avait été dédaigneuse, il dit :

— Si vous êtes, mademoiselle, la fille du comte de Morsang, qui a servi à l’armée de Condé, vous avez le droit de tirer orgueil du nom que vous portez.

— Le comte de Morsang était mon père, répondit Marguerite.

— Un fidèle serviteur du roi, poursuivit Maligny. Son souvenir vous assure la protection de Sa Majesté.

Marguerite, à diverses reprises, quand le nom de son père était prononcé devant elle, avait entendu des louanges pareilles l’accueillir. Mais jamais elle n’en avait mieux senti le prix que dans la bouche de ce jeune gentilhomme, en qui, sous les apparences d’étourderie, de légèreté qui caractérisaient la noblesse émigrée, elle sentait battre un cœur généreux et intrépide. Avec une soudaineté qu’elle n’aurait pu raisonner, puisqu’elle en subissait l’effet pour la première fois, elle était attirée vers lui ; le désir de le mettre en garde contre les intrigues qu’elle avait surprises, sans en pénétrer le mystère et en saisir l’objet, s’emparait de son esprit de nouveau et plus fort qu’au moment où sa tante et Rivarennes avaient, à leur insu, laissé leurs méchants desseins arriver jusqu’à elle.

Cédant aux courtoises instances de Maligny, elle acceptait de ses mains une tasse de chocolat, des pâtisseries, mais y touchait à peine, n’ayant ni faim ni soif, dominée par l’impérieux besoin de le préserver de dangers qu’elle savait exister et ne voyait pas.

Quant à lui, après s’être occupé d’elle, il se prodiguait pour Mme de Bonneuil, pour la Chevalier. Elles faisaient assaut de coquetterie, déployaient toutes leurs grâces, semblaient trouver délicieuse et charmante l’heure présente qui les avait réunies dans une galante intimité. Tout à l’heure si pressée de voler chez sa princesse, la Chevalier paraissait l’avoir oubliée. On était si bien dans ce salon confortable, entre amis, à l’abri du froid qui sévissait au dehors ! Quel repos réparateur ! Quel dédommagement aux fatigues d’une longue route !

De l’autre extrémité du hall, Rivarennes, affectant de rester indifférent au bruit de la conversation et des rires, prêtait l’oreille, s’efforçait d’entendre ce qui se disait, de surprendre les causes de la gaieté du groupe élégant et bruyant où se jouait la partie qu’il avait engagée. De plus en plus, il se rassurait, croyait au succès, confiant dans le savoir-faire de sa complice, attendant sans impatience qu’elle vînt lui communiquer, après que tout le monde serait parti, ses espérances ou ses craintes, appliqué, sans s’être concerté avec elle, à jouer le jeu qu’elle jouait elle-même et qui consistait à paraître ne pas le connaître, ne l’avoir jamais vu.

Tout à coup, il se sentit enveloppé d’une bouffée d’air glacé. La porte venait de s’ouvrir et un homme d’allure élégante entrait, l’air chercheur, empressé. Il le reconnut pour l’avoir vu à plusieurs reprises, lors de ses précédents séjours à Hambourg. C’était le comte de Thauvenay, l’agent secret de Sa Majesté Louis XVIII, prétendu roi de France et de Navarre, dont personne n’ignorait les fonctions, bien que tout le monde feignît de les ignorer. Averti de l’arrivée du duc de Maligny, il accourait pour le voir.

En l’apercevant, Maligny se leva vivement, non sans offrir ses excuses à ses compagnes.

— Voilà quelqu’un que j’attendais et qui me cherche, dit-il. Permettez-moi de vous quitter, mesdames, et daignez m’attendre. Je n’en ai que pour un instant.

Sans leur laisser le temps de lui répondre, il s’élançait au-devant du visiteur et, après un rapide échange de saluts et de paroles, l’entraînait vers le fond de la salle.

Rivarennes n’y était déjà plus. Il venait de déserter la place et de sortir, dans la crainte que son visage, familier aux habitants de Hambourg, bien qu’il eût toujours pris soin de leur cacher le vil métier auquel il se livrait, n’attirât l’attention de l’agent royaliste et ne le mît en défiance.

— J’ai été bien surpris, cher duc, quand on est venu me chercher de votre part, dit alors Thauvenay. J’étais si loin de m’y attendre ! Si j’avais su à l’avance que j’aurais le bonheur de vous voir, vous m’auriez trouvé ici en descendant de votre chaise, et vous n’auriez pas eu la peine de m’envoyer quérir.

— Comment vous aurais-je annoncé le jour et l’heure de mon arrivée, cher comte, quand je les ignorais moi-même ? De Mitau ici, les chemins, en cette saison, sont effroyables. On sait bien quand on part, mais non quand on arrive. Du reste, peu importe, puisque nous voilà réunis.

— Je suis à vos ordres, comme toujours, et j’ose ajouter aux ordres de Sa Majesté, car je suppose que c’est en vue d’une mission urgente que vous êtes à Hambourg.

— Une mission très urgente, en effet, déclara Maligny. Elle m’oblige à repartir demain à l’aube. Il est nécessaire que je sois à Bade avant le 5 janvier.

— Nous sommes le 24 décembre ; vous avez dix jours devant vous. C’est plus de temps qu’il ne vous en faut.

— Comptez-vous pour rien les accidents de la route ? Tant de malheurs résulteraient d’un retard dans l’accomplissement de ma mission que je n’aurai de repos que lorsque je m’en serai acquitté. C’est ce qui m’a décidé à ne m’arrêter ici que quelques heures, bien qu’il m’eût été agréable, à cause de vous, d’y rester plus longtemps.

— Je reconnais bien là votre zèle ardent pour notre maître, observa Thauvenay d’un ton pénétré.

— Je suis votre exemple, mon noble ami ; en fait de zèle, de dévouement, vous ne serez jamais dépassé.

Sensible à l’éloge, Thauvenay se rengorgeait et murmura :

— Ma vie est au roi.

— Comme la mienne, continua Maligny. C’est pour le roi que je vais à Bade et qu’après y avoir fait ce que je dois y faire, je rentrerai en France.

— Au mépris des lois contre les émigrés ? s’écria son interlocuteur avec effroi. Vous jouez votre tête, mon cher duc.

— Non, je ne cours aucun péril. Avec l’assentiment de Sa Majesté, j’ai demandé ma radiation. Je l’ai obtenue par l’intermédiaire d’un mien cousin, ce sacripant d’abbé de Périgord, ex-évêque d’Autun, ministre des Affaires étrangères, et comme vous le pensez bien, c’est pour mieux servir notre cause que j’ai recouru à son crédit. Du reste, voici une lettre de Sa Majesté qui vous explique tout et me dispensera de vous en dire plus long.

Maligny avait tiré de sa poche un portefeuille et du portefeuille un pli à cachet volant qu’il présenta au comte de Thauvenay. Celui-ci le reçut avec respect, ouvrit l’enveloppe et lut des yeux les feuillets qu’elle contenait.

— Vous pouvez disposer de moi, reprit-il en achevant sa lecture. Mais, il est un point sur lequel je crains de ne pouvoir vous donner immédiatement satisfaction.

— Lequel ? interrogea Maligny avec inquiétude.

— Le roi m’ordonne de vous compter vingt mille livres.

— Qui me sont indispensables pour remplir les vues de Sa Majesté. Eh bien ?

— Je n’ai pas cette somme sous la main. Les fonds de Sa Majesté sont déposés chez divers banquiers, et aujourd’hui, veille de Noël, banques, bureaux et caisses ont fermé à midi jusqu’après-demain. Il n’est pas en mon pouvoir de les faire se rouvrir durant les fêtes et je n’ose espérer de pouvoir avant après-demain obéir aux ordres du roi. Il en serait autrement si j’avais été prévenu ; j’aurais pris mes mesures…

— Voilà qui est fâcheux, interrompit Maligny. Pressé comme je le suis, ce retard me contrarie plus que je ne saurais dire.

— Il n’en faut pas exagérer les conséquences. Même en repartant trente-six heures plus tard que vous ne pensiez, vous serez à Bade avant le jour où vous devez y être.

Maligny s’était recueilli, se livrait à des calculs de délais et de dates.

— Il faut bien se résigner à ce qu’on ne peut empêcher, dit-il enfin. Essayez, cher comte, de vous procurer ce soir la somme dont j’ai besoin. Si vous n’y réussissez pas, j’en serai quitte pour payer triples guides. Mais est-il certain que j’aurai ces fonds après-demain ?

— Après-demain, à dix heures du matin, affirma le comte de Thauvenay.

Parallèlement à leur entretien, s’en livrait un autre très différent entre Mme de Bonneuil et la Chevalier. Stupéfaites d’abord du brusque éloignement de Maligny, elles s’étaient bientôt remises, sans se préoccuper du visiteur qui venait, à l’improviste, de le leur enlever.

Marguerite, qui les observait, crut même comprendre que sa tante était satisfaite de se trouver seule avec la comédienne. Elle n’en douta plus quand elle les vit se rapprocher, se pencher l’une vers l’autre, comme si elles eussent eu des secrets à se confier. C’en fut assez pour lui faire sentir qu’elle était de trop et devait se retirer. Mais elle n’osait, de peur de s’attirer quelqu’une de ces remontrances que sa tante ne lui épargnait pas.

Une circonstance inattendue lui vint en aide. Un garçon de l’hôtel vint annoncer le coiffeur qu’avait demandé Mme la comtesse.

— C’est trop tôt ! s’écria celle-ci. Qu’il revienne à huit heures. Cela suffira. La princesse qui est bonne catholique, a prévenu ses invités qu’elle ne les recevrait qu’au sortir de la messe de minuit.

Mais le garçon objecta respectueusement que tout Hambourg devant se rendre chez Son Altesse, le coiffeur ne savait où donner de la tête ; appelé de tous côtés, il avait dû commencer son service de bonne heure. Certaines de ses clientes étaient coiffées depuis midi. Si Mme la comtesse le renvoyait, on pouvait craindre qu’il ne revînt pas.

— Il se sait indispensable et il abuse, le traître, gronda railleusement Mme de Bonneuil ; il faut bien lui obéir. Va te mettre dans ses mains, petite, enjoignit-elle à sa nièce. Quand il en aura fini avec toi, tu me feras appeler.

Marguerite s’empressa d’obéir. Elle bénissait ce coiffeur providentiel dont l’intervention lui fournissait un si bon prétexte pour s’en aller.

Après sa sortie, la conversation se renoua entre sa tante et la Chevalier.

— Oui, ma chère, dit la première, en vous voyant descendre de voiture avec le duc de Maligny, j’ai cru que vous voliez à de nouvelles amours et que le pauvre Koutaïkof était oublié ou trompé.

— Ni trompé ni oublié, déclara la Chevalier. Le duc est charmant, je n’en disconviens pas, mais bon tout au plus pour un caprice sans lendemain. Il faudrait que je fusse folle pour lui sacrifier mon cosaque. Quand une femme comme moi a eu l’heureuse chance de mettre la main sur un comte Koutaïkof, elle le garde, et j’entends bien le garder.

— On peut toujours s’égarer en une fantaisie, et un voyage au pays du Tendre en compagnie de cet aimable duc…

— A ma place, l’eussiez-vous fait, ce voyage, au risque de perdre les bonnes grâces de votre Rostopchine ? demanda la Chevalier. Ce que Rostopchine est pour vous, Koutaïkof l’est pour moi. Que dis-je ? il est bien davantage, car vous, dans l’existence de votre illustre protecteur, vous n’êtes qu’un passe-temps, une distraction ; il ne s’illusionne pas sur le caractère et la durée de vos sentiments ; il vous regarde, soit dit sans vous offenser, comme un bel oiseau au plumage doré, au ramage enchanteur, mais comme un oiseau de passage, et les faveurs qu’il continue à vous accorder ont une limite.

— C’est vrai, avoua Mme de Bonneuil.

— Tout autre est mon cosaque, continua la Chevalier. Cet enfant trouvé, vendu comme esclave au grand-duc Paul, tour à tour valet de chambre de ce prince, son barbier, son confident, qu’en montant sur le trône il a élevé jusqu’aux plus hautes dignités de la cour, est un être à la fois barbare et candide. Capable de me tuer dans un accès de fureur, s’il apprenait que je l’ai trahi, Son Excellence le grand-écuyer, redouté des plus puissants parce qu’il est en possession de la confiance du maître, est devant moi timide et tremblant. Il m’adore, se croit adoré, marche au doigt et à l’œil, subjugué par ce qu’il appelle ma beauté, mon genre d’esprit, mes talents de comédienne dont il tire vanité plus que de tout le reste. Ce que je veux, il le fait ; ce que je demande, il me l’accorde. Grâce à lui, un fleuve d’or coule dans mes mains. Sans parler de ce qu’il me donne, je touche au théâtre un traitement fixe de treize mille roubles. Mes représentations à bénéfice m’en rapportent vingt mille. Par ses soins, mon mari a obtenu une pension ; il l’a fait décorer des ordres impériaux, nommer major honoraire dans la garde, conseiller de collège, chevalier de Malte.

— Chevalier de Malte ! s’écria la comtesse. Je croyais que pour être admis dans cet ordre, il fallait faire vœu de chasteté, ne pas être marié.

— Le tsar peut tout, ma chère, dit gaiement la comédienne, et mon mari a bel et bien reçu son brevet… sans conditions, ce qui vous prouve que protégée par Koutaïkof, je suis devenue une puissance. Je puis tout attendre de mon cosaque, tout espérer. Le caprice d’un Maligny, si flatteur qu’il soit, vaudrait-il, je vous le demande, que je lui sacrifie tant d’avantages ?

— Vous avez cependant voyagé avec le duc.

— Par hasard, comtesse. Partie de Saint-Pétersbourg, je venais de dépasser Mitau où, par parenthèse, je n’ai pu présenter mes hommages au prétendant qui a grossièrement refusé de me recevoir, ce dont je saurai me venger, quand les essieux de ma chaise se sont rompus. Je me suis trouvée sur la route, comme une pauvre âme en peine, avec la douce perspective d’un arrêt de douze ou quinze heures que demandait, pour réparer l’accident, le forgeron du prochain village. J’étais donc fort déconfite, lorsque le duc de Maligny a passé. Il s’est galamment mis à mes ordres, et comme il venait à Hambourg, il m’a offert de me prendre dans sa voiture avec ma camériste et l’essentiel de mes bagages. Comment eussé-je refusé son secours ? Nous ne nous connaissions pas ; mais, en moins d’une heure, nous avons été de bons amis.

— Oh ! de bons amis ! fit la comtesse, en soulignant son interruption d’un sourire d’incrédulité.

— Rien de plus, affirma gravement la Chevalier. Ma camériste est témoin : j’ai eu soin qu’elle ne me quittât pas. Elle pourrait au besoin déposer de ma fidélité devant Koutaïkof et devant mon mari.

— Alors, vous n’êtes pas la maîtresse du duc de Maligny ? interrogea Mme de Bonneuil.

— Et n’ai nulle envie de l’être. La place appartient à qui voudra la prendre et à vous-même…

La comédienne n’acheva pas sa phrase. Maligny, après avoir ramené jusqu’à la porte son visiteur, revenait vers ces dames.

— L’homme propose et Dieu dispose, fit-il en les abordant. J’avais résolu de quitter Hambourg demain matin, et m’y voilà peut-être retenu pour tout un jour de plus.

V

Les yeux attachés sur la Chevalier, Maligny ne vit pas le sourire de satisfaction dont s’éclairèrent à cette nouvelle ceux de Mme de Bonneuil. Quand il la regarda, ce sourire s’était évanoui ; la comtesse semblait s’associer à la contrariété qu’il éprouvait.

— Nous tâcherons de vous consoler de ce retard, se contenta-t-elle de lui dire.

— Ah ! que voilà une bonne intention, comtesse : j’ai tant besoin d’être consolé ! soupira-t-il, moitié sérieux, moitié gai ; oh ! non d’un retard que je suis tenté de bénir puisqu’il me fixera plus longtemps auprès de vous, mais du traitement rigoureux auquel j’ai été soumis pendant ce trop court voyage.

— Est-ce un reproche ? Est-il pour moi ? demanda la comédienne sur le même ton.

— En m’interrogeant, madame, vous avouez que vous l’avez mérité.

— Il ne m’offense pas, monsieur le duc, et je vous le prouve en vous désignant une consolatrice.

D’un geste, elle indiqua Mme de Bonneuil.

— Fi donc ! ma chère, protesta celle-ci. Que voilà une sotte plaisanterie !

Mais la protestation n’était qu’à ses lèvres. Intérieurement, elle était ravie de voir la Chevalier servir ses desseins et de se sentir enveloppée du regard de Maligny, regard éloquent, langoureux, qui lui révélait que cet aimable seigneur n’était pas homme à reculer devant l’éventualité d’une galante aventure.

— Vous pourrez donc venir ce soir chez la princesse d’Holstein, ajouta la comédienne. Je vais vous annoncer et la prier de vous envoyer une invitation.

— Ne vous en donnez pas la peine, répondit Maligny. Le comte de Thauvenay, que je quitte, s’est chargé de ce soin. Il a fortement insisté pour que j’aille chez Son Altesse. Elle reçoit beaucoup d’émigrés, paraît-il, et ils seront heureux, m’a-t-il assuré, d’apprendre de ma bouche de toutes fraîches nouvelles de notre roi.

— Oh ! votre roi ! parlons-en, dit la Chevalier. Leur direz-vous qu’il ne sait pas vivre, qu’il manque de courtoisie envers les femmes ?

— Encore ce grief !

— J’aurai bien du mal à le lui pardonner. Ne pas me recevoir, moi, alors que j’ai eu trois fois audience de Sa Majesté l’empereur de toutes les Russies !

— Mon maître l’ignorait, voulut expliquer Maligny.

— Je suis dans le même cas que vous, ma chère, intervint amèrement Mme de Bonneuil. En traversant Mitau, me rappelant que je suis Française, j’ai tenu à l’honneur de me rendre au palais. La porte m’a été refusée, sous prétexte que Sa Majesté ne me connaissait pas.

Maligny présenta la défense du roi. C’était à son insu que sa porte était restée fermée. Il n’en fallait accuser que son entourage, la sévérité de l’étiquette. Tant d’intrigants et d’espions tentaient d’arriver à lui ! Mais si ces dames, en rentrant en Russie, s’arrêtaient à Mitau, elles seraient reçues ; des ordres seraient donnés, des mesures prises pour qu’une avanie nouvelle leur fût épargnée.

— Eh bien ! on verra, dit la Chevalier, d’un accent qui sentait encore la menace ; n’en parlons plus.

Elle se levait pour partir et prit congé de Mme de Bonneuil. Maligny l’accompagna jusqu’à sa voiture qui l’avait attendue pour la conduire chez la princesse d’Holstein. Ils se séparèrent en se disant au revoir.

Rentré dans le hall, l’envoyé du roi voulut reprendre l’entretien avec la comtesse ; il était tout feu, tout flamme, la bouche en cœur, le geste entreprenant. Toujours habile, elle se déroba, prodiguant à monsieur le duc de valables excuses. Son coiffeur l’attendait. Elle ajouta que pour faire plus ample connaissance, ils auraient, chez la princesse d’Holstein, toute une nuit de fête, et, s’il ne partait pas, la journée du lendemain. Ce fut convenu ; Maligny se prêtait à tout ; il commençait à être ensorcelé.

Quelques instants après, la savante magicienne, dans le corridor à peine éclairé qui desservait son appartement, rencontra Rivarennes.

— Que faites-vous là ? lui demanda-t-elle, offensée de le surprendre la surveillant.

— Je vous attendais pour savoir…

— Si j’accepte la mission que vous m’avez offerte. Oui, je l’accepte.

— Bravo ! fit-il joyeusement.

— Rappelez-vous vos promesses. Moi, je tiendrai les miennes ; je crois que ce ne sera pas difficile. Et maintenant, filez. Il n’est pas bon qu’on nous voie plus longtemps ensemble.

Comme il venait de disparaître, la porte d’une chambre s’ouvrit ; le coiffeur en sortait ; il en avait fini avec mademoiselle et allait se mettre aux ordres de Mme la comtesse. Elle le précéda chez elle, sans songer à se demander si sa nièce avait ou non entendu les propos qu’elle venait d’échanger avec Rivarennes.

VI

Veuve d’un prince allié à la maison royale de Danemark, la princesse d’Holstein résidait à Altona, dans le duché dont elle portait le nom et sur lequel avaient régné les ancêtres de son mari. Elle y possédait de grands biens et y faisait de sa fortune un usage qui l’avait rendue populaire. Dans son opulente résidence, les malheureux étaient assurés de trouver des secours, les artistes, écrivains, musiciens, peintres, comédiens d’y recevoir des encouragements, car elle aimait les lettres, les arts, et s’en faisait gloire.

Elle s’inquiétait peu des opinions politiques des gens qui, en passant par Hambourg, demandaient à lui être présentés. Il suffisait que, par leurs travaux, ils eussent conquis quelque réputation dans leur pays ou que leurs débuts eussent donné des espérances et révélé des promesses, pour que son salon leur fût ouvert. Oubliant volontiers qu’elle était de race royale, foulant aux pieds ses préjugés de naissance, elle mettait son orgueil à n’accorder son estime qu’au mérite, ou même à le découvrir, à le mettre en valeur.

Au cours des événements issus de la Révolution française, c’est surtout au profit des Français que s’était exercée sa naturelle bienveillance. Maintes fois, elle avait secouru la misère des émigrés et prouvé qu’elle estimait à son prix leur fidélité aux Bourbons. Elle les recevait, les protégeait, donnait pour eux des dîners, des fêtes, sans se croire cependant obligée de fermer sa porte aux partisans de la République, que par leur caractère, leurs fonctions, leurs talent, elle jugeait dignes de son intérêt.

Tenue par sa situation de frayer avec le corps diplomatique, elle recevait les membres de la légation républicaine de France au même titre que ceux des légations monarchiques accréditées à Hambourg. Ils aimaient à y venir et y venaient assidûment comme à une source d’informations précieuses, sans cesse alimentée par la présence des émigrés dont il était toujours important pour eux de connaître les intentions et les dires.

Émigrés et républicains se rencontraient donc chez elle, après avoir laissé à la porte ou feint d’y laisser leurs passions et leurs ressentiments, uniquement soucieux, semblait-il, de ne pas affliger du spectacle de leurs divisions la charmante princesse dont l’activité, la bonne grâce, le visage encore jeune sous les cheveux grisonnants rendaient invraisemblables les cinquante ans que, bien éloignée de vouloir les dissimuler, elle avouait en toute occasion.

Obligée de s’arrêter à Hambourg en retournant en Russie, Mme de Bonneuil, toujours empressée à se créer des relations nouvelles, surtout lorsqu’elle espérait en tirer parti, n’était pas femme à négliger l’occasion de connaître une personne universellement aimée, dont on vantait la richesse, l’influence sociale et la générosité. Elle était allée s’inscrire chez la princesse comme émigrée, en se recommandant du comte Rostopchine. A cette formalité courtoise, la princesse avait répondu en lui envoyant pour elle et pour sa nièce une invitation à ce réveillon de Noël qui, tous les ans, réunissait dans son hospitalière maison les Français de marque résidant à Hambourg et dans le voisinage.

Ce que lui vaudrait sa présence à cette fête, elle l’ignorait au moment où l’invitation lui était parvenue. Peut-être n’en attendait-elle que le plaisir des yeux, une distraction de quelques heures, la satisfaction de se voir mêlée à une société élégante, triée sur le volet. Mais maintenant qu’elle était assurée d’y être annoncée par la Chevalier, à qui la princesse ne savait rien refuser, et d’y paraître au bras d’un gentilhomme français aussi qualifié que le duc de Maligny, elle se réjouissait d’avoir reçu une invitation.

La princesse, avertie, la traiterait autrement qu’une inconnue, qu’une invitée qui passe et qui ne reviendra pas. L’accueil qui lui serait fait se ressentirait du double patronage sous lequel elle se présentait ; quelque chose de l’auguste et profitable protection que seulement pour avoir su plaire s’était attirée la Chevalier, rejaillirait sur elle. Du même coup, l’exécution de ses projets sur Maligny serait facilitée. Elle avait promis de le rendre prisonnier de ses charmes ! Pour y réussir, tenir la promesse faite à Rivarennes, mériter la reconnaissance du ministre Fouché, celle peut-être du Premier Consul, quelle occasion meilleure que cette nuit de fête, durant laquelle elle pourrait briller aux yeux du jeune duc dans tout l’éclat de son esprit et de sa beauté !

Une telle perspective maintenant lui souriait bien davantage qu’au moment où, sans le connaître, elle s’était laissé arracher de mauvaise grâce et sans confiance la promesse d’essayer de l’enchaîner. Ce n’est plus uniquement, comme tout à l’heure, l’intérêt qui la guidait. Elle cédait aussi à cette disposition commune à beaucoup de femmes au delà de la trentaine et qui les rend plus sensibles qu’en leur première jeunesse à l’admiration qu’elles inspirent, aux hommages qu’elles recueillent. L’attention de Maligny l’avait trop flattée pour qu’elle hésitât à le trouver charmant, très digne d’être écouté… et peut-être exaucé.

Cette disposition, tout en elle la trahissait lorsque, dans la nuit, vers une heure, deux chaises à porteurs les déposèrent, elle et sa nièce, au seuil du palais de la princesse où elle devait le retrouver.

C’était le moment où de toutes les églises de Hambourg sortaient les fidèles qui avaient assisté à la messe de minuit, où dans toutes les maisons allaient commencer les agapes familiales, le réveillon dont une tradition séculaire, perpétuée jusqu’à nos jours, embellit joyeusement la fête de Noël.

Par les rues de la ville, on ne rencontrait que gens endimanchés. A peine hors des temples, leur recueillement religieux se dissipait dans une gaieté bruyante. Les porteurs de chaises, les carrosses de louage circulaient à travers la foule des piétons, d’où montait la rumeur ininterrompue des entretiens décousus et des rires désordonnés.

Dans Altona, aux environs de la résidence princière, l’affluence était plus grande que partout ailleurs. De toutes les extrémités des deux villes, les invités accouraient, descendaient de leur voiture ou de leur chaise devant l’entrée illuminée, entre une double haie de curieux massés là pour admirer les toilettes des belles dames.

Lorsque, sur les degrés du perron, se dressa la silhouette de la comtesse de Bonneuil, bien qu’un ample manteau l’enveloppât tout entière, il y eut dans ces groupes un murmure de flatteuse curiosité et de longue admiration. C’est que le manteau ne cachait pas la figure un peu hautaine de l’élégante personne que nul, dans cette foule, ne connaissait, mais en qui chacun se plaisait à deviner une émigrée, une Française. Elle rayonnait, cette figure, et par sa grâce affinée contrastait à son avantage avec la lourdeur des traits qui caractérise la beauté des Allemandes du Nord.

La coiffure, un chef-d’œuvre, faisait honneur à l’artiste qui l’avait édifiée et plus encore à la comtesse qui l’avait guidé dans ses conseils de Parisienne savante en l’art de plaire. Sur les cheveux poudrés, relevés autour de la tête en une sorte de pyramide où des perles fines étincelaient dans un féerique éparpillement, il avait posé une étroite toque jaune en brocard, surmontée d’une aigrette argentée qui sortait d’un flot de vaporeuses plumes blanches, aussi légères d’aspect que si elles eussent été encore attachées aux ailes de l’oiseau qu’on en avait dépouillé. Jamais front altier de souveraine n’avait plus noblement porté pareille parure.

Après avoir joui de l’admiration qu’elle provoquait, la comtesse s’y déroba en entrant sous le porche du palais. Les hommages du dehors l’y auraient suivie si les adorateurs qui venaient de les lui rendre avaient pu y pénétrer avec elles et la voir telle qu’elle apparut au moment où les valets lui enlevaient son manteau.

La blancheur de la poitrine largement découverte et des bras nus jusqu’au coude resplendissait dans un nuage de dentelles, avivait la chatoyante couleur d’or de la robe dans les plis de laquelle les diamants qui y étaient fixés allumaient une multitude de feux. Une mouche au coin des lèvres, une pointe de rouge sur les joues, une ligne de noir sous les yeux achevaient de donner à son visage une physionomie conquérante. La volonté de subjuguer tous les cœurs et la certitude d’y réussir la transfiguraient.

Pauvre petite étoile perdue dans le sillage lumineux de cet astre éblouissant, Marguerite suivait sa tante comme une timide demoiselle d’honneur sa reine. Sa robe rose en linon, sans ornements, au corsage à peine échancré à la naissance de la poitrine, moulait de juvéniles appas. Le ruban qui courait dans ses cheveux blonds représentait le seul sacrifice qu’elle eût fait à la mode, sacrifice bien inutile, car cette parure d’emprunt n’ajoutait rien à leur beauté naturelle résultant de leur abondance soyeuse où se jouait la lumière. Virginalement jolie, elle eût symbolisé pour un peintre l’innocence, l’intelligence et la grâce fondues dans un même visage et dans l’éclat radieux de ses seize ans en fleur. En la voyant, Greuze eût regretté de ne l’avoir pas eue pour modèle lorsqu’il avait peint sa « Jeune fille à la cruche cassée », déjà populaire à cette époque, grâce aux reproductions en gravure qui en existaient.

A l’entrée des salons, la tante et la nièce trouvèrent la princesse d’Holstein. La Chevalier, qui se tenait à côté de sa noble amie, les ayant présentées, elles furent accueillies avec une affabilité souriante. C’était le mérite de la princesse de donner à chacun de ses invités l’illusion d’être l’objet de ses préférences. Elle les traitait, dès leur arrivée chez elle, comme si elle les eût toujours connus. Elle aimait le luxe, l’élégance ; elle savait gré aux gens de se parer pour la venir voir ; une riche toilette mise à son intention lui semblait un hommage qui lui était rendu. Il y eut de la reconnaissance dans les louanges que les atours et la beauté de Mme de Bonneuil lui suggérèrent. N’était-ce pas pour sa fête un embellissement, un régal pour les yeux de ses invités ?

Elle en appela quelques-uns, familiers de sa maison, émigrés pour la plupart, compatriotes par conséquent de la belle Française, et la leur confia en les chargeant de l’intéresser, de la distraire, de lui faire les honneurs de ses salons, des richesses d’art, tableaux, statues, miniatures, bibelots précieux qui s’étalaient sous le feu des lustres, dans un cadre verdoyant de plantes exotiques.

Mme de Bonneuil eut donc autour d’elle, à peine entrée, une cour de gentilshommes empressés à lui plaire. Dans la détresse de leur exil, c’était une aubaine inespérée d’avoir été présentés à cette captivante inconnue dont la grâce, l’esprit, la parure faisaient revivre à leurs yeux les galantes héroïnes de Versailles. Grâce à elle, dans le cadre où elle leur apparaissait, ils pouvaient se croire revenus aux jours lointains, aux jours heureux où ils goûtaient allègrement les délices d’une existence dorée ; ils oubliaient les douloureux soucis, leur foyer sans feu, leur bourse vide, les incessantes humiliations qui naissaient sous leurs pas, dans la recherche si souvent vaine du pain quotidien.

Jusqu’au lever du jour qui mettrait fin à leur enchantement passager, ils perdraient le souvenir du maigre emploi auquel ils avaient dû s’astreindre pour ne pas mourir de faim et qu’il faudrait reprendre en sortant de chez la princesse : celui-ci maître de français, celui-là, commis dans un dépôt de denrées ; tel autre, vigoureux, solide et, quoique titré, ignorant comme un écolier à ses débuts, portefaix sur le port, lamentables suites d’une misère indescriptible qui, durant ces jours d’épreuves, n’épargna pas même les femmes, transforma des patriciennes en couturières, ravaudeuses, fleuristes, marchandes de frivolités et, parmi celles qui, dans leur malheur, avaient perdu le respect d’elles-mêmes, réduisit les plus jolies à se faire marchandes de plaisir au profit des riches étrangers qui promenaient à travers ces infortunes leur insolente oisiveté.

Si chacun des invités de la princesse avait osé parler avec sincérité, quels aveux n’eût-on pas entendus ! Mais ces angoisses, ces alarmes, les sombres nuages qui voilaient l’avenir se dissipaient aux accords d’un orchestre que dissimulaient des tentures ; ils s’évanouissaient dans la chaleur, dans la lumière, dans les parfums, dans la rumeur des voix joyeuses et surtout sous le sourire de cette Française dont la présence faisait révolution, qui, d’un regard jeté autour d’elle, allumait des convoitises, déchaînait des espoirs, attachait à son char des admirateurs dont un mot d’elle eût fait des esclaves et qui ne demandaient qu’à le devenir.

Grisée par son foudroyant triomphe, pas assez cependant pour perdre de vue le but qu’elle s’était proposé, Mme de Bonneuil, attachée à guetter l’arrivée du duc de Maligny, eut promptement oublié sa nièce. Après l’avoir laissée dans un groupe de jeunes filles, où l’obligeance de la princesse lui avait assuré un aimable accueil, elle n’y songea plus. Marguerite se trouva donc seule parmi des adolescentes de son âge, qui ne demandaient qu’à se familiariser. Mais naturellement timide, et rendue plus craintive par la situation de sa tante, dont elle n’en était plus à soupçonner les hontes, elle opposa aux attentions dont elle était l’objet de la part de cette jeunesse plus de froideur qu’elle ne mit d’empressement à s’y montrer sensible. Il en résulta qu’on cessa bientôt de s’occuper d’elle. Peu à peu, elle se vit délaissée et, dans cette foule, ne trouva que l’isolement.

Peut-être préférait-elle qu’il en fût ainsi et n’être pas détournée de ses pensées dont, en cet instant, le duc de Maligny était l’objet. Elle avait hâte de le voir. Assurée qu’il viendrait chez la princesse, elle guettait, elle aussi, comme sa tante, quoique pour des motifs différents, l’occasion de le rencontrer, résolue à le mettre en garde contre le danger mystérieux qu’elle avait deviné, sans pouvoir en préciser l’étendue.

Ce désir, que la réflexion rendait de minute en minute plus impérieux, l’avait fixée dans le salon d’entrée. Elle serait mieux placée là pour aborder le duc quand il paraîtrait. Elle y demeura longtemps, assise à l’écart, assistant, sans que personne la remarquât, au défilé des arrivants qui s’inclinaient devant la princesse avant de se mêler aux invités qui les avaient précédés.

Tout à coup, elle aperçut celui qu’elle attendait. Vêtu d’une redingote en velours noir à pèlerine, dont un peu de poudre tombée de sa coiffure blanchissait le collet et dont les basques flottaient sur sa culotte, de la même couleur gris-perle que ses bas de soie, il venait d’entrer, son tricorne sous le bras, portant haut la tête, montrant en toute sa personne une assurance, une dignité révélatrices de sa naissance, de son éducation, de ses habitudes seigneuriales. Venu seul, mais présenté aussitôt par la Chevalier qui n’avait pas quitté la princesse, il se courba devant celle-ci en un profond salut. Comme si elle ne fût restée si longtemps à la porte que pour le recevoir, elle appuya sa main sur la sienne et le conduisit, à travers les groupes, jusqu’à celui qui, dans le salon suivant, s’était formé autour de Mme de Bonneuil.

Dans cette promenade, il passa non loin de Marguerite et la vit. Elle comprit que son regard tombait sur elle. Elle surprit même un mouvement qui lui fit croire qu’il voulait la saluer. Mais entraîné par la princesse, il n’y put donner suite. Marguerite n’en fut pas offensée. Dans ses yeux arrêtés sur les siens, la durée d’un éclair, elle avait lu un intérêt affectueux. Sûre de pouvoir causer avec lui, cela suffisait pour qu’elle s’armât de patience.

Maintenant, la princesse le jetait à l’improviste dans le groupe où Mme de Bonneuil tenait joyeusement tête à l’assaut d’esprit et de galanterie qui lui était livré.

Marguerite, qui s’était rapprochée, entendit sa tante s’écrier :

— Le duc de Maligny, messieurs. Il vous apporte des nouvelles de Sa Majesté.

Il s’inclina pour baiser la main qu’on lui tendait. En se redressant, il fut entouré. On le saluait, on l’interrogeait.

— Parlez-nous du roi, monsieur le duc ?

— Que fait-il ? Qu’espère-t-il ?

— Viendra-t-il bientôt se mettre à notre tête pour nous conduire à la conquête de sa couronne ?

— Peut-on compter sur Buonaparte pour la lui rendre ?

— Est-il résolu à exterminer les acquéreurs de nos biens, les assassins de son frère ?

— On a dit qu’il songeait à leur faire grâce. Mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas, monsieur le duc ?

— Sa Majesté ne peut vouloir pardonner aux bourreaux de sa famille.

Les questions se croisaient, se multipliaient, pressantes, affectant dans les bouches affamées des formes impérieuses, comme s’il n’y pouvait être donné que des réponses affirmatives. C’est en vain que Maligny cherchait à arrêter cette avalanche ; on ne lui laissait pas le temps de placer un mot.

La comtesse vint à son secours.

— Eh ! messieurs, dit-elle, comment vous faire entendre si vous parlez tous à la fois ? Permettez à M. le duc de se ressaisir.

Il y eut un répit. Maligny très habilement en profita pour calmer les esprits surexcités et verser un peu de baume sur les plaies saignantes.

— Je vous apporte, messieurs, dit-il, les encouragements de Sa Majesté — car jamais ses affaires ne furent en meilleurs voie — et les louanges reconnaissantes qu’Elle doit à la noblesse de France pour sa fidélité. Les malheurs dont nous souffrons tous ne déchirent pas moins le cœur du roi que son impuissance à les soulager. Mais il croit que nous touchons au terme de nos épreuves. Soyez certains, il vous en donne pour gage sa parole royale, qu’au jour du triomphe, il n’oubliera pas les services qu’il a reçus. Le rétablissement de l’antique Constitution du royaume lui permettra de les récompenser tous.

— Plus un mot ! fit vivement un des gentilshommes qui écoutaient ce discours. Voilà des figures suspectes.

— Le sieur de Bourgoing, le ministre de la République à Copenhague ! fit un autre.

C’était en effet ce diplomate qu’une mission temporaire retenait à Hambourg. Invité par la princesse, il s’avançait, la bonne humeur sur les lèvres, s’éventait avec son chapeau décoré de la cocarde tricolore et arrondissait son large dos de quinquagénaire pour parler à la Chevalier à laquelle il avait offert son bras. Les minauderies de la comédienne devaient faire croire qu’il lui débitait des madrigaux. Mais elles dissimulaient le véritable objet de leur entretien, car c’est d’un service qu’à sa sollicitation, elle avait rendu au Premier Consul que le diplomate la remerciait.

Quelques mois avant, chargé de faire parvenir au tsar Paul Ier une lettre du général Bonaparte contenant des propositions de paix, et les représentants de la Russie à Hambourg et à Copenhague refusant de la recevoir, il l’avait expédiée à la Chevalier, sur le conseil d’un Français fixé à Saint-Pétersbourg, en priant cette femme au nom du gouvernement français, d’user de son crédit pour que l’auguste destinataire de cette lettre en prît connaissance. Par l’entreprise de son amant, le comte Koutaïkof, la comédienne s’était acquitté de ce message, qui avait eu pour conséquences un rapprochement entre le tsar et le Premier Consul et des négociations engagées aussitôt en vue de la paix. Lorsque Bourgoing avait demandé ce service à la Chevalier, il ne connaissait d’elle que son renom de comédienne ; l’ayant rencontrée chez la princesse d’Holstein, il était donc naturel qu’il saisît cette occasion pour lui exprimer sa reconnaissance.

Très fière de recevoir ses éloges, la Chevalier les écoutait la bouche en cœur, regrettant d’être seule à les entendre et, liée par la promesse qu’elle avait faite de ne parler à personne des circonstances qui les lui méritaient, de ne pouvoir publiquement s’en faire gloire. C’était cependant beaucoup qu’on la vît au bras du ministre de la République. Nulle preuve de sa faveur ne pouvait lui causer plus vif plaisir ni exciter au même degré sa vanité.

Elle en était là quand elle aperçut Maligny. Saisie d’une idée subite, elle alla vers lui en entraînant Bourgoing et, les mettant en présence, elle dit :

— Puisque vous êtes rayé de la liste des émigrés, mon cher duc, et que les républicains ne sont plus pour vous des ennemis, vous me saurez gré de vous mettre en rapports avec le représentant de votre pays où vous allez rentrer.

— La coquine ! pensa Maligny ; elle se moque de moi.

Il la remercia cependant, salua M. le baron de Bourgoing, gentilhomme comme lui, et, après un court échange de paroles banales, s’écarta pour faire place à Mme de Bonneuil. Celle-ci, toujours à l’affût des relations qui pouvaient servir, venait vers la Chevalier pour l’obliger à lui présenter Bourgoing. La présentation eut lieu au grand scandale des émigrés qui tout à l’heure s’empressaient autour de la belle Française, la croyant dévouée au roi.

Leur mécontentement se fût transformé en indignation s’ils avaient entendu les propos qu’au même moment, elle tenait à demi-voix au diplomate républicain. Elle lui faisait part de son admiration pour le général Bonaparte.

— Je l’ai toujours admiré, disait-elle avec feu ; j’avais pressenti sa gloire. Aussi, dès le lendemain de Brumaire, comprenant que la France avait enfin un sauveur, un libérateur, j’ai demandé ma radiation et celle de ma nièce, à qui je sers de mère. J’attends avec impatience qu’il soit fait droit à ma requête, et si vous voulez l’appuyer, monsieur l’ambassadeur… J’ai hâte de revoir ma patrie, de vivre sous les lois du héros qui la gouverne…

Elle s’interrompit, cherchant des yeux Marguerite. L’ayant découverte à l’autre extrémité du salon, elle lui fit signe d’approcher ; elle voulait la présenter.

— Ma nièce, Mlle de Morsang, dit-elle en lui prenant la main, victime innocente des opinions de ses parents qu’elle a perdus ; élevée par moi dans le culte des miennes. Remercie M. l’ambassadeur, Margot ; il nous viendra en aide et t’aidera à recouvrer tes biens injustement confisqués.

Le visage de Marguerite exprima plus de surprise que de gratitude. Elle fit une révérence silencieuse et s’effaça lentement, déjà oubliée par sa tante qui continuait à se prodiguer en belles phrases, afin d’enguirlander Bourgoing.

Quoique un peu ahuri par tant de volubilité, Bourgoing n’en laissait rien paraître. Cette scène l’amusait. Les prières dont il était assailli tombaient d’une bouche souriante. Un regard langoureux en augmentait l’éloquence, et la Chevalier plaidait avec chaleur la cause de son amie. Il n’est pas de diplomate, si gourmé qu’il soit, qui puisse résister à deux jolies femmes coalisées pour avoir raison de lui ; Bourgoing promit tout ce qu’on voulut.

En se livrant à cette démarche, Mme de Bonneuil avait cessé de s’occuper de Maligny. Elle ne put donc voir que, tandis qu’elle abordait Bourgoing, le duc était arrêté par un nouveau venu qui s’approchait avec un empressement affectueux. C’était le comte de Thauvenay qui l’interpellait.

— J’ai à vous parler, cher duc. Et l’amenant à l’écart, il ajouta : — Mon zèle pour le service du roi m’a heureusement inspiré. Vous sembliez si pressé de repartir que j’ai voulu m’épargner le remords de n’avoir pas tout fait pour conjurer un retard qui vous contrariait. J’ai tenté auprès du banquier de Sa Majesté une démarche qui a réussi. Il a pu, sans recourir à ses bureaux, me donner une traite de vingt mille livres sur son correspondant de Francfort. La voici sous enveloppe. Vous pourrez donc partir quand vous voudrez.

Maligny prit le pli en remerciant et le glissa dans une de ses poches. Mais il ne parut qu’à demi reconnaissant du trait de zèle dont se vantait Thauvenay.

— Je m’étais résigné à ne partir qu’après-demain, fit-il, comme désappointé. Nous avions calculé ensemble que je le pouvais sans dommage pour les ordres de Sa Majesté et que je serais à Bade avant l’expiration du délai qui m’est prescrit. Je ne vois vraiment pas quel avantage je trouverais à me priver du plaisir de conférer un peu longuement avec les partisans de notre cause. Aussi, mon cher comte, tout en étant sensible à votre procédé dont je rendrai compte au roi, je crois devoir rester à Hambourg durant les trente-six heures que je m’étais accordées, faute de pouvoir faire mieux.

Bien loin de soupçonner le motif déterminant de la décision de Maligny, l’honnête Thauvenay approuva. Il considérait comme essentiel que le représentant du roi entretînt divers personnages qui se rapprochaient à cette heure des royalistes, le général Dumouriez, notamment.

— J’espérais vous faire rencontrer ici, dit-il, mais je suis averti qu’il ne viendra pas. Nous pourrons donc l’aller voir demain. De cette entrevue ne peut résulter que le plus grand bien, et cela seul suffirait à justifier la prolongation de votre séjour parmi nous.

Enchanté qu’on lui fournît un aussi bon prétexte pour rester, Maligny, pressé de rejoindre Mme de Bonneuil, coula de son côté un regard d’impatience, dont l’expression s’accusa quand il eut constaté qu’elle causait toujours avec Bourgoing.

— Elle n’en finira donc pas ? murmura-t-il.

Thauvenay entendit cette réflexion et sur-le-champ, il y répondit comme si elle lui eût été adressée.

— Un petit avertissement, mon cher duc ; je le dois à votre jeunesse, et vous le pardonnerez à mon âge. Lorsque, à votre arrivée, je suis allé vous trouver à votre hôtel, vous étiez en tête-à-tête avec Mme de Bonneuil et son amie la comédienne Chevalier.

— Des femmes charmantes !

— Dont vous ne sauriez assez vous défier. J’ai pris mes renseignements. On ne sait trop d’où sort cette comtesse de Bonneuil. Quant à la Chevalier…

Maligny l’arrêta en riant :

— N’oubliez pas que nous sommes ici chez sa protectrice.

— Cette pauvre princesse, aussi crédule qu’elle est bonne femme, a toujours eu un faible pour les histrions. Mais elle apprendra quelque jour à ses dépens que la Chevalier ne mérite pas l’amitié dont elle l’honore. C’est une intrigante, et je crains bien que Mme de Bonneuil ne mérite la même qualification.

— Est-ce pour cela que Sa Majesté a refusé de les recevoir quand elles ont passé par Mitau ?

— J’avais cru de mon devoir de faire part au roi des mauvais bruits qui courent sur elles, déclara Thauvenay.

— Alors, mon cher comte, vous pouvez vous vanter d’avoir suscité à notre maître deux terribles ennemies.

— Mieux vaut des ennemies avouées que des ennemies qui se cachent sous les apparences du dévouement.

— Et moi qui leur ai promis de leur obtenir une audience du roi ! observa Maligny.

Thauvenay protesta :

— Hâtez-vous de retirer votre promesse, cher duc. En voulant la tenir, vous vous exposeriez à devenir à votre insu complice de quelque trahison. Mais voilà Mme de Bonneuil ; je vous laisse avec elle. Je vous supplie seulement de ne lui pas sacrifier les grands intérêts qu’a mis dans vos mains une confiance auguste.

Mme de Bonneuil revenait vers Maligny, tandis que Bourgoing s’éloignait avec la Chevalier.

— Elle est cependant bien jolie, pensa Maligny. Ne serait-ce pas fâcheux de ne pas aller jusqu’au bout d’une aventure que le hasard a si bien nouée ? Qui le saura et, le sût-on, qui pourrait m’en vouloir ?

Sa jeunesse l’emportait, et il s’avança vers Mme de Bonneuil. Pour le rejoindre, elle dut traverser le groupe des émigrés qu’avait surpris et presque irrités son entretien avec Bourgoing. Ils lui faisaient déjà grise mine. Mais elle les désarma par son sourire et par cette phrase qu’elle leur jeta au passage :

— Ces diplomates de la République ne sont pas incorruptibles, et en voilà un, ajouta-t-elle en désignant Bourgoing, que je me charge de ramener au roi. Il est déjà en bon chemin.

Ces paroles ne furent pas perdues pour Maligny. Elles expliquaient ce qu’il y avait de louche dans l’attitude de cette mystérieuse créature, et peut-être, démontraient-elles l’injustice des soupçons de Thauvenay.

Pour elle, heureuse de pouvoir enfin, dans le tête-à-tête qu’elle souhaitait, exercer sur l’envoyé du roi de Mitau la magie de ses ensorcellements, elle y préludait en le faisant asseoir à ses côtés, lorsqu’à l’improviste, un grand tumulte attira leur attention. La foule se précipitait vers le fond du salon où des portes qu’on ouvrait à deux battants laissaient voir dans un vaste jardin d’hiver, chauffé par des poêles en faïence, trois immenses tables dressées pour cent cinquante convives. Le linge damassé et armorié, l’argenterie, les cristaux étincelaient sous la lumière ruisselant des candélabres symétriquement espacés parmi les fleurs, les viandes froides, les charcuteries allemandes, les pyramides de fruits, de gâteaux, de confiseries.

C’était le réveillon de Noël.

— Nous ne nous quittons pas, cher duc, dit vivement Mme de Bonneuil. La princesse m’a fait l’honneur de me donner la présidence d’une de ses tables et a bien voulu consentir à ce que vous y fussiez mon voisin de droite.

— J’en remercierai Son Altesse, répliqua galamment Maligny.

— Elle voulait vous placer près d’elle ; mais j’ai tenu bon et je vous garde. Et d’une voix caressante, elle soupira : — M’en voulez-vous ?

Triomphante, elle l’emmenait. Il semblait si docile qu’intérieurement, elle le comparait à une victime qui eût tendu au sacrificateur son front couronné de roses.

VII

La mise à table des invités de la princesse d’Holstein ne s’opéra pas sans confusion. En dehors d’un petit nombre de favorisés à qui elle avait voulu faire honneur en marquant d’avance leur place, chacun restait libre de se caser à sa guise. Durant quelques instants, ce ne fut que cris et appels de gens qui se cherchaient afin de se donner le plaisir de réveillonner ensemble, dans le voisinage les uns des autres. Des majordomes à la livrée de la princesse, ses dames de compagnie, chargées de rendre son hospitalité agréable, couraient le long des tables, désignaient les places demeurées vides à ceux qui n’en trouvaient pas.

Lorsque les tables furent pleines, on s’aperçut qu’elles étaient insuffisantes pour tout ce monde ; plusieurs invités n’avaient pu s’y asseoir. Le cas était prévu. De droite et de gauche, dans tous les coins de la salle, surgirent des guéridons de deux ou trois couverts. Il fallut encore un moment avant que la princesse qui, debout au centre de la table principale, attendait que tous ses convives fussent assis, pût s’asseoir à son tour et donner l’ordre de servir.

On ne s’étonnera pas que, dans cette poussée tumultueuse, Marguerite eût évité de se faufiler parmi les plus pressés et fût restée au dernier rang. Lorsqu’elle eut enfin pénétré dans la salle du réveillon, elle ne sut où se mettre. Assourdie par le bruit, éblouie par les lumières, par un spectacle si nouveau pour elle, c’est à peine si elle put se rendre compte que l’une des tables était présidée par la princesse, ayant à son côté le ministre de la République française, l’autre par la Chevalier, et la troisième par sa tante, dont le duc de Maligny était le voisin.

D’un regard où se lisait son embarras, elle cherchait vainement un coin pour sa petite personne, lorsqu’une jeune femme, passant près d’elle, l’interrogea d’un ton de sollicitude :

— Que faites-vous là, ma chère enfant ?

— Je cherche une place, répondit timidement Marguerite.

— Venez, nous allons vous en trouver une.

Sans savoir que cette obligeante invitée était une des demoiselles d’honneur de la princesse, mais comprenant qu’elle exerçait quelque autorité dans la maison, Marguerite la suivit jusqu’à l’extrémité de la table que présidait la Chevalier. Une vieille dame au visage grave et doux, dont la toilette, quoique défraîchie, attestait d’anciennes habitudes d’élégance et de luxe, venait de s’asseoir là.

C’est à elle que s’adressa la demoiselle d’honneur :

— Voulez-vous me permettre, madame la marquise, lui dit-elle, de vous donner une aimable petite voisine ?

Un domestique passait. Il reçut des ordres, apporta une chaise, un couvert. Marguerite, toute confuse du dérangement qu’elle occasionnait, prit place en balbutiant des remerciements, tandis que très bonne, très affectueuse, presque maternelle, la vieille dame répétait :

— Je suis charmée, tout à fait charmée. Mettez-vous à l’aise, mon enfant. Je regrette bien de ne pouvoir donner pour compagnon à votre beau printemps que mon triste hiver. Mais je suis bonne femme, vous verrez, et j’aime la jeunesse.

Touchée de tant de grâce, Marguerite se confondit en excuses, en paroles de reconnaissance. Bientôt, sa voisine ayant repris avec un convive placé de l’autre côté la conversation que l’incident avait interrompue, elle retomba dans son silence. Tout en touchant à peine aux mets qu’on lui servait, elle promenait autour d’elle ses regards. D’abord, dans cette vaste et scintillante confusion de feux, de bijoux, de dorures, d’argenterie, de plantes vertes, de figures souriantes, de plumes blanches plantées dans la chevelure poudrée des femmes, elle n’avait rien pu distinguer. Mais, peu à peu, ses yeux s’accoutumant à ce spectacle, les objets se détachaient, se précisaient, s’offraient à son observation de jeune fille précocement mûrie au contact de la vie et à qui rien n’échappait.

Sous certains de ces visages qu’une joie passagère éclairait, elle devinait d’insondables tristesses habilement dissimulées, les cruelles préoccupations qu’engendre la misère, la sourde irritation qu’entretenait chez les émigrés l’incessant renouvellement d’épreuves affreuses et imméritées. Son cœur s’emplissait de pitié pour ses infortunés compatriotes, reconnaissables, les hommes à l’usure de leurs habits de gala qu’ils avaient si rarement l’occasion de revêtir, les femmes au caractère suranné de leurs robes traînantes, contemporaines des splendeurs de Versailles et révélatrices dans leurs plis blanchis par le temps qui les avait rendus ineffaçables de l’immense détresse dont elles auraient pu rendre témoignage.

Par contre sur d’autres visages — visages de Russes, d’Anglais, de diplomates de France ou d’ailleurs — elle lisait la satisfaction vaniteuse du rang conquis, de la fortune possédée, l’arrogance que donne aux âmes vulgaires la certitude de pouvoir réaliser les espoirs qu’elles ont conçus en vue d’assouvir leurs convoitises.

Ces pensées glissaient à travers son esprit sans s’y fixer. Elle en subissait accidentellement l’influence, mais non au point de perdre de vue ce qui, depuis quelques heures, la préoccupait et l’obsédait avec la vivacité d’un devoir qui s’impose et auquel la conscience défend de se dérober, quelque difficulté que présente son accomplissement. Un moment détournée de cette préoccupation, elle en fut ressaisie en apercevant en face d’elle sa tante et le duc de Maligny, absorbés par un entretien dont les jeux de leur physionomie ne lui décelaient que trop le caractère et qui semblait les rendre indifférents à ce qu’on disait autour d’eux.

Désigné aux entreprises des femmes par son nom, son rang, son esprit, sa jeunesse, le duc de Maligny ne pouvait plus se méprendre aux intentions de Mme de Bonneuil. Marguerite, en les observant tous les deux, en s’assurant que l’une jouait visiblement pour l’autre le rôle des grandes coquettes, fut bientôt convaincue qu’il ne s’y méprenait pas. Si cette tante extraordinairement savante en l’art de tromper, de faire des dupes n’avait voulu, comme on disait alors, que couronner la flamme de cet adorateur de rencontre, ou seulement égayer la monotonie de son voyage en se faisant faire la cour, sa nièce, accoutumée à la voir jouer d’autres comédies pareilles, aurait pu, une fois de plus, en être effarouchée, sans ressentir toutefois l’indignation dont elle était saisie depuis qu’elle ne pouvait plus se dissimuler le but de ce déchaînement de galanterie. Cette indignation maintenant redoublait en elle, et ce qui l’affligeait autant qu’elle était indignée, c’était de voir ce jeune homme se prêter avec complaisance à un manège dont sa faiblesse devant ces odieuses tentatives de séduction rendait le danger plus pressant.

Sans doute, il n’y avait en tout cela pour lui que le charme d’une aventure bonne à courir, à laquelle il n’attachait probablement pas plus d’importance qu’à celle qu’il avait ébauchée avec la Chevalier, parce qu’il ne supposait pas qu’elle pût avoir un lendemain. Ce n’en était pas moins, sinon la perte de sa vie, sûrement celle de son honneur qui devait être le résultat de sa docilité. Le malheureux ! De quel air de fatuité souriante il répondait aux agaceries de sa voisine, se jetait tête baissée dans le piège, se laissait engluer ! Marguerite le perçait de ses yeux, le poursuivait de ses regards, regrettait qu’il ne les vît pas, qu’ils fussent sans paroles.

Elle se fût cependant rassurée si, dans son ignorance, elle avait pu comprendre qu’en dépit des encouragements qu’on lui prodiguait le jeune duc ne perdait pas le sang-froid, que, malgré les apparences, il ne se livrait pas, ramené sans cesse à une défiance instinctive par le souvenir des avertissements de Thauvenay. Mais comment eût-elle cru à sa prudence quand tout en lui trahissait la défaite prochaine ? Elle ne voyait que le piège tendu, la victime prête à y tomber. Clouée à sa place par sa timidité, par les convenances, elle se demandait avec angoisse si elle pourrait parler à temps pour le retenir.

Brusquement, son attention fut attirée par sa voisine et par l’opération à laquelle elle se livrait. Ne se croyant pas observée, la vieille dame avait étalé son mouchoir sur ses genoux et y faisait tomber d’un coup de fourchette sec et dissimulé les mets dont elle avait empli son assiette. Successivement disparurent ainsi sous la table une aile de volaille, deux saucisses de Francfort, des petits pains, des gâteaux, des fruits qui de la serviette passèrent promptement dans des poches profondes ménagées sous les jupes.

Que de besoins cachés trahissait ce jeu lamentable ! Des larmes montèrent aux yeux de Marguerite ; à travers le voile qu’elles y mettaient, elle eut le temps de constater que la robe de sa voisine, qui avait été belle autrefois, était à présent toute fripée, que les dentelles du corsage étaient reprisées, les plumes de la coiffure défrisées et jaunies. La misère qui avait passé en tempête sur la noblesse de France émigrée tachait de ses stigmates ces riches atours. Mais le témoignage en était encore plus lamentable, plus humiliant en la forme sous laquelle Marguerite venait de le surprendre. Elle se reprochait de l’avoir surpris.

Elle regarda d’un autre côté pour ne pas gêner sa respectable compagne. Mais celle-ci, comme si elle se fût sentie observée et eût tenu à se justifier, dit avec un accent de simplicité qui rendait plus poignant son aveu :

— C’est pour ma route ; quelques provisions qui pendant deux ou trois jours m’épargneront les dépenses d’auberge.

— Vous allez en voyage, madame ? demanda Marguerite en évitant de faire allusion à cette étrange manière de s’approvisionner.

— Je rentre en France ; j’ai obtenu ma radiation et je pars tout à l’heure.

— Que vous êtes heureuse ! Et comme je voudrais partir, moi aussi !

La spontanéité de ce cri en attestait si clairement la sincérité que la vieille dame, saisie de pitié, eut un mouvement comme pour exprimer à sa jolie voisine le regret de ne pouvoir l’emmener. Mais, elle se contint et se contenta de répondre :

— Oui, je suis bien heureuse ! Et cependant que de changements, que de vides je vais trouver là-bas ! Mon mari et mon fils ont été guillotinés ; ma bru est morte de douleur en laissant son enfant aux mains de nos fermiers. Ces événements m’ont ruinée. Mon hôtel de Paris, mon château du Morvan sont sous séquestre. Tout cela est affreux et je n’aurais pas songé à rentrer en France si mon petit-fils ne me réclamait. Je n’ai plus rien que lui ; c’est pour lui que je rentre et ce sera un grand bonheur de le revoir. Mais je sens bien que je ne suis pas à la fin de mes maux.

— Les maux sont moins cruels dans la patrie que dans l’exil, objecta Marguerite.

— Oui, c’est vrai, poursuivit son interlocutrice, l’exil est le pire de tous. Tout ce que j’ai souffert dans cette Allemagne maudite eût été allégé si je l’eusse souffert dans ma patrie. Donner pour vivre des leçons de piano, comme je l’ai fait, user ses yeux la nuit à raccommoder des dentelles pour accroître un peu ses ressources, se coucher parfois sans souper, se réveiller en hiver dans une mansarde sans feu, ne voir autour de soi que privations et que larmes, tout cela n’est rien quand on a le ciel natal au-dessus de soi et quand on peut, à son gré, aller prier sur la tombe des êtres chéris qu’on a perdus. Mais je vous attriste, chère mignonne. Pardonnez-moi de vous dire ces choses à vous qui ne m’êtes rien et qui ne me connaissez même pas.

— Oh ! madame, s’écria Marguerite, pourquoi vous excuser ? Je suis si fière d’être jugée digne de recevoir vos confidences, si touchée de votre bonté ! Ne voulez-vous pas me dire votre nom ? Je le prononcerai dans mes prières.

— Je suis la veuve du lieutenant général marquis de Prégilbert. Et vous, chère enfant, ne saurai-je pas qui vous êtes ? Vous ne résidez pas à Hambourg, sans doute ; je ne vous avais jamais vue. Vos parents sont-ils ici ?

— J’ai perdu ma mère en venant au monde, confessa Marguerite. Mon père était le comte de Morsang, mort au service du roi, à la suite d’une blessure reçue en combattant dans les rangs de l’armée de Condé.

— Mademoiselle de Morsang ! s’écria la marquise. Mais alors, c’est vous la nièce de la belle personne que je vois là-bas avec notre cher duc de Maligny. Il ne paraît pas regretter d’avoir été placé à son côté, ajouta-t-elle avec une pointe de malice.

Un peu honteuse de cette remarque, Marguerite dit avec mélancolie :

— La comtesse de Bonneuil est la sœur de ma mère. Elle m’a recueillie, il y a quelques années, quand la mort de mon père me fit orpheline.

— Ah ! vous êtes la fille du comte de Morsang, continua la marquise dont l’intérêt parut redoubler.

— On vous avait déjà parlé de moi, madame ?

— Oui, et aussi de votre tante. Sa beauté, sa toilette ont fait sensation. Une émigrée ayant conservé sa fortune, c’est si rare ! Car on la dit très riche, votre tante. Quelqu’un racontait qu’elle est veuve, que vous êtes son unique héritière. Par exemple, j’ai été très surprise en entendant prononcer son nom. J’ai bien connu avant la Révolution une comtesse de Bonneuil, mais ce n’était pas celle-ci et je ne savais pas qu’il en existât deux.

Ce bavardage mettait Marguerite au supplice. Il touchait à ce qui toujours était resté pour elle un mystère, les motifs pour lesquels la femme qui se vantait en toute occasion d’être de la famille de Bonneuil s’en était arrogé le droit et avait substitué ce nom au nom de la sienne ; pourquoi, n’ayant jamais été mariée — Marguerite le tenait de son père — elle se prétendait veuve. Mais ce n’était pas le moment de s’attarder à ces questions. Sous peine de paraître complice des viles intrigues qu’elle n’était que trop fondée à soupçonner, Marguerite devait ne rien laisser percer de ses soupçons, appuyer les dires de sa tante et d’en fournir une explication qui les justifiât.

— Mon oncle de Bonneuil, observa-t-elle, était le dernier rejeton d’une branche cadette.

Loin d’y contredire, la marquise reprit :

— C’est ce que j’ai pensé. Du reste, branche cadette ou branche aînée, les Bonneuil sont d’assez bonne maison, de même les Morsang, pour prétendre aux plus hautes alliances. Puisque l’héritage de la comtesse doit vous revenir, vous êtes un brillant parti et je n’en reviens pas que vous ayez été si peu entourée ici.

— J’en bénis le ciel, madame, puisque cela me vaut de vous connaître.

— Vous êtes charmante, mademoiselle. N’empêche que nos jeunes seigneurs sont d’ordinaire plus empressés autour des héritières, même quand elles ne sont pas aussi jolies que vous.

Marguerite devint toute rouge. Jolie, elle ! Personne ne le lui avait encore dit, si ce n’est sa tante, et encore n’était-ce que pour lui reprocher de ne pas savoir tirer parti de ses avantages personnels.

— Mais, je n’ai que seize ans, madame, fit-elle.

— Je n’en avais pas quinze quand on m’a mariée.

— Et puis, je n’accepterais pas le premier venu.

A ces mots, qui lui échappèrent presque malgré soi, la marquise lui répondit par un sourire doucement railleur et en accentua la signification en disant :

— J’étais pareille à vous, ma petite. Le premier venu, comme vous dites, m’eût fait horreur ; j’ai dû cependant l’accepter quand il s’est présenté, et il a fait le bonheur de ma vie, un bonheur que je ne cesserai de regretter.

Sa vieille figure s’était assombrie ; des pleurs sillonnèrent ses rides et elle parut plier sous le fardeau de ses souvenirs.

— Comment l’en détourner ? se demandait Marguerite, attristée d’être la cause volontaire de cet émoi. Elle en eut bientôt trouvé le moyen.

— Vous allez donc partir, madame ? interrogea-t-elle.

— Dans quelques instants, à sept heures, en sortant d’ici, où je ne serais pas venue si je n’avais eu à cœur de remercier la princesse de ses bontés et de faire mes adieux à quelques amis, compagnons de mon exil. J’ai assisté à la messe de minuit ; ma malle est prête ; le temps de changer de robe et je serai en route. Le voyage m’effraye bien un peu ; il sera long et fatigant ; car je dois le faire en compagnie d’un brave homme de roulier qui m’a offert de me prendre avec son chargement. Il le conduit à Francfort et moi avec, à petites journées. J’espère trouver là les moyens d’arriver jusqu’à Paris.

Marguerite, stupéfaite, se récria :

— En charrette, vous ! Une grande dame et à votre âge !

— Eh bien ! quoi, je ne serai pas la première. Comment faire d’ailleurs ? Je n’aurais pas eu assez d’argent pour payer la poste ou même une place en diligence. Il a bien fallu me résigner à la charrette. En y montant, je songerai à mon mari, à mon fils. Ils y sont montés, eux aussi, et c’était pour aller à la mort ! Mais c’est trop vous affliger, mon enfant. Parlons de vous. Madame votre tante ne songe-t-elle pas à rentrer aussi ? La France doit l’attirer comme elle nous attire tous.

— Hélas ! madame, nous n’en prenons pas le chemin : nous retournons en Russie.

— Mais, vous reviendrez bientôt à Paris. Vous avez de la famille, je crois. Votre père, si je ne me trompe, a perdu un frère dont la veuve n’a pas émigré. Elle sera heureuse de vous revoir.

— Je la connais à peine et pas davantage les autres membres de ma famille paternelle, déclara Marguerite. Leur orgueil n’a pas pardonné à mon père son mariage, une mésalliance, disaient-ils. Sa mort n’a pas désarmé leur rigueur. Je suis pour eux comme une étrangère et n’ai rien à en attendre.

— C’est qu’ils ne vous connaissent pas. Mais quand ils vous auront vue si jolie, si spirituelle et si gracieuse, si digne en un mot du nom que vous portez, ils vous reviendront, je vous l’affirme, et, pour moi, je considérerais comme une bonne action de vous rendre leur tendresse. Quand vous serez à Paris, venez me voir ; je vous aiderai, je vous conseillerai… Ne croyez pas que ce soient là de vaines paroles ; l’engagement que je prends, je le tiendrai si vous me fournissez l’occasion de le tenir, car vous m’avez conquise.

Le cœur de Marguerite se fondait dans un sentiment d’inexprimable confiance. Jamais elle ne s’était sentie l’objet de tant de tendre sollicitude. Ce qu’elle éprouvait, elle fut impuissante à le cacher. Dans un élan irréfléchi, elle se livra tout entière.

— Ah ! madame, soupira-t-elle, je voudrais partir avec vous !

— Et moi, je voudrais bien vous emmener. Mais madame votre tante consentirait-elle ?…

— Son consentement n’est pas nécessaire, interrompit Marguerite en se redressant. Je suis maîtresse de ma vie comme elle est maîtresse de la sienne. D’ailleurs, si je partais, ce serait à son insu. Je possède quelques petites économies ; elles suffiraient à payer mon voyage, et une fois à Paris, en me voyant sous votre protection, peut-être ma famille me recevrait-elle.

Marguerite s’était laissée aller à toute la violence d’une inspiration impétueuse, révélant ainsi les dégoûts, les humiliations, les rancœurs de l’existence à laquelle elle était condamnée. L’affirmation soudaine de sa volonté d’en changer trahissait une si grande détresse d’âme que Mme de Prégilbert, subitement éclairée, ne put que murmurer :

— Ah ! ma pauvre enfant ! Ma pauvre enfant !

Mais déjà Marguerite se ressaisissait, s’apaisait. Comme honteuse de s’être ainsi abandonnée, elle reprit :

— Peut-être me trouvez-vous un peu folle, madame. Daignez me pardonner, je suis si malheureuse !

Elle ne put continuer ; on sortait de table. Dans le tumulte dont les voix joyeuses et le bruit des chaises emplissaient la salle, elle venait de voir le duc de Maligny, séparé de Mme de Bonneuil par la foule, s’avancer de son côté. Leurs regards se croisèrent et se comprirent. C’en fut assez pour dissiper les angoisses et les alarmes de Marguerite. Maintenant, elle était sûre que Maligny cherchait à la rejoindre, à lui parler.

Depuis quelques heures, elle avait en vain voulu l’arrêter au passage, et voilà qu’il venait au-devant d’elle ! Bien qu’elle ne pût encore prévoir quelles seraient les suites de l’entretien qu’elle avait tant souhaité, il lui suffit de constater que cet entretien Maligny ne le désirait pas moins qu’elle-même pour la disposer à considérer comme l’instrument de sa propre délivrance et de son propre salut ce jeune homme qu’elle s’était promis de sauver.

Son cœur fut alors pénétré d’une joie intense qui la transfigura. Mais ce n’est pas cette joie, dissimulée au prix d’un effort prodigieux, qui tout à coup la clouait à sa place. Non, c’était une idée neuve, imprévue, véritable inspiration du ciel, qui subitement s’emparait de son esprit et la faisait se trouver ridicule de ne l’avoir pas conçue plus tôt. Elle demeura un moment comme éblouie. Puis, pareille à l’oiseau qui, d’un vigoureux coup d’aile, s’arrache à des marais fétides et s’élance vers l’azur, elle se tourna radieuse vers la marquise de Prégilbert.

— De grâce, madame, supplia-t-elle, ne quittez pas cette maison sans avoir reçu mes adieux. Je ne vous ferai pas attendre, je reviens, et ce sera pour vous annoncer, je l’espère, que vous ne partirez pas seule et que vous n’irez pas à Paris en charrette.

Sans attendre que la marquise eût dominé l’étonnement que devait lui causer ce langage énigmatique, elle se glissa parmi les groupes pour se rapprocher du duc de Maligny, non sans avoir jeté une fois de plus à sa nouvelle amie :

— Je reviens, je reviens !

VIII

Bien que les avertissements du comte de Thauvenay touchant Mme de Bonneuil et les relations amicales qui existaient entre elle et une comédienne telle que la Chevalier, connue par ses mœurs faciles et sa vénalité, eussent dû disposer le duc de Maligny à la considérer elle-même comme une personne libre de préjugés, faisant aisément litière des convenances mondaines, il savait trop bien à quelle abdication de toute dignité, à quels expédients les souffrances et les misères de l’émigration avaient réduit des femmes de haute naissance, pour s’étonner outre mesure de ce dont s’offensait l’honnête Thauvenay.

En se mettant à table à côté de la comtesse, flatté d’être distingué par elle, entraîné à courir la chance d’une bonne fortune apportée sous sa main par le hasard, il était loin de soupçonner sa belle compatriote d’avoir menti en se parant d’un titre et d’un nom qui ne lui appartenaient pas. Mais, les quelques instants qu’il venait de passer à son côté dans un abandon de confiance, dont elle s’était plue à lui donner l’exemple, suffisants pour dissiper les illusions qu’il pouvait garder encore sur sa valeur morale, avaient en outre éveillé ses doutes quant à la vérité de ses dires et au but d’une bienveillance dont elle lui avait si vite prodigué toutes les preuves que peuvent contenir les paroles.

En jouant cette comédie, elle s’était laissé voir plus peut-être qu’elle ne le voulait. A divers traits, à des expressions triviales, à des mots révélateurs d’une étrange souplesse de conscience, il avait flairé l’aventurière, et quoique non fixé sur ce point, il s’était mis en garde contre ses entreprises tout en se donnant l’air d’être prêt à y succomber. Mais ce jeu avait aussi ses dangers. Elle était si séduisante, la traîtresse, si captivante était sa grâce, si dominatrice la caresse de ses yeux que, quoique résolu à ne pas se laisser griser, Maligny prenait plaisir à s’abandonner aux premières atteintes de l’ivresse, ou plutôt de cette griserie de surface dont son expérience des femmes l’assurait de rester maître.

Dupe à son tour, après avoir fait tant de dupes, elle s’y trompait. Quand il n’était qu’accidentellement emballé, elle le crut asservi, dominé ; elle pensa le tenir pieds et poings liés. Sans rien promettre, elle laissait tout espérer. S’il la pressait, elle se dérobait ; s’il faisait mine de se décourager, de renoncer, elle le ramenait en ayant l’air de s’offrir, et quand sa bouche avait dit non, ses yeux disaient oui. Il devait en être ainsi jusqu’au bout de cette suggestive et brûlante passe d’armes, poursuivie à travers les incidents d’un bruyant souper, sous les regards des deux cents convives, dans des accords d’orchestre qui pimentaient ces heures fiévreuses en les embellissant de tout le plaisir qu’y pouvaient prendre tant de malheureux pour qui elles étaient des heures de grâce, des heures de trêve.

Maligny eût-il conservé sa liberté d’esprit, son sang-froid, si moins assurée de le tenir, la sirène eût redoublé d’efforts pour le mettre hors d’état de se reprendre à son gré ? On en peut douter et lui-même n’aurait pu s’en flatter. Mais un incident, le plus simple des incidents, vint à l’improviste détourner sa pensée de ce qui l’avait absorbée.

C’était à la fin du repas. Ayant relevé la tête, ses yeux tombèrent sur Mlle de Morsang, assise à une autre table, en face de lui, à côté de Mme de Prégilbert. Celle-ci parlait ; Marguerite écoutait, et, tout en écoutant, elle ne perdait pas de vue sa tante et Maligny. L’attention qu’elle leur donnait attira celle du duc. Il regarda mieux et sur ce visage pâle et grave, il crut saisir comme un écho du conseil que lui avait donné le comte de Thauvenay. Il se sentit gêné sous des reproches qu’il devinait, et de même qu’il s’était demandé quelle opinion il fallait concevoir de la tante, il se demanda quelle opinion il fallait concevoir de la nièce.

Dans leur étrange existence, dont il commençait à découvrir les dessous, quel était le rôle de celle-ci ? Victime ou complice ? Victime, elle était bien à plaindre ; complice, elle était bien redoutable, plus redoutable que celle-là, avec ses airs d’innocence, de candeur, de pureté. Mais en lui une protestation s’élevait. Non, ce n’était point là une complice. Une figure juvénile ne peut être menteuse à ce degré. Et alors, c’était bien un avertissement et des reproches qu’on y lisait. La volonté d’en avoir le cœur net s’emparait de lui ; il voulait savoir et il saurait.

Il se rappelait qu’à deux ou trois reprises depuis son arrivée à Hambourg, et tout à l’heure, à son entrée chez la princesse, Mlle de Morsang avait fait effort pour l’approcher. Cet effort, ses yeux, tandis qu’elle causait avec la marquise de Prégilbert, le trahissaient encore. Il se devait d’y répondre. Il y était d’autant plus incité qu’à l’attitude de la vieille dame, qu’il connaissait d’ancienne date et dont il avait maintes fois entendu vanter les mérites et les vertus, il comprenait que les propos de sa petite voisine l’intéressaient, qu’elle les écoutait avec sympathie et compassion. En eût-il été de la sorte si la nièce eût été l’image de la tante et ainsi qu’elle une aventurière ? Dès ce moment, la résolution de Maligny fut prise, et comme on quittait la table il l’exécuta.

La princesse avait fait presser le réveillon, en vue d’une surprise qu’elle réservait à ses invités. Chanteuse à l’Opéra de Paris, actrice de comédie au théâtre Michel, la Chevalier qui, l’année précédente, avait, trois mois durant, donné des représentations à Hambourg, y était réputée pour son double talent. Sa réputation, depuis qu’elle jouait en Russie, n’avait fait que grandir. On savait que le tsar l’admirait, qu’elle était l’étoile de la cour moscovite, qu’à tout instant, elle était appelée à jouer ou à chanter sur le théâtre du palais impérial de l’Ermitage. C’est ce même plaisir qu’avait voulu se donner la princesse d’Holstein en y associant ses invités. Dans le plus vaste de ses salons, on avait, pendant le souper, élevé une estrade, rangé devant l’estrade des banquettes et des chaises, et maintenant, la foule, avertie du rare spectacle qui l’attendait, s’y ruait.

Jalouse d’applaudir son amie, Mme de Bonneuil y avait couru pour être au premier rang, en criant à Maligny de la suivre. Mais il avait feint de ne pas l’entendre. Délivré de sa présence sans qu’elle pût croire qu’il s’en félicitait, il obéissait à la volonté mystérieuse qui le conduisait vers Marguerite. Il venait de la voir fendre les groupes pour venir vers lui, tandis que Mme de Prégilbert restait en arrière pour n’être pas empêchée de s’en aller quand sonnerait l’heure de son départ.

Ils se rencontrèrent au moment où la Chevalier apparaissait sur l’estrade et où l’orchestre, couvrant de ses accords les applaudissements qu’avait provoqués son apparition, préludait à l’air de Gluck qu’elle allait chanter. Alors, en chacun d’eux se produisit un phénomène analogue. En s’abordant, il leur semblait à l’un et à l’autre qu’ils reprenaient au point où ils l’avaient laissé un entretien interrompu.

— Ne voulez-vous pas vous donner la joie d’entendre la grande artiste, mademoiselle ? demanda Maligny.

— J’ai mieux à faire, monsieur, répondit-elle sans hésiter.

Et sans hésiter, lui aussi, il répliqua en posant une question nouvelle :

— Vous vouliez me parler ?

— Oui, je voulais vous parler. Mais comment le savez-vous ?

— Je l’ai deviné à l’insistance de vos regards.

— C’est presque un miracle que nous nous soyons ainsi compris, observa Marguerite. J’y vois la preuve que Dieu m’approuve.

— C’est donc bien sérieux, bien grave ? fit-il en riant, intrigué par ce qu’il y avait de mystérieux dans ces paroles.

— Vous allez en juger, monsieur. Mais où nous mettre pour être sûrs qu’on ne nous entendra pas ?

Il désigna un salon voisin de celui où ils se trouvaient ; il était désert.

— Voyez : là, nous serons seuls.

Elle y entra ; il la suivit, se débattant encore contre les doutes que réveillait en lui tant d’assurance et se demandant si cette délicieuse fille, marchant sur les brisées de sa tante, lui tendait un piège, elle aussi.

A peine ils furent assis qu’elle reprit, comme pressée de le détromper :

— Hier soir, lorsque vous êtes arrivé à Hambourg, vous étiez décidé à repartir ce matin, dès l’aube. Des affaires importantes exigeant votre présence ailleurs, vous ne vouliez pas perdre un instant. Je vous ai même entendu commander des chevaux.

— C’est vrai, fit-il, de plus en plus étonné et défiant ; vous me rappelez même que j’ai oublié de les décommander.

— Puis, vous avez changé d’avis pour des raisons que j’ignore et que je n’ai pas besoin de connaître.

— C’est encore vrai ; un obstacle est survenu qui m’obligeait à rester vingt-quatre heures de plus à Hambourg. Il est maintenant aplani. Mais je ne pouvais supposer qu’il le serait si vite, et quand j’ai appris qu’il l’était, j’ai eu d’autres motifs pour ne pas revenir sur les résolutions qu’il m’avait contraint à prendre, des motifs très légitimes, affirma-t-il, comme s’il craignait que Mlle de Morsang doutât de leur légitimité.

— Gardez-les, vos motifs, fit-elle avec hauteur ; je vous répète que je ne tiens pas à les connaître. Puis, d’un ton radouci, elle continua : — L’obstacle est aplani, me dites-vous ; vos chevaux seront à vos ordres, à l’heure que vous aviez primitivement fixée, puisque vous ne les avez pas décommandés. Remerciez-en le ciel et profitez-en pour partir sans plus de retard.

— Mais ! c’est impossible, s’écria Maligny que troublait encore un peu le souvenir des encourageantes agaceries de Mme de Bonneuil. J’ai promis…

— En ne partant pas dès ce matin, vous vous exposez à de grands dangers, déclara Marguerite.

— De grands dangers ! Lesquels ?

— Ne m’en demandez pas davantage ; mais, croyez-moi, partez, partez au plus vite, répéta-t-elle d’une voix qui devenait suppliante.

La première idée que suggéra à Maligny ce pressant conseil ne fut pas à son honneur ; il inclinait à croire qu’ayant surpris son jeu avec la tante, la nièce en avait conçu quelque jalousie et y cédait en s’efforçant de couper court à une intrigue qui lui portait ombrage. Sa réponse se ressentit de ce soupçon.

— Partir, c’est vite dit, fit-il, non sans impertinence. Mais encore faut-il pouvoir. Et puis, fuir devant des dangers inconnus, des dangers qui n’existent sans doute que dans votre imagination…

— Plût à Dieu que mon imagination seule les eût créés ! Malheureusement, ils existent. Je ne peux les préciser ; mais la preuve en est faite pour moi. C’était mon devoir de vous les signaler. Si vous refusez d’y croire, ce sera tant pis pour vous. Quant à moi, je n’aurai rien à me reprocher.

L’accent de vérité que prit en ce moment la voix de Marguerite le désarma. Il n’osait plus suspecter sa bonne foi ; tout au plus, pouvait-il supposer que les craintes qu’elle exprimait étaient sans fondement ou tout au moins bien exagérées.

— Pourquoi me parler par énigmes ? fit-il. Je ne comprends pas, et, avant de vous obéir, je voudrais comprendre. N’en ai-je pas le droit ?

— Ce que vous devriez comprendre, monsieur, c’est qu’il n’est pas en mon pouvoir d’être plus explicite. Votre incrédulité, si vous y persévérez, entraînera votre perte. Comme il se taisait, elle insista : — Etes-vous sûr que personne n’a intérêt à vous empêcher d’arriver là où vous devez vous rendre et d’y remplir la mission dont vous êtes chargé ? Ce qu’elle est cette mission, je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il y a dans Hambourg des gens qui ont reçu l’ordre de vous arrêter en route et que si, par une fuite précipitée, vous ne vous dérobez pas à leur surveillance, ils ne reculeront devant aucun moyen pour vous retenir.

Ce fut un trait de lumière.

— Votre tante connaît-elle leur projet ? s’écria-t-il. Est-elle leur complice ?

Marguerite baissa la tête, comme accablée.

— Quelle cruauté de me le demander, dit-elle, quand vous savez bien que je ne puis vous répondre !

Il était fixé. Le voile jeté sur ses yeux par une habile ensorceleuse se déchirait, la lui laissait voir appliquée à lui faire perdre un temps précieux pour servir de ténébreux desseins et, du même coup, lui découvrait la preuve éclatante de la naturelle droiture de Mlle de Morsang. Il eut honte de ses injustes soupçons. S’il n’eût craint d’être épié, il se fût agenouillé en la suppliant de les lui pardonner. Sous l’empire de l’émotion dont il était subitement saisi, il lui prit la main, la porta à ses lèvres. D’un accent où se confondaient l’admiration et la gratitude, il dit :

— Rassurez-vous, mademoiselle, je vous obéis ; je vais partir.

Tirant sa montre du gousset de son gilet, il ajouta :

— Il est cinq heures ; à sept heures, j’aurai quitté Hambourg.

— Oh ! que je suis heureuse ! soupira Marguerite rayonnante.

— Mais ne me direz-vous pas pourquoi vous m’avez montré ce piège, à quel mobile ?…

— L’ayant découvert, pouvais-je vous y laisser tomber ? Ne pas vous avertir, n’était-ce pas me faire complice du complot tramé contre vous ?

— Par qui ? par qui ? s’écria-t-il, tout vibrant de colère.

— Ne cherchez pas, ne vous attardez pas à chercher. A quoi bon ?

— Je voudrais me venger, faire expier à ces misérables…

— En vous vengeant, vous attireriez l’attention sur vous et vous êtes intéressé à ce qu’on perde vos traces. Ne songez qu’à fuir, et surtout que personne ne puisse se douter de votre départ, personne, entendez-vous ?

Elle parlait avec tant de conviction et d’autorité, qu’il se soumit comme à un ordre qui lui eût été donné par le roi lui-même.

— Je ferai ce que vous voulez, mademoiselle. Je disparaîtrai sans qu’on le sache et je serai loin quand on s’apercevra que j’ai disparu. Mais je ne vous quitterai pas sans vous exprimer ma gratitude, sans vous dire combien je suis touché de votre dévouement. Vous ne me connaissiez pas, et vous êtes venue généreusement à mon aide en me révélant une clairvoyance, une force d’âme bien rares à votre âge, une noblesse de sentiments surtout que j’admire et qui, dans les tristes temps où nous sommes, devrait être proposée en exemple à tant de malheureux que les épreuves de l’exil ont démoralisés. Le service immense que vous m’avez rendu et que je ne puis, hélas ! reconnaître aujourd’hui comme je le voudrais, je ne l’oublierai jamais ; il a créé entre nous un lien que la mort seule pourrait briser. C’est un hasard qui nous a réunis ; mais si maintenant la vie nous sépare, il est impossible qu’elle ne nous réunisse pas de nouveau, qu’elle ne me donne pas l’occasion de vous prouver la sincérité de ma reconnaissance. On dit des gentilshommes de France qu’ils sont étourdis, légers, facilement oublieux. N’en croyez rien. En quelque circonstance que ce soit, si je puis vous être de quelque secours, vous me trouverez et vous verrez que je sais me souvenir.

Marguerite avait écouté en une sorte de recueillement ce discours chaleureux. Il livrait son cœur à des sensations ignorées. Cette musique, toujours douce à de jeunes oreilles et plus encore quand elles l’entendent pour la première fois, lui semblait à cette heure bien autrement harmonieuse que celle dont les échos lui arrivaient de la salle où, dans la sonorité des voûtes, montait la voix de la Chevalier, mêlée à des accords d’orchestre.

— La Chevalier chante pour deux cents personnes, pensait Marguerite, tandis que ce qu’il me dit, il le dit pour moi, pour moi seule.

Et ravie de constater, en entendant Maligny, que la sincérité de son langage en égalait l’ardeur, elle s’abandonnait à ces rêves que suggèrent si facilement à l’imagination des jeunes filles les promesses de qui a su leur plaire et les captiver. Il avait cessé de parler et elle écoutait encore, sans comprendre que c’est elle-même qui se répétait tout ce qu’il venait de dire, désormais ineffaçablement gravé en elle.

Mais les circonstances étaient trop pressantes pour qu’elle s’attardât longtemps aux perspectives lointaines qu’il avait évoquées. Les rêves d’avenir s’évanouissaient, la remettaient aux prises avec les exigences impérieuses du présent.

— J’accepte avec joie, monsieur, les témoignages de votre reconnaissance, lui dit-elle, et sans plus attendre, j’y fais immédiatement appel. En retour du service que je vous rends, je voudrais vous en demander un.

— Demandez-le, mademoiselle. Ce sera tout bonheur pour moi de vous le rendre.

Marguerite encouragée s’expliqua.

— Une noble dame, une femme de votre monde qui n’est pas une inconnue pour vous, la marquise de Prégilbert, a, comme vous, obtenu sa radiation de la liste des émigrés ; comme vous, elle rentre en France et, comme vous, elle part tout à l’heure. Elle est seule, elle est pauvre. L’exiguïté de ses ressources l’a condamnée à voyager avec un roulier, à passer de longs jours sur les routes, cahotée, exposée à toutes les intempéries de l’hiver. Et elle est vieille et bien affaiblie par les privations de l’exil…

Maligny avait compris dès les premiers mots.

— Inutile de continuer, fit-il. Je vous remercie, mademoiselle, de me mettre à même d’accomplir une bonne action. Je ne souffrirai pas que Mme de Prégilbert affronte les fatigues qu’elle s’était résignée à subir, alors que je peux les lui épargner. Si elle daigne m’accepter pour compagnon de route, c’est dans ma voiture que je la conduirai à Paris.

— Vous consentez ! Vous ne redoutez pas la monotonie d’un tel voyage ! Une vieille femme ! Ce sera moins gai qu’avec la Chevalier.

Cette réflexion malicieuse, dont un joli rire souligna la malice, l’humiliait bien un peu, mais ne l’offensa pas ; il feignit même de ne pas l’avoir entendue et confirma son consentement en reprenant :

— Si Mme de Prégilbert est encore là, je vais lui offrir…

Il se levait, cherchant des yeux la marquise pour aller à elle. Mais Marguerite le retint, et, redevenue pâle, anxieuse, tremblante, elle murmura :

— C’est que ce n’est pas tout.

— Que puis-je encore ? fit-il, prouvant par son empressement à répondre qu’il promettait d’avance.

— Je voudrais que vous me prissiez avec vous, avoua Marguerite, car moi aussi j’ai hâte de revoir la France, des parents qui ne savent ce que je suis devenue. Je ne vous gênerai pas ; il me faut si peu de place : un bout de banquette me suffira.

Stupéfait par cette prière inattendue, Maligny balbutia :

— Mais Mme de Bonneuil ? Vous dépendez d’elle.

— Laissons ma tante ; il ne s’agit pas d’elle, mais de moi. Elle ignore mes intentions. Si elle les connaissait, elle s’opposerait à mon départ. Et comme pour prévenir le refus que l’étonnement de Maligny lui faisait craindre, Marguerite, joignant les mains, l’adjura : — Je vous en supplie, ne me refusez pas. Arrachez une infortunée à l’affreuse vie qui lui est faite. Tirez-la des ténèbres où elle se débat ; ramenez-la vers la lumière. Vous en serez récompensé, monsieur, par la satisfaction de l’avoir rendue au bonheur, à la joie de vivre. Je vous ai sauvé, sauvez-moi !

Debout devant lui, le suppliant, les mains tendues, elle lui offrait un visage baigné de larmes dont elles rendaient la grâce virginale plus éloquente, plus irrésistible. Aussi ne fut-il pas longtemps à se décider. Il saisit le bras de Marguerite :

— Venez, mademoiselle, dit-il. Désormais vous aurez un protecteur et aussi une protectrice, ajouta-t-il en désignant la marquise de Prégilbert qu’il venait d’apercevoir assise à l’écart, dans une attitude d’attente.

La vieille dame tomba des nues en apprenant ce qu’à son insu sa petite voisine de table avait fait pour elle et le succès de cette démarche, dont les offres courtoises du duc de Maligny, aussitôt acceptées que formulées, lui confirmèrent l’heureuse réalité. Mais son saisissement fut plus grand encore lorsqu’elle entendit le duc ajouter :

— Nous ne sommes pas seuls à partir ; Mlle de Morsang part avec nous.

— Eh bien, tant mieux ! s’écria-t-elle quand elle se fut remise de son émoi. Elle est exquise, cette enfant, et je lui avais promis de la faire rentrer en grâce auprès de la famille de son père. Si je n’y réussis pas, elle ne sera pas abandonnée pour cela, car je n’oublierai jamais ce que je lui dois. Par exemple, si je sais comment je vais m’en tirer avec mon brave roulier, fit-elle en se rappelant l’engagement qu’elle avait pris envers lui.

— Ne vous en inquiétez pas, marquise, dit Maligny ; nous lui payerons le prix de votre route, comme si vous aviez voyagé dans sa charrette. Nous lui demanderons seulement de ne pas raconter que vous voyagez avec moi, avec nous. Il importe qu’on l’ignore, à cause d’elle, acheva-t-il en regardant Marguerite.

Ce n’était pas tout, en effet, d’avoir pris ces importantes résolutions ; il fallait les cacher. La nécessité d’en faire mystère obligeait à la ruse. Pour arrêter les moyens de quitter Hambourg sans que Mme de Bonneuil en fût avertie, un accord était indispensable. Ils furent l’objet d’un examen immédiat. Tandis que la Chevalier, après avoir enchanté ses auditeurs en leur prodiguant les richesses de sa voix, se révélait à eux sous une forme nouvelle en leur débitant les plus émouvantes tirades de son répertoire tragique, Mme de Prégilbert, le duc de Maligny et Mlle de Morsang préparaient leur départ en discutant les mesures de précaution qu’il y avait lieu de prendre pour que le secret n’en transpirât pas.

Maligny, au cours de sa vie aventureuse, s’était trouvé aux prises avec des difficultés auprès desquelles celles du moment étaient jeu d’enfant ; Mme de Prégilbert portait dans l’âme la belle intrépidité des femmes françaises, et Marguerite puisait dans sa jeunesse, dans la volonté de changer d’existence, assez d’audace pour ne pas reculer devant l’exécution du plan qu’elle avait imaginé. L’accord fut donc facile, et dix minutes suffirent à le cimenter.

On partirait de chez Mme de Prégilbert. Elle habitait à l’extrémité du faubourg de Saint-Paul, dans une rue qui donnait sur la campagne. C’est là qu’à sept heures la chaise de poste de Maligny, qu’il se chargeait de faire sortir de l’hôtel de Saint-Pétersbourg sans donner l’éveil, irait prendre les voyageuses. Le passeport de la marquise, dont elle s’était munie depuis plusieurs jours en vue de son départ, l’autorisait à se faire accompagner d’une personne à son service dont le signalement n’était pas donné. Mlle de Morsang prendrait provisoirement ce rôle. Quant à Maligny, il était en règle, son passeport délivré à Mitau pour l’Allemagne ayant été visé à la frontière russo-allemande à destination de Paris. Au mois de décembre, les nuits sont longues, le jour est lent à paraître. En se hâtant, on serait hors la ville avant qu’il se fût levé. Une fois là, aucun danger n’était à craindre, alors surtout que ce départ précipité n’aurait pas eu de témoin.

Lorsqu’un dernier mot eut scellé l’entente, Maligny, abandonnant ses amies, se mit à la recherche du comte de Thauvenay qu’il voulait avertir. Il le découvrit à l’entrée de la salle du concert, debout et seul, écoutant de loin la Chevalier. Sa physionomie trahissait les deux sentiments contraires entre lesquels il était tiraillé. D’une part, c’était du mépris pour cette histrionne dont il connaissait l’avilissement, les désordres, l’existence vouée au libertinage et à l’intrigue ; de l’autre, l’admiration que lui inspiraient son talent de chanteuse, sa voix de fée, l’art consommé avec lequel elle communiquait à ses auditeurs, soit qu’elle chantât, soit qu’elle déclamât, l’émotion profonde dont elle semblait animée. Arraché à sa contemplation en entendant prononcer son nom, Thauvenay suivit Maligny. Après s’être assuré qu’on ne regardait pas de leur côté, celui-ci dit :

— Je vous cherchais pour prendre congé de vous, comte, pour vous dire adieu.

— Vous partez, mon cher duc ! Je croyais que vous aviez ajourné votre départ ?

— J’ai réfléchi à ce que vous m’avez confié tout à l’heure au sujet de ces deux femmes, et toute réflexion faite, je préfère quitter Hambourg sans les revoir.

— Vous vous défiez d’elles, n’est-ce pas ?

— Sans aller jusque-là, je trouve prudent de me conformer aux instructions que j’ai reçues à mon départ de Mitau : elles m’enjoignent de me rendre à Bade tout d’une traite. En me versant les fonds qui m’étaient nécessaires, vous m’avez enlevé le seul prétexte qui m’eût permis d’y contrevenir.

— Ma foi, je vous approuve. J’y perds l’occasion de vous présenter des partisans dévoués de notre maître ; mais je le regrette moins si c’est pour le bien de son service. Je vous accompagne jusqu’à votre hôtel ; je veux vous mettre en voiture.

— Gardez-vous-en bien ! Si l’on vous voyait sortir avec moi, on supposerait très probablement que je pars, et tout le monde doit l’ignorer, tout le monde ! répéta Maligny avec force.

— J’obéis, cher duc, j’obéis, concéda Thauvenay.

— Alors, séparons-nous, mon vieil ami. Au revoir, en France, je l’espère.

— Puisse le ciel nous y réunir bientôt !

Ils se tournèrent le dos. Thauvenay reprit son attitude contemplative et Maligny s’éloigna, gagnant la sortie à pas lents comme un homme que rien ne presse ou qui ne quitte qu’à regret un spectacle attachant. Marguerite et la marquise l’avaient devancé du côté de la porte. Il les vit qui causaient avec l’une des dames d’honneur de la princesse, reconnaissable au chiffre en brillants suspendu à son cou. Il comprit que cette obligeante personne s’efforçait de les retenir, les engageait à ne pas quitter encore la fête, mais qu’elles résistaient, alléguaient leur fatigue, le besoin de dormir après cette nuit féerique.

S’étant rapproché, il entendit Marguerite demander comme un service à la dame d’honneur de prévenir la comtesse de Bonneuil qu’elle était allée se coucher.

— Que ma tante ne s’inquiète pas de moi, disait-elle ; Mme la marquise de Prégilbert veut bien prendre la peine de me ramener.

— Elle pense à tout, cette petite, se dit Maligny. C’est plaisir de comploter avec des gens qui n’oublient rien.

Il eût été bien plus satisfait encore s’il eût pu suivre Mlle de Morsang, la voir descendre d’un fiacre devant l’hôtel de Saint-Pétersbourg, dont la porte était restée ouverte à cause des allées et venues de cette nuit de Noël, prendre un flambeau dans la loge sans tirer le veilleur de son sommeil, gagner sa chambre sans bruit, écrire en hâte une lettre qu’elle mit en évidence, jeter dans un sac de voyage les objets nécessaires pour sa route, ses modestes bijoux de jeune fille, le peu d’argent qu’elle possédait, et après s’être en hâte vêtue chaudement, descendre avec autant de prudente dextérité qu’elle en avait mis à monter, et reprendre place dans le fiacre où la marquise l’attendait. C’est pour le coup qu’il eût reconnu qu’elle possédait un sang-froid égal à sa présence d’esprit. Mais c’est ultérieurement et par d’autres preuves qu’il devait s’en convaincre, car lorsque lui-même, quelques instants plus tard, arriva à l’hôtel, où tout dormait encore, maîtres et gens ne s’étant couchés qu’au matin, ces dames n’y étaient plus.

En y entrant, à la lueur des lanternes non encore éteintes, il fut rejoint par un postillon qui conduisait trois chevaux tout harnachés. Il l’interpella en allemand :

— C’est pour le duc de Maligny que tu viens ?

— Oui, monsieur. L’ordre était pour sept heures ; je suis en avance.

— Il faut toujours être en avance. Tu auras un louis pour ton exactitude et tu en auras deux si nous sommes partis dans dix minutes sans réveiller personne ; en plus, je paye triples guides. Voici ma berline, continua-t-il en la désignant parmi d’autres rangées dans une remise. Tu vois que les gros bagages n’ont pas été déchargés.

Électrisé par ces promesses, le postillon se hâtait d’atteler, tandis que Maligny entrait dans son appartement au rez-de-chaussée. Il y trouva son domestique qui sommeillait en l’attendant.

— Alerte, Labrie ! lui dit-il ; ma houppelande, mes bottes fourrées ; boucle ma valise ; nous partons.

Type achevé de ces vieux serviteurs d’autrefois, qui se faisaient honneur, quand leurs cheveux blanchissaient, de n’avoir eu qu’un maître, Labrie était accoutumé à obéir toujours sans s’étonner jamais. En un clin d’œil, il eut aidé M. le duc à changer de costume et exécuté ses ordres. Alors seulement, il fit remarquer que M. le duc n’avait pas acquitté sa dépense d’hôtel.

— Tiens, c’est vrai ! dit Maligny. Comment faire ? J’aurais voulu ne pas troubler le sommeil de ces braves gens et qu’on ne connût mon départ que lorsque nous serons partis.

— Si monsieur le duc veut me laisser faire, conseilla Labrie. Nous avons réveillonné ensemble cette nuit, le veilleur et moi, et à mes frais. C’est donc un ami. En lui graissant la patte et en lui laissant de quoi payer la note…

— Bien, bien, interrompit Maligny, arrange cela avec lui et sois généreux.

Un peu avant sept heures, tout était réglé. La voiture passait sous la voûte de l’hôtel endormi, les chevaux allant au pas, et, une fois dans la rue, prenait d’un train rapide la direction du faubourg de Saint-Paul où Maligny allait chercher ses compagnes de voyage.

IX

Bien qu’au dehors les lueurs naissantes du jour commençassent à blanchir le ciel embrumé, chez la princesse d’Holstein, où les volets des fenêtres hermétiquement clos les empêchaient de pénétrer, la fête ne semblait pas près de finir. La Chevalier ne chantait plus, ne déclamait plus. Mais, les invités de la princesse répandus dans les salons ne songeaient pas à se retirer, retenus encore en cette maison hospitalière par la douceur de s’y trouver réunis et comme par le désir d’épuiser, avant d’en sortir, les jouissances dont les y avait abreuvés la noble femme à qui les moins fortunés d’entre eux devaient de revivre pour quelques heures les jours heureux d’un passé qu’ils regrettaient toujours et toujours de plus en plus.

En se prolongeant, leur réunion avait créé des familiarités. Dans les groupes qui s’étaient formés çà et là, il y avait moins de solennité, moins de gêne qu’au début de la fête. On se connaissait mieux, on était plus confiant ; des sympathies s’étaient révélées, des attirances s’exerçaient dont ici les manifestations de pure amitié faisaient seules tous les frais, tandis que là, elles revêtaient la physionomie de l’éternelle poursuite de l’homme après la femme, mettaient aux lèvres des paroles brûlantes et dans les yeux les mensonges de l’amour qui naît, se déclare ou se dérobe.

En quittant la place où elle s’était mise pour applaudir la Chevalier, la comtesse de Bonneuil, prévenue de la sortie de sa nièce et ravie de n’avoir pas à s’occuper d’elle, avait été d’abord déçue de ne pas revoir Maligny ; déçue, mais non inquiète. Elle était trop convaincue de son pouvoir sur lui pour supposer qu’il tenterait de s’y soustraire. En eût-elle eu le soupçon que le souvenir de leur savoureux entretien aurait suffi pour la rassurer. N’avaient-ils pas décidé de le reprendre dans la journée ? N’est-ce pas sur une prière de lui, sur la réponse encourageante qu’elle avait faite qu’ils s’étaient séparés ? Comment l’idée fût-elle venue à Mme de Bonneuil que, presque assuré de vaincre une résistance de plus en plus affaiblie, Maligny avait renoncé à poursuivre un si brillant combat, à réaliser les espérances qu’il en avait emportées — tels des drapeaux enlevés à l’ennemi et précurseurs de sa défaite ?

— Non, il n’a pas voulu déserter, se disait la comtesse ; il croit me tenir ; mais c’est moi qui le tiens et solidement ; et je vais le revoir tout à l’heure, plus docile, plus épris, tout à ma merci.

Animée de cette conviction, elle alla s’asseoir auprès de la Chevalier, qu’avaient accaparée, à sa descente de son estrade, quelques gentilshommes entreprenants. Groupés autour d’elle, ils se disputaient ses sourires. Elle les leur prodiguait avec insouciance, comme un trésor qu’on sait inépuisable. La présence de Mme de Bonneuil modifia leur attitude et leur langage. Avec une femme de théâtre, ils s’étaient abandonnés à toutes les fantaisies de l’esprit, à toutes les libertés de parole. Une femme de leur monde ou crue telle, devait leur commander plus de réserve, et la conversation, quand la comtesse y eut pris part, changea de ton, devint plus grave, cessa bientôt de les intéresser. Peu à peu, le vide se fit autour des deux Françaises.

— On peut enfin causer librement, dit alors Mme de Bonneuil. Savez-vous, ma belle amie, que si j’ai eu cette nuit la joie de vous applaudir, je vous ai à peine vue ?

— C’est vrai, chère comtesse, et je m’en plains comme vous. Mais je ne m’appartenais pas.

— Oui, votre triomphe a été écrasant, et l’enthousiasme de vos admirateurs m’a fermé l’accès de votre char !

— S’ils pouvaient savoir à quel point leurs hommages m’ont lassée ! fit la Chevalier en étouffant un bâillement. Je tombe de fatigue, ma chère.

— C’est compréhensible ! Une telle nuit succédant à une journée de voyage !…

— Aussi vais-je profiter de ce qu’on ne nous observe pas pour m’éclipser et gagner mon lit. Mais nous nous reverrons cet après-midi, ce soir, car vous êtes à Hambourg jusqu’à demain, n’est-ce pas ?

— Peut-être pour plus longtemps.

— Vraiment ? Et moi qui vous croyais si pressée d’aller retrouver Rostopchine !

— N’empêche que mon départ sera probablement retardé.

Les belles dents de la Chevalier brillèrent dans un rire bon enfant et railleur à la fois…

— Le duc de Maligny, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Allons, avouez comtesse ; vous savez bien que je n’ai jamais trahi une amie. D’ailleurs, il est charmant.

— Oh ! charmant. Si vous y tenez, je vous le laisse.

La Chevalier se levait.

— Je vous ai fait ma profession de foi, reprit-elle. Quand on a un amant comme Koutaïkof, on ne le trompe pas, à moins que…

Elle acheva à l’oreille de son amie une confidence dont celle-ci répéta sur un ton d’admiration le dernier mot.

— L’empereur ! Alors, c’était vrai ce qu’on a raconté ?

— Oui, ma chère, confessa la Chevalier en se rengorgeant.

A ce moment, des exclamations indignées interrompirent l’entretien.

— Mais c’est abominable, c’est une trahison !

— On prévient, au moins !

— Fi ! l’horreur !

Et les bouches qui proféraient ces cris ne riaient plus. Elles témoignaient de la subite colère que venait d’y substituer au rire la sottise d’un domestique qui, sans avertir, avait ouvert une croisée et livré passage à une poussée du jour. La lumière, en entrant, éclairait brutalement les visages blêmis sous le fard, les rides des uns, les traits altérés des autres, les chevelures dépoudrées, la friperie des toilettes ; il accusait l’outrage des ans, l’artifice des attraits de convention et des fausses jeunesses ; il dissipait les illusions des admirateurs qui avaient cru voir des perfections naturelles là où elles n’étaient que miracle d’art et parure d’emprunt.

Ce fut alors un sauve-qui-peut général qu’en l’absence de la princesse rentrée dans ses appartements, ses dames d’honneur essayaient en vain de contenir. Les femmes, les moins jeunes surtout, se précipitaient vers les antichambres, réclamaient leur manteau, leur capeline, leurs socques, s’emmitouflaient en hâte, prenaient d’assaut les fiacres et les chaises à porteurs stationnant dans la rue ou se résignaient à partir à pied.

Avec la confiance superbe d’une beauté qui ne craint pas le grand jour, Mme de Bonneuil avait attendu pour sortir que la cohue se fût dissipée. A la porte, elle trouva une chaise, envoyée de l’hôtel, en exécution de ses ordres. Elle y monta sans regarder aux porteurs et fut stupéfaite, au moment où ils arrivaient au terme de leur course, de reconnaître en l’un d’eux, sous la perruque postiche et les vêtements qui le métamorphosaient, son complice Rivarennes.

Elle le reconnut en le voyant lui ouvrir la portière et lui tendre la main pour l’aider à descendre.

— Vous ! fit-elle avec humeur. Mais pourquoi ce déguisement ? Ne vous avais-je pas promis ?…

— Ah ! ma belle, interrompit-il, n’est pas patient qui veut. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, tant j’avais hâte de connaître le résultat de notre entreprise. Tout à l’heure, n’y tenant plus, j’ai quitté mon lit ; je suis venu rôder aux abords du palais et, dans la hâte que j’éprouvais d’être informé, j’ai eu l’idée de prendre la place d’un de vos porteurs.

Mme de Bonneuil haussait les épaules, et dédaigneuse :

— Quelle folie ! gronda-t-elle. Allez dormir, Rivarennes. Moi, je vais en faire autant, et c’est probablement ce que fait déjà mon amoureux. Oui, mon amoureux, c’est à dessein que je le dis, et cela doit vous rassurer. Il l’est assez pour ne partir que lorsque je le renverrai. Et sur ce, bonsoir, ou plutôt bonjour.

Elle passa fièrement, tandis qu’il saluait très bas.

Une demi-heure plus tard, elle dormait. Mais avant de se glisser dans ses draps, elle avait donné l’ordre à sa femme de chambre de ne pas entrer chez elle et de n’y pas laisser entrer Mlle Marguerite avant midi.

— Personne avant midi, avait-elle répété, sous aucun prétexte.

Quant à monsieur le duc, s’il se présentait pour faire sa cour, on lui répondrait que madame la comtesse aurait l’honneur de le recevoir à deux heures.

Jusqu’à midi, elle reposa avec la tranquillité d’une conscience pure ; et sans doute, elle eut des rêves enchanteurs, car lorsque sa camériste vint la tirer de son sommeil, ses traits respiraient une confiance joyeuse.

— Et ma nièce ? interrogea-t-elle. Prévenez-la qu’elle peut venir m’embrasser.

— C’est que madame… c’est que…

— Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il ? Daignerez-vous vous expliquer, pécore ?

— Mademoiselle n’est pas rentrée.

— Comment, elle n’est pas rentrée ! Devenez-vous folle ?

— C’est comme je le dis à madame la comtesse. Le lit de mademoiselle n’a pas été défait, et sur sa table, j’ai trouvé cette lettre.

Bouleversée et brûlant d’impatience, Mme de Bonneuil arracha la lettre des mains qui la lui présentaient, l’ouvrit, déjà tremblante de fureur et, en ayant dévoré d’un regard le contenu, la brandit en criant :

— Ah ! la coquine, la coquine ! Qui l’eût crue capable d’un tour pareil ?

Et les yeux aveuglés par des pleurs de rage, elle relut le papier révélateur.

« Je prie ma tante de ne pas s’inquiéter de moi. Je rentre en France sous la protection d’amis sûrs et dévoués. Je vais y demander asile à la famille de mon père. Je serai toujours reconnaissante à ma tante de ses bontés. Mais je ne pouvais me résigner à la vie qu’elle mène et qui me devenait d’autant plus odieuse qu’en grandissant j’en sentais mieux la honte. Une telle vie n’était pas celle qui convient à la fille du comte de Morsang. Je dois encore supplier ma tante de ne pas chercher à me reprendre. Si, contre mon espoir, la protection de ma famille paternelle me manquait, je saurais me rendre introuvable. — Marguerite de Morsang. »

D’abord incrédule, la comtesse, après s’être pénétrée de ce billet jusqu’à le savoir par cœur, ne pouvait plus douter de l’événement qu’il lui révélait. Elle le garda un moment entre ses doigts, accablée et pensive. Puis, se parlant à elle-même, elle reprit à mi-voix :

— Cette petite sotte n’a pu machiner toute seule cette fuite. Elle fait allusion à des amis sûrs et dévoués. Qui sont-ils ? Elle ne connaissait personne à Hambourg, et à moins qu’à mon insu, elle n’ait rencontré quelqu’un…

Un nom subitement évoqué en son esprit suspendit ses réflexions. Angoissée par un doute, elle se tourna vers la femme de chambre.

— Courez vous informer de monsieur le duc de Maligny, ordonna-t-elle. S’il est chez lui, priez-le de venir me parler sur-le-champ. Allez, allez vite !

En moins de cinq minutes, la messagère fut de retour. A sa mine déconfite, sa maîtresse pressentit ce qu’elle allait apprendre.

— Eh bien, monsieur le duc ? L’avez-vous vu ?

— J’ai le regret d’annoncer à madame la comtesse que monsieur le duc a quitté Hambourg ce matin.

— C’est bien cela ! s’écria Mme de Bonneuil. Elle s’est fait enlever. Oh ! l’hypocrite, la menteuse, la sainte-nitouche ! Et lui, lui, le misérable ! Comme ils m’ont jouée !

Elle s’était jetée hors de son lit, froissant la lettre dans ses mains crispées, enfilant une robe de chambre, renversant des chaises, faisant voler en éclats un flambeau, une tasse, un miroir, tout ce qui se trouvait à sa portée. Les cheveux sur les épaules, elle arpentait la pièce, jurait, criait, pleurait, s’abandonnait sans contrainte à ses instincts de plébéienne ; sous la jolie femme qu’elle se flattait d’être, renaissait la fille des rues, une mégère capable de toutes les violences. La camériste avait battu en retraite, jugeant prudent d’aller attendre de l’autre côté de la porte qu’on la rappelât.

L’excès même de ces manifestations furibondes devait en hâter le terme. Mme de Bonneuil finit par s’apaiser. Mais son irritation, quoique maîtrisée, n’en restait pas moins vive et, loin de diminuer, s’augmentait au spectacle des conséquences désastreuses qu’allait entraîner la fuite de Marguerite et de Maligny : l’échec désormais certain des plans de la police consulaire, le mécontentement de Rivarennes, la perte d’un gain assuré. C’était bel et bien une irréparable catastrophe.

Et ce qui la rendait plus cruelle à l’orgueil de la comtesse, c’était moins encore l’ingratitude de Marguerite, la trahison de Maligny, la comédie qu’il avait jouée, la honte de s’être laissé si sottement tromper par ses adulations, que la certitude d’avoir été sacrifiée, elle, l’invincible dompteuse de cœurs, la charmeuse, l’ensorceleuse qui ne comptait plus ses victoires, à une petite mijaurée, une enfant encore, que personne n’eût pu soupçonner, tant elle semblait insignifiante, de vouloir se faire sa rivale. Que Maligny lui eût préféré sa nièce, n’eût pas craint de lui infliger cette humiliation, voilà surtout ce qui offensait Mme de Bonneuil, ce à quoi elle ne pouvait se résigner, ce qu’elle ne lui pardonnerait jamais.

Il fallait cependant prendre un parti, avertir Rivarennes, le mettre à même de conjurer les suites de l’événement. Les conjurer ! Comment ? En était-il encore temps ? Partis depuis plusieurs heures, les fugitifs avaient trop d’avance pour qu’on pût se flatter d’arriver à Bade avant eux. Maligny ne saurait plus être empêché d’accomplir sa mission, et les conspirateurs, avertis par lui, de se disperser. Alors, à quoi bon s’exposer à la colère de Rivarennes, à ses railleries ? Mieux valait partir sans plus tarder, sans le revoir, après lui avoir écrit pour le prévenir de ce qui s’était passé. C’est à cette décision que la comtesse s’arrêta.

La nécessité de donner ses ordres en vue de son départ, d’écrire à Rivarennes et à la Chevalier la détourna durant quelques instants des causes qui motivaient sa résolution. Mais lorsqu’un peu plus tard, elle se trouva seule en voiture, sur la route de Russie, l’énergie qui l’avait soutenue durant ses préparatifs se dissipa, ne lui laissant d’autres armes contre son accablement que sa fureur ranimée et l’espoir de se venger.

Cependant ce n’est pas sur Marguerite qu’elle rêvait d’assouvir sa vengeance. Marguerite, après tout, n’avait rien fait qui ne fût de bonne guerre ; elle n’était coupable que d’avoir ajouté foi aux promesses d’un roué et de s’être abandonnée à ses séductions. Le plus grand coupable, c’était lui ; c’est lui que la comtesse entendait poursuivre de ses ressentiments, lui qu’elle voulait châtier. Oh ! se venger, se venger ! Sa pensée, maintenant attachée à ce but, lui suggérait successivement divers moyens d’atteindre l’ingrat.

Elle rêva tour à tour de le dénoncer à la police de Paris comme un royaliste mêlé à des complots contre le Premier Consul, de le déshonorer en l’accusant d’avoir abusé de l’innocence d’une jeune fille encore mineure ; d’aller, en traversant Mitau, exposer ses griefs au prétendant dont elle lui aliénerait ainsi l’estime et la faveur. Mais elle pressentait qu’attaqué par elle, il se défendrait, révélerait au besoin les dessous de sa vie que Marguerite lui aurait livrés, et elle reculait devant l’emploi de ces armes qui seraient peut-être plus meurtrières pour elle que pour lui.

Cependant, en traversant la capitale de la Courlande, et sans se laisser rebuter par l’échec d’une tentative antérieure, elle se hasarda à demander audience au prince que les agents de la République désignaient sous le nom de roi de Mitau. Elle voulait, avait-elle écrit, réclamer de sa bonté un acte de justice. Elle s’offrait en même temps à donner au prince proscrit des renseignements précis sur l’état des esprits dans son royaume. Mais l’audience lui fut refusée. Elle en fut prévenue par un billet sec et laconique, signé d’un des secrétaires du roi. Sa Majesté s’était fait une loi de ne recevoir que les personnes connues de lui ou présentées par l’une d’elles. Si Mme la comtesse de Bonneuil avait des révélations à faire, elle pouvait les consigner dans un mémoire qui serait lu avec intérêt et être assurée de l’entière discrétion de Sa Majesté.

Quoiqu’elle eût dû s’attendre à ce refus, elle y vit un outrage dont elle fut aussi irritée que mortifiée. Dès ce moment, dans les projets de vengeance qu’elle nourrissait contre Maligny, elle confondit le serviteur et le maître. Elle voulait se venger des deux à la fois. Quand l’idée lui en vint, elle allait se remettre en route. Au moment où sa chaise de poste franchissait les barrières de Mitau, elle mit sa tête à la portière et, menaçant de son poing fermé le perfide qui avait su se dérober à ses intrigues, elle murmura comme s’il eût pu l’entendre :

— Nous nous retrouverons, monsieur le duc ; vous apprendrez à vos dépens ce que vaut la haine d’une femme ; et si je ne parviens pas à vous atteindre directement, je vous frapperai dans la personne de votre roi. Je le ferai chasser de son asile, il errera sur les chemins comme un vagabond ; je le réduirai à la mendicité, et la Chevalier m’y aidera.

Si ce serment avait pu parvenir aux oreilles des fugitifs, peut-être se fussent-ils effrayés de la violence qui l’accentuait. Mais ils étaient trop loin pour en recueillir même un écho. Entre eux et leur désormais intraitable ennemie, la distance s’allongeait d’heure en heure, sans que les incidents et les fatigues du voyage eussent troublé le plaisir qu’ils goûtaient à s’en aller ensemble, cœur à cœur, dans une union confiante, vers la patrie qui se rouvrait pour eux.

On cheminait du matin au soir. Les journées, dont les haltes aux relais défrayaient seules l’apparente monotonie, s’écoulaient trop vite à leur gré. Le soir venu, on s’arrêtait dans quelque auberge pour y coucher, et trop longues leur semblaient les nuits qui les obligeaient à se séparer. C’était toujours avec une joie nouvelle qu’au matin, ils se retrouvaient, Maligny incessamment attentif à ce que ses compagnes ne manquassent de rien ; celles-ci touchées de ses soins, la vieille marquise le traitant comme elle eût traité son fils, prodiguant de même à Marguerite sa maternelle tendresse, et Marguerite se dépensant en multiples témoignages de reconnaissance envers ses libérateurs.

Ils n’ignoraient plus rien d’elle. Peu à peu, elle leur avait raconté sa vie, ses malheurs, ses humiliations chez sa tante de Bonneuil, les révoltes de son honnêteté native, provoquées par tant d’intrigues, de lâchetés, de défaillances morales dont elle avait été témoin. Elle leur confiait aussi ses espérances d’avenir, ses résolutions futures, subordonnées encore à l’accueil qu’elle recevrait de sa famille de France.

Ses aveux, ses confidences, les preuves qu’elle donnait de sa raison, de sa droiture de cœur excitaient leur sollicitude pour la pauvre petite abandonnée, la leur faisaient prendre en affection. Ses infortunes passées, sa joie présente, son esprit, sa candeur, sa grâce juvénile, tout ce qui faisait d’elle une créature d’élite contribuait à la leur rendre plus chère.

Elle ne leur disait pas tout cependant. Ces âmes de jeunes filles savent se faire impénétrables. Quand elles y ont enfoui un secret, nulle force au monde ne saurait l’en arracher contre leur volonté. Marguerite avait le sien. Mais Maligny, quelque grande que devînt son admiration pour elle ne le devinait pas, ne le soupçonnait pas. Ce n’est que plus tard qu’il devait apprendre à lire dans ces yeux charmants que si souvent, en cours de route, il surprenait fixés sur lui et qui s’abaissaient aussitôt qu’il y regardait, comme s’ils eussent voulu se dérober à sa curiosité respectueuse et quasi fraternelle.

Après un arrêt de quelques heures à Francfort, les voyageurs, dans la soirée du 4 janvier, arrivaient à Bade. Après avoir installé ses compagnes à l’hôtel, Maligny disparut. Elles ne le revirent que le lendemain. Il était rayonnant.

— J’ai heureusement accompli ce que commandaient le service et l’intérêt de mon maître, leur dit-il. S’adressant à Marguerite, il ajouta :

— C’est à vous, petite amie, que j’ai dû de pouvoir l’accomplir et de conjurer d’irréparables malheurs. S’ils fussent survenus, c’eût été par ma faute et je serais aujourd’hui à jamais déshonoré. Vous m’avez sauvé l’honneur, je ne l’oublierai pas.

— Et moi aussi, je me souviendrai toujours, répondit Marguerite.

Ils entrèrent en France le lendemain.

X

Au printemps de 1802, Mlle de Morsang, recueillie par sa famille paternelle, habitait Paris dans la maison de la vicomtesse de Morsang, veuve de l’unique frère du feu comte. Touchée par ses malheurs, cette tante, une tout autre femme que la tante de Bonneuil, avait eu à cœur de réparer une grande injustice commise par son mari, en faisant oublier à sa nièce un passé douloureux.

Restée en possession de ses biens et n’ayant pas d’enfants, elle avait ouvert sa maison à l’orpheline qui, sous la protection de la marquise de Prégilbert et du duc de Maligny, était venue un jour frapper à sa porte en faisant appel à sa pitié comme à ce que lui commandait le devoir familial. Séduite par sa grâce, son intelligence, son heureux caractère et la droiture de son cœur, elle s’était promptement attachée à elle et se proposait de l’adopter.

Marguerite avait maintenant dix-huit ans.

L’attrait de sa jeunesse se doublait des dons exceptionnels qu’elle tenait de la nature. Dans la société mondaine en train de se reformer à la faveur de l’ordre de choses nouveau créé par le gouvernement consulaire et où sa tante de Morsang commençait à la produire, elle brillait de tout l’éclat du nom universellement honoré et d’une beauté à laquelle ses qualités morales donnaient un plus grand prix.

Ce qui faisait tache dans sa vie, ces années vécues à côté de Mme de Bonneuil, ce passé qu’elle ne pouvait se rappeler sans être humiliée s’était perdu dans la confusion des événements. On l’ignorait, ou tout au moins n’en parlait-on jamais. Elle-même n’y songeait que comme à un mauvais rêve. Si, parfois encore, sa mémoire en attestait la réalité, c’était un motif pour elle de remercier le ciel qui l’avait miraculeusement tirée de ces ténèbres maintenant dissipées et rendue à une atmosphère de sincère tendresse et de rigide honnêteté.

Son existence était douce et s’annonçait heureuse. En rentrant en France, elle avait eu la bonne fortune de retrouver les biens de son père, jadis séquestrés comme biens d’émigrés, encore disponibles. Deux fois mis en vente sans trouver d’acquéreur, le château de Morsang était resté propriété de l’État. Par l’entremise de Talleyrand, cousin du duc de Maligny, auprès de qui celui-ci s’était plu à appuyer ses démarches, elle venait d’en obtenir la restitution.

En lui faisant retour, alors qu’elle était assurée de posséder dans l’avenir la fortune de Mme de Morsang, la possession de ce vaste domaine achevait de la ranger dans cette catégorie de riches héritières où les émigrés, en rentrant en France appauvris ou même ruinés, ne possédant plus que leur nom, cherchaient une compagne qui redorerait leur blason. On le savait, on le répétait et, comme en outre ceux qui la connaissaient la déclaraient aussi accomplie moralement que richement dotée, les demandes en mariage se multipliaient autour d’elle. Mais, jusqu’à ce jour, elle les avait écartées.

Ce n’était pas que les prétendants à sa main fussent indignes d’elle ou incapables de lui plaire ; c’était par système et parti pris. Elle objectait sa jeunesse, un besoin impérieux de jouir le plus longtemps possible de sa liberté, sa volonté de n’épouser que l’homme de son choix et de se donner un long délai pour le choisir.

Pour justifier son attitude et ses refus, elle trouvait en Mme de Morsang une complice toujours prête à la seconder. Cette tante si différente de l’autre et dont chaque jour Marguerite appréciait davantage les mérites et goûtait mieux l’affection ingénieuse, n’était pas pressée de se séparer de sa nièce, joie et charme de son foyer traversé par la mort, où si longtemps elle avait désespéré de voir refleurir le bonheur. Elle appréhendait même le moment où l’oiseau délicieux dont le ramage l’enchantait prendrait son vol, et bien que Marguerite ne cessât de lui répéter que, même mariée, l’affection qu’elle lui avait vouée ne perdrait rien de son ardeur, Mme de Morsang s’attachait à éloigner ce moment.

La nièce et la tante étaient donc d’accord pour écarter les prétendants. Mais tandis que celle-ci s’inspirait d’une préoccupation égoïste que lui dissimulait à elle-même la certitude que jamais Marguerite ne pourrait être plus heureuse qu’elle n’était auprès d’elle, sa nièce obéissait à une préoccupation d’une autre nature. Elle ne se mariait pas parce qu’elle aimait le duc de Maligny et n’eût voulu épouser que lui.

N’osant espérer qu’il la devinerait et que, la devinât-il, il serait assez sensible à ce sentiment pour oublier en quelles conditions et dans quel milieu il l’avait connue, à quel sort douloureux il l’avait arrachée, elle gardait pour elle seule le secret de cet amour, fait d’admiration, d’enthousiasme, de reconnaissance envers l’homme qu’elle appelait son libérateur, qu’elle avait distingué en le voyant pour la première fois et dont les incidents de leur voyage de Hambourg à Paris, avaient ineffaçablement gravé l’image dans son cœur.

Dès leur arrivée en France, elle avait reçu de lui d’inoubliables témoignages d’intérêt et d’amitié. C’est à lui qu’elle devait d’avoir trouvé une mère dans Mme de Morsang ; d’accord avec la marquise de Prégilbert, il avait chaleureusement plaidé sa cause auprès de la famille hautaine et dédaigneuse si longtemps insensible à son malheur, et avait obtenu qu’elle lui rouvrît les bras. Avec le même zèle et le même succès, il avait plaidé cette cause auprès du gouvernement consulaire, et c’est encore à lui qu’elle devait la restitution de ses biens, alors qu’il ne parvenait pas à se faire rendre les siens, déjà vendus quand il avait été rayé de la liste des émigrés.

Ainsi, la fin des malheurs de Marguerite était l’œuvre du duc de Maligny, et indépendamment des qualités qui le rendaient digne d’être aimé d’une femme comme elle, c’en eût été assez pour qu’elle s’attachât à lui avec toute la violence d’une âme passionnée, largement ouverte à la reconnaissance. Mais elle l’aimait encore pour une autre cause. Elle l’aimait parce que la Révolution, qui lui avait tout ravi, ses parents, sa fortune, les chances d’avenir qu’en d’autres temps lui eût assurées sa haute origine le laissait pauvre, à l’égal de ces centaines de nobles qui ne recueillaient, à leur retour dans la patrie, que les débris de leur ancienne opulence.

Sans doute, il continuait à porter haut la tête, à faire belle mine à l’avenir, si sombre qu’il fût. Quand il venait chez Mme de Morsang pour voir Marguerite, ce qui lui arrivait fréquemment, c’était toujours avec la même joyeuse humeur sans que rien décelât les pénibles préoccupations que son destin devait lui suggérer. Mais Marguerite les devinait ; elle était sûre que pour se cacher sous un sourire, pour se dissimuler sous un langage où ne perçait qu’une incessante sollicitude dont elle se sentait l’objet, elles n’étaient pas moins vives, moins angoissantes et que si, pour ne la point attrister, Maligny les avait en entrant laissées à la porte, elles l’y attendaient pour le ressaisir lorsque, sa visite faite, il franchirait le seuil.

Alors, si elle ne se fût contenue, elle lui eût dit :

— Ne vous inquiétez pas de l’avenir, puisque je suis riche et que je vous aime !

Mais ces paroles ne montaient pas à sa bouche ; elles restaient dans son cœur où les clouait la crainte du refus que dicteraient à ce gentilhomme élevé dans des traditions d’honneur les tristes souvenirs de Mme de Bonneuil, la longue cohabitation de sa nièce avec elle, les scandaleuses aventures auxquelles cette enfant avait été mêlée. Que le plus souvent elle ne les eût pas soupçonnées ou que, les découvrant, elle s’en fût indignée au point de s’enfuir pour n’en plus être témoin, c’était certes à son honneur, une preuve de son honnêteté, un argument décisif pour sa défense personnelle, mais insuffisant pour imposer silence aux clameurs que pousserait le monde en apprenant que le duc de Maligny, n’ignorant rien de ce passé, épousait la nièce d’une aventurière toujours vivante et trop jeune encore pour qu’on pût espérer qu’elle était disposée à se repentir, à se faire oublier.

Les appréhensions qui dominaient Marguerite et lui commandaient le silence de ses sentiments s’exerçaient de même sur Maligny. Charmé dès le premier jour par tout ce qu’offrait d’attrayant la jeune fille qui l’avait sauvé d’un péril certain, il ne croyait pas que les services dont, à tout instant, elle lui rendait grâces l’eussent libéré envers elle. Un besoin de gratitude non encore épuisé demeurait toujours en lui, le poussait sans cesse de son côté et lui rendait agréables au plus haut degré les instants qu’il lui consacrait.

S’étant fait une habitude de la voir, la fréquence de leurs relations, en contribuant à lui révéler des mérites d’abord à peine entrevus, avait fini par le convaincre qu’en l’épousant il assurerait son propre bonheur. La fortune à laquelle il était tenu de prétendre s’il se mariait, il la trouvait là, et telle qu’il la pouvait souhaiter. Avec la fortune, Mlle de Morsang lui apporterait sa rare beauté, une âme vaillante, un cœur fidèle. Qu’eût-il pu souhaiter de plus, alors qu’il se sentait aimé et que lui-même, attiré par cette tendresse malhabile à ne pas se trahir, en subissait les effets et commençait à la partager ?

Maligny s’était gardé d’ouvrir son cœur à Marguerite. Il redoutait de l’affliger en ne couronnant pas ses aveux d’une demande en mariage. Mais envers la marquise de Prégilbert, maintenant fixée à Paris, à laquelle il allait souvent porter ses hommages, il n’observait pas la même réserve. Il lui parlait comme à une amie de Mlle de Morsang et comme à la sienne. Il lui faisait ses confidences, la consultait, discutait avec elle le pour et le contre, les raisons qui l’empêchaient d’obéir à son cœur, raisons graves, tirées de l’indignité de la comtesse de Bonneuil.

Elle ne faisait plus doute pour lui, cette indignité, depuis qu’à ce qu’en avait révélé Marguerite étaient venus s’ajouter des renseignements plus précis, propres à éclairer le passé de cette femme, son humble naissance à Bourges, dans le taudis où vivaient ses parents, sa réputation dès avant la Terreur, ses liaisons avec des hommes notoirement tarés, sa conduite scandaleuse à Madrid et partout où elle avait vécu, sous un nom qui n’était pas le sien, ses rapports avec la police et toute son existence enfin, qui n’était plus un mystère maintenant, après avoir trompé tant de gens et fait tant de dupes.

Sans doute, depuis deux ans, on n’en entendait plus parler ; on ne savait ce qu’elle était devenue ; la parenté de Mlle de Morsang avec elle, généralement ignorée, tomberait promptement dans l’oubli, si ce n’était déjà fait. Mais pouvait-on compter que cette intrigante avait dit son dernier mot, qu’elle ne reparaîtrait pas et que quelque chose de sa honte ne rejaillirait pas sur sa famille, sur sa nièce ?

— Quel dommage que la tante soit une traînée, disait tristement Mme de Prégilbert, quand la nièce est un ange !

— Oui, quel dommage ! reprenait Maligny. Voir le bonheur et ne pouvoir y atteindre parce qu’il a plu à une drôlesse d’éclabousser de la boue qui la souille cette belle innocence !

— Je plains de tout mon cœur cette pauvre Marguerite. Mais vos scrupules sont de trop bon aloi pour être désapprouvés.

— Si encore elle était allée ad patres, cette tante maudite ! Elle ne serait plus à craindre ni pour Mlle de Morsang ni pour personne. Mais elle ne paraît pas près de mourir. Et alors, comment songer à un mariage qui peut exposer à de tels dangers ?

Il n’était guère de jour où Mme de Prégilbert n’entendît l’expression de ces regrets et où elle ne fût contrainte de confesser à Maligny qu’elle pensait comme lui.

Les semaines et les mois s’écoulaient ainsi sans apporter à cette situation un dénouement. Elle semblait sans issue, et ce qui la rendait plus douloureuse c’est que les circonstances se combinaient de plus en plus pour obliger Maligny à conjurer la misère qui le talonnait. Nul espoir de rentrer en possession de ses biens, ses dernières ressources en train de s’épuiser, impossibilité de solliciter des secours de son roi brutalement chassé de Russie au commencement de l’année précédente et réduit à vivre d’expédients à Varsovie, où la pitié dédaigneuse du roi de Prusse ne tolérait qu’impatiemment sa présence : telles étaient les difficultés qui pressaient le jeune gentilhomme de prendre un parti définitif, c’est-à-dire de consentir à faire un mariage riche.

Les occasions ne manquaient pas. Toutes les grandes héritières de Paris lui avaient été offertes tour à tour, les mains pleines, et disposées à payer généreusement la joie de devenir duchesse. Mais un mariage qui ne serait qu’une affaire, où son cœur n’aurait aucune part équivaudrait à un supplice, lui serait d’autant plus intolérable qu’il aimait et se savait aimé. Et cependant, comment s’y soustraire, alors que, d’une part, il ne pouvait épouser Marguerite et que, d’autre part, son attachement à son roi lui défendait de se rendre aux conseils de Talleyrand qui lui offrait avec insistance de lui ouvrir, en de brillantes conditions, la carrière de la diplomatie ou celle des armes ?

Il en était là, n’ayant encore rien décidé, ne sachant que résoudre, lorsqu’un jour où il se promenait mélancoliquement dans le jardin des Tuileries, il se trouva, à l’improviste, au détour d’une allée, en présence d’un grand seigneur moscovite, le comte de Markof, ambassadeur de Russie, arrivé récemment à Paris en remplacement du comte de Kalitschef, dont le Premier Consul, fatigué de ses allures malveillantes, avait demandé le rappel.

Markof et Maligny s’étaient connus à Mitau. Également heureux de se retrouver, ils s’arrêtèrent. Les premières congratulations échangées, ils se mirent à marcher côte à côte, en parlant des derniers événements accomplis en Russie, de la paix conclue entre le gouvernement consulaire et le gouvernement impérial, de l’expulsion de Louis XVIII, suivie de si près par le meurtre de Paul Ier.

A propos de la mesure, rigoureuse autant qu’inattendue, prise par le tsar contre le roi proscrit, auquel en d’autres temps il s’était fait honneur d’offrir un asile, Maligny exprima son étonnement. Cette mesure, rien ne la faisait prévoir et rien non plus ne la justifiait.

— Ce fut déplorable, en effet, avoua Markof. Mais que voulez-vous, quand les femmes s’en mêlent…

— Les femmes ! interrompit Maligny. C’est donc une femme ?

— Qui fut cause de tout ? Oui, mon cher. Une femme, une certaine comtesse de Bonneuil, dont votre maître avait encouru la haine.

Stupéfait par cette révélation, Maligny ne put taire sa surprise.

— La comtesse de Bonneuil ! La connaissez-vous, monsieur l’ambassadeur ?

— Je l’ai rencontrée chez Rostopchine et chez Panin. Ils en tenaient pour elle, l’un et l’autre, se la disputaient, et je vous prie de croire qu’elle ne se fit pas faute d’exploiter leur rivalité.

— Je le savais, mais cela ne prouve pas qu’elle ait participé à l’expulsion du roi.

— Rien de plus vrai pourtant. Pour quelle cause voulut-elle se venger de Sa Majesté ? Je l’ignore. Ce qui est positif, c’est qu’elle s’est vengée du roi en le faisant chasser, en plein mois de janvier, mon cher, par un froid de vingt degrés, sous la neige et, avec lui, cette pauvre duchesse d’Angoulême.

— Mais comment ? demanda Maligny, de plus en plus surpris. A quels moyens a-t-elle recouru ?

— Figurez-vous, poursuivit le diplomate russe, qu’à l’époque où elle habitait Madrid — car elle y a résidé, et là comme ailleurs a laissé la réputation d’une… comment dirai-je ?… d’une pas grand’chose — elle trouva moyen de dérober à l’un de ses amants, le duc d’Havré, représentant en Espagne de votre roi…

— D’Havré a été son amant ?

— Vous ne le saviez pas ! Je regretterais de vous l’avoir dit si ce n’était le secret de la comédie. Donc, elle lui déroba une lettre qu’il avait reçue de Mitau et où la cour russe, l’empereur, les grands-ducs, les ministres étaient méchamment caricaturés. Se proposait-elle déjà de s’en servir ? Ne s’en empara-t-elle que pour se donner à tout hasard une arme contre votre maître ? C’est difficile à préciser. Ce qui est vrai, c’est qu’ayant à se venger de lui, ce fut là l’instrument de sa vengeance. Elle montra la lettre à Rostopchine. Celui-ci, pour faire sa cour à l’empereur, la mit sous ses yeux. L’empereur était très excité déjà contre Louis XVIII ; il le soupçonnait de s’entendre avec les Anglais pour contrecarrer ses vues politiques et il venait de lui renvoyer son ambassadeur.

— Le comte de Camaran, oui, je me souviens, fit Maligny.

— C’était d’ailleurs le moment, continua Markof, où Paul Ier, comme s’il eût prévu qu’on voulait sa mort, voyait des ennemis partout ; il tournait à la folie. En apprenant quelle opinion on avait de lui à Mitau, il se livra à tous les transports de sa colère et votre roi fut chassé. J’avais donc raison de vous dire que la Bonneuil a été l’artisan de son malheur. On m’a raconté qu’une comédienne, la Chevalier, et une Mme de Gourbillon, jadis lectrice de la reine de France, y avaient aussi contribué. Mais je n’en ai pas la preuve.

— Et la Bonneuil, comme vous dites, qu’est-elle devenue ? demanda Maligny, écrasé par son étonnement.

— Elle ne fera plus de mal à personne, répondit l’ambassadeur.

Maligny se sentit pâlir, et tout tremblant d’émotion s’écria :

— Elle est morte ? Vous êtes sûr ?

— Tout ce qu’il y a de plus sûr ; morte aux eaux de Pyrmont, dans la principauté de Waldeck, en Allemagne, où, sous prétexte de faire une cure, elle intriguait encore auprès de votre reine qui s’y trouvait. C’était d’ailleurs une rude femme, cette soi-disant Bonneuil, en réalité Adèle Riflon. Croiriez-vous qu’elle était parvenue à capter les bonnes grâces du prince régnant de Waldeck ? Enfin elle a rendu son âme au diable. J’en ai reçu la nouvelle de notre agent dans la principauté.

Markof aurait pu continuer sans crainte d’être interrompu ; Maligny ne l’entendait plus, tout à l’immense joie que lui apportait la nouvelle qu’il venait d’apprendre. Morte, cette maudite femme qu’il considérait avec raison comme l’unique obstacle qui le séparait du bonheur ; délivrée, la chère Marguerite si tendrement aimée, et qu’il s’était vu contraint de fuir, puisqu’il était empêché de lui donner son nom ; devant lui, la route libre désormais et tout un heureux avenir ouvert ! Il ne pouvait plus se contenir et lorsqu’il prit congé de l’ambassadeur, celui-ci, tant il le sentait agité, dut se demander si le duc de Maligny était devenu fou.

Il était fou, oui, mais de bonheur.

Ce jour-là, lorsqu’il se présenta chez Mme de Morsang, c’est elle qu’il demanda d’abord. Il voulait causer avec elle avant de voir Marguerite. Leur entretien dura longtemps. Lorsqu’il prit fin, Mme de Morsang fit appeler sa nièce.

— Monsieur de Maligny veut vous parler, mon enfant, dit-elle.

— Mademoiselle, supplia Maligny si mes trente ans et ma pauvreté ne vous font pas peur, voulez-vous être ma femme ? C’est depuis longtemps mon plus cher désir. Vous saurez plus tard pour quel motif je n’ai pu vous supplier plus tôt de l’exaucer.

Marguerite chancelait, éperdue, et de ses mains tremblantes voilait son visage.

— Que répondez-vous, ma chérie ? lui demanda sa tante.

Ses mains découvrirent ses traits, révélateurs des émotions de son âme.

— Mais… ce motif dont vous parlez ? bégaya-t-elle.

— Il n’existe plus, déclara Maligny.

Elle comprit et murmura :

— Malheureuse femme ! Que Dieu lui pardonne comme je lui ai pardonné ! Nous prierons pour elle, n’est-ce pas, mon ami ?

Elle regardait son fiancé, et dans ce regard, où éclatait son amour, il lut qu’elle se promettait tout entière et se donnait pour la vie.

MADEMOISELLE D’HARMILLY

I

Le 21 janvier 1813, vingtième anniversaire du supplice de Louis XVI, l’abbé Lescot, curé d’une des plus importantes paroisses de Paris, rentrait à son presbytère après avoir, ainsi qu’il le faisait tous les ans à cette date, célébré la messe à l’intention du feu roi, quand son domestique le prévint qu’une visiteuse l’attendait au salon. Il se hâta d’expédier son frugal déjeuner et alla la recevoir.

En l’abordant, il fut favorablement impressionné par ce que la physionomie de cette inconnue, son attitude, son regard, son costume même, révélaient de grâce, de distinction et de goût. Jeune fille ou jeune femme, elle avait vingt ans à peine. Une douillette à pèlerine, en gros drap brun, la couvrait des pieds à la tête. Sous cet ample vêtement, on la devinait svelte et fine. Un chapeau en feutre gris, dont le bavolet cachait sa nuque, noyait dans l’ombre de ses larges bords un visage aux traits réguliers, qu’encadraient les bandeaux noirs des cheveux, descendant le long des joues, et cette ombre éteignait l’éclat des yeux très foncés que semblaient assombrir en cet instant des préoccupations douloureuses.

— Vous avez à me parler, mon enfant ? demanda l’abbé Lescot.

— Oui, Monsieur le curé. Arrivée hier soir d’Angleterre, ma première visite est pour vous.

— D’Angleterre, malgré le blocus !

— J’ai dû faire de grands détours pour entrer en France.

— Et c’est pour me voir que vous avez entrepris ce long voyage ? Qui êtes-vous ?

— Ne reconnaissez-vous donc pas votre petite Antoinette, Monsieur le curé ?

A cette question, où passait un reproche affectueux, le vénérable prêtre, transfiguré par une joyeuse surprise, s’élança, les bras ouverts.

— Antoinette ! Mademoiselle d’Harmilly ! s’écria-t-il. Vous ! vous ! — Il l’attirait à lui d’une étreinte enveloppante, et, paternellement, il l’embrassait, ne s’arrêtant que pour la regarder, comme pour mieux se convaincre que c’était bien elle. — O chère, chère petite, comment aurais-je pu vous reconnaître, continua-t-il, alors que tant d’années se sont écoulées depuis que je vous quittai, à Londres ? Il y a douze ans de cela ! Vous en aviez huit.

— Je suis bien changée, n’est-ce pas ? fit Antoinette en souriant tristement.

— Vous étiez une enfant, tandis que vous voilà jeune fille, une belle jeune fille. Vos parents doivent être fiers de vous.

— J’ai eu la douleur de les perdre, dit avec gravité Mademoiselle d’Harmilly.

— Ils sont morts ! A quelle époque ? Comment ?

— Dieu nous prit ma mère peu de temps après votre départ. Quant à mon père, c’est l’an dernier qu’une courte maladie me l’enleva. Il s’éteignit entre mes bras, et sa dernière pensée fut pour vous, son cher pasteur, comme il disait, notre compagnon d’exil, l’ami des bons et des mauvais jours.

— Que ne m’avez-vous écrit pour m’annoncer votre malheur, Antoinette ?

— Je vous ai écrit, Monsieur le curé, sans espérer d’ailleurs que vous me répondriez. Nous vous avions écrit tant d’autres fois en vain ! Toutes nos lettres sont restées sans réponse, depuis le jour où vous nous apprîtes que vous étiez nommé curé à Paris.

— Je ne les ai pas reçues, déclara l’abbé Lescot. La police impériale les aura confisquées. Dans l’avenir, ajouta-t-il, on ne voudra pas croire que, sous le règne de Napoléon Ier, des gens qui se chérissaient aient pu rester, pendant dix ans, privés de nouvelles les uns des autres. Je n’ai donc rien su de vous, mon enfant, ni de vos parents. Et ils ne sont plus ! Dieu ait leur âme ! Je les ai tendrement aimés. Votre père, quoique plus jeune que moi, avait été mon compagnon de jeux et d’études. Le même village, Veulettes-en-Caux, nous a vus naître, lui dans le château des d’Harmilly, moi dans la maison modeste où vivait ma famille. Nous ne nous séparâmes que lorsque j’entrai au séminaire de Rouen. Mais, le temps des vacances nous réunissait, et notre amitié allait toujours en grandissant. Plus tard, je revins à Veulettes comme desservant, et alors nous ne nous quittions plus. Votre père avait trente ans quand j’eus la joie de bénir son mariage. Bientôt après commencèrent les jours sinistres. Vos chers parents quittèrent la France en 1791. Je les suivis. A Londres où nous nous étions réfugiés, nos existences demeurèrent associées. C’est là que vous vîntes au monde, chère Antoinette.

Mademoiselle d’Harmilly écoutait pieusement l’évocation de ces lointains souvenirs. Mais, en cet endroit du récit de l’abbé Lescot, elle l’interrompit.

— Et c’est vous qui m’avez baptisée, dit-elle avec émotion ; vous aussi qui avez commencé à former mon âme. Je n’ai rien oublié de vos leçons, Monsieur le curé, et je n’ai pas oublié non plus, quoique je fusse bien petite, combien vive fut ma douleur quand vous nous avez quittés pour rentrer en France.

— Oui, la séparation fut cruelle, reprit l’abbé. Mais la tourmente passée, je n’avais pas les mêmes raisons que votre père pour rester à l’étranger. Il avait embrassé la cause du roi, conspiré. Ses biens étaient confisqués, vendus, sa tête mise à prix. Je n’avais pas à redouter de tels périls. Bonaparte relevait les autels. Il faisait appel au dévouement des prêtres français pour le rétablissement de la religion. Je rentrai avec le dessein de retourner parmi mes paroissiens de Veulettes. Mais Dieu en avait décidé autrement, et la volonté du Premier Consul me fixa à Paris, où je suis resté depuis. Enfin, vous voilà, mon enfant. Parlons de vous maintenant. Que venez-vous faire en France ?

Mademoiselle d’Harmilly attendait sans doute cette question, car, en l’entendant, elle releva son front, qui s’était courbé sous le poids des souvenirs, et, résolument, répondit :

— Quoique née dans l’exil, c’est du sang français qui coule dans mes veines. La France est ma patrie. Je voulais la voir, la connaître ; je veux y vivre. Et puis, en y venant, j’ai obéi à mon père. Il m’a ordonné d’y rentrer dès que j’aurais réalisé la petite fortune qu’il m’a laissée, et de m’adresser à vous, Monsieur le curé, pour recouvrer les biens de ma famille, ce château féodal de Veulettes, qu’elle possédait avant la Révolution. Mon père en fut iniquement dépouillé pendant la Terreur. Héritière du nom et des droits des d’Harmilly, je viens réclamer leur domaine, devenu le mien.

La figure de l’abbé Lescot exprimait la stupéfaction.

— Le réclamer ! s’écria-t-il. D’où sortez-vous, ma pauvre enfant ? Etes-vous à ce point ignorante des événements survenus en France depuis vingt ans ? Les biens des émigrés confisqués au nom des lois qu’édicta la Convention ne leur appartiennent plus. Il en est qui sont restés la propriété de l’État, d’autres, et le domaine d’Harmilly est de ceux-là, qui ont été aliénés, vendus au plus offrant. Les lois en vertu desquelles ces opérations ont été faites étaient abominables. Mais l’Empereur les a ratifiées ; dans un intérêt politique, il a régularisé la spoliation.

— Connaissez-vous le propriétaire des biens de ma famille ? demanda Antoinette.

— Il est mort récemment. Il se nommait Julien Randal ; il s’était enrichi comme commissaire aux armées, et c’est en 1800 qu’il devint acquéreur du château et des terres d’Harmilly. Sa veuve s’y est retirée pour la durée de son deuil. J’ai eu occasion de la voir lors d’un voyage que je fis naguère à Veulettes. Elle m’a courtoisement accueilli.

— Je la forcerai bien à me restituer ce qu’elle détient indûment, murmura Antoinette, une menace dans les yeux.

— Elle est plus forte que vous, dit l’abbé Lescot avec douceur ; elle a la loi pour elle, sinon le droit, elle vous résistera. Elle vous résistera, répéta-t-il, et vous n’obtiendrez rien. Elle se considère comme légitime propriétaire de ce que son mari lui a légué ; elle est de bonne foi. Elle croyait en lui, en son honneur, en sa probité. Consentir aujourd’hui à se dépouiller en votre faveur, ce serait reconnaître qu’il commit une mauvaise action jadis en achetant vos biens ; ce serait faire injure à sa mémoire. N’espérez donc rien d’elle, mon enfant. D’ailleurs, fût-elle disposée à cette restitution, il est probable que son fils n’y consentirait pas.

— Elle a donc un fils ?

— Un fils unique, le commandant Jacques Randal, un jeune et brillant soldat que l’Empereur a distingué et qui, par conséquent, jouit d’un grand crédit. Renoncez à engager cette lutte, Antoinette. Vous seriez brisée. Peut-être serait-il plus sage de me laisser le soin de parler de vous à Madame Randal, de l’intéresser à votre sort…

— Ah ! cela, je vous le défends, mon respectable ami, fit Antoinette avec véhémence. M’humilier devant ceux qui m’ont dépouillée, jamais ! J’attendrai.

— Vous attendrez quoi ?

— La chute de votre Empereur et le retour du Roi.

— Vous y croyez ?

— Et je ne suis pas la seule à y croire. Toute l’Europe y croit comme moi. Il n’y a que vous autres Français pour en douter encore. Vous ne voyez donc rien ? Vous ne savez donc rien ?

— Nous savons que les armées impériales ont subi, en Russie, de lamentables revers, avoua l’abbé Lescot. Nous le savons parce qu’on n’a pu nous le cacher. Nous avons lu la vérité sur les visages des revenants, altérés par d’horribles souffrances, dans les vides de nos régiments décimés par les cruelles rigueurs des hivers moscovites, dans des centaines de lettres arrivées aux familles de nos soldats et au reçu desquelles tant d’entre elles ont pris le deuil ? Tout cela est affreux, terrible. Mais, de là à conclure que l’Empire touche à sa fin…

— Il est condamné, Monsieur le curé, affirma Mademoiselle d’Harmilly. La puissance usurpatrice de Bonaparte est frappée au cœur. Vous allez voir le colosse tomber en poussière et les Bourbons réintégrés dans leurs droits. Ce jour-là, Madame Randal et son fils seront bien obligés de rendre gorge.

Elle parlait d’un accent prophétique, avec une énergie farouche qui témoignait de l’ardeur de sa conviction et de la virilité de son caractère, trempé dans les dures épreuves de l’exil. Mais, à l’éclat de ses paroles, l’abbé Lescot opposait une figure paisible, où le doute se manifestait plus visiblement encore que l’inquiétude qu’il ressentait en entendant ces véhéments propos.

— Je crains que vous ne vous fassiez illusion sur les conséquences d’un changement de régime, mon enfant, dit-il avec calme. Quoique les desseins de Dieu nous soient cachés et que nous soyons impuissants à pénétrer l’avenir, peut-être est-il vrai que nous touchions à des événements redoutables et que nous voyions bientôt s’écrouler l’Empire et le roi Louis XVIII revenir. Mais, sachez bien que ce prince, s’il monte sur le trône de ses pères, ne pourra restaurer l’ancien régime et pas davantage ne pas tenir compte des transformations extraordinaires survenues en France depuis vingt ans. S’il veut conserver sa couronne, s’il veut éviter d’ameuter les Français contre son pouvoir rétabli, il sera tenu de reconnaître les faits accomplis, et il lui serait aussi impossible d’obliger les acquéreurs de biens nationaux à les rendre aux anciens propriétaires que de mettre ceux-ci en état de les conserver après les avoir arrachés aux possesseurs actuels. Il n’est pas de pouvoir au monde qui puisse, à cet égard, revenir sur ce qui a été fait.

Cette déclaration, à laquelle l’expérience de l’abbé Lescot donnait une autorité que Mademoiselle d’Harmilly ne pouvait méconnaître, parut ébranler son opinion. Elle s’attendrit soudain, comme si elle se fût apitoyée sur elle-même, et elle soupira :

— Alors, je ne dois rien espérer, ni dans le présent ni dans l’avenir ?

— Dans l’avenir, mon enfant, continua l’abbé, empressé à la rassurer, vous devez espérer que si le Roi revient, il tiendra à honneur de tirer de peine et de dédommager la fille d’un de ses serviteurs les plus fidèles. Ce doit être pour vous plus qu’un espoir ; c’est une certitude. Il en est de même pour le présent, puisque je suis là. Je ne vous manquerai pas.

— C’est que je suis fière, Monsieur le curé, objecta Antoinette. Il ne me convient pas d’être à charge à personne, pas même à vous. J’entends gagner mon pain.

— Mais que pouvez-vous faire, Antoinette ?

— Je suis instruite ; je parle plusieurs langues, je peux les enseigner.

— Institutrice, vous ! Vous consentiriez !…

— J’ai le goût et l’habitude du travail.

L’abbé Lescot ne répondit pas sur-le-champ. Ce que venait de lui dire Mademoiselle d’Harmilly précipitait le cours de ses pensées.

— Eh bien, écoutez-moi, reprit-il soudain. Surtout, ne vous hâtez pas de protester contre ce que vous allez entendre. Avant de repousser l’offre que je vais vous faire, demandez-vous si ce n’est pas le ciel qui me l’inspire et si, en vous conduisant vers moi aujourd’hui, il n’a pas voulu vous ouvrir une voie sûre vers le but que vous étiez décidée à poursuivre en venant à Paris.

— Je ne vous comprends pas, Monsieur le curé, dit Antoinette.

— Vous allez me comprendre, répondit-il. Je viens de vous parler de Madame Randal et de son fils. Ils vivent ensemble au château de Veulettes, avec une enfant née du mariage du commandant.

— Il est donc marié ? interrogea Antoinette.

— Marié et veuf depuis plusieurs années. Sa fille est élevée par Madame Randal. Elles ont passé l’hiver seules à Veulettes. Le commandant était en Russie ; il y fut blessé ; il en est revenu depuis peu, et comme sa santé, compromise par cette terrible campagne et par sa blessure, exigeait des soins, il a, dès son retour, demandé et obtenu un congé à la faveur duquel il s’est rendu auprès de sa mère et de son enfant.

— Mais, en quoi cette histoire peut-elle m’intéresser ? fit Antoinette surprise et défiante.

Un sourire éclaira la douce figure du vieux prêtre. De sa main fine et toute ridée, il toucha le bras d’Antoinette.

— Un peu de patience, dit-il, laissez-moi aller jusqu’au bout. Madame Randal est en correspondance avec moi. Elle m’a écrit récemment et demandé de chercher pour elle une personne honnête, modeste et instruite à qui elle pourrait confier le soin d’élever sa petite-fille.

Il n’avait pas besoin d’en dire plus long. Antoinette devinait à demi-mot où il voulait en venir.

— Je comprends, interrompit-elle. Vous avez pensé que je réunis les conditions qu’exige Madame Randal, et que si je voulais me charger de l’éducation de la jeune personne…

— Oui, j’ai pensé cela, confessa l’abbé Lescot.

— Je refuse, répliqua sèchement Mademoiselle d’Harmilly. Je veux bien entrer dans le château de mes parents, mais en maîtresse, et non en mercenaire.

— Alors, vous n’y entrerez jamais, mon enfant. Vous n’avez aucun moyen de faire valoir vos droits, tandis que si vous consentiez à user de ruse, à vous associer, sous un nom d’emprunt, à la vie de Madame Randal et de son fils, sans doute arriveriez-vous à vous faire aimer avant qu’on sût qui vous êtes. Quand vous auriez, par votre dévouement, conquis l’affection des châtelains de Veulettes, vous leur révéleriez votre nom, vos désirs, et peut-être alors les disposeriez-vous à payer, d’une restitution qui vous est due, ce dévouement dont vous leur auriez fourni maintes preuves. C’est une partie à jouer, ajouta l’abbé en finissant. Il est impossible d’en prévoir l’issue. Mais vous pouvez la gagner, sans qu’il en coûte rien à votre dignité, à votre orgueil. Croyez-moi, chère Antoinette, ne renoncez pas à tenter l’aventure. Comme je vous le disais, je suis convaincu que c’est le ciel qui m’a inspiré.

Maintenant Mademoiselle d’Harmilly commençait à ne plus douter de la possibilité de trouver le succès dans l’entreprise que lui conseillait l’abbé Lescot. Cette entreprise, d’ailleurs, ne répondait-elle pas à de secrets et anciens désirs ? Que de fois, en son exil, elle avait songé aux lieux sacrés où ses ancêtres vécurent, où son père était né ! Que de fois elle rêva d’y entrer un jour, de les parcourir, d’y chercher les traces du passé ! Si souvent elle en avait entendu la description qu’il lui semblait qu’en y entrant, loin d’éprouver une surprise, elle ressentirait les émotions pénétrantes du retour dans une maison familière et aimée. En y pensant, elle ne se disait pas qu’elle voulait les voir, mais qu’elle voulait les revoir, comme si elle les eût déjà vus. Par conséquent, en lui ouvrant les portes, son vénérable ami allait transformer en une réalité les illusions dont elle s’était si souvent bercée, et elle ne protestait plus contre ses conseils.

— Que votre volonté s’accomplisse donc ! murmura-t-elle.

— Dites celle de Dieu, Antoinette.

— Je me livre à lui, à vous. Ordonnez, Monsieur le curé, j’obéirai.

Le sort en était jeté. On n’échappe pas à sa destinée. Tête baissée, elle se précipitait au-devant de la sienne.

II

Quinze jours plus tard, à la tombée de la nuit, sous une pluie de neige, la diligence qui faisait, à cette époque, le service quotidien de Rouen au Havre, s’arrêta à l’entrée de Motteville-en-Caux, un gros bourg à mi-chemin entre ces deux villes, devant les bâtiments de la poste aux chevaux, où il était d’usage qu’elle relayât. Tandis que le postillon, qui avait dégringolé de son siège avec l’empressement d’un homme dont la tâche va prendre fin, commençait à dételer, le conducteur, descendu derrière lui, ouvrit la portière du « coupé », et, interpellant une voyageuse qui s’y trouvait seule, il lui dit :

— Vous êtes arrivée, Mademoiselle.

— Nous sommes à Motteville ? demanda-t-elle en écartant les couvertures dont elle était enveloppée. Déjà !

— Voilà un déjà dont l’honneur revient aux chevaux, fit en riant le conducteur. Le fait est qu’ils ont rudement marché, malgré ce chien de temps. Nous arrivons en avance d’une demi-heure.

Tout en parlant, il aidait la voyageuse à mettre pied à terre. Puis, la laissant sur la route, toute blanche et ouatée de neige, il alla délivrer les voyageurs qui occupaient « l’intérieur » et la « rotonde ». Ils descendirent à leur tour, ahuris et grelottants. Le conducteur ajouta très haut, de façon à être entendu de tous :

— On s’arrête ici, le temps de souper.

A côté de la poste aux chevaux, il y avait une auberge. L’obscurité de la nuit ne permettait pas de voir de prime abord son enseigne : un lion en zinc doré qui se balançait, au-dessus de l’entrée, accroché à une potence en fer fixée dans la muraille. Mais, par les vitres des fenêtres closes, resplendissantes de vives lueurs, on apercevait une cuisine dans laquelle plusieurs personnes allaient et venaient autour d’une cheminée vaste et haute, où des flammes dansaient sur des bûches énormes, à demi consumées, dessinant les contours bardés de lard d’une demi-douzaine de perdreaux embrochés qu’on voyait tourner avec une sage lenteur devant les braises incandescentes qui les rôtissaient, et, à côté de cette cuisine, une autre salle, éclairée par des quinquets suspendus au plafond et dont un couvert, déjà dressé en vue des arrivants, occupait le centre.

En attendant ses malles, la voyageuse allait suivre dans l’auberge ses compagnons de voyage quand, d’un chemin de traverse faisant face au relais, déboucha à l’improviste une lourde berline dont les lanternes argentaient la route autour d’elle, et attelée de deux vigoureux chevaux que conduisait un domestique en livrée. Au bruit de cet équipage, la voyageuse s’était retournée. Debout, au seuil de l’auberge, à laquelle on accédait par trois degrés, elle le regarda venir, curieusement, un peu anxieuse, comme si cette apparition eût répondu à quelque inquiétude dont elle avait négligé de faire part au conducteur. Et la berline s’étant arrêtée à quelques pas d’elle, elle pensa :

— C’est moi qu’on vient chercher.

Comme pour lui donner raison, un homme de haute taille, enveloppé d’un manteau s’élança de la voiture sur la route et, avisant le conducteur qui retirait une malle de dessous la bâche de la diligence, il lui cria :

— Dites-moi, mon brave, Mademoiselle Antoinette Lescot, de Paris, se trouve-t-elle parmi vos voyageurs ?

— Elle est derrière vous, Monsieur.

Sur cette réponse tombée du ciel, le nouveau venu fit volte-face, et, dans le cadre de la porte, lui apparut Mademoiselle d’Harmilly, baptisée, pour la circonstance, du nom du vieux prêtre, son protecteur et son conseiller, qui n’avait pas craint de recourir, en vue de ses projets, à un mensonge d’ailleurs bien innocent, et d’annoncer comme sa nièce à Madame Randal, l’institutrice qu’il lui envoyait.

— Me voilà, Monsieur, fit celle-ci.

Elle allait descendre les degrés de l’auberge pour venir au-devant de lui. Mais, d’un geste, il l’en empêcha.

— Restez, restez là où vous êtes, Mademoiselle. Inutile de mettre vos pieds dans la neige et de vous exposer davantage à ce froid de loup. Bon pour moi, qui ai pataugé dans les boues glacées de la Russie. Ça me connaît, la neige et le froid, mais vous !… Il l’avait rejointe, et, ôtant son chapeau, il la salua : — Je suis le commandant Randal, Jacques Randal, le papa de la fillette dont vous avez bien voulu entreprendre l’éducation. Enchanté de vous souhaiter la bienvenue dans notre Normandie. Peut-être la trouvez-vous peu avenante sous sa parure d’hiver. Mais, patience, elle vous réserve des surprises. Elle est belle au printemps, très belle, vous verrez, avec sa mer aux rives boisées…

La voix qui parlait ainsi était chaude, d’un timbre clair, pénétrant, et prévint Antoinette en faveur du commandant. Elle se raidit contre cette impression, qu’elle regrettait. Ce Randal, héritier légal du château d’Harmilly, n’était-il pas pour elle un ennemi ? Que venait-elle faire auprès de lui, auprès de sa mère, si ce n’était ruser et tenter de leur arracher le domaine qu’ils ne voulaient pas rendre ? Comme elle eût préféré n’avoir pas à se défendre contre la sympathie que, rien qu’en entendant Jacques Randal, elle venait de ressentir !

— Espérons qu’il n’a de séduisant que la voix, et que son plumage ne ressemble guère à son ramage, se dit-elle, impuissante à le dévisager, enveloppé qu’il était pour la nuit. Puis, comme il fallait lui répondre, elle le remercia :

— Je suis confuse, Monsieur, que vous vous soyez donné la peine de venir à ma rencontre.

— Je tenais à être le premier à vous saluer, fit-il. Et puis, la route est longue d’ici à Veulettes, trois bonnes heures, et, par ce temps, par la nuit, je n’ai pas voulu vous laisser voyager seule. Mais, entrons dans l’auberge. Vous vous y chaufferez un moment avant que nous ne partions. Au fait, continua-t-il gaiement, je dispose de vous sans m’informer si vous ne désirez pas souper ici. Le souper nous attend au château. Mais pourrez-vous, jusque-là, rester sans manger ? Décidez, Mademoiselle.

Il n’y avait plus à nier, l’accueil était meilleur qu’elle ne le supposait et qu’elle ne l’avait souhaité. L’instinctive défiance qui l’animait depuis son départ de Paris était de plus en plus ébranlée.

— Je n’ai besoin de rien, Monsieur, répondit-elle. Je souperai en arrivant à Veulettes.

— Entendu, répliqua-t-il. Seulement vous me permettrez de vous offrir dès à présent un peu de vin chaud pour vous dégourdir.

Elle voulait refuser. Mais il ne lui en laissa pas le temps. Il la précédait dans la cuisine, allait parler à la maîtresse de l’auberge et ne revint qu’après avoir donné ses ordres. C’est alors seulement, et comme il revenait de son côté, qu’Antoinette vit sa figure, une figure aimable, fine, vivante, exprimant tout à la fois la bonté et l’énergie : la bonté dans des yeux clairs, rieurs et doux ; l’énergie dans la structure des traits, qui eussent semblé durs sans ce regard tantôt timide comme celui d’un enfant, tantôt empli de volonté souveraine et fière comme celui d’un jeune dieu. On ne pouvait plus l’oublier, ce regard lorsqu’il s’était reposé sur vous, et pas davantage ces cheveux blonds qui coiffaient la tête de leurs boucles courtes et frisées ; ni cette moustache rousse, épaisse, couvrant la bouche et balafrant, de ses extrémités tombantes, les joues légèrement rosées. Il était bien de race gauloise, ce brillant soldat, dont un uniforme d’officier de chasseurs en petite tenue dessinait les formes sveltes quoique vigoureuses. Décidément le plumage ressemblait au ramage, et Antoinette dut le confesser lorsque, assise à une table où on leur servit le vin chaud qu’il avait commandé, elle l’eut en face d’elle et put librement le voir et l’entendre.

Elle ne s’était pas attendue à le trouver tel, et une émotion singulière s’empara d’elle lorsqu’en le comparant, par le caprice de sa pensée, à de jeunes gentilshommes royalistes qu’elle avait connus à Londres, elle dut conclure de la comparaison que, parmi eux, il n’en était guère qui égalassent par la grâce du visage, la distinction des manières et l’agrément de l’esprit, ce guerrier de Bonaparte, ce sabreur, ce soudard qui avait parcouru les champs de bataille de l’Europe sans y rien laisser de sa sensibilité. Et ce qu’elle éprouvait ainsi à l’improviste, en le voyant si différent de l’idéal qu’avant de le connaître elle s’en était fait, fut si troublant qu’elle eut presque le regret d’avoir cédé aux conseils de l’abbé Lescot et tenté l’aventure qui la jetait à l’improviste dans un coin perdu de Normandie avec, pour compagnon de tous les instants, cet homme, tout charme et tout séduction, dont elle sentait au même moment les yeux fixés sur elle avec la ténacité d’une admiration impérieuse et subtile.

— Sapristi, Mademoiselle, dit-il tout à coup, M. l’abbé Lescot, votre oncle, a négligé de prévenir maman que sa nièce était une très jolie personne.

Le propos, tel qu’il fut prononcé, n’avait rien de malséant, et il ne vint pas à la pensée d’Antoinette de s’en offenser. Mais elle s’attendait si peu à cette remarque flatteuse qu’elle en resta saisie et ne put que murmurer :

— Oh ! Monsieur, Monsieur…

— De grâce, Mademoiselle, supplia Jacques Randal, ne prenez pas mes paroles en mauvaise part. Constater une vérité qui crève les yeux n’est point vous faire injure. J’ai voulu vous dire que peut-être, en vous voyant, maman vous trouvera trop belle pour l’humble emploi que vous venez remplir chez nous et trop belle aussi pour vivre sous le même toit que son fils. Que voulez-vous ! la pauvre chérie, malgré mes trente-quatre ans révolus, me traite encore, quand je suis près d’elle, comme au temps où j’étais petit. Elle se figurera qu’à demeurer en votre compagnie je vais prendre feu. Et il est certain… Allait-il continuer ? Antoinette, dont une poussée de sang empourprait les joues, se le demandait avec inquiétude lorsque Jacques, changeant de ton s’écria : — Je crois, Dieu me pardonne, que je deviens fou. Veuillez m’excuser, Mademoiselle, je vous trouve délicieuse. Mais c’est la première et la dernière fois que je vous l’aurai dit. Maintenant, poursuivit-il, si vous le voulez bien, nous partirons.

Il se levait pour sortir. Antoinette, rassurée, l’imita et le suivit. A la porte de l’auberge stationnait sa voiture. Sur l’ordre du commandant, elle vint se ranger au ras du petit escalier, et, en faisant une enjambée, Antoinette put monter sans que ses pieds, réchauffés dans la cuisine de l’auberge se fussent refroidis au contact de la neige, qui, continuant à tomber à gros flocons, couvrait la route d’une couche épaisse qu’on voyait en quelque sorte se durcir dès qu’elle avait touché le sol. Le commandant s’élança à côté de la jeune fille, après avoir veillé à ce que ses malles fussent solidement attachées à l’arrière de la voiture et s’assit en se faisant très mince, afin de ne pas la gêner. Il ferma ensuite la portière et on partit. Alors, prenant une couverture, il l’étendit avec sollicitude sur les genoux d’Antoinette en lui disant :

— Laissez-moi vous envelopper, Mademoiselle ; je suis responsable de vous ce soir, et je serais désolé si, par ma faute, vous preniez du mal… Il s’appliquait à ce qu’elle fût couverte et s’assura que les stores étaient levés, puis il reprit : — Espérons maintenant que nous arriverons à bon port et sans encombre. Et puis, vous savez, si vous avez envie de dormir, ne vous gênez pas, et n’allez pas vous croire obligée de veiller à cause de moi.

— Mais je n’ai pas sommeil, Monsieur, objecta Antoinette, en souriant.

Elle s’amusait de cette espèce d’attention et de bonne grâce, et malgré tout, elle en était touchée, pensant que cet homme, qu’on disait si vaillant et si redoutable les armes à la main, devait être, dans l’intimité, très facile à vivre, et, se rappelant à cette heure, sans trop savoir pourquoi l’épisode d’Hercule aux pieds d’Omphale :

— Alors, si vous n’avez pas sommeil, nous pouvons causer, dit Jacques Randal. Je regrette bien que l’obscurité vous empêche de distinguer les sites devant lesquels nous allons passer. Ils sont très beaux.

La voiture, au sortir de Motteville, s’était engagée dans un chemin creux, entre des murs de ferme, ces murs en terre, gazonnés et plantés, à leur crête, de chênes et de hêtres, qui donnent aux paysages normands une physionomie si particulière. Elle roulait sans bruit sur le tapis de neige qui blanchissait, de tous côtés, les vastes espaces, les arbres, les chaumes, les fossés, les talus. Puis elle déboucha dans une plaine immense et nue, où la route circulait à travers les prairies ensevelies, elles aussi, sous le linceul blanc qui, jusqu’aux limites du lointain horizon, se détachait sur le fond obscur du paysage.

Au delà de cette plaine, on suivit, sur une assez longue distance, des hêtraies qui s’étageaient au long des pentes, à droite et à gauche du chemin. Avec leurs troncs droits, dépouillés jusqu’au faîte et qui s’alignaient en des colonnades sans fin, ces hêtraies ressemblaient à des nefs de temple que la nuit eût rendus redoutables et qu’on eût dit destinés à la célébration de mystères sacrés.

Impressionnée par ce paysage, qu’elle devinait plus encore qu’elle ne le voyait ; intimidée par la présence de ce Jacques Randal, tout à l’heure inconnu d’elle et qui si rapidement venait de prendre place dans sa vie, Antoinette se taisait, et, à la faveur du silence, elle réfléchissait à l’étrangeté de son aventure. Seule avec un ennemi, dans cette voiture, par cette nuit d’hiver, au cœur d’un pays sauvage et désert ! Qu’eût-il fait, s’il eût appris soudain qui elle était ?

— Si je lui criais mon nom, se disait-elle, s’il apprenait que je suis Mademoiselle d’Harmilly et pourquoi je suis venue à Veulettes !…

Elle frissonna, saisie de terreur, en pensant qu’un homme comme lui, qui avait tué tant de gens dans les combats, n’hésiterait peut-être pas à l’assassiner pour se débarrasser d’elle et de ses réclamations. Mais, presque aussitôt, elle se rassura. Le commandant lui parlait, et cette bonté d’âme qui l’avait émue tout à l’heure se trahissait de nouveau dans la simple question qu’il lui posait :

— Ne vous ennuyez-vous pas trop, Mademoiselle ? Ce voyage n’est pas bien gai.

— Je ne m’ennuie jamais, Monsieur, répondit Antoinette. J’ai dans l’esprit assez de préoccupations, dans la mémoire assez de souvenirs pour y puiser de quoi alimenter mes pensées.

— C’est comme moi, reprit Jacques Randal, mon cerveau est rarement inoccupé, et quand je suis seul ou silencieux, je n’ai qu’à y regarder pour partir en de longues courses vers le passé que je revis, ou vers l’avenir, que je cherche à deviner.

— Il est moins sûr de chercher à deviner l’avenir que de revivre dans le passé, objecta Antoinette. Le passé ne peut nous tromper, tandis que l’avenir…

— Oui, mais souvent il est triste, le passé, observa gravement Jacques Randal, et on ne peut guère l’évoquer sans que, du même coup, s’éveillent les regrets, regrets pour les êtres aimés qu’on a perdus, regrets pour les occasions d’être heureux dont on n’a pas su profiter, regrets pour les fautes qu’on a commises ou qu’ont commises nos parents et dont nous portons la responsabilité, même quand nous avons tout fait pour les conjurer.

La phrase s’acheva dans un soupir, avec une expression de mélancolie dont Antoinette n’aurait pas cru le commandant capable. A quelles fautes, siennes ou d’autrui, avait-il fait allusion ? Peut-être à celle dont elle-même était la victime, à ce crime consommé par le vieux Randal le jour où, à la faveur des lois révolutionnaires et au mépris de droits éclatants, il s’était substitué au marquis d’Harmilly dans la possession du domaine de Veulettes. Son fils regrettait-il le fait accompli ? Est-ce là ce qu’il avait voulu dire ? Antoinette aurait beaucoup donné pour savoir. Mais, comment l’interroger ? Par quel procédé lui en arracher plus long ?

— Vous parliez d’êtres aimés et disparus, demanda-t-elle pour ne pas laisser l’entretien s’égarer sur un autre sujet. Avez-vous donc connu déjà les deuils cruels, les morts qui nous déchirent l’âme ?

— Ne savez-vous point, par l’abbé Lescot, que je suis veuf d’une femme que j’adorais, la mère de ma fille, et que mon père nous fut ravi l’an dernier ?

— Veuillez m’excuser, Monsieur, j’avais oublié.

— Mais, vous, Mademoiselle, avez-vous eu aussi la douleur de voir mourir ceux que vous chérissiez ?

— Je suis orpheline, répondit-elle simplement.

— Alors, je vous plains, car vous avez dû beaucoup souffrir.

— J’ai beaucoup souffert, poursuivit-elle en se laissant entraîner. Mais du moins, je n’ai pas à déplorer ces fautes qui, commises par nous ou par nos parents, nous laissent des regrets, disiez-vous, et qui nous rendent parfois pénibles les retours vers le passé. Mon passé, celui de ma famille, je peux y regarder sans crainte, affirma-t-elle fièrement. Nous avons été souvent victimes ; nous n’avons jamais victimé personne.

Ces mots à peine prononcés, ses yeux qui, peu à peu, s’étaient faits à l’obscurité, surprirent un mouvement de tête de Jacques Randal. Il la regardait comme pour l’interroger et la pousser à s’expliquer. Elle préféra se taire. S’expliquer ! Déjà, alors qu’elle connaissait encore si peu le terrain sur lequel elle s’aventurait ! Non, la prudence commandait d’attendre. Elle ne répondit donc pas à la question muette qui lui était adressée. Il y eut encore un court silence. Puis le commandant reprit :

— Etes-vous, comme votre oncle l’abbé Lescot, née dans le pays, Mademoiselle ?

— Je suis née à l’étranger. Mon père avait émigré. Mais, je suis bonne Française, ajouta Antoinette.

— Alors, vous avez dû gémir sur les désastres de la patrie, sur les défaites des armées impériales en Russie, sur tant de cruelles infortunes et de malheurs qui ont accablé l’Empereur ?

A ce moment, Antoinette ne se contint plus, et une réplique qui pouvait la trahir s’échappa de ses lèvres :

— Son ambition les a provoqués, s’écria-t-elle.

— Ah ! Mademoiselle est royaliste ? fit ironiquement Randal.

— J’ai été élevée dans l’amour des Bourbons.

— Peut-être serait-il plus généreux de ne pas le proclamer devant un homme qui ne sépare pas la cause de Napoléon de celle de la France et qui les a défendues l’une et l’autre au prix de son sang et de souffrances atroces dont il n’est pas encore remis.

Les paroles du commandant s’enveloppaient de tant de douceur triste qu’Antoinette se sentit toute retournée. D’un élan dont elle n’était pas maîtresse, elle tendit le bras ; sa main toucha celle de son compagnon, et elle murmura :

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous blesser.

— Vous ne me blessez pas, Mademoiselle, reprit Randal, qui tressaillit au contact de la petite main tremblante tombée sur la sienne. Mais, si vous m’en croyez, nous ne parlerons jamais politique. Nous parlerons de ce qui nous unit et non de ce qui nous divise. Et puis, gardez-vous de tenir devant maman le langage que vous m’avez tenu. Elle ne resterait pas aussi calme que moi en vous entendant.

— Je veillerai sur ma vivacité, dit Antoinette, et j’éviterai tout ce qui pourrait irriter Madame Randal.

— Je vous en serai reconnaissant, continua le commandant. Maman est une excellente femme, généreuse, pieuse, charitable. Mais, elle a ses idées. Ne les contrecarrez pas si vous voulez faire bon ménage avec elle. Il faut passer quelque chose aux vieilles gens. Je serais désolé si vous ne parveniez pas à vous entendre.

— Rassurez-vous, Monsieur, nous nous entendrons. J’ai, moi aussi, mes idées. Mais je les garderai désormais et Madame votre mère n’aura qu’à se louer de ma discrétion, de ma réserve. Il est d’ailleurs, bien entendu, que si je n’avais pas le bonheur de lui plaire, je partirais.

Ce fut de la part de Jacques Randal un nouveau et subit tressaillement que, cette fois, il ne chercha pas à dissimuler. Il saisit le bras d’Antoinette.

— Vous partiriez ! s’écria-t-il avec impétuosité ; vous auriez la cruauté de partir !

— Pourrais-je faire autrement si je ne plaisais pas !

— Mais, vous plairez, laissez-moi croire que vous plairez. Faites tous vos efforts dans ce but. Il le faut et vous me rendrez si heureux, maintenant que vous êtes venue, en ne vous éloignant plus.

Antoinette n’en revenait pas. En moins d’une heure, l’âme de cet homme s’était révélée à elle ; elle en avait fait le tour et tout ce qu’elle y découvrait de sincérité, de loyauté, d’ardeur, le lui rendait sympathique et séduisant. Elle l’avait conquis et n’en doutait plus. Aussi, fut-ce avec une entière franchise qu’elle dit :

— Moi, je ne désire plus m’éloigner, Monsieur.

— Ma vie n’est pas très joyeuse ici, continua-t-il. Outre que nous y sommes dans le deuil, à la suite de la mort de mon père, je m’impatiente d’être condamné à l’oisiveté par les soins qu’exige encore ma santé, de ne pouvoir partager les périls de mes compagnons d’armes et défendre ma patrie menacée. Et puis, à mon âge, il est cruel de vivre dans un complet isolement de cœur… La tendresse de ma mère ne m’en dédommage pas toujours ; elle est despotique, la chère femme… Quant à ma fille, c’est une enfant affectueuse et charmante, mais c’est une enfant. Ce qui me manque, c’est une sœur, une femme, ou, si vous voulez, une amie à qui me confier et dont je pourrais solliciter les avis quand j’ai besoin d’être guidé, conseillé, soutenu… Lorsque je vous ai vue tout à l’heure, j’ai pensé que vous pourriez bien être cette amie-là… Et c’est pour cela que je ne veux pas que vous partiez… Promettez de ne pas partir ? Voulez-vous me promettre ?

Il s’était fait humble et câlin, et Antoinette, en dépit de ses premières défiances, sentait s’accroître son émoi et son trouble, à cette rencontre inopinée d’un ami, un ami qui lui serait précieux à elle aussi, car sa vie et son cœur n’étaient pas moins vides que le cœur et la vie de Jacques Randal.

— Je promets, déclara-t-elle. Je resterai tant que vous voudrez me garder.

— Toujours, alors, fit-il.

— Je ne sais si je plairai à sa mère, pensait-elle… Quant à lui, il est bien certain que je lui plais, que je lui plais beaucoup, trop peut-être… Pauvre garçon, il a reçu le coup de foudre.

Elle s’absorba dans ses réflexions, toute transformée, sentant se dissiper ses haines, heureuse de se savoir sous la protection de ce vaillant et convaincue qu’il lui suffirait de s’adresser à son désintéressement, à son équité pour obtenir justice quand elle jugerait bon de faire valoir ses droits. Mais elle n’en éprouvait plus l’impérieux désir. Elle s’abandonnait, sans le vouloir, sans le savoir, à la séduction qui opérait sur elle ; elle envisageait sans révolte la possibilité d’aimer Jacques Randal et d’être aimée de lui.

III

Maintenant, ils étaient redevenus silencieux, emportés l’un et l’autre, par des chemins divers, loin, très loin, au gré de leur imagination surexcitée, se dirigeant, sans trop s’en douter encore, vers le même but. Les chevaux, ferrés à glace, filaient rondement malgré le mauvais état des routes et la voiture roulait presque sans bruit ni secousses sur l’étroit ruban blanc qui dessinait dans la nuit, à travers l’espace, ses sinuosités.

Bientôt, les chevaux modérèrent leur allure pour gravir une côte qui montait vers un plateau. Alors, le silence devint plus profond et comme Antoinette avait fermé les yeux, il lui sembla qu’elle entrait dans un rêve où Jacques Randal ne lui semblait plus un étranger, mais un ami, un ami fidèle et sûr, plus qu’un ami, le compagnon choisi par elle et sur le cœur duquel elle aurait le droit de s’appuyer leur vie durant. Et ce qui ajoutait à cette illusion qui la berçait délicieusement et lui ouvrait un paradis, c’était de se sentir seule avec Jacques, dans cette berline si bien close, étroite et assez grande cependant pour contenir une large part de bonheur, seule avec lui dans cette solitude, jusqu’au bout du monde.

— Voilà la mer ! s’écria le commandant. Brusquement tirée de sa rêverie, Antoinette se redressa. Parvenue au bout de la côte, la voiture, sur l’ordre de Jacques, s’était arrêtée. Il baissa la vitre à sa gauche, en disant : — Regardez, Mademoiselle.

Antoinette regarda. Devant elle, se déroulait un plateau, coupé de fermes et de hêtraies, qui se prolongeait jusqu’à un grand vide, montant droit vers le ciel et dont l’Océan, sur une largeur immense, remplissait le fond. La neige ne tombait plus et entre les nuages sombres aux fantastiques déchirures, qui s’étaient entr’ouverts, la lune regardait sur les flots qu’elle rayait de bandes lumineuses, des larmes d’argent.

— Comme c’est beau ! soupira Antoinette.

— Ce serait encore plus beau si le soleil était de la partie. Mais, vous le verrez le soleil et quand il parera ce décor, vous aurez plus de raisons d’admirer. Dans une heure, nous serons rendus, ajouta Jacques. Mais, dès à présent et par le spectacle que vous voyez d’ici, vous pouvez vous figurer celui que vous découvrirez des fenêtres de votre chambre du château d’Harmilly. Si vous aimez la belle nature, vous serez servie à souhait.

— Mon oncle m’avait bien dit que le château était dans une situation unique au monde.

— C’est une aire féodale perchée sur la falaise, dominant la terre et les eaux, un vrai nid d’aigle avec des créneaux et des tours. Il fut construit jadis par les sires d’Harmilly qui étaient de hauts et puissants seigneurs, ainsi que le constate leur histoire.

— Vous la connaissez donc cette histoire ? fit Antoinette empressée à saisir l’occasion de reprendre l’entretien au point où il était resté tout à l’heure.

— Elle est racontée tout au long dans les archives de la maison d’Harmilly, qui existent encore au château où mon père les trouva quand il devint possesseur du domaine. Je les ai souvent consultées depuis et je les sais par cœur. Il y a là des documents officiels, des livres de famille, des lettres intimes, toute la vie d’une race illustre prise sur le vif.

Le commandant jetait un ordre au cocher et l’équipage se remit en route. Antoinette continua d’un ton d’indifférence comme si elle ne parlait que pour parler.

— Cette famille d’Harmilly est-elle éteinte, ou compte-t-elle encore des membres vivants ?

— Je l’ignore, dit Jacques avec cet accent de mélancolie, qui avait déjà si vivement ému Antoinette. Quand la Révolution éclata, le marquis et sa femme étaient vivants. Ils émigrèrent et depuis, on n’a plus entendu parler d’eux dans le pays. Je le regrette.

— Vous le regrettez ! s’écria la jeune fille stupéfaite, sans comprendre. Avez-vous donc intérêt à les voir revenir, s’ils sont vivants ? Ne vaudrait-il pas mieux pour vous qu’ils fussent morts ou qu’ils ne revinssent jamais ?

Elle était frémissante en posant cette question si propre à engager un débat dangereux. Ce débat, cinq minutes avant, elle était résolue à le fuir, à l’éviter, bien qu’elle n’eût fait le voyage que pour le provoquer. Maintenant, elle y revenait, entraînée par une volonté supérieure, plus forte que sa volonté. Mais au lieu de lui répondre directement, le commandant reprit :

— Je vois qu’on vous a raconté comment le domaine d’Harmilly est entré dans ma famille.

— Je sais par l’abbé Lescot que ce domaine enlevé à ses légitimes propriétaires et mis en vente au profit de la nation a été racheté par votre père, pour une somme minime, paraît-il, payée en assignats, autant dire pour rien.

— C’est vrai, avoua Jacques Randal, redevenu pensif. Voyons, Mademoiselle, demanda-t-il après un court silence, comme un homme qui se livre et joue un va-tout, accordez-moi le droit de vous consulter pour résoudre des scrupules dont je suis, depuis longtemps, torturé. Je vous ai dit tout à l’heure qu’en vous voyant, j’ai espéré que vous deviendriez mon amie. C’est donc comme à une amie que je m’adresse à vous et que je vous prie de me répondre. Considérez-vous comme honnête, comme loyale, l’opération que fit mon père en achetant ces biens dont les légitimes propriétaires avaient été spoliés ?

— Est-ce une réponse sincère que vous voulez, Monsieur ?

— Je veux votre opinion, la vraie, celle qui s’inspire de votre conscience, affirma Jacques.

— Le brave cœur ! pensa Antoinette. Et tout haut : — Je considère que l’acheteur, quel qu’il soit, s’est fait sciemment ou non, le complice d’un vol. Les biens nationaux étaient des biens volés. Ceux qui en devinrent acquéreurs furent des complices et leurs héritiers sont tenus de restituer aux héritiers des propriétaires dépouillés. C’est du moins ce que je pense, continua-t-elle, comme pour atténuer la rigueur de l’arrêt qu’elle venait de rendre, oui, ce que je pense, d’où il ne s’ensuit pas nécessairement que j’ai raison.

— Ah ! n’essayez pas de vous reprendre, s’écria Jacques. Vous avez raison, Mademoiselle, et ce que vous dites, voilà longtemps que je me le dis. Si j’étais libre, je me serais déjà mis à la recherche des membres survivants de la famille d’Harmilly et je leur aurais rendu leurs biens. Malheureusement ma mère est seule maîtresse d’en disposer et malgré tous mes efforts, je n’ai pu la convertir à ma manière de voir. Ce n’est pas qu’elle redoute de diminuer mon patrimoine. Nous sommes assez riches pour faire l’abandon de ces terres et du château. Mais la chère femme refuse d’admettre que son mari a pu se tromper, et, moins encore, commettre une mauvaise action. Elle écarte systématiquement, sans y regarder, tout ce qui pourrait être interprété comme un désaveu de la conduite de mon père. J’ai eu encore avec elle à ce sujet de pénibles discussions… La situation telle qu’elle existe ne cessera donc qu’à sa mort.

— Que feriez-vous si vous étiez le maître ? questionna Antoinette.

— Ce que je ferais ! Le domaine ne serait pour moi qu’un dépôt, un dépôt sacré ; et si quelqu’un du nom d’Harmilly venait le réclamer, je lui dirais : Entrez ; vous êtes chez vous. En agissant ainsi, déclara Jacques, j’accomplirais mon devoir.

Il n’avait pas encore achevé, qu’Antoinette n’écoutant que l’enthousiasme qu’excitait en elle ce trait de désintéressement, et follement heureuse d’avoir si bien jugé Jacques Randal avant même qu’il eût parlé, se précipita sur lui, s’empara de ses mains, les étreignit avec force en lui jetant à pleine face, d’une voix que brisaient les larmes, l’hommage de son admiration.

— Ah ! c’est bien, c’est beau ce que vous avez décidé là.

Puis, un peu confuse de s’être ainsi livrée, elle voulut retirer ses mains de celles de Jacques. Mais il les retenait et, cédant, lui aussi, aux sentiments qui, depuis deux heures, s’accumulaient dans son cœur, il les porta à ses lèvres en balbutiant des mots qu’elle entendait à peine et qu’il couronna de cette simple phrase :

— Puisque vous m’approuvez, je suis content.

Ces effusions cessèrent. Où n’eussent-elles pas conduit ces deux âmes naguère inconnues l’une à l’autre, si bien faites pour s’entendre et si rapidement rapprochées dans un même battement ? Un peu de calme rentra en elles. Antoinette s’étant instinctivement éloignée de Jacques et rejetée dans la voiture, il demeura respectueux et attendri, la regardant non avec ses yeux qui ne pouvaient la voir dans la nuit, mais, avec son esprit qui la lui montrait telle qu’elle était, vraiment séduite, touchée aussi par la foudre dont il s’était senti frappé dans l’auberge de Motteville en admirant sa beauté rayonnante.

Quant à elle, elle réfléchissait à ce qu’elle venait d’entendre. Déjà liée à son compagnon par l’estime et la sympathie, premiers symptômes de l’amour quand la jeunesse et la grâce ont contribué à les inspirer, elle se débattait contre un remords qui s’était éveillé en elle. Elle se demandait si le témoignage de confiance qu’elle avait reçu ne lui commandait pas une confiance égale. Avait-elle le droit maintenant de continuer à tromper Jacques Randal, de lui laisser croire encore qu’elle était la nièce de l’abbé Lescot et de lui taire son nom ? N’était-elle pas tenue de lui confesser la vérité ?

Ces questions qui se dressèrent dans sa conscience avec une vivacité qui la désarma, sa loyauté les résolut presque instantanément. Sans même réfléchir aux conséquences des paroles qui lui brûlaient les lèvres, elle s’écria :

— Je me suis rendue coupable envers vous, Monsieur, d’une supercherie qui était excusable lorsque, sur le conseil de l’abbé Lescot, je m’y suis prêtée, mais qui serait coupable si j’y persévérais, alors que vous m’avez si loyalement ouvert votre cœur. Je ne suis pas Mademoiselle Lescot. On me nomme Antoinette d’Harmilly. Je suis la fille et l’héritière du marquis et de la marquise d’Harmilly, morts tous deux en émigration. Et sans laisser à Jacques Randal le temps d’exprimer sa stupéfaction, elle complétait d’une haleine l’aveu qu’elle venait de lui faire, en lui racontant comment et pourquoi elle avait décidé de se rendre à Veulettes. — Je venais en ennemie, lui dit-elle en finissant son rapide récit. Mais, par votre accueil, par votre loyauté, vous m’avez contrainte à répudier ce rôle. C’est en ami que vous m’avez parlé, en honnête homme, j’ai senti votre cœur marcher à la rencontre du mien et j’ai dû reconnaître que vous ne méritiez ni le mépris ni la haine auxquels j’avais obéi en quittant Paris pour me fixer auprès de vous et que persister à recourir à la ruse serait indigne de vous, de moi. Je vous croyais intéressé, cupide, résolu à garder le bien d’autrui. Mais en me révélant vos intentions, vous m’avez fait rougir de l’opinion que, avant d’être à même de vous juger, j’avais conçue de vous. Votre conduite dictait la mienne. A votre franchise je devais répondre par une franchise pareille. C’est fait. Ne me jugez pas trop sévèrement, et si j’ai besoin d’être défendue, veuillez vous rappeler que je suis orpheline, seule au monde, réduite à travailler pour vivre, et qu’il y a quelques minutes encore, je pouvais me croire iniquement dépouillée de mon patrimoine. Elle cessa de parler autant parce que l’émotion altérait sa voix que parce qu’elle n’avait plus rien à dire. Les yeux levés sur Jacques Randal, elle attendait sa réponse. Mais au lieu de répondre, il éclatait en sanglots. — Vous pleurez ! bégaya-t-elle éperdue en sentant des larmes brûlantes couler de ce mâle visage sur ses doigts enfiévrés.

— Oui, je pleure, soupira Jacques ; je pleure de joie, parce que vous avez délivré ma conscience du fardeau qui pesait sur elle… Vous êtes vraiment l’amie que j’appelais et votre confiance me donne de l’orgueil et du bonheur.

— Elle est le prix de la vôtre, dit Antoinette.

Ils restèrent un moment pensifs et ce nouveau silence acheva de les rapprocher, de les enchaîner l’un à l’autre, complétant ainsi l’intime union de leurs deux raisons et de leurs deux cœurs.

— Mon devoir est tout tracé, reprit bientôt Jacques Randal. En arrivant au château, je dirai à maman qui vous êtes et j’exigerai d’elle que justice vous soit faite. Demain, Mademoiselle, vous serez réintégrée dans tous vos biens et dans tous vos droits. Quant à nous, nous quitterons le pays, nous irons planter ailleurs notre tente. Nous n’avons gardé que trop longtemps ce qui est à vous.

Antoinette l’écoutait radieuse en constatant avec quelle spontanéité il courait au-devant du sacrifice, sans regret, sans arrière-pensée, fièrement, et combien par cette abnégation volontaire, il s’élevait au-dessus des hommes qu’elle avait connus avant de le connaître.

Mais soudain, l’interrompant :

— Vous ne direz rien à votre mère ni ce soir, ni demain, ni jamais, à moins que je ne vous y autorise. Et surtout, vous ne quitterez ce pays ni maintenant, ni plus tard. Il y a un instant, quand je vous ai dit que si je ne plaisais pas à votre mère, je m’éloignerais, vous avez protesté. Vous m’avez fait promettre et je vous ai promis de rester. J’exige de vous le même engagement. Et plus bas, elle ajouta : — Je ne veux pas vous perdre.

Ces dernières paroles n’arrivèrent pas jusqu’à lui et il ne comprenait pas encore.

— Vous m’ordonnez de rester. Ah ! je ne vous résisterai pas. Il me sera aussi doux de vous obéir, qu’il me serait cruel de me séparer de vous ! Mais, maintenant que je sais qui vous êtes, comment pourrai-je tolérer que vous viviez au château dans un état subalterne et quand vous avez droit au premier rang ?…

— La situation est délicate. Mais n’est-il aucun moyen d’en sortir ?

— Je cherche et je ne vois pas.

— Cependant, en cherchant encore…

La voix d’Antoinette s’enveloppait d’une douceur ineffable par laquelle Jacques fut pénétré de toutes parts et qui soudain l’éclaira :

— Ah ! mon Dieu, que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.

— Écoutez-moi, poursuivit-elle, vous qui venez d’entrer dans ma vie, à l’improviste et qu’il me semble avoir connu de tout temps, écoutez-moi et que mes paroles ne vous surprennent pas. Elles partent d’un cœur aussi sincère que le vôtre… Vous vous êtes en quelques heures révélé à moi si noble et si grand que je me sens attirée vers vous comme par un aimant invincible. Je crois bien que si vous vouliez m’aimer un peu, moi, je vous aimerais de toute mon âme, et qu’à nous aimer ainsi nous pourrions être heureux. Voulez-vous de la femme que Dieu vous envoie, commandant Randal, une mère pour votre fille, une compagne dévouée pour vous ?… Elle vous apporterait en dot le domaine d’Harmilly.

Elle s’attendait à une explosion de gratitude. Mais son attente fut trompée. Jacques parlant très bas, les dents serrées, trouvant à peine les mots, tant il était troublé, demanda :

— C’est sérieux, ce que vous m’offrez là ? Malgré mes trente-quatre ans, ma carrière, mon culte pour l’Empereur, vous m’aimeriez un peu ? Ah ! de grâce, ne raillez pas. Je serais trop malheureux après avoir entrevu le ciel, de retomber sur la terre. Vous m’aimeriez…

— Ah ! l’aveugle, s’écria Mademoiselle d’Harmilly en se jetant contre lui, l’aveugle qui ne voit pas que je l’aime déjà…

Cette fois, un cri retentit, cri d’ivresse que Jacques avait poussé en sentant le cœur d’Antoinette battre à l’unisson du sien.

— Moi aussi, je vous aime, répondit-il ; je vous ai aimée en vous voyant. Je n’aurais osé vous l’avouer de sitôt. J’étais si loin de m’attendre à être ainsi compris et deviné… Mais, je me promettais bien, puisque je vous tenais, de ne pas vous laisser échapper. Et j’ignorais alors qui vous étiez, chère Antoinette… Ma femme, vous, si belle, si pure !… C’est maman qui va être surprise…

— Nous ne lui dirons rien encore, observa vivement Mademoiselle d’Harmilly ; il faut que d’abord j’aie fait sa conquête.

— Elle ne vous coûtera pas plus de temps que la mienne… A ce moment, la voiture entra dans une obscurité plus profonde. Jacques regarda par la vitre. — Nous arrivons, dit-il.

Antoinette se pencha à son tour. A l’extrémité d’une large avenue d’ormes qui grimpait le long d’un coteau, elle aperçut, à la clarté pâle de la lune, le château d’Harmilly dont les tourelles pointues découpaient sur le ciel leurs lignes massives. Aux croisées du rez-de-chaussée, des lumières brillaient dans la nuit. Les battements de son cœur se précipitèrent. Ces lumières la saluaient au seuil de la demeure de ses ancêtres et la lui montraient comme le refuge du bonheur conquis, bonheur que Dieu avait mis sur son chemin pour la dédommager sans doute des longs malheurs de l’exil.

FILLE DE TRAITRE

I

En 1812, à la fin d’une journée de février, brumeuse et froide, assombrie déjà par la nuit qui venait, une chaise de poste s’arrêta devant l’Hôtel d’Anvers, rue Taitbout, un des plus réputés du Paris d’alors et rendez-vous préféré des nobles étrangers que leurs affaires ou leurs plaisirs amenaient dans la capitale. Au bruit des roues et des chevaux sur les pavés, le patron de l’hôtel, supposant que des voyageurs lui arrivaient, quitta le bureau où il se tenait d’ordinaire et s’avança jusqu’au seuil de sa maison afin de les recevoir. Mais, à peine là, le sourire qu’il commençait à grimacer fit place à une expression de désappointement. La voiture était vide de malles et de valises ; elle ne contenait qu’un seul personnage et ce n’était pas même un nouveau venu, mais tout simplement le plus brillant des pensionnaires de l’hôtel, le colonel russe Constantin Prétoff.

Depuis plusieurs mois déjà, le colonel était arrivé à Paris, chargé par son souverain, disait-on, d’une mission de confiance. Présenté aux Tuileries, par l’ambassadeur de Russie, prince Kourakin, distingué par l’empereur Napoléon qui dissimulait encore ses desseins belliqueux contre le tsar Alexandre, aux protestations pacifiques duquel il ne croyait pas plus que celui-ci ne croyait aux siennes, le colonel s’était promptement répandu dans la société. Partout on le recevait, partout on lui faisait fête. Sa jeunesse, son esprit, son élégance avaient prévenu en sa faveur la ville et la cour. Les femmes raffolaient de lui et tant de fois, à la nuit tombante, on avait vu descendre de voiture à sa porte et se glisser jusqu’à son appartement de belles personnes dont d’épaisses voilettes cachaient le visage qu’il passait pour un de ces hommes à bonnes fortunes, coqueluche des dames et bourreau des cœurs, qui ne rencontrent guère de cruelles.

Si, au prestige qu’il devait à cette réputation, on veut ajouter qu’il ne regardait pas à la dépense, rendait sans compter les politesses qu’on lui faisait et se montrait envers les gens de service généreux jusqu’à la prodigalité, on comprendra aisément qu’il n’eût à l’Hôtel d’Anvers que des admirateurs et qu’il y fût considéré comme un de ces clients qu’il est bon de conserver et par conséquent utile de satisfaire.

Aussi, l’arrivée de cette chaise de poste, amenée vide par le colonel, éveilla-t-elle dans l’esprit de l’hôtelier la crainte que ce ne fût le signal de son départ. Pressé de le savoir, il allait interroger. Mais le colonel le prévint.

— J’ai le regret de vous quitter, mon cher Monsieur, dit-il en sautant à bas de la voiture. Veuillez préparer ma note et venir en toucher le montant chez moi. Je dois hâter mes préparatifs : il faut que dans une heure, je sois en route.

— Dans une heure ! répéta l’hôtelier abasourdi. Est-ce donc si pressé ?

— Vous pouvez en juger, puisque je suis allé moi-même à la poste pour avoir des chevaux et faire atteler ma chaise sous mes yeux. On y mettra mes bagages dès qu’ils seront prêts.

Il passait, s’élançait dans l’escalier comme s’il eût eu des ailes. L’hôtelier qui le regardait filer conclut de cette précipitation que les motifs qui la déterminaient étaient aussi graves qu’impérieux. Il n’en eût pas douté s’il eût suivi le colonel, s’il l’eût vu entrer en coup de vent dans son appartement et s’il l’eût entendu dire au cosaque qui lui servait de valet de chambre :

— Nous partons, Michel. Je t’accorde vingt minutes pour mettre dans mes malles tout ce qui m’appartient ici. Ne laisse rien traîner derrière nous.

A cet ordre donné en langue russe, le cosaque ne sourcilla pas, comme si de son maître, qu’il accompagnait dans tous ses voyages, rien ne pouvait le surprendre. Il demanda seulement, en désignant le bureau chargé de papiers.

— Mais, ces papiers, mon colonel ?

— Je m’en charge, répliqua vivement Prétoff. Ne t’occupe que de mes effets.

Durant la demi-heure qui suivit, le maître et le serviteur ne prononcèrent plus une parole. Celui-ci vidait armoires et commodes, en entassait pêle-mêle le contenu dans les trois malles qu’il avait traînées au milieu de la chambre ; le colonel, de son côté, ne restait pas inactif. Ramassant d’un tour de main ses papiers, il les examinait rapidement, d’un coup d’œil, mettant de côté ceux qu’il voulait emporter — correspondances officielles, tableaux d’effectifs militaires, cartes géographiques, croquis d’armes à feu, notes personnelles résumant les observations qu’il avait faites durant son séjour à Paris — déchirant les autres qu’il jugeait sans importance, invitations à des dîners ou à des bals, feuillets parfumés, couverts de fine écriture, et laissant tomber dans un panier placé sous le bureau ces débris, témoignages maintenant détruits de ses amours et de ses plaisirs. Quand il en eut fini, il ordonna à son cosaque d’aller vider le panier au dehors, et lui-même déposa dans une des malles les dossiers qu’il venait de ficeler. Puis, jetant autour de lui un regard satisfait, il murmura :

— Il n’y a plus rien ; je peux partir.

Mais, un souvenir traversa son esprit ; un des tiroirs de son bureau avait échappé à ses investigations. Il y revint en hâte et l’ouvrit. Deux lettres s’y trouvaient. Elles éveillèrent ses remords. Il se reprochait d’avoir failli les oublier, alors qu’elles pouvaient compromettre ceux qui les avaient écrites. La première, modèle de calligraphie qui révélait une main d’expéditionnaire, était ainsi conçue : « Monsieur le Colonel, si vous voulez bien vous trouver dans la soirée de jeudi prochain à l’endroit accoutumé, je serai, je pense, en état de vous faire des communications qui vous intéresseront. » Cette indication de rendez-vous ne portait d’autre signature que l’initiale V.

— Jeudi, c’est demain, pensa le Colonel. Ce drôle sera bien surpris de ne pas me voir. Mais, je n’ai pas le temps de l’avertir. Et puis, l’avertir serait peut-être dangereux pour lui.

Il prit alors l’autre lettre beaucoup plus longue celle-là, une lettre de femme qu’il lut aussi du bout des yeux, dominé par les circonstances qui lui commandaient de partir sur-le-champ.

« Pourquoi me poursuivez-vous de vos assiduités ? lui mandait sa correspondante. Pourquoi vous obstinez-vous à m’arracher des aveux que, fussent-ils dans mon cœur, je n’aurais pas le droit de vous faire ? Vos sollicitations incessantes me blessent ; elles sont indignes d’un galant homme. Lorsque vous m’avez rencontrée à la soirée de la princesse B***, vous n’avez pu ignorer que j’y étais non comme invitée, mais comme artiste payée pour venir s’y faire entendre et que, loin d’appartenir au monde où vous vivez, je ne suis qu’une pauvre fille qui gagne sa vie en donnant des leçons de harpe et des concerts. Vous vous êtes cependant présenté à moi sous prétexte de me féliciter de mon talent et de mes succès. J’ai cru à votre bonne foi, je ne vous ai pas dissimulé le plaisir que me causaient vos attentions et vos louanges, dont je n’ai compris le but que lorsque, le surlendemain, vous êtes venu chez mon père.

« Il était absent. J’ai eu le tort de vous recevoir et le tort plus grand encore d’écouter vos déclarations, de ne pas vous chasser quand vous avez osé m’avouer que vous aviez choisi à dessein une heure où vous étiez assuré de ne pas le rencontrer, que c’était à moi seule que vous vouliez parler. Je vous en ai assez dit cependant pour que vous n’ayez pu méconnaître, malgré la douceur que j’ai mise à vous le dire, croyant à votre sincérité, combien m’offensaient vos propos. Vous avez feint de ne pas me comprendre ; vous êtes revenu, et, cette fois, conduit par mon père, avec qui vous vous étiez mis en rapport par des moyens et pour des causes que j’ignore, puisque vous n’avez voulu ni l’un ni l’autre, me les confier. Ne pouvant m’expliquer que de telles relations se soient établies, avec des apparences de confiance et d’amitié, entre le haut personnage que vous êtes et un modeste employé des bureaux de la Guerre, j’ai dû en conclure que c’est moi qu’en réalité vous persistez à poursuivre de vos flatteries, avec l’espoir que vous parviendriez à me séduire.

« J’en peux d’autant moins douter que vous m’accablez de prévenances et de présents : fleurs, dentelle, bijoux, vous ne m’épargnez rien, et ce qu’il y a de pire, c’est que mon père, que vous avez véritablement ensorcelé, s’étonne et s’irrite de ce que je ne les accepte pas. Il me blâme, il proteste et me déclare que votre patronage lui est trop nécessaire pour que je l’expose, en vous blessant par mes refus, à en être dépossédé.

« Cette comédie, Monsieur, est abominable. Elle m’oblige à vous rappeler que je suis bien au-dessus de pareilles tentatives et que, à les continuer, vous aurez promptement fait de détruire l’estime que j’avais conçue pour vous. L’humilité de ma condition ne me permet pas l’espoir de devenir votre femme, et je ne serai jamais votre maîtresse. Vos efforts sont donc vains et je vous conjure de les cesser. Je vous en conjure au nom même des sentiments que vous prétendez ressentir et à la sincérité desquels je veux bien croire, malgré la forme offensante que vous leur donnez.

« Il se peut aussi que je me trompe, que ce que vous faites envers moi ne soit qu’un jeu destiné à pallier l’objet de vos relations avec mon père et le véritable but de vos assiduités dans notre maison. Ce serait plus abominable encore, et je frémis en pensant que votre soi-disant amour cache peut-être quelque secret dont on me fait mystère. Alors, vous m’apparaissez comme un mauvais génie destiné à nous perdre, et je maudis le jour où je vous ai rencontré.

« Il vous appartient, Monsieur, de mettre un terme à mes craintes. Il suffit pour cela que vous cessiez de venir chez vous. Ne me punissez pas de vous avoir cru sincère et loyal. En adressant cet appel à votre générosité, je me flatte de l’espoir qu’il sera entendu. Exaucer ma prière est l’unique moyen qui vous reste de conserver l’estime de votre humble servante : — Suzanne Villaret. »

Après avoir lu cette lettre, le colonel Prétoff demeura immobile, les yeux à demi clos. Par la pensée, il revoyait l’adorable fille qui la lui avait écrite ; vingt-cinq ans, brune, fine de corps, enjouée d’esprit, un regard passionné embrasant un visage de rêve.

— Elle sera délivrée de moi plutôt qu’elle ne pensait, fit-il en soupirant.

Il se leva, froissant dans ses mains la lettre du père et celle de la fille, se demandant ce qu’il allait en faire. Au même moment, on frappait à la porte. Avant de répondre, il les déchira et en jeta les morceaux dans la cheminée où, sur une bûche enfouie dans des cendres, une flamme achevait de mourir. Sans s’être assuré que le feu les dévorait, il se retourna. L’hôtelier était là, obséquieux, présentant sa note. Le colonel paya sans la vérifier. Resté seul avec son cosaque, il changea ses vêtements civils contre la petite tenue des grenadiers de la garde impériale russe. Cet uniforme serait à lui seul une recommandation auprès des autorités et des maîtres de poste des villes qu’il avait à traverser pour sortir du territoire français. Cinq minutes plus tard, ses malles closes, on vint les enlever ; son cosaque suivit afin d’en surveiller le chargement.

Bientôt, sous la voûte de l’hôtel, lui-même parut, distribuant quelques napoléons aux domestiques rangés sur son passage. Il souriait, maître de lui, faisant montre du plus beau sang-froid, répondant avec bienveillance aux adieux et aux vœux de prompt retour que respectueusement, on lui adressait.

Devant l’hôtel, la chaise de poste attendait, lanternes allumées, postillon en selle, prête à partir. Il faisait nuit, la rue était déserte. Prétoff s’élança dans la voiture, son cosaque grimpa dans le cabriolet à l’arrière. Un maître coup de fouet enveloppa les chevaux. Ils bondirent et prirent le trot dans la direction des boulevards qu’ils devaient suivre pour gagner la route de Strasbourg. L’hôtelier resta sur le pas de la porte jusqu’à ce qu’il eût vu l’équipage disparaître au tournant de la rue. Alors, le cœur gros du regret qu’excitait en lui le départ de son fastueux client, il revint dans son bureau.

Il y était depuis plus d’une heure, occupé à mettre en ordre ses livres de compte, lorsque se présentèrent deux hommes qui lui étaient inconnus ; l’un jeune encore, figure ouverte et aimable avec dans l’allure, la voix et les gestes, les marques visibles d’une habitude de décision et d’autorité ; l’autre plus âgé, visage sévère, regard cauteleux et qui affectait de paraître obéir à son compagnon ; tous deux vêtus de cette longue redingote boutonnée et serrée à la taille, devenue à la mode depuis que le goût du temps avait commencé à faire disparaître les costumes de l’ancien régime et de la Révolution.

— Le colonel Prétoff est-il chez lui ? demanda le plus jeune de ces nouveaux venus.

— Il est parti, répondit l’hôtelier sans se déranger.

— Parti ! mais, pour revenir, sans doute ?

— Pour revenir, je l’espère, mais je ne sais quand. Il est monté en chaise de poste, à six heures, sans me dire où il allait ni quand il reviendrait ; j’ai dû croire qu’il entreprenait un long voyage. Il a emporté ses malles. Ce départ si brusque m’a d’ailleurs bien surpris, poursuivit l’hôtelier ; rien ne le faisait prévoir.

— On a prévenu notre homme, remarqua à demi-voix en s’adressant à son compagnon, celui des personnages qui n’avait pas encore parlé. Je vous l’avais bien dit, Monsieur le Juge d’instruction que nous arrivions trop tard.

— Il n’y a pas de notre faute. Nous avons fait diligence, Monsieur le Commissaire de police, et je vous ai appelé au reçu des ordres du parquet. Mais par qui supposez-vous que le colonel a été averti ?

— Par la princesse, parbleu ! Elle vit à la cour. Elle aura surpris quelque chose des propos de l’empereur et elle se sera empressée d’en faire part à son amant.

— En donnant un tel titre à cet espion, c’est elle que vous calomniez, observa le juge d’instruction avec une gravité hautaine ; une femme qui appartient à la famille impériale !…

Le commissaire de police s’excusait.

— Je ne fais que répéter ce que tout le monde dit. Il n’est pas douteux que des relations très amicales existaient entre la princesse et le colonel. Elles étaient de notoriété publique ; et jusqu’à preuve du contraire, je m’en tiens à cette idée que c’est par elle qu’il a connu les soupçons dont il était l’objet et la décision prise par l’empereur de l’arrêter, en dépit de son caractère diplomatique. Du reste, Monsieur le Juge d’instruction, la question de savoir qui l’a prévenu n’a qu’une importance secondaire. Il serait plus urgent de trouver quelque preuve des faits qu’on lui reproche et de découvrir ses complices.

— Comment y parvenir, maintenant qu’il est parti ? demanda le juge d’instruction. Il est bien évident qu’il n’aura rien laissé derrière lui.

— On peut toujours s’en assurer, en visitant l’appartement qu’il vient de quitter, observa le commissaire de police.

L’hôtelier avait l’oreille fine. Intrigué par l’arrivée de ces hommes mystérieux, il l’avait tenue grande ouverte pendant qu’ils causaient ensemble, de telle sorte que, quoique leur colloque eût eu lieu en a parte, il en avait assez entendu pour ne plus ignorer à qui il avait à faire. S’étant levé, toute son attitude marqua qu’il attendait leurs ordres. Et ce fut si clair qu’ils ne furent pas surpris de le voir prendre une clé et s’avancer comme pour se mettre à leur disposition.

— Vous savez qui nous sommes et ce que nous voulons ? interrogea le juge d’instruction. Et, sur un signe affirmatif, il ajouta d’un ton bref :

— Alors guidez-nous, et de la discrétion, n’est-ce pas ?

Précédés de l’hôtelier qui portait une lampe, ils montèrent au premier étage. Il leur ouvrit l’appartement qu’avait occupé Prétoff et se retira après avoir allumé plusieurs bougies. La porte refermée sur lui, le magistrat et son acolyte procédèrent à un examen rapide des lieux où ils se trouvaient. Tout s’y ressentait de la bousculade d’un départ précipité : armoires et tiroirs béants, sièges renversés, journaux à demi dépliés, laissés là à dessein, comme inutiles, deux ou trois bouquets fanés, des flacons à moitié vides, des cravates et des gants défraîchis, voire de vieilles bottes ; mais c’était tout ; pas un vestige révélateur, pas la moindre trace susceptible d’attirer l’attention de gens de police.

— Vous le voyez, mon cher, remarqua le juge instructeur ; il a pris ses précautions.

Au lieu de répondre, le commissaire de police continuait son inspection avec la ténacité d’un vieux routier qui connaît tous les tours des coquins et ne se décourage pas au premier échec. Soudain, il regarda dans la cheminée où le feu s’était éteint. Puis, s’emparant d’un flambeau, il se pencha et ne put retenir un cri de joie en constatant que parmi les cendres étaient restés des débris de papiers, épargnés par la flamme, qui en avait roussi quelques-uns, mais sans les consumer.

— Des lettres déchirées, fit-il. Les morceaux en seront peut-être bons.

Délicatement, il les ramassait l’un après l’autre et les passait au juge d’instruction. Avec non moins de soin, celui-ci les déposait sur la table. Mais, impatient de savoir s’ils pouvaient le mettre sur la trace de la vérité, il n’attendait pas qu’ils fussent tous recueillis pour essayer de déchiffrer l’écriture dont ils étaient couverts. Il les examinait au passage. Soudain, il se sentit comme pétrifié, et ce ne fut pas trop de toute sa volonté pour dissimuler l’émotion dont il avait été saisi en lisant sur l’un d’eux un nom bien connu de lui : le nom de Suzanne Villaret.

D’instinct il regarda le commissaire, redoutant d’avoir laissé surprendre son trouble. Heureusement, accroupi devant la cheminée, le policier n’avait rien vu.

— J’emporte ces fragments de lettres, lui dit-il. Je tâcherai de les reconstituer.

— Ne puis-je vous y aider, Monsieur ? demanda le commissaire en se relevant avec empressement.

— Merci, répondit d’un ton sec le jeune magistrat. Je n’ai besoin de personne.

II

Le juge d’instruction, qu’on vient de voir procéder, dans l’appartement du colonel Prétoff, à une opération de justice, se nommait Robert Lindal. Il avait trente ans. Il était le fils d’un conventionnel mort quelques années avant, et à qui sa courageuse conduite durant la Terreur avait valu, sous le Consulat, la faveur de Bonaparte. Après sa mort, cette faveur avait rejailli sur son fils. Elle s’était traduite par sa nomination comme juge instructeur au tribunal de la Seine, à un âge qui semblait l’éloigner pour longtemps encore de fonctions délicates et difficiles, en vue desquelles on ne saurait exiger de ceux qui les occupent, trop d’expérience et de maturité.

A les exercer en y apportant son intelligence, son esprit, sa naturelle droiture, Robert Lindal s’en était montré digne. Des instructions criminelles confiées à ses soins et conduites avec dextérité l’avaient mis en lumière. On le considérait au Palais comme un magistrat d’avenir, dont les talents ne seraient jamais inférieurs à sa tâche et qui leur devrait de parvenir aux plus hauts grades judiciaires. C’est à ce titre que, dans l’après-midi du jour où nous le présentons à nos lecteurs, le procureur impérial l’avait chargé d’instruire sans délai une affaire dont les autorités impériales et l’empereur Napoléon lui-même étaient alors gravement préoccupés.

De rapports venus de Saint-Pétersbourg, résultait, en effet, la preuve que le Gouvernement russe connaissait, au moins en partie, quelques-uns de nos secrets militaires et plus particulièrement les plans de la campagne que l’empereur préparait dans le plus grand mystère contre la Russie. Le général de Caulaincourt, notre ambassadeur auprès du tsar, avait envoyé à ce sujet les détails les plus précis. Ils ne laissaient aucun doute sur l’existence d’un espionnage organisé à Paris avec une complicité occulte dans les bureaux de la Guerre.

Tandis qu’on se hâtait de modifier les plans primitifs, une surveillance rigoureuse exercée dans ces bureaux avait amené une triple arrestation, suivie de l’exécution de l’un des coupables, humble et obscur employé, et de la condamnation des deux autres à vingt ans de fer. Mais, en dépit de toutes les recherches, on ignorait encore le nom du personnage par qui ces malheureux s’étaient laissés corrompre. Ils avaient déclaré ne pas le connaître. Ils ne connaissaient que l’individu qui avait été l’intermédiaire entre eux et celui dont l’argent avait payé leur délation, et cet individu, de nationalité allemande, était parvenu à s’enfuir.

On croyait cependant avoir, en châtiant trois des coupables, coupé court à la trahison. Mais, à peu de jours de là, on s’était aperçu qu’elle continuait. Des révélations nouvelles étaient arrivées en Russie ; les espions de notre ambassade en avaient acquis la certitude. Ce qu’ils en disaient prouvaient du même coup que celles-là provenaient d’une autre source que les premières et que leurs auteurs n’avaient rien de commun avec les criminels déjà condamnés. L’empereur irrité avait donné les ordres les plus sévères en vue de leur découverte. Grâce au zèle de la police, surexcitée par cette colère auguste, les soupçons les plus probants étaient tombés sur l’un des attachés militaires de l’ambassade russe, le colonel Prétoff.

— Qu’on l’arrête, s’était écrié l’empereur, après avoir lu le rapport qui mentionnait ces soupçons. Par le corrupteur, nous connaîtrons les corrompus et, si leur culpabilité est démontrée comme la sienne, ils subiront tous le même sort.

Vainement, le ministre des Affaires Étrangères avait objecté que le colonel Prétoff était couvert par les immunités diplomatiques, que son arrestation serait considérée comme une violation du droit des gens ; l’empereur avait répliqué que la conduite de cet officier constituait une violation plus éclatante encore de ce droit, et qu’en la châtiant, lui-même exerçait celui de la légitime défense. Quand Napoléon avait parlé, il fallait obéir. La justice ayant été saisie de l’affaire, Robert Lindal s’était vu chargé de procéder à l’arrestation du colonel Prétoff, d’opérer une perquisition à son domicile et d’ouvrir contre lui, s’il y avait lieu, une instruction judiciaire dans le but de le convaincre des faits qui lui étaient imputés et de découvrir ses complices.

Ces ordres devaient être exécutés dans le plus grand secret. Les opérations de police, en ce temps-là, se déroulaient sans que rien en parvînt à la connaissance du public. Sous des peines rigoureuses, défense était faite aux journaux d’en parler, défense d’ailleurs superflue, puisque, le plus souvent, eux-mêmes les ignoraient.

Comme on l’a vu, la visite faite à l’Hôtel d’Anvers par le juge d’instruction, assisté d’un commissaire de police, n’avait donné aucun résultat. Robert Lindal n’était pas plus éclairé après, qu’avant. Ses efforts pour élucider cette intrigue ténébreuse, loin de le mettre sur les traces de la vérité, avaient eu pour effet de l’en éloigner davantage, par suite de son impuissance à mettre la main sur le principal coupable, cet officier étranger qui, par sa fuite, avouait sa culpabilité et qui seul aurait pu désigner ses complices.

— C’est jouer de malheur d’être arrivé trop tard, pensait tristement Lindal en s’en revenant seul, après s’être séparé du commissaire à la porte de l’hôtel, et lui avoir donné rendez-vous pour le lendemain à son cabinet. Du moins, on n’aura pas à me reprocher d’avoir manqué de zèle. J’ai reçu le mandat du procureur impérial à six heures ; à sept heures, je me présentais au domicile de Prétoff. Il n’y a donc pas eu de temps perdu. Peut-être, m’objectera-t-on que j’aurais dû mettre les gendarmes à ses trousses ; mais il avait une trop grande avance sur eux pour qu’il leur eût été possible de l’atteindre. Averti du sort qui le menaçait, toutes ses mesures étaient prises pour leur échapper.

Averti, par qui ? vainement il se le demandait. Au surplus, que c’eût été par la princesse B…, placée si haut qu’on ne pouvait songer à lui faire subir un interrogatoire et qui, d’ailleurs, n’aurait rien avoué ; que c’eût été par une autre voie, cela importait peu. Ce qui apparaissait à Lindal comme bien autrement grave, c’est que Prétoff ayant disparu, l’instruction se trouvait réduite à s’éclairer par d’autres moyens et que ces moyens, il ne les voyait pas.

Sans doute, il emportait, soigneusement serrés dans un cornet de papier, des débris de lettres dont l’examen minutieux s’imposait à lui. C’est pour y procéder sans tarder qu’il se hâtait de rentrer. Il y consacrerait, au besoin, toute sa nuit. Mais, comment supposer que de ces débris informes, échappés aux flammes comme par miracle, jaillirait la lumière ! Les lettres dont ils attestaient la destruction n’avaient assurément aucune importance. Si le colonel les avait considérées comme compromettantes, il se fût assuré que le feu les avaient consumées. Aussi, n’était-ce pas pour y découvrir le nom des complices de Prétoff que Lindal souhaitait de parvenir à les reconstituer, mais parce que, tout à l’heure, lorsque le commissaire de police lui en passait les lambeaux, il avait lu sur l’un d’eux un autre nom connu de lui, le nom de Suzanne Villaret. Et rien que de le voir, mêlé à la vie de Prétoff, au bas d’une lettre adressée sans doute à cet homme dont les aventures amoureuses avaient, en ces derniers temps, dépassé, à diverses reprises, la chronique mondaine, il était resté bouleversé.

Depuis longtemps déjà, il se préoccupait de cette jeune fille. Il habitait la même maison qu’elle, rue du Four-Saint-Germain. Il occupait au premier étage un appartement en rapport avec ses fonctions et son rang social ; elle était installée plus haut, dans un logement modeste. Elle y vivait avec son père, expéditionnaire aux bureaux de la Guerre et, plus encore que lui, elle contribuait aux nécessités de l’existence commune, grâce aux leçons de harpe qu’elle allait donner en ville, chaque jour.

La rencontrant fréquemment dans l’escalier, frappé par sa beauté qui éclatait sous sa mise simple, Lindal avait commencé par s’intéresser à elle et fini par lui vouer un culte silencieux. Que de fois, en rentrant le soir dans le logis solitaire où se déroulait son existence grave et mélancolique, il s’était dit qu’il serait plus doux d’y être attendu par une femme qui ressemblerait à celle-là, et de s’y délasser de ses sévères travaux en reposant son front alourdi sur ce cœur qu’il devinait délicieux, à la flamme du regard charmant qui en trahissait les ardeurs !

Il n’avait jamais parlé à Mlle Villaret. Tout se bornait entre eux à ces rencontres quasi-quotidiennes soulignées par un échange de saluts et qui le laissaient toujours sous une impression d’attirance et de charme, si vive qu’il se promettait d’adresser la parole à sa belle voisine, lorsque, de nouveau, il la trouverait sur son chemin. Le jour suivant, il la rencontrait ; mais, au moment d’ouvrir la bouche, il se sentait comme enchaîné et paralysé. Timidement, il saluait, buvait le vague sourire par lequel on le remerciait de son attention et passait sans prononcer une parole, vaincu par sa propre timidité, comme aussi par la dignité simple de Mlle Villaret, par sa tenue un peu défiante et hautaine et par l’air d’honnêteté répandu sur toute sa personne. Depuis trois ans, les choses duraient ainsi, sans que l’occasion se fût offerte de substituer à ces rapports de pure courtoisie des rapports plus amicaux qu’eût facilités le voisinage, mais que la différence des situations sociales n’eût permis d’expliquer, qu’autant que l’amour se serait mis de la partie, ce qui ne paraissait pas être encore le cas.

Après cette brève description de l’état d’âme de Robert Lindal, on comprendra sans peine pourquoi la découverte du nom de sa voisine, sur un morceau de papier ramassé chez Prétoff, l’avait tant ému ? Pour quelle cause avait-elle écrit à cet étranger ? Quelles relations existaient entre eux ? Quel en était le caractère ? Hors d’état de répondre à ces questions, Lindal ressentait le même sentiment de malaise, le même trouble pénible que si, se croyant des droits à l’entière confiance de cette jeune fille, il eût découvert qu’elle lui faisait mystère d’une part de sa vie. Et ce sentiment de jalousie inconsciente l’avait envahi avec tant de vivacité qu’il était plus malheureux de ne pouvoir percer le mystère de ces relations inexpliquées, qu’il n’était déçu par l’insuccès de la mission de justice dont il avait été chargé.

Encore à ce moment, son esprit ne lui montrait aucune connexité entre la lettre et Mlle Villaret et les faits reprochés à Prétoff. Soudain, comme si quelque éclair eût dissipé les ténèbres qu’il cherchait vainement à pénétrer, cette connexité lui apparut éclatante : le père employé dans les bureaux de la Guerre, la fille en rapports avec le colonel russe, n’était-ce pas suffisamment clair ? Villaret à qui était confié la mise au net de documents confidentiels, véritables secrets d’état, les faisait communiquer par Suzanne à Prétoff. Comment ne l’avait-il pas compris plus tôt ?

Cette découverte, encore, il est vrai, dépourvue de preuves, mais néanmoins si plausible, le mit hors de lui. Il traversait en ce moment le pont des Arts, en route vers sa demeure. La commotion fut si forte qu’il resta cloué sur place. Il s’accouda chancelant au parapet du pont, insensible à la brume de ce soir d’hiver, qui tombait sur lui, glacée. Elle n’éteignait pas la chaleur fièvreuse dont tout son corps s’embrasait, tandis que son cerveau devenait le théâtre de pensées contradictoires que lui suggéraient, d’une part, la joie toute professionnelle de tenir la vérité et, d’autre part, la douleur de constater l’indignité de Suzanne Villaret. Elle, elle, entremetteuse de cette abominable trahison ! Une idole qui se brise dans un temple ne cause pas plus de vacarme, en tombant de son piédestal, que ne faisait en ce moment de ravages dans le cœur de Robert Lindal, la chute de l’image idéale, si longtemps objet de son culte.

— Mais peut-être n’est-ce là que suppositions, se dit-il tout à coup ; je n’ai pas de preuves.

— Tu les portes sur toi, dans ces fragments de lettres, lui répondit sa raison.

— Eh bien, reprit-il continuant à se parler à lui-même, je saurai ce qu’elles valent.

D’un pas rapide, il reprit sa marche. En dix minutes, il fut devant sa porte. Quoiqu’il ne fût pas encore tard, elle était close. Suivant l’usage, on l’avait fermée à la nuit. Il souleva le marteau dont le bruit métallique résonna dans le silence. Comme il allait entrer, une femme surgit à son côté. C’était Mlle Villaret ; elle rentrait aussi.

Pour lui qui cherchait depuis si longtemps l’occasion de lui parler, c’en était une et des plus favorables puisqu’au premier étage où il habitait, ils allaient monter ensemble. Mais il n’était plus animé au même degré du désir de lui adresser la parole. Elle ne lui inspirait plus que répulsion à cette heure, une répulsion tempérée à peine par la pitié qu’excitait en son cœur la certitude que, le lendemain, cette fille tant admirée jusque-là comparaîtrait en accusée devant lui et qu’il lui serait interdit de se donner vis-à-vis d’elle un autre rôle que celui d’accusateur.

Comme d’habitude, il la salua. En même temps, il s’effaçait pour la laisser passer. Elle lui rendit son salut d’un signe de tête, franchit le seuil de la maison et, lentement, commença à gravir l’escalier. Il la suivit à distance, l’accompagnant d’un regard inquisiteur et dur qu’heureusement elle ne vit pas. Elle ne vit pas davantage que peu à peu ce regard s’adoucissait. L’eût-elle vu, elle n’aurait su dire pourquoi une sorte d’attendrissement y succédait à la colère. Elle ignorait le pouvoir qu’elle exerçait sur ce jeune homme, captivé depuis trois ans par son charmant visage, et en qui la seule vision de sa taille fine, de sa démarche de déesse, de sa nuque blanche, qu’éclairait sous l’ombre des cheveux soyeux et noirs le quinquet accroché aux murs de l’escalier, ravivaient malgré lui toutes les sensations qu’il eût voulu oublier.

Elles reprirent leur empire avec tant de force, qu’avant qu’elle eût atteint le palier où il allait cesser de la voir, il fut transformé et rendu à son admiration accoutumée, sans que sa volonté eût pris part à sa métamorphose. Il ne s’appartenait plus. Avec un emportement dont il n’était plus maître, le désir de sauver cette grande coupable le saisissait. Il n’eut pas le loisir de réfléchir, de raisonner. Il était la proie d’une volonté supérieure et, sans doute, en cette minute critique qui déchaînait son amour inavoué, il aima Suzanne plus passionnément qu’il ne l’avait aimée jusque-là.

— Mademoiselle, s’écria-t-il, il est nécessaire que je vous parle.

Surprise par ce cri au moment où elle allait dépasser l’étage, elle se retourna.

— Et de quoi donc, Monsieur ? demanda-t-elle.

— D’une affaire qui vous intéresse, et au sujet de laquelle je vous prie de m’accorder un moment d’entretien.

— Je vous recevrai, Monsieur, si vous voulez prendre la peine de monter jusque chez nous. Fixez-moi votre heure, je préviendrai mon père.

Il y avait, dans cette réponse, une défiance qui n’échappa point à Lindal et qui s’accrut encore, lorsqu’il reprit :

— Ce n’est ni en présence de votre père, mademoiselle, ni chez vous, ni demain que cet entretien doit avoir lieu ; c’est tout de suite, chez moi et avec vous seule.

Elle le regarda, et il lut dans ce regard qu’elle se demandait s’il était devenu fou. Alors, se penchant vers elle, il poursuivit à voix basse :

— Il y va de votre honneur, Mademoiselle, de celui de votre père, de sa vie peut-être.

— Mais, en vérité, Monsieur, je ne comprends pas, fit-elle, visiblement offensée.

— Vous allez comprendre. Le colonel Prétoff a pris la fuite.

Il ne put continuer, ni juger, dans la pénombre qui voilait le visage de son interlocutrice, de l’effet produit par cette révélation. De l’autre côté de la porte de son appartement, des bruits de pas s’étaient fait entendre. Son domestique, qui guettait son retour et avait reconnu sa voix, venait lui ouvrir. D’un geste impérieux, il lui ordonna de s’éloigner. Le domestique disparut sans chercher à dévisager la visiteuse amenée par son maître. Il savait que, lorsqu’on est au service d’un homme jeune, célibataire et magistrat, il est des cas où il faut boucher ses oreilles et fermer ses yeux.

— Veuillez entrer, Mademoiselle, reprit alors Lindal.

Mlle Villaret ne protestait plus. Il la guida jusqu’à son cabinet, où tout était prêt en vue de sa rentrée, le feu flambant, la lampe allumée.

III

Elle assise au coin de la cheminée, lui debout, le dos à la flamme, ils se regardaient. La jeune fille avait relevé l’épaisse voilette destinée à protéger son visage contre les morsures du froid, et le juge, d’un œil accoutumé à sonder les âmes, cherchait sur ces traits si purs les éléments propres à fortifier sa conviction. Croyant avoir affaire à une coupable, il s’attendait à la voir terrifiée. Il n’en était rien. La figure virginale demeurait au repos, sans ombre de peur ni même d’inquiétude. On n’y voyait, mitigée d’un peu de tristesse, que cette expression de surprise qui y était apparue lorsque, dans l’escalier, Lindal avait interpellé sa belle voisine.

— Vous m’avez dit que le colonel Prétoff est en fuite, dit-elle enfin. Qu’avait-il donc à se reprocher ?

— Ne vous en doutez-vous pas, Mademoiselle ? demanda Lindal.

— Comment m’en douterais-je ? Je connaissais le colonel sans qu’il y eût aucune intimité entre nous. Il est venu quelquefois chez mon père ; mais en dehors de ces visites, il nous était étranger et je ne devine pas, Monsieur, quels motifs vous ont déterminé à m’apprendre qu’il est fugitif. S’il a commis un acte contraire à l’honneur, je le déplore pour lui ; mais je ne l’ai pas assez connu pour que son départ m’inspire des regrets ou des craintes.

L’accent de cette réponse porta un premier coup à la conviction de Lindal, tant elle respirait la franchise. Tout y était spontané, clair, sincère, et rien n’y révélait les calculs d’une coupable qui s’efforce de dissimuler sa faute et de dérouter ses accusateurs. Cependant il doutait encore, et son doute s’accrut lorsqu’il se rappela qu’il avait dans sa poche des débris de lettres, et que l’un d’eux portait la signature de Mlle Villaret. Il les en tira, les sortit de leur enveloppe et les étala sur son bureau, sans que, d’ailleurs, la jeune fille parût en être troublée.

— Vous savez sans doute, Mademoiselle, que je suis magistrat.

— Juge d’instruction au tribunal de la Seine, oui, Monsieur, je le sais, comme sans doute, vous savez qui je suis. Quand on est voisins ainsi que nous le sommes, et depuis longtemps, on a beau ne s’être jamais parlé, on se connaît toujours un peu. Sans cette circonstance, je ne serais pas chez vous.

— Et moi-même, je ne vous eusse pas invitée à vous y arrêter. C’est à mon cabinet, au Palais de Justice que je vous eusse citée à comparaître et ce que je vais vous dire officieusement, presque amicalement, seul à seul, je vous l’eusse dit officiellement, sous forme d’interrogatoire, en présence de mon greffier, qui eût dressé procès-verbal de vos réponses.

— Mais on ne procède ainsi qu’envers des accusés ! s’écria Suzanne qui s’était levée, la stupéfaction dans les yeux et le sang aux joues.

— Envers de simples témoins aussi, objecta Lindal. Mais c’est en qualité d’inculpée que vous eussiez comparu devant moi, et je crois bien, avoua-t-il tristement, que j’aurais dû changer ma citation à comparaître en un mandat d’arrestation.

— Un mandat d’arrestation ! Elle poussa ce cri tout effarée. Puis, se ressaisissant, elle continua : j’ignore de quoi l’on m’accuse et j’ai hâte de le savoir, car j’aurai vite fait de vous prouver, Monsieur, que je suis la victime d’une erreur épouvantable. Et, sans doute, vous êtes disposé à le croire car, enfin, si vous étiez convaincu de ma culpabilité, pourquoi useriez-vous de ménagements, pourquoi vous seriez-vous départi envers moi des formes ordinaires de la Justice ?

Il ne s’attendait pas à cette question. Elle le déconcerta. S’il eût été moins maître de lui, son amour se serait trahi ; il parvint à se dominer.

— Pourquoi ? répondit-il. Uniquement par intérêt pour vous, parce que depuis trois ans, je suis le témoin silencieux, mais attentif, de votre existence si vaillante, si pure. J’ai voulu tenter de vous sauver.

— Merci, Monsieur, répliqua sèchement Suzanne ; mais on ne sauve que les gens qui vont se perdre et, grâce à Dieu, je n’en suis pas là. Ici, ce soir ou demain, à votre cabinet, interrogez-moi, je vous répondrai. Je n’ai rien à cacher, rien à craindre.

Très ému par ces protestations, Lindal n’aurait plus mis en doute l’innocence de Mlle Villaret si les relations de la jeune fille avec Prétoff n’eussent été encore inexpliquées. Tant qu’il n’en aurait pas éclairci le mystère, ses soupçons subsisteraient et, si faibles qu’ils fussent, ils le tiendraient en défiance. Il savait, par une expérience déjà longue, que les coupables sont souvent habiles à faire croire qu’on les accuse à tort, et peut-être, les protestations de sa voisine n’étaient-elles qu’un témoignage de sa rouerie et de son audace. Il voulait bien la sauver et, en abdiquant les sentiments que, dans le silence de son cœur, il lui avait voués, payer à ces sentiments sacrifiés un dernier gage de leur sincérité ; mais il ne voulait pas être sa dupe. Pour qu’il pût l’aimer, l’aimer sans remords, il fallait que toutes les obscurités fussent dissipées.

— Ne remettons pas à demain ce que nous pouvons faire ce soir, dit-il résolument. Tâchez de vous calmer, Mademoiselle, et écoutez-moi. Ce n’est pas le juge qui vous parle, c’est… c’est l’ami, ajouta-t-il en hésitant ; vous n’avez rien à redouter de moi…

Et, après un silence :

— Le colonel Prétoff était un espion. Chargé de l’arrêter, je n’ai pu, en me présentant à son domicile, que constater son absence : il venait de s’enfuir. En perquisitionnant chez lui, j’ai découvert des lettres en morceaux. Les voilà. Comme vous le voyez par la couleur des papiers, il devait y en avoir plusieurs, deux au moins, l’une sur papier rose, l’autre sur papier blanc. Je n’ai pu m’assurer encore si tous les morceaux y sont, ni si elles sont lisibles. Mais, sur un fragment de ce qui reste de la lettre rose, j’ai vu votre signature, Mademoiselle, et j’ai dû en conclure que vous étiez en relations avec cet homme.

— Je l’ai reconnu tout à l’heure, Monsieur, fit remarquer Suzanne.

— Vous lui aviez écrit. Que lui disiez-vous ?

Une pâleur subite défigura Mademoiselle Villaret.

— C’est une confession que vous me demandez ? balbutia-t-elle.

— Une confession, c’est bien le mot ; vous me la devez. Mais comme toutes les confessions, celle-ci ne transpirera pas hors du confessionnal. Parlez-moi franchement et sans crainte, dussiez-vous m’avouer qu’entre Prétoff et vous existait une de ces relations que la morale condamne.

Il n’eut pas la force d’achever. L’émotion l’étranglait, comme si de la réponse qu’il attendait eût dépendu sa destinée. Mais Mlle Villaret relevait la tête, les yeux dans les siens :

— Je peux tout avouer, déclara-t-elle. Le colonel Prétoff me faisait la cour. Pour se rapprocher de moi et par des moyens que j’ignore, il s’était lié avec mon père. Ses assiduités me déplaisaient. Je lui ai écrit pour le lui dire, pour le supplier de les cesser. Lisez ma lettre, monsieur. Vous vous convaincrez que je ne mens pas.

Une joie immense envahit le cœur de Lindal. La femme qu’il aimait déjà avant de lui avoir parlé, et que cette minute lui rendait plus chère, était pure. L’amour de Prétoff ne l’avait pas souillée ; elle n’y avait pas répondu, elle ne l’avait pas partagé. Pour cacher son trouble, il se rapprocha de sa table. Ses mains tremblantes essayèrent de réunir les lambeaux épars de la lettre rose. Il n’y parvint pas ; il n’y voyait plus. Sur ses yeux tombait un rideau de larmes.

— A quoi bon lire ? fit-il. Je ne doute pas de votre parole.

— Si, si, lisez, Monsieur, insista Suzanne. Mais j’y songe, cette lettre était difficile à écrire. Je l’ai recommencée vingt fois et j’en ai gardé le brouillon. Je crois même que je l’ai sur moi.

Elle le trouva dans le petit portefeuille qu’elle avait tiré de sa poche et le tendit à Lindal.

— Donnez-m’en lecture vous-même, ordonna-t-il.

Elle céda, lut à haute voix jusqu’au bout et termina en disant :

— Vous me ferez l’honneur de croire, monsieur, puisque je vous l’affirme, que la copie définitive de ma lettre est rigoureusement conforme à ce brouillon. Vous pourrez l’opposer à mes accusateurs.

— Il faut la cacher, au contraire.

— La cacher ? Pourquoi ?

— Parce que si, d’une part, elle prouve votre entière innocence, elle prouve d’autre part que votre père était le complice de Prétoff.

— Son complice ! répéta Suzanne avec effroi.

Il prit la lettre, la parcourut des yeux jusqu’à ce passage qu’il relut à haute voix. « Vous êtes revenu et, cette fois, conduit par mon père, avec qui vous vous êtes mis en rapport par des moyens et pour des causes que j’ignore. Ne pouvant m’expliquer que de telles relations se soient établies, avec des apparences de confiance et d’amitié, entre le haut personnage que vous êtes et un modeste employé des bureaux de la Guerre… » Il n’alla pas plus loin et, le doigt sur ces lignes révélatrices, il dit : — Ces relations que vous ne vous expliquiez pas avaient un but que le colonel Prétoff tentait de dissimuler par ses assiduités auprès de vous. Envoyé à Paris pour y pratiquer l’espionnage, il adressait à son gouvernement des communications relatives aux armements de la France, et ces documents, c’est votre père qui les procurait.

— C’est faux ! C’est faux ! protesta Suzanne. Mon père est chez nous en ce moment. Il doit m’attendre. Voulez-vous que j’aille le chercher ! Il vous prouvera son innocence comme je vous ai prouvé la mienne.

— Je veux vous épargner le douloureux spectacle de ses aveux, Mademoiselle, car j’en sais assez pour être certain qu’il serait réduit à m’en faire. Oui, j’en suis certain et n’ai pas même besoin de regarder si, dans ces débris de papiers, nous ne trouverions pas de preuves nouvelles de sa culpabilité.

Sans l’entendre, Suzanne se précipita vers la table et prenant une poignée de ces papiers roussis et froissés, elle y jeta les yeux ; soudain, elle recula :

— Son écriture ! gémit-elle.

— Vous voyez bien que je ne me suis pas trompé, dit Lindal.

Mais elle ne l’entendit pas. Accablée par l’évidence et en proie au plus violent désespoir, elle pleurait à sanglots, murmurant :

— Le malheureux ! le malheureux !

Immobile à deux pas d’elle, Lindal respectait sa douleur. Mais un impérieux besoin de la consoler s’emparait de lui et, de la voir victime d’une infortune imméritée, il sentait croître sa tendresse pour elle, tenté de bénir le ciel qui le faisait à cette heure l’arbitre de son avenir.

— Et maintenant, Monsieur, qu’allez-vous faire ? interrogea-t-elle en levant vers lui ses yeux obscurcis par les pleurs.

— Je vous ai dit que je suis votre ami, déclara-t-il ; je me conduirai comme un ami.

— Mon ami ! Vous me connaissez à peine.

— Je vous connais assez pour vouloir vous sauver. Je le voulais, quand je vous croyais aussi coupable que votre père. Je le veux avec plus d’énergie encore, maintenant que je vous sais innocente. Ce que j’eusse fait pour vous, je le ferai pour lui.

— Mais vous êtes magistrat ; vous tenez des preuves : elles vous condamnent à de rigoureux devoirs.

Il alla à la table, ramassa fiévreusement les lettres en morceaux et les jeta dans le feu en disant :

— Il n’y a plus de preuves. S’il en existe d’autres, votre père doit le savoir. Qu’il les détruise. S’il est interrogé, qu’il réponde par d’énergiques dénégations. Je ne sais si les soupçons dont il sera peut-être l’objet seront dissipés, mais en l’absence de preuves, on ne pourra le déférer aux tribunaux. Tout au plus sera-t-il mis à la retraite d’office. Je pense même qu’il fera bien de le demander.

Tandis qu’il parlait, Suzanne s’était redressée. Elle l’enveloppait d’un regard où éclataient à la fois l’admiration, la reconnaissance, et par-dessus tout, la stupéfaction que nous cause à tous une découverte inattendue. En lui arrachant ses secrets, Lindal venait de lui révéler le sien. Elle lisait l’amour dans ses yeux, et cet amour tombait comme une rosée bénie, comme un baume réconfortant sur son cœur déchiré. Oui elle comprenait ; mais elle se refusait à laisser voir qu’elle avait compris. Elle ne voulait pas entendre la voix qui l’appelait. Cette fleur de bonheur, elle ne la cueillerait pas. En avoir respiré le parfum, n’était-ce pas tout ce qu’elle méritait, elle, la fille d’un traître ? Plus elle se sentait attendrie et reconnaissante, disposée à aimer à son tour cet homme généreux, et plus sa loyauté se révoltait à l’idée de lui apporter un nom déshonoré, de l’associer à la triste vie à laquelle elle était désormais condamnée. Entrevoir la vérité et se décider à feindre de ne l’avoir pas devinée, ce fut l’affaire de quelques minutes. Sa résolution contint les élans de son cœur. Elle le laissa parler, mais ne le livra pas tout entier.

— Je suis impuissante à vous exprimer ce que je ressens, soupira-t-elle ; les mots me manquent, et je me demande si je pourrai reconnaître jamais ce que vous avez fait pour moi. Si vous attachez cependant quelque prix à mon dévouement, sachez, Monsieur, que tant que je vivrai, il vous est acquis. Quoi que vous me demandiez…

Il l’interrompit en lui prenant la main et en l’attirant à lui et d’un mouvement passionné que rendit plus significatif l’éclat de ses yeux :

— Est-ce bien vrai ? dit-il, quoi que je vous demande…

— Ne me demandez rien dont j’aie à rougir, supplia-t-elle éperdue ; ne me demandez rien qui me dégrade et m’abaisse. Je suis déjà tombée si bas !

— Mes prières ne s’inspireront que du désir de vous relever, de vous consoler, de vous rendre heureuse, s’écria-t-il. Mais ce n’est pas le moment de songer à nous. Ne songeons qu’à votre père ; allez l’avertir. Ne me nommez pas ; laissez-lui ignorer que c’est moi qui le sauve. Cela vaudra mieux.

Il la ramenait vers la porte, doucement, avec une sollicitude attentive et tendre. Après s’être assuré que personne ne passait dans l’escalier en ce moment, il la fit sortir.

Une fois seul, rendu à lui-même, au fur et à mesure qu’il reprenait son sang-froid, il put mesurer les conséquences de la conduite qu’il venait de tenir dans l’entraînement de son amour, surexcité par la beauté et par le désespoir de Mlle Villaret. Il se voyait détruisant les preuves d’un grand crime et il se répétait les propos par lesquels il s’était engagé envers cette jeune fille, presque une étrangère pour lui tout à l’heure, devenue tout à coup l’espoir et la lumière de sa vie. Il se disait que si ce qu’il venait de faire était divulgué, son avenir était brisé. Mais sa conduite n’avait eu d’autre témoin que Suzanne, et ce n’est pas elle qui le dénoncerait.

Il n’avait donc rien à craindre et il ne regrettait rien. Le manquement à son devoir professionnel dont il s’était rendu coupable ne faisait tort à personne. Si l’auteur du crime demeurait impuni, du moins, était-il désormais hors d’état de le renouveler. La trahison conjurée dans l’avenir, c’était là l’essentiel. Cette certitude, celle surtout d’avoir sauvé l’honneur du nom que portait celle qu’il aimait, rassurait la conscience de Lindal ; en chassait les remords, en opposant au devoir professionnel méconnu l’acte d’humanité qu’il avait accompli ; et ces conclusions succédant au conflit de ses pensées, s’imposèrent à lui avec une force d’autant plus grande que son bonheur lui semblait désormais assuré. Il avait recouvré toute sa liberté d’esprit lorsqu’il s’assit à son bureau pour rédiger le rapport qu’il devait à ses chefs sur sa visite à l’hôtel Prétoff et sur l’insuccès de cette opération. Ce travail allait l’occuper jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Le lendemain, comme il se réveillait, son domestique qui entrait dans sa chambre lui dit d’un ton apitoyé.

— Il est arrivé un grand malheur, Monsieur.

— Quoi donc ?

— Le locataire du quatrième, ce M. Villaret, employé au ministère de la Guerre, qui vivait seul avec sa fille…

— Il est mort ? s’écria Lindal, saisi d’un sinistre pressentiment.

— Oui, Monsieur, il paraît qu’il est allé ce matin se jeter dans la Seine. Des bateliers qui l’ont vu se précipiter du haut du pont des Arts, se sont portés à son secours. Mais, quand ils l’ont repêché, il ne respirait plus. On vient de rapporter son cadavre chez sa fille.

Lindal s’habilla en toute hâte, pressé de revoir Suzanne et de l’assister dans cette heure de tristesse et de deuil. Il ne devinait que trop ce qui s’était passé : les véhéments reproches de la fille à son père, l’impossibilité où s’était trouvé celui-ci de se justifier, puis la crainte du lendemain ou, à défaut de cette crainte, les remords éveillés en lui par le spectacle du désespoir de sa fille ; il avait perdu la tête et marché à la mort.

— Pauvre malheureux ! pensa Lindal, Suzanne avait dû pourtant lui dire que les preuves de sa culpabilité étaient détruites…

Il trouva Mlle Villaret dans la chambre de son père. Elle priait, agenouillée au pied du lit sur lequel, enveloppé déjà dans son suaire, le corps du défunt était étendu, un crucifix dans les mains. En voyant Lindal, elle se leva et lui dit avec amertume :

— Voilà ce que nous n’avions pas prévu.

— Mais votre père ne savait-il pas qu’il ne courait plus aucun péril ?

— Il le savait, et il m’avait affirmé qu’en dehors de sa lettre à Prétoff, brûlée par vous avec la mienne, aucune preuve n’existait qui pût être invoquée contre lui. Mais il a craint d’avoir encouru mon mépris, d’avoir perdu ma tendresse et, lorsqu’il m’a demandé si je lui pardonnais, j’ai eu le tort que je me reprocherai toujours de lui répondre froidement, de le laisser partir en lui montrant que le pardon était sur mes lèvres et non dans mon cœur. Ma douleur l’avait affolé. Il n’a pas eu le courage d’y survivre. Pauvre père ! Il me chérissait, et c’est peut-être pour me donner plus de bien-être qu’il est devenu criminel. Elle retombait à genoux, écrasée sous son désespoir, prononçant encore des paroles que Lindal n’entendait pas et parmi lesquelles il ne perçut que celles-ci : — Seule, seule au monde, désormais !

N’écoutant que son amour, il s’écria :

— Non, Suzanne, vous ne serez pas seule, puisque je suis là.

Cette fois, elle ne feignit plus de ne pas comprendre. La voix brisée par les sanglots, elle balbutiait :

— C’est votre cœur qui parle aujourd’hui ; mais votre raison parlera demain. Un homme comme vous ne peut épouser la fille d’un traître.

— Le traître a expié, répondit-il, et je vous aime. Et, s’agenouillant à côté de Suzanne, il ajouta : — Nous pleurerons ensemble en attendant que mon amour ait séché vos larmes.

CLARY

I

Sur les hauteurs boisées qui dominent le village d’Héricourt-en-Caux, une jeune femme, à la fin d’un après-midi du mois de septembre 1800, était assise sur un banc de pierre, à côté de la porte d’un vieux château, dont le faîte ardoisé restait encore empourpré, dans les clartés expirantes du jour, des derniers feux du soleil couchant.

Tout était silence autour d’elle.

Le parc qui s’étendait au loin derrière le château, les bois qui le séparaient du village et à travers lesquels elle en apercevait à ses pieds les toitures, l’antique église dont le clocher émergeait d’entre les arbres déjà jaunis à leur cime par les premiers vents de l’automne, semblaient s’être endormis dans la sérénité mélancolique du soir. Le seul bruit qui arrivait jusqu’à elle était le bruit monotone et berceur d’une petite rivière, la Durdent, qui coule au fond de la vallée dans un lit étroit entre des rives gazonnées, et va se jeter dans la mer à quelques lieues de là. Le crépuscule voilait de brume la terre et le ciel, et lentement la nuit venait.

L’attitude de cette femme, ses mains croisées sur ses genoux, son front penché comme écrasé sous la masse lourde de ses cheveux blonds, l’expression de ses yeux noirs et profonds, qui semblaient éteints dans un amer désenchantement, alors qu’à l’ordinaire ils trahissaient les ardeurs d’une âme passionnée, et éclairaient d’une vive flamme le plus exquis visage, tout révélait qu’elle était tombée, à la faveur du soir et du silence, en une de ces rêveries maladives auxquelles s’abandonnent volontiers les natures impressionnables, sous l’action des circonstances extérieures, quand elles ne parviennent pas à les dominer.

A quoi rêvait-elle ? Pour le deviner à coup sûr, il eût fallu connaître sa vie passée. Mais, quand on saura qu’elle avait vingt-huit ans, qu’en conséquence elle devait avoir connu les joies et les douleurs qui sont le lot de toute existence humaine, on croira volontiers que sa rêverie s’alimentait de souvenirs, et si l’on veut se rappeler que la Révolution finissait à peine ; qu’on sortait d’un temps de cruelles épreuves et de sanglantes horreurs ; que les jours qu’on venait de vivre avaient été affreux ; que ceux qui venaient excitaient encore des appréhensions, des incertitudes, des angoisses, on comprendra pourquoi la captivante beauté de ce visage s’assombrissait en ce moment de toute la tristesse que peuvent mettre sur les traits le regret d’espérances brisées et la perspective décevante d’une destinée manquée ou compromise.

A l’improviste, elle fut tirée de sa méditation. A quelques pas d’elle, dans l’avenue qui du village montait vers le château, le sable criait sous des pieds qui l’écrasaient. Elle se redressa d’un brusque mouvement où apparaissait le désir de ne pas être vue ainsi triste et accablée, et d’une voix soudain raffermie, elle cria :

— Est-ce-vous, Clément ?

Et, comme on ne lui répondait pas, elle se leva ; alla droit du côté d’où venait le bruit qui l’avait troublée et regarda. Sous ses yeux s’étendait, blanche entre les arbres, l’avenue que déjà le crépuscule enveloppait de ses teintes grisâtres. Seul sur le chemin désert, un homme s’avançait vers elle.

En une minute, elle l’eut dévisagé.

De haute taille, large d’épaules, alerte et vigoureux, vêtu d’une lévite brune ouverte sur un gilet clair rayé de bleu, chaussé de bottes à la russe dont les tiges cachaient les bords du pantalon de même couleur que la lévite, coiffé d’un chapeau en feutre noir à ailes étroites, rien en lui n’eût attiré l’attention si sa figure, à l’expression fière et révélatrice d’une origine au-dessus du commun, n’eût fait un saisissant contraste avec le désordre, l’usure et le débraillé des vêtements souillés de boue et la misère inscrite sur ses chaussures éculées couvertes de poussière. Tandis que la démarche et les traits étaient d’un aristocrate, la tenue, au contraire, ressemblait à celle des innombrables vagabonds qui, depuis quelques années, parcouraient les routes, arrêtaient les diligences, détroussaient les voyageurs, et dont le nombre attestait le désarroi de la police et son impuissance à rétablir en France la sécurité.

Surprise par l’apparition de cet inconnu, la jeune femme demanda :

— Que voulez-vous, Monsieur ? Qui êtes-vous ?

Mais, au lieu de répondre à cette question, lui-même interrogea, une supplication dans l’accent.

— Depuis huit ans, suis-je donc si changé, chère Clary, que vous ne me reconnaissez pas ?

La jeune femme se pencha pour mieux voir, et, bouleversée, éperdue, tremblante, elle s’écria :

— Vous, Albert, vous ?

— Oui, moi, Albert de Saint-Frémont.

— Mais, que venez-vous faire ici, malheureux ?

— Chercher un asile pour quelques heures. Je suis proscrit, fugitif. Accusé d’avoir trempé dans le complot de la machine infernale, poursuivi, traqué par les limiers de la police, j’ai quitté Paris voici deux jours avec l’espoir de gagner Saint-Valéry et de trouver là les moyens de passer en Angleterre. Mais dure a été la route. J’ai marché sans relâche, presque sans manger. Je succombe à la fatigue, je ne peux aller plus loin. Alors, je me suis rappelé que ce château se trouvait sur mon chemin, qu’autrefois j’y fus reçu comme un ami, comme un fiancé, que la belle jeune fille qui l’habitait alors avec ses parents m’avait promis de m’attendre, et je suis venu non pour lui rappeler des promesses dont le temps, une longue absence, mes malheurs l’ont déliée, mais pour la supplier de me donner provisoirement un abri. Si vous ne consentez à me recevoir, Clary, je suis perdu.

Elle croisa les mains dans un geste désespéré. Elle pliait sous la douleur qui s’emparait d’elle, et, la voix brisée, elle murmura :

— Vous recevoir ! C’est, hélas ! impossible. Je ne suis pas seule ici. Mon mari y habite avec moi. Il est absent depuis quelques jours ; mais on annonce son retour pour ce soir, et s’il vous trouvait dans sa maison, il vous livrerait. Il est tout dévoué à Bonaparte.

Albert s’était redressé :

— Votre mari ! Vous vous êtes donc mariée malgré vos engagements ?

Il y avait un reproche dans ce cri.

— Ne vous hâtez pas de me blâmer, continua Clary. Si je vous ai sacrifié, si j’ai dû feindre de vous oublier, c’est qu’on m’a contrainte ; oui, contrainte, il y a six ans de cela. Mon père, accusé de complicité avec les émigrés, avait été arrêté ; traduit devant le tribunal révolutionnaire, il allait être conduit à l’échafaud. Résolue à le sauver où à périr avec lui, je me décidai à aller solliciter sa grâce à Paris. Je ne connaissais personne parmi les puissants du jour. Mais on m’avait recommandée au conventionnel Clément Javarin.

— Clément Javarin ! Un terroriste ! un régicide ! s’écria Albert. Vous osâtes vous adresser à ce scélérat !

— Je n’avais pas le choix. Et puis, il était notre compatriote, député de notre département ; nous l’avions connu dans des jours plus heureux. Pour toutes ces causes, j’allai me jeter à ses pieds. D’abord, il me repoussa durement ; puis il se laissa fléchir et consentit à faire une démarche auprès de Robespierre. Je croyais qu’en me le promettant, il ne cédait qu’à ma douleur, qu’à mes larmes. Hélas ! je fus bientôt détrompée. Dès ma seconde visite, il me déclara qu’il ne m’accorderait sa protection que si je consentais à l’épouser. « Vous êtes belle, me dit-il, vous êtes riche, et je vous veux. Soyez ma femme, et votre père est sauvé. » Je protestai, je m’indignai, je suppliai ; tout fut inutile ; il resta inexorable. Mon père sortit de prison, et moi je suis devenue la femme de Clément Javarin.

— Et votre père a accepté ce sacrifice ?

— Il ne l’a connu que lorsqu’il ne pouvait plus l’empêcher. Il n’y a pas survécu. Quelques mois après sa délivrance, il est mort de chagrin en constatant que pour le sauver, je m’étais vouée à un malheur éternel.

— Vous n’aimez pas votre mari ? demanda Albert dont les explications avaient dissipé la colère et qui s’apitoyait au spectacle du désespoir de son amie.

— L’aimer ! répliqua Clary. Comment l’aimerais-je alors que je suis sa victime ? Non, je ne l’aime pas ; je le hais. Et après un silence, elle ajouta : — Vous le voyez, Albert, je ne peux vous garder ici. Vous y seriez en péril de mort, car si Javarin y découvrait votre présence, il n’hésiterait pas à vous dénoncer.

— Me connaît-il ? Sait-il que je vous ai aimée, que nous devions nous marier ?

— Il l’ignore.

— Alors pourquoi me dénoncerait-il ?

— Pour se créer un nouveau titre à la faveur du Premier Consul dont il s’est fait le courtisan et le valet. Partez, Albert, supplia Clary. Prolonger, ne fût-ce qu’une minute votre séjour ici, c’est accroître les périls qui vous menacent. D’un instant à l’autre, Javarin peut revenir ; ses serviteurs peuvent nous surprendre…

— Comme vous avez peur, Clary ! observa douloureusement Albert.

— J’ai peur pour vous, répondit-elle, pour vous seul. Je ne serai rassurée que lorsque vous serez loin.

Mais au lieu d’obéir, il s’asseyait sur le banc de pierre, à l’entrée du château, à la place où se trouvait Clary tout à l’heure, et comme elle allait se récrier, il dit :

— Le malheur est que je ne puis aller plus loin ; marcher encore m’est impossible. Je tombe de fatigue et de besoin. Pourquoi fuirais-je si c’est pour m’exposer à être pris ? J’aime autant attendre à cette place que le sort se prononce pour ou contre moi. Rentrez chez vous, abandonnez-moi à mon destin. Je reste ; advienne que pourra.

— Mais vous vous perdez !

— Je me perdrai plus sûrement en me remettant en route en l’état où je suis. Et puis, si je suis condamné, si je dois mourir, il me sera doux d’avoir encore une fois vécu dans votre ombre, près de vous. Je vous aime toujours.

En prononçant ces mots, il prit la main de Clary ; d’un mouvement passionné, il la porta à ses lèvres. Elle tressaillit, et défaillante sous son émotion qui grandissait, elle soupira :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! que faire ?

Sa détresse était si poignante et si visible, que Saint-Frémont regretta la résistance qu’il venait d’opposer à ses prières.

— Allons, calmez-vous, fit-il, et puisque ma présence vous effraye à ce point, je m’en vais. Péniblement, il se souleva et se remit debout. — Je ne peux pas, dit-il soudain ; vous le voyez, Clary, je ne peux pas.

Il chancelait et serait tombé s’il ne s’était appuyé contre le mur. Il demeura là, reprenant haleine, le regard perdu sur l’horizon que la nuit peu à peu avait enveloppé de ses ombres. Quant à Clary, troublée jusqu’à l’égarement, indécise, sans volonté, elle tenait ses yeux fixés sur ce revenant dont le brusque retour emplissait son cœur de perplexités et d’angoisses.

— En venant au château, avez-vous rencontré quelqu’un ? demanda-t-elle enfin.

— Je n’ai rencontré personne, et j’ai lieu de croire que personne ne m’a vu.

— Alors, venez. Je ne peux vous sauver que par un coup d’audace. Nous allons le tenter. Que le ciel nous protège !

— Que voulez-vous donc faire ? reprit-il.

— Vous cacher jusqu’à demain. Et elle répéta : — Venez.

Elle lui avait offert son bras. Il y posa sa main tremblante et se laissa conduire à travers les ténèbres. Ils franchirent ensemble le seuil du château et pénétrèrent en un vestibule haut et vaste, plongé dans l’obscurité, à l’extrémité duquel on voyait à travers une porte entre-bâillée, une salle éclairée par deux lampes, où des domestiques dressaient un couvert en causant entre eux à haute voix. A la clarté qui venait de cette pièce, Albert de Saint-Frémont aperçut au fond du vestibule les premières marches d’un large escalier. Un mot de Clary lui fit comprendre qu’il fallait arriver à cet escalier sans être vu ni entendu des gens qui se trouvaient dans la salle. A l’exemple de la jeune femme, il retenait son souffle et marchait sur la pointe des pieds.

— Le plus difficile est accompli, fit-elle à voix basse, au moment où ils atteignaient heureusement l’escalier.

Maintenant, et sans se départir de leur imprudence, ils escaladaient les degrés. En une minute, ils furent au premier étage. Clary hâtait le pas, entraînant Albert. Empêché par la nuit de voir en quels lieux il passait, il avait pris le parti de suivre sa protectrice sans s’étonner de rien et sans l’interroger. Ils eurent bientôt traversé le palier. Une nouvelle porte s’offrit à eux. Elle était entr’ouverte. Clary Javarin y fit passer Saint-Frémont.

— Attendez patiemment mon retour, lui glissa-t-elle. Vous êtes en sûreté.

Sans lui laisser le temps de répondre, elle tira la porte sur elle. Il entendit le bruit d’un tour de clef dans la serrure. Il était seul et emprisonné. Tout d’abord, il n’y vit goutte. Il fit quelques pas à tâtons, anxieux, craintif, redoutant de heurter les meubles. Mais, sa main ayant rencontré le dos d’un fauteuil, il respira, heureux de s’asseoir et de détendre enfin ses membres fatigués.

A demi couché, il promenait autour de lui ses regards, essayant de percer l’obscurité, de deviner où il se trouvait. Mais, il faisait si noir qu’il désespérait d’y parvenir, quand, par la croisée, entra un rayon de lune que les nuages dans leur marche venaient de découvrir. Sous ce rayon argenté, les choses qui l’entouraient eurent vite pris corps et se dessinèrent. Il était dans une chambre luxueuse. Au fond d’une alcôve, sous des rideaux clairs, il apercevait un grand lit tout blanc ; plus près de lui, à travers la vaste pièce aux boiseries blanches, auxquelles étaient accrochés des tableaux, une table de toilette, une psyché, un bureau de femme, un métier à broder, une bibliothèque, une harpe, des sièges moelleux, et dans des vases, sur la cheminée, des gerbes de fleurs. Et rien qu’à voir ces élégances, ce confort, toutes ces commodités de la vie, groupées par une main de femme avec un visible souci de coquetterie et de bien-être, il comprit que, ne sachant où le cacher, Clary n’avait pas hésité à lui ouvrir sa chambre.

A cette pensée qu’il était chez elle, au milieu des témoins familiers et muets de sa vie quotidienne, il fut pris d’un fiévreux attendrissement, et l’amour, que les années n’avaient pu détruire en son cœur fidèle, mais qui peut-être y sommeillait, se réveilla aussi puissant, aussi brûlant qu’aux temps lointains où pour la première fois il en avait senti les atteintes. Et ce pauvre cœur encore tout meurtri du coup qu’il avait reçu tout à l’heure, en apprenant que Clary était mariée, se mit à battre plus vite et plus fort sous une poussée de désirs fous et d’espérances magiques qui y pénétraient avec violence.

Tout à coup, la clef de nouveau tourna dans la serrure, la porte se rouvrit, se referma. Clary revenait. Elle portait dans une serviette quelques provisions, une bouteille de vin, un pain, des fruits.

— C’est tout ce que j’ai pu dérober à l’office sans être vue, dit-elle, en rangeant ces objets sur une table.

— Où sommes-nous ? osa-t-il alors demander.

— Dans ma chambre, répondit-elle. Si Javarin nous y surprenait, il nous tuerait tous deux. Mais, il ne saura pas que vous y êtes ; il n’y entre jamais. Et puis, je vous cacherai si bien qu’eût-il la fantaisie d’y entrer, il ne vous verrait pas.

Tout en parlant, elle frottait une allumette contre la paroi intérieure de la cheminée et allumait une bougie. Une pâle lumière brusquement les éclaira. Ils se regardèrent et tressaillirent, surpris de se voir si pâles, si défigurés par l’émotion qui les agitait, émotion indicible, émotion torturante et délicieuse à la fois, que venaient de déchaîner les circonstances imprévues qui les réunissaient après une si longue séparation dans un tête-à-tête, né du hasard plus encore que de leur volonté, et leur révélaient qu’ils n’avaient pas cessé de s’aimer. Ils restèrent silencieux en face l’un de l’autre, n’osant regarder en eux-mêmes, où tout, en cet instant, n’était que tentation, désarroi, faiblesse.

Clary fut la première à se ressaisir. Entre elle et cet homme que la reconnaissance et l’amour mettaient à sa discrétion, elle voulait, pour se défendre contre lui et le défendre contre lui-même, élever, ainsi qu’une barrière, une déclaration nette et franche.

— Je vous ai conduit ici, dit-elle, parce que c’est la seule pièce du château où il soit en mon pouvoir de vous donner asile. Partout ailleurs, vous eussiez été trop exposé. Je vous la cède pour quelques heures. Nul ne s’avisera de venir vous y chercher.

— Mais vous, Clary, où passerez-vous la nuit ?

— Dans une chambre voisine où je veillerai jusqu’au matin. Avant le lever du jour, je viendrai vous délivrer et vous faire fuir. Vos forces seront réparées et vous pourrez en peu de temps être rendu à Saint-Valéry.

S’il avait entrevu pour son aventure un autre dénouement, il ne le laissa deviner ni par un mot, ni par un geste.

— Il était donc écrit que je vous devrais la vie, murmura-t-il. Ah ! Clary ! comment vous exprimerai-je ma gratitude ?

— Comment ? Mais en me gardant un souvenir.

— Hélas ! à quoi bon ? gémit-il.

— Pourquoi désespérer ? reprit-elle. Qui sait si l’avenir ne nous dédommagera pas des rigueurs dont nous ont accablés le passé et le présent.

— Vous m’aimez donc encore ?

— Je vous aime et vous aimerai aussi longtemps que vous m’aimerez.

— Ah ! Clary ! Clary !

Il s’était levé, les bras tendus, une flamme dans les yeux, exalté par les paroles qu’il venait d’entendre. Mais un bruit qui montait du dehors le cloua sur place. C’était, sous les croisées, dans la nuit sereine, le roulement d’une voiture, des pas de chevaux battant le sol, une sonnerie de grelots.

— C’est Javarin ! s’écria Clary.

Elle mit un doigt sur sa bouche, invitant en ce geste Saint-Frémont à être prudent et s’esquiva en fermant la porte à clef, ainsi qu’elle l’avait déjà fait une première fois.

II

Une heure plus tard, dans la vaste salle à manger, l’ancien conventionnel Clément Javarin et sa jeune femme achevaient leurs repas. Javarin s’était mis à table en descendant de voiture, sans se donner le temps de secouer la poussière de ses vêtements. Il avait quitté Paris durant la soirée de la veille, voyagé en poste, ne s’arrêtant qu’aux relais pour changer de chevaux, pressé de rentrer chez lui après une absence de quelques jours. Las de sa route, il avait mangé en hâte, se promettant, après sa longue course faite d’un trait, de se mettre au lit et de dormir jusqu’au lendemain.

Le désordre de sa tenue, ses cheveux ébouriffés, son linge froissé, sa lassitude qui se trahissait dans une pose d’abandon et d’accablement, contribuaient à accuser le caractère dur et vulgaire de sa physionomie. Sur ces traits dépourvus de finesse et de distinction, apparaissaient plus visiblement qu’à l’ordinaire les signes de sa brutalité naturelle. Son front bas et sillonné de rides, son menton gras et lourd, ses gros yeux ronds où se révélaient des habitudes de despotisme, marquaient la grossièreté de ses goûts, une vivacité d’instincts dépravés, une disposition à la violence, à la ruse, et quand il parlait, que ce fût pour ordonner ou pour prier, cette disposition se manifestait plus encore.

Rien qu’à le voir auprès de Clary si délicate et si gracieuse, il était aisé de comprendre pourquoi s’étant emparé par la menace et par la force de cette femme charmante, si peu faite pour lui, il n’avait pu s’ouvrir son cœur, y entrer et le posséder. Après s’être donnée à lui pour sauver son père, elle avait été si mal payée de son sacrifice par l’implacable égoïsme et les basses ambitions de cet homme indigne d’elle, qu’elle se considérait comme sa victime.

Depuis six ans, cependant, elle vivait auprès de lui sans se plaindre, ne trahissant que par sa passivité, son silence, son attitude glaciale, la répulsion et le mépris que la seule vue de ce mari qu’elle considérait comme un bourreau, excitait en son esprit et en son cœur. Quand elle avait dit à Saint-Frémont qu’elle haïssait celui dont elle portait le nom et partageait la vie, elle ne mentait pas, n’exagérait même pas. Oui, elle le haïssait, et s’il ne s’en apercevait jamais, c’est que Clary dissimulait pour éviter la vengeance qu’il n’eût pas manqué d’exercer sur elle, si cette haine légitime, provoquée par sa conduite, s’était manifestée.

Quand il s’éloignait du château, et cela arrivait fréquemment depuis que, foulant aux pieds ses vieilles convictions et jaloux de faire oublier son passé de terroriste, il s’était enrôlé parmi les partisans de Bonaparte, elle respirait soulagée, heureuse d’être délivrée de sa présence. Alors, elle pouvait ou se donner durant quelques heures l’illusion d’une liberté définitive ou pleurer sur son sort. Quand il revenait, elle recommençait à souffrir, blessée et froissée à tout instant par son contact, par son langage, par ses actes, par tout ce qui faisait de lui un être trop différent d’elle pour qu’elle pût attendre de leur existence commune un peu de bonheur et d’apaisement.

La différence d’âge qui existait entre eux, aggravait encore l’incompatibilité de leurs goûts réciproques. A quarante ans, Clément Javarin semblait avoir épuisé toutes les émotions de la vie et semblait n’être encore sensible qu’à celles qu’il pouvait trouver dans la réalisation de ses rêves ambitieux, dans l’accroissement de la fortune qu’il devait à son mariage. Déjà très riche, il rêvait de l’être davantage, et s’il saluait avec enthousiasme dans l’élévation de Bonaparte, devenu son idole, l’aurore d’un régime nouveau, c’est qu’il espérait, à la faveur de l’ordre de choses que la France acclamait, monter très haut à la suite de l’astre radieux dont il se proclamait le satellite.

Mais ces rêves, Clary ne s’y associait pas ; ces ambitions, elle ne les partageait pas. Reléguée volontairement dans l’antique château où elle était née, supportant avec impatience la société de son mari, elle formait d’autres rêves, nourrissait d’autres ambitions, caressait un autre idéal. Elle espérait qu’un jour ou l’autre, elle serait libérée de son servage. Elle avait tant souffert par Javarin qu’elle souhaitait sa mort qui, seule, pouvait briser les chaînes dont elle était meurtrie et en même temps qu’elle l’espérait, elle appelait le retour du seul homme qu’elle eût jamais aimé et dont le temps, l’absence, l’excès de ses malheurs n’avaient pu la détacher.

C’est dans ces circonstances qu’à l’improviste il était revenu, et qu’en le revoyant, elle avait constaté qu’il l’aimait toujours autant qu’autrefois, autant qu’elle l’aimait elle-même. Elle avait eu la force de se dérober à ses étreintes ; elle était résolue à s’y dérober, tant qu’elle appartiendrait à un autre ; mais, elle ne l’était pas moins à le sauver, puisque son salut était la condition même du bonheur qu’elle attendait avec confiance d’un avenir plus ou moins rapproché.

Durant le repas qui finissait, obsédée par ces pensées troublantes, dévorée par l’angoisse en songeant au proscrit qu’elle avait osé cacher dans sa chambre, et aux catastrophes que son dévouement pouvait attirer sur leurs têtes, elle avait dû feindre un calme qu’elle n’éprouvait pas et dissimuler ses horribles inquiétudes.

Déjà, dès l’arrivée de Javarin, afin de capter sa confiance et de prévenir ses soupçons, elle avait témoigné un contentement de le revoir, auquel il n’était pas accoutumé. Elle avait affecté de l’interroger avec sollicitude sur les événements de Paris, dont les premières nouvelles commençaient à peine à se répandre et qui ne l’eussent guère intéressée si elle n’avait redouté que Saint-Frémont les expiât. Surpris de cet accueil si différent de celui qu’il trouvait ordinairement en rentrant chez lui, Javarin s’était empressé de satisfaire à la curiosité de sa femme. Plein de son sujet, il avait raconté ce dramatique attentat de la rue Saint-Nicaise, dirigé contre le Premier Consul, l’explosion sur son passage d’un engin meurtrier que déjà la rumeur publique désignait sous le nom de machine infernale, l’échec miraculeux de cette criminelle tentative et comment la police de Fouché, après s’être égarée d’abord en cherchant les coupables parmi les vieux républicains, ces farouches Montagnards qui exécraient Bonaparte, s’était enfin convaincue que le complot, si heureusement avorté, était l’œuvre de quelques royalistes exaltés.

— On les poursuit, on les traque de tous côtés, avait dit Javarin. Déjà plusieurs d’entre eux ont été arrêtés. On finira par les découvrir tous et ils subiront le châtiment qu’ils ont mérité.

— Mais les connaît-on tous ? s’était écriée Clary.

— Ceux qu’on tient ont dénoncé les autres.

Redoutant de se trahir si le nom d’Albert de Saint-Frémont était prononcé devant elle, Clary n’avait osé pousser plus loin ses questions, s’appliquant seulement, pour endormir la vigilance de son mari, à témoigner d’une indignation égale à la sienne contre les auteurs de ce lâche attentat. Elle y mettait même tant de chaleur que Javarin n’en revenait pas et se demandait quelles circonstances inspiraient à sa femme les propos qu’elle lui tenait. Malgré son mariage, elle était restée royaliste. Dans ses discussions avec Javarin, lorsque par hasard elle se laissait aller à discuter, elle ne cachait pas les opinions qu’elle devait à sa naissance et qu’elle avait en quelque sorte sucées avec le lait. Il ne pouvait donc que s’étonner des sentiments qu’elle manifestait ce soir-là, des termes en lesquels elle parlait de Bonaparte, et semblait se réjouir d’apprendre qu’il avait échappé aux coups redoutables dirigés contre lui. La satisfaction de Javarin se traduisit peu à peu par une détente de son ordinaire raideur, par plus de bonne grâce et de gaieté qu’il n’en déployait dans leurs entretiens.

— Je suis enchanté de vous voir rendre justice à l’homme providentiel qui a sauvé la patrie, dit-il bientôt. Si tous les Français étaient aussi équitables que vous, Clary, les dangers qui nous menacent encore seraient bientôt conjurés.

— J’en suis convaincue, répondit-elle animée du désir de lui plaire.

— Alors, reprit-il, mettez vos actes d’accord avec vos paroles.

— Que voulez-vous dire ?

Comme, en l’interrogeant, elle quittait la table, il se leva aussi, et se rapprochant d’elle, il lui prit la taille et l’attira à lui d’un mouvement où se trahissait un désir d’entente affectueuse, peut-être même quelque chose de plus, la volonté de connaître la douceur de ces baisers qu’il ne pouvait se vanter d’avoir obtenus du plein gré de sa femme. Défaillante à ce contact qui lui était odieux, elle se renversa sur le bras qui l’enlaçait. Mais ce bras était fort et la retint tandis que Javarin se penchait sur elle et lui adressait dans un regard une prière d’amour. Elle allait protester, lui jeter sa haine au visage, lui déclarer qu’elle ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais, qu’elle n’avait pour lui qu’horreur et dégoût. Mais, brusquement, elle se souvint du proscrit caché là-haut dans sa chambre et qu’à tout prix il fallait arracher à la mort. En pensant que s’il était découvert, elle serait réduite pour le sauver, à implorer son mari, elle comprit la nécessité de disposer, dès ce moment, celui-ci à la compassion, à la clémence, en se gardant de l’irriter par quelque blessure faite à son orgueil. Sa résistance, non encore devinée, cessa, se fondit. Elle laissa les lèvres de Javarin se poser sur les siennes sans révolte, comme résignée à sa défaite. Puis, pour couper court à cette scène qui l’humiliait, elle répéta sa question à laquelle il n’avait pas répondu.

— En m’invitant à mettre mes actes d’accord avec mes paroles, qu’avez-vous voulu dire ?

— J’ai voulu dire que puisque vous admirez Bonaparte, il faut venir lui faire votre cour.

— Moi ! s’écria-t-elle. Vous entendez que j’aille à Paris ?

— Vous ne serez ni la première, ni la seule dont le Premier Consul aura reçu les hommages. En lui offrant les vôtres, vous m’aiderez à fortifier la confiance qu’il me témoigne et à tirer parti de l’influence que je commence à exercer sur lui. Il est généreux et sensible. La générale Bonaparte est charmante. Ils seront touchés l’un et l’autre par les égards dont vous les entourerez, oui, touchés et flattés aussi de voir une personne de votre rang, une fille de gentilhomme se rapprocher d’eux, donner un bon exemple aux aristocrates qui les boudent encore, et je recueillerai le fruit de votre complaisance. N’hésitez pas, Clary. Secondez mes légitimes ambitions. Vous n’aurez pas à le regretter. Bonaparte est l’homme de l’avenir ; déjà la France est à ses pieds ; il y règnera quelque jour et saura récompenser le zèle des amis de la première heure. Promettez-moi de m’accompagner à Paris lors de mon prochain voyage.

Cette mise en demeure la déconcertait. Elle ne savait que répondre. Mais de nouveau, elle songea à Saint-Frémont, elle comprit que dans l’intérêt de ce malheureux, elle devait céder à la demande de son mari.

— Si vous considérez que ma présence à Paris est nécessaire à vos intérêts, je ne refuserai pas de vous y accompagner quand vous le souhaiterez, répondit-elle.

— Ah ! c’est bien, c’est bien ! fit-il joyeusement. Croyez, Clary, que vos procédés me vont au cœur. Je voudrais vous en exprimer sur l’heure ma reconnaissance. S’il existe un moyen de vous prouver qu’elle n’est pas un vain mot, indiquez-le-moi, je m’empresserai de vous obéir.

Ce langage rassurait Clary et la troublait en même temps. Quoique accoutumée à se défier de Javarin, elle ne doutait pas en ce moment de sa sincérité. Elle commençait à croire que, quoi qu’elle lui demandât, elle l’obtiendrait, à la faveur de la promesse qu’elle venait de lui faire. Entraînée par sa conviction, elle fut sur le point de lui avouer qu’elle avait donné asile à un homme compromis dans le complot de la machine infernale, et de le supplier de faire fuir cet infortuné. Cependant, si pressante que fût la tentation, elle n’y céda pas. Elle espérait encore sauver Albert sans recourir à son mari, sans contracter envers lui une obligation dont, par avance, le poids lui semblait trop lourd. Finalement, elle résolut d’attendre encore et de ne recourir à Javarin que si elle y était contrainte.

Mais il insistait afin de savoir en quoi et comment il pourrait lui plaire. Alors elle lui dit, en feignant d’être sensible à ses offres :

— Gardez-moi pour plus tard ces bonnes dispositions. Je ne saurais les utiliser quant à présent. Lorsqu’elles me seront nécessaires, je ne manquerai pas d’y recourir.

Maintenant, trouvant que cet entretien avait assez duré, elle essayait d’y mettre fin et surtout de desserrer la chaîne que formaient sur sa taille les bras de son mari. Mais il ne semblait pas prêt à lâcher sa proie. Il la tenait fortement en prononçant des paroles tendres et brûlantes, prélude accoutumé de ce qu’elle considérait comme un supplice pire que la mort. Pour elle, placée entre la crainte de l’offenser et l’effroi de lui céder, voulant résister et n’osant se débattre, elle fermait les yeux pour ne pas laisser voir les larmes de honte et de rage dont ils s’emplissaient et qu’elle ne parvenait à lui dérober qu’en se faisant violence.

Soudain les bras qui la gardaient prisonnière se détendirent. Elle se trouva libre, au moment où elle se croyait vaincue. Un domestique venait d’entrer, à l’improviste, et Javarin, d’un bond, s’était rejeté en arrière.

— Qu’est-ce ? demanda-t-il courroucé. Que me veut-on ?

— C’est le maire d’Héricourt qui désire vous parler sur-le-champ, Monsieur, répondit le domestique.

— Le maire d’Héricourt ! Qu’il entre.

En entendant annoncer le visiteur, Clary avait senti son sang se glacer dans un subit déchaînement de terreur et d’angoisse. Instinctivement, elle attribuait cette visite inattendue à la présence dans le château du fugitif qu’elle y cachait, et, bien qu’elle espérât que personne ne l’avait vu, une mortelle frayeur s’emparait d’elle comme à l’approche d’un danger.

— Peut-être le cherche-t-on, pensa-t-elle.

Tremblante et pâle, elle recula, cherchant l’ombre dans la vaste salle que deux lampes ne suffisaient pas à éclairer jusqu’à ses extrémités ; elle craignait de se trahir. Quand elle se crut protégée par l’obscurité, elle resta immobile et attendit. Le maire entra. Il n’était pas seul. Un individu vêtu de noir, que Clary ne connaissait pas, l’accompagnait et deux gendarmes de la brigade d’Héricourt leur faisaient escorte.

— Que signifie cet appareil de force ? demanda Javarin d’un air impérieux. Les gendarmes ! chez moi !

— Pardonnez-moi, monsieur Javarin, répondit le maire, un brave homme aux traits rudes, qui semblait terrifié par l’acte audacieux auquel ses fonctions l’obligeaient à participer. Monsieur va s’expliquer et vous répondre, ajouta-t-il en désignant le personnage qui marchait à son côté. Il arrive de Paris, il a des ordres.

De plus en plus surpris et excité, Javarin interpella l’inconnu :

— Parlez, Monsieur, lui dit-il, car en vérité, je ne comprends pas…

— Vous allez comprendre, Monsieur. Je suis commis par le ministre de la police pour rechercher les bandits qui ont voulu assassiner le Premier Consul, et j’ai lieu de croire que l’un d’eux s’est réfugié ici.

— Ici ! s’écria Javarin d’un accent qui marquait une incrédulité égale à sa stupéfaction. Quelle folie ! S’il était entré dans cette maison, je le saurais. Mes gens me l’auraient appris. Je suis sûr d’eux.

Clary émergea de l’ombre et répondit résolument :

— Mais, je l’aurais vu, moi. Je suis restée durant tout l’après-midi devant la porte du château, oui, tout l’après-midi, affirma-t-elle. J’attendais M. Javarin qui revenait de Paris. Je n’ai quitté la place qu’à son arrivée. Nul n’a donc pu entrer sans passer devant moi.

— Vous entendez, Monsieur, reprit Javarin. D’ailleurs, y a-t-il apparence que celui que vous poursuivez ait choisi pour s’y réfugier la demeure d’un homme qui proclame bien haut son dévouement au Premier Consul ? Se réfugier chez Javarin, c’était se livrer.

— Ces brigands ont toutes les audaces, observa le policier, et mes suppositions ne sont pas aussi invraisemblables qu’elles en ont l’air. Justement, parce que mon coquin devait croire qu’on ne songerait pas à le rechercher chez vous, il se peut bien qu’il y soit venu comme dans un asile plus sûr que les autres.

L’argument parut frapper Javarin :

— Oui, peut-être avez-vous raison, fit-il.

Le policier continuait :

— Il a quitté Paris depuis deux jours pour gagner Saint-Valéry-en-Caux où il comptait s’embarquer. Averti de son départ et de ses projets par un de ses complices, je suis parti derrière lui. A plusieurs reprises j’ai retrouvé ses traces, mais je les ai constamment perdues. Cependant, j’allais droit devant moi, certain de saisir mon homme à Saint-Valéry. Voilà que ce soir, en arrivant à Héricourt, j’apprends qu’un voyageur, un piéton de mauvaise mine, ne m’a devancé que de quelques instants. On me donne son signalement. Je reconnais celui que je cherche. Je questionne, et je suis convaincu qu’il n’a pas dépassé Héricourt, qu’il y est encore. Mais où ? C’est là ce qu’il faut savoir. Sur ces entrefaites, un petit vacher vient me déclarer qu’il a rencontré un inconnu à l’entrée de votre parc, qu’il l’a vu franchir la barrière. Alors je n’ai pas hésité ; j’ai requis M. le maire de mettre à ma disposition les gendarmes, quelques citoyens de bonne volonté, et je suis venu vous trouver, Monsieur, convaincu que vous me seconderiez en tout ce que j’entreprendrais pour m’emparer de ce grand coupable.

Javarin s’inclina, et d’un ton de condescendance répondit :

— Vous avez eu raison de compter sur mon zèle. Le général Bonaparte n’a pas de plus fidèle serviteur que moi, et tout le monde ici est à vos ordres, puisque vous le représentez. Que comptez-vous faire ?

— Je vais opérer d’abord une battue dans le parc. Peut-être le fugitif s’est-il endormi dans un fourré, dans les meules de foin, quelque part enfin où il ne pouvait croire qu’on le découvrirait. Si nos recherches sont infructueuses, alors, à mon très grand regret, je me verrai forcé de perquisitionner dans le château.

— Je vous guiderai moi-même, Monsieur, répliqua Javarin. Et se tournant vers ses domestiques groupés à la porte de la salle : — Allumez des lanternes, ordonna-t-il ; détachez les chiens ; conduisez M. le délégué du ministre de la police jusqu’aux extrémités du parc. Visitez les communs, voyez partout enfin.

Durant cet entretien dont aucun mot ne lui échappait, Clary subissait une indicible torture. L’espoir qu’elle avait conservé jusque-là de sauver celui qu’elle aimait, cet espoir s’en allait par morceaux. Si, lorsqu’on aurait en vain battu le parc dans tous les sens, on fouillait le château, comment s’y prendrait-elle pour protéger Saint-Frémont contre les recherches des gens de police ? Elle connaissait leur brutale curiosité. Élevés à l’école de ce Fouché terrible qui, durant les jours sinistres d’où l’on sortait à peine, avait rivalisé de férocité avec les fauves, et, comme lui, inaccessibles à la pitié, ils exerceraient leurs investigations jusque dans les points les plus secrets de l’appartement où le fugitif était enfermé. Que pourrait-elle alors pour le soustraire à leurs poursuites, pour assurer sa fuite ? Elle se le demandait vainement. Son imagination ne lui suggérait aucun moyen de salut. Déjà, elle se figurait Albert arrêté sous ses yeux, chargé de fers, incarcéré, et, après une procédure sommaire, fusillé, à la nuit tombante, à Vincennes ou ailleurs.

— Que faire ? mon Dieu ! que faire ? se demandait-elle.

Tout à coup, elle constata qu’elle était seule avec son mari. Le délégué du ministre de la police venait de sortir, entraînant à sa suite le maire d’Héricourt et les gendarmes. Dans le parc, on entendait leurs cris, la marche précipitée d’une troupe, des aboiements de chiens. A la lueur de torches, la battue commençait, et de minute en minute, Clary voyait grandir le péril que courait Saint-Frémont. Alors, elle jeta vers le ciel un regard désespéré comme pour le prendre à témoin de la dure nécessité qui la contraignait à jouer une partie suprême, et s’approchant vivement de Javarin qui s’éloignait, elle l’arrêta :

— Écoutez-moi, lui dit-elle. Tout à l’heure, lorsque sur vos instances je vous ai promis de vous suivre à Paris, vous m’avez offert de me prouver votre reconnaissance si l’occasion de le faire se présentait. Cette occasion vient de se présenter à l’instant même.

— Cette occasion ! fit-il surpris. Où ? Comment ?

Alors, elle fit un nouveau pas vers lui, et à demi-voix, elle reprit :

— L’homme que cherche la police est ici.

— Il est ici ! Dans ma maison ? s’écria Javarin. Mais qui la lui a ouverte sans me consulter ? qui lui a permis d’y entrer ?

Soit qu’elle n’eût pas entendu cette double question, soit qu’elle ne crût pas que l’heure d’y répondre était venue, elle n’y répondit pas, et croisant les mains, elle répéta :

— Il est ici, et je vous supplie de m’aider à le sauver.

III

Penchée devant son mari, dans une attitude de prière, Clary attendait anxieuse qu’il daignât parler. Mais il se taisait. Son silence était terrible, plus terrible que n’eussent été les éclats de sa fureur. Cette fureur qu’il s’efforçait de contenir embrasait ses yeux d’une flamme sombre et voilait d’une pâleur livide son visage convulsé.

— Pourquoi persistez-vous à vous taire, Clément ? demanda Clary d’une voix brisée par l’épouvante. Votre dessein est-il de ne pas m’exaucer ?

Alors seulement, il se décida non à répondre à ces questions, mais à exprimer sa pensée et à laisser tomber de sa bouche les mots irrités qui pouvaient seuls la traduire.

— Ainsi, fit-il, vous avez accueilli cet homme, et vous n’avez pas craint de m’exposer à passer pour son complice ? Vous n’ignoriez pas cependant, vous ne pouviez ignorer que les lois édictées par le Premier Consul punissent ceux qui recèlent les conspirateurs des mêmes peines qu’eux, et que si votre protégé avait été trouvé dans cette maison, caché par vous, c’en serait fait de moi. Vous n’avez pas hésité, cependant ; vous l’avez reçu, vous l’avez abrité ; et pour vous décider à me faire l’aveu de votre imprudence, il a fallu que vous fussiez convaincue que ce sinistre personnage ne pouvait plus se soustraire aux recherches. Qu’est-il donc pour que vous vous soyez intéressée à lui ? Le connaissez-vous ? Comment se nomme-t-il ? Allons, expliquez-vous ; j’attends.

Il proférait ces remontrances d’un accent gonflé de haine, et Clary, terrifiée, déplorait la précipitation avec laquelle, dominée par la peur, elle avait avoué. Il lui suffisait de regarder Javarin, de l’écouter, pour comprendre que si elle ne parvenait pas à l’émouvoir et à l’attendrir, le proscrit était perdu. Elle se disait en même temps que s’il périssait, ce serait par sa faute, à elle, puisqu’elle l’avait livré. Son cœur se déchira, en proie à la douleur et au remords. Mais son accablement ne dura pas. Elle avait mieux à faire qu’à gémir. Elle voulait réparer le mal qui était son œuvre, et, coûte que coûte, sauver Albert.

Sa résolution lui rendit son énergie et son courage. Elle se redressa et payant d’audace :

— Calmez-vous d’abord, dit-elle ; la colère vous conseillerait mal si vous n’écoutiez qu’elle.

— Quel est cet homme ? répéta-t-il exaspéré ; avant tout, je veux savoir qui il est, et la cause du service que vous lui avez rendu au risque de me compromettre. Répondez ou j’appelle, et je déclare devant tous qu’il est ici.

— Ce n’est pas cette déclaration qui vous mettra sur ses traces si je refuse de vous dire en quel endroit je l’ai caché.

La fureur de Javarin redoubla :

— Je crois que vous me bravez !

— Non, je ne vous brave pas. A quoi cela me servirait-il de vous braver, alors que je n’attends rien que de votre générosité ?

— Son nom ? son nom ? reprit-il en s’entêtant dans sa volonté d’en savoir plus long.

— Il se nomme le chevalier de Saint-Frémont.

— Saint-Frémont ! Et c’est à lui que vous avez donné asile ! Misérable femme, ne saviez-vous pas qu’il est l’âme damnée de Georges Cadoudal ? Et vous me demandez de vous aider à le sauver, lui, le plus violent, le plus entreprenant des ennemis du Premier Consul ! Vous avez pu croire que je céderais à vos supplications ?

— Je le crois encore, répliqua Clary.

— Vous vous trompez. Ce n’est pas quand je puis rendre au Premier Consul un service qui me vaudra sa faveur, que je vais sacrifier volontairement une si belle occasion de lui prouver mon zèle. Ah ! Saint-Frémont est ici ! poursuivit impitoyablement Javarin, dont la colère s’apaisait et qui déjà se frottait les mains. Béni soit le hasard qui l’y a conduit. La fortune est entrée avec lui dans ce château. Je ne vous demande pas de me dire où il est. Je saurai bien le trouver sans vous, et dussé-je bouleverser la maison de fond en comble…

Il n’acheva pas et courut vers la porte, pressé d’avertir le délégué du ministre de la police qui continuait ses recherches dans le parc. Mais Clary se jetait au-devant de lui.

— Attendez encore, fit-elle redevenue suppliante, et si vous n’êtes pas un tigre, écoutez-moi. Vous voulez savoir pour quel motif j’ai donné asile à M. de Saint-Frémont. Je vais vous le dire. Peut-être alors, comprendrez-vous que je devais faire ce que j’ai fait, et que si vous livriez ce malheureux, vous mettriez dans ma vie une douleur inconsolable.

Sur ces mots, il s’arrêta, et redevenu maître de lui, il dit froidement :

— Je vous écoute.

— Jadis, reprit Clary, lorsque je ne vous connaissais pas encore, quand je ne pouvais prévoir que je serais votre femme, je fus fiancée à M. de Saint-Frémont. Nous allions nous marier, quand il émigra. Je ne l’avais pas revu depuis. Mais les souvenirs qu’il m’a rappelés, quand tout à l’heure il est venu chercher un refuge sous notre toit, ne me permettaient pas de le chasser. Je l’ai accueilli pour quelques heures. J’espérais le faire fuir cette nuit. Voilà toute la vérité.

La franchise de cet aveu parut impressionner Javarin.

— Pourquoi ne me l’avoir pas avouée il y a six ans, au moment de notre mariage, demanda-t-il.

— Pourquoi l’aurais-je avouée ? Vous ne vouliez rien entendre et vous ne consentiez à prendre la défense de mon père que si je vous épousais. J’ai subi votre volonté et j’ai jugé inutile de vous humilier en vous déclarant que je ne vous aimerais jamais parce que j’en aimais un autre. En me sacrifiant, j’ai considéré comme indigne de moi de vous faire mesurer l’étendue de mon sacrifice.

— Mais peut-être aimez-vous encore cet homme et lui-même vous aime-t-il toujours ?

— Je crois qu’il m’aime, répondit simplement Clary. Quant à moi, que vous importent mes sentiments pour lui, puisque ne l’ayant jamais rencontré depuis que je suis votre femme, je suis destinée à ne le revoir jamais. Ah ! Clément, ajouta-t-elle, si vous voulez que je l’oublie, sauvez-le… Sauvez-le et je l’oublierai, je vous le jure, pour ne plus me souvenir que de votre générosité et la payer, tant que je vivrai, de tout l’amour de mon cœur !

Elle n’avait jamais été plus belle, plus séduisante, plus touchante ; et cette fois, Javarin fut attendri.

Il se rapprocha d’elle, et, très doux maintenant, il reprit :

— Tout l’amour de votre cœur ! Est-ce bien vrai ?

Elle le regarda en face :

— Je n’ai jamais menti, affirma-t-elle. Sauvez Albert, et je n’aurai plus d’autre souci que celui de votre bonheur.

Il l’étreignit contre sa poitrine,

— Ah ! sirène, bégaya-t-il, que vas-tu me faire faire ?

— Vous consentez ! s’écria-t-elle.

— Il le faut bien, puisque votre tendresse que vous m’avez toujours refusée, est à ce prix.

Elle exultait, et pendant une minute, il sentit sur ses joues des baisers librement donnés, et des larmes que sa générosité faisait répandre. Par malheur, dans son délire, Clary avait cessé de l’observer. Elle ne vit pas ce que disaient ses yeux. Si elle y eût pu lire, elle aurait lu : — Comme elle l’aime !

Mais appliqué à dissimuler, il ne laissa rien deviner de ce qui se passait en lui.

— Où l’avez-vous caché ? interrogea-t-il.

— Dans mon appartement.

— Allez le chercher et amenez-le ici.

— Ici ! fit-elle stupéfaite. Mais on le verra.

— On ne le verra pas. Ces gens sont au fond du parc. Ils ne sont pas près de revenir. Nous avons plus de temps qu’il n’en faut pour faire évader votre protégé. Il aura quitté le château quand on l’y cherchera. Je réponds de tout, Clary. Hâtez-vous seulement. Donnez à cet homme un de mes manteaux, de l’argent s’il en a besoin. Allez, allez vite.

Obéissante, elle s’élança vers l’escalier et eut bientôt disparu. Alors, Javarin courut à la porte qui donnait sur le parc. Un gendarme se tenait là en sentinelle.

— Cours avertir le délégué de la police que je l’attends ici sur l’heure. Je crois que nous tenons celui qu’il cherche.

Il rentra dans la salle les yeux brillants de joie, une joie méchante que trahissait le sourire qui entr’ouvrait ses lèvres, et l’oreille tendue, il resta immobile, dans une attente fiévreuse.

— Nous voici, dit soudain près de lui la voix de Clary.

Elle était là, tenant par la main Albert de Saint-Frémont enveloppé d’un manteau.

— Venez, Monsieur, fit Javarin vivement. Je vais vous conduire jusqu’à la sortie du parc et vous indiquer votre route, pendant que ma femme retiendra les gens qui vous cherchent.

Il l’entraînait, sourd aux remerciements que tout en le suivant, après avoir salué Clary, lui adressait Saint-Frémont. Ils franchirent la porte du château et se dirigèrent du côté d’Héricourt. Mais ils eurent à peine fait quelques pas dans le parc, qu’à l’improviste, le délégué de la police déboucha d’une allée suivi de sa troupe. A l’appel de Javarin, il accourait en toute hâte.

— Trop tard ! murmura ce dernier à l’oreille de Saint-Frémont, en l’obligeant à rentrer dans la salle qu’il venait de quitter.

Les hommes de police s’y précipitèrent à leur tour, obéissant à un signe de Javarin. Clary foudroyée par la surprise et la douleur poussa un gémissement. Convaincue que des circonstances fatales avaient seules déjoué le bon vouloir de son mari, et bien loin de deviner l’infâme comédie qu’il avait jouée, elle se jeta sur lui, effarée. Mais d’un geste, il l’écarta, et s’adressant au délégué, il lui désigna Saint-Frémont :

— Voilà celui que vous cherchez, dit-il.

Alors seulement, elle comprit :

— Misérable ! Misérable !

Elle lui jeta ces mots d’une voix étouffée par des sanglots. Mais il ne sembla pas s’émouvoir. Il la regardait, railleur, et lui dit si bas qu’elle seule entendit :

— En m’avouant que vous l’aimez, vous l’avez condamné.

Pendant ce temps, les gendarmes se rapprochaient de Saint-Frémont pour se saisir de lui.

— Vous ne me tenez pas encore, cria-t-il en reculant jusqu’au mur, et en tirant de sa ceinture un pistolet qu’il dirigea sur le groupe qu’ils formaient.

Mais l’un d’eux bondit, lui prit le bras si brutalement, qu’il l’obligea à lâcher son arme avant qu’il eût pu en faire usage. Elle tomba de ses mains paralysées, et il resta sans défense, accablé sous le nombre de ses agresseurs, qui l’eurent bientôt lié, bâillonné, réduit à l’impuissance.

Ils se préparèrent à l’emmener.

— J’espère, Monsieur, dit alors Javarin au délégué, que vous rendrez compte au Premier Consul de mon zèle à le servir.

— Justice vous sera faite, répondit le policier.

— Ne manquez pas de lui dire, ajouta Javarin, que si vous avez pu vous emparer de cet homme, c’est grâce à moi, ou plutôt, grâce à madame, ajouta-t-il en perçant de son regard railleur Clary qui pleurait anéantie, car c’est elle qui me l’a dénoncé. Un cri d’horreur et de révolte répondit à cette accusation odieuse. Clary s’était redressée. Tout son être protestait contre le mensonge. Mais Javarin le répéta. — C’est elle qui vous le livre, affirma-t-il. Elle était jalouse de prouver son dévouement au général Bonaparte.

A ces mots que Saint-Frémont entendit au moment de sortir, il se retourna. Ses yeux encore brillants de fureur tombèrent sur Clary et elle crut y voir un reproche. Soupçonnée par lui ! Elle chancela sous ce coup sans trouver en elle la force de réagir. Saint-Frémont sourit dédaigneux et amer. Les paroles de Javarin avaient éveillé ses soupçons, ébranlé sa foi dans la loyauté de Clary. Il fit un signe aux gendarmes pour les inviter à se mettre en route. Ils allaient déférer à ce désir très clairement exprimé, mais ils en furent empêchés par l’appel désespéré de la jeune femme. Elle s’efforçait de retenir Albert. Elle ne voulait pas le laisser partir avant de s’être justifiée. Elle l’adjurait de ne pas croire à ce qu’avait dit Javarin, et gémissait en devinant à sa froideur, à son impassibilité, que ces propos accusateurs l’avaient trouvé crédule.

Brusquement, elle cessa de se lamenter. On la vit se raidir, lasse, en quelque sorte, de protester en vain. Ses yeux où se lisait une exaltation qui touchait à la folie, fixaient le sol, à la place où, pendant la courte lutte que Frémont avait soutenue contre les gendarmes, était tombé son pistolet. C’est ce pistolet oublié là qui, maintenant, attirait Clary, l’absorbait, la captivait et lui suggérait des pensées de violence que nul autour d’elle ne pouvait prévoir et dont personne, par conséquent, ne songeait à conjurer l’éclat.

A l’improviste, elle se précipita, ramassa l’arme, se releva transfigurée par un désir de vengeance et marchant sur Javarin :

— Je ne suis pas votre complice, et je le prouve, dit-elle.

Une détonation retentit, et Javarin foudroyé, roula sur le plancher.

A quelques jours de là, le chevalier de Saint-Frémont, traduit devant une cour martiale et condamné à mort, fut exécuté à Paris dans la plaine de Grenelle. Quant à Clary Javarin, arrêtée d’abord pour crime de meurtre sur la personne de son mari, elle ne tarda pas à être mise en liberté. Le Premier Consul, qui avait pris connaissance du rapport qui lui fut fait sur ce dramatique événement, avait décidé qu’elle ne serait pas poursuivie.

FIN.

SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, Chaussée d’Antin, PARIS.

DERNIÈRES NOUVEAUTÉS

Collection à 3 fr. 50 le volume

Corbeil. — Imprimerie Éd. Crété