The Project Gutenberg eBook of Paroles d'un croyant, 1833

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Title: Paroles d'un croyant, 1833

Author: Félicité Robert de Lamennais

Release date: November 11, 2025 [eBook #77216]

Language: French

Original publication: Paris: Eugène Renduel, 1834

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAROLES D'UN CROYANT, 1833 ***

PAROLES
D’UN CROYANT
1833.

PARIS.
EUGÈNE RENDUEL,
RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 22.
1834.

Imprimerie de DUCESSOIS, quai des Augustins, 55.


LAMENNAIS

PAROLES D’UN CROYANT.

I

Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.

Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.

Que celui qui a des oreilles entende ; que celui qui a des yeux les ouvre et regarde, car les temps approchent.

Le Père a engendré son Fils, sa parole, son Verbe, et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ; il est venu dans le monde, et le monde ne l’a point connu.

Le Fils a promis d’envoyer l’Esprit consolateur, l’Esprit qui procède du Père et de lui, et qui est leur amour mutuel ; il viendra et renouvellera la face de la terre, et ce sera comme une seconde création.

Il y a dix-huit siècles, le Verbe répandit la semence divine, et l’Esprit saint la féconda. Les hommes l’ont vue fleurir, ils ont goûté de ses fruits, des fruits de l’arbre de vie replanté dans leur pauvre demeure.

Je vous le dis, ce fut parmi eux une grande joie quand ils virent paroître la lumière, et se sentirent tout pénétrés d’un feu céleste.

A présent la terre est redevenue ténébreuse et froide.

Nos pères ont vu le soleil décliner. Quand il descendit sous l’horizon, toute la race humaine tressaillit. Puis il y eut, dans cette nuit, je ne sais quoi qui n’a pas de nom. Enfants de la nuit, le Couchant est noir, mais l’Orient commence à blanchir.

II

Prêtez l’oreille, et dites-moi d’où vient ce bruit confus, vague, étrange, que l’on entend de tous côtés.

Posez la main sur la terre, et dites-moi pourquoi elle a tressailli.

Quelque chose que nous ne savons pas se remue dans le monde : il y a là un travail de Dieu.

Est-ce que chacun n’est pas dans l’attente ? Est-ce qu’il y a un cœur qui ne batte pas ?

Fils de l’homme, monte sur les hauteurs, et annonce ce que tu vois.

Je vois à l’horizon un nuage livide, et autour une lueur rouge comme le reflet d’un incendie.

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Je vois la mer soulever ses flots, et les montagnes agiter leurs cimes.

Je vois les fleuves changer leur cours, les collines chanceler, et en tombant combler les vallées.

Tout s’ébranle, tout se meut, tout prend un nouvel aspect.

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Je vois des tourbillons de poussière dans le lointain, et ils vont en tout sens, et se choquent, et se mêlent, et se confondent. Ils passent sur les cités, et, quand ils ont passé, on ne voit plus que la plaine.

Je vois les peuples se lever en tumulte et les rois pâlir sous leur diadême. La guerre est entre eux, une guerre à mort.

Je vois un trône, deux trônes brisés, et les peuples en dispersent les débris sur la terre.

Je vois un peuple combattre comme l’archange Michel combattoit contre Satan. Ses coups sont terribles, mais il est nu, et son ennemi est couvert d’une épaisse armure.

O Dieu ! il tombe ; il est frappé à mort. Non, il n’est que blessé. Marie, la Vierge-Mère, l’enveloppe de son manteau, lui sourit et l’emporte pour un peu de temps hors du combat.

Je vois un autre peuple lutter sans relâche, et puiser de moment en moment des forces nouvelles dans cette lutte. Ce peuple a le signe du Christ sur le cœur.

Je vois un troisième peuple sur lequel six rois ont mis le pied, et toutes les fois qu’il fait un mouvement, six poignards s’enfoncent dans sa gorge.

Je vois sur un vaste édifice, à une grande hauteur dans les airs, une croix que je distingue à peine, parce qu’elle est couverte d’un voile noir.

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Je vois l’Orient qui se trouble en lui-même. Il regarde ses antiques palais crouler, ses vieux temples tomber en poudre, et il lève les yeux comme pour chercher d’autres grandeurs et un autre Dieu.

Je vois vers l’Occident une femme à l’œil fier, au front serein ; elle trace d’une main ferme un léger sillon, et partout où le soc passe, je vois se lever des générations humaines qui l’invoquent dans leurs prières et la bénissent dans leurs chants.

Je vois au Septentrion des hommes qui n’ont plus qu’un reste de chaleur concentrée dans leur tête, et qui l’enivre : mais le Christ les touche de sa croix, et le cœur recommence à battre.

Je vois au Midi des races affaissées sous je ne sais quelle malédiction : un joug pesant les accable, elles marchent courbées ; mais le Christ les touche avec sa croix, et elles se redressent.

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Il ne répond point : crions de nouveau.

Fils de l’homme, que vois-tu ?

Je vois Satan qui fuit, et le Christ entouré de ses anges, qui vient pour régner.

III

Et je fus transporté en esprit dans les temps anciens, et la terre étoit belle, et riche, et féconde ; et ses habitants vivoient heureux, parce qu’ils vivoient en frères.

Et je vis le Serpent qui se glissoit au milieu d’eux : il fixa sur plusieurs son regard puissant, et leur âme se troubla, et ils s’approchèrent, et le Serpent leur parla à l’oreille.

Et après avoir écouté la parole du Serpent, ils se levèrent et dirent : Nous sommes rois.

Et le soleil pâlit, et la terre prit une teinte funèbre, comme celle du linceul qui enveloppe les morts.

Et l’on entendit un sourd murmure, une longue plainte, et chacun trembla dans son cœur.

En vérité, je vous le dis, ce fut comme un jour où l’abîme rompit ses digues, et où déborda le déluge des grandes eaux.

La Peur s’en alla de cabane en cabane, car il n’y avoit point encore de palais, et elle dit à chacun des choses secrètes qui le firent frissonner.

Et ceux qui avoient dit : Nous sommes rois, prirent un glaive, et suivirent la Peur de cabane en cabane.

Et il se passa là des mystères étranges ; il y eut des chaînes, des pleurs et du sang.

Les hommes effrayés s’écrièrent : Le meurtre a reparu dans le monde. Et ce fut tout, parce que la peur avoit transi leur âme, et ôté le mouvement à leurs bras.

Et ils se laissèrent charger de fers, eux et leurs femmes et leurs enfants. Et ceux qui avoient dit : Nous sommes rois, creusèrent comme une grande caverne, et ils y enfermèrent toute la race humaine, ainsi qu’on enferme des animaux dans une étable.

Et la tempête chassoit les nuages, et le tonnerre grondoit, et j’entendis une voix qui disoit : Le Serpent a vaincu une seconde fois, mais pas pour toujours.

Après cela, je n’entendis plus que des voix confuses, des rires, des sanglots, des blasphêmes.

Et je compris qu’il devoit y avoir un règne de Satan avant le règne de Dieu. Et je pleurai, et j’espérai.

Et la vision que je vis étoit vraie, car le règne de Satan s’est accompli, et le règne de Dieu s’accomplira aussi ; et ceux qui ont dit : Nous sommes rois, seront à leur tour renfermés dans la caverne avec le Serpent, et la race humaine en sortira ; et ce sera pour elle comme une autre naissance, comme le passage de la mort à la vie. Ainsi soit-il.

IV

Vous êtes fils d’un même père, et la même mère vous a allaités ; pourquoi donc ne vous aimez-vous pas les uns les autres comme des frères ? et pourquoi vous traitez-vous bien plutôt en ennemis ?

Celui qui n’aime pas son frère est maudit sept fois, et celui qui se fait l’ennemi de son frère est maudit septante fois sept fois.

C’est pourquoi les rois et les princes, et tous ceux que le monde appelle grands ont été maudits : ils n’ont point aimé leurs frères et ils les ont traités en ennemis.

Aimez-vous les uns les autres, et vous ne craindrez ni les grands, ni les princes, ni les rois.

Ils ne sont forts contre vous que parce que vous n’êtes point unis, que parce que vous ne vous aimez point comme des frères les uns les autres.

Ne dites point : Celui-là est d’un peuple, et moi je suis d’un autre peuple. Car tous les peuples ont eu sur la terre le même père, qui est Adam, et ont dans le ciel le même père, qui est Dieu.

Si l’on frappe un membre, tout le corps souffre. Vous êtes tous un même corps : on ne peut opprimer l’un de vous, que tous ne soient opprimés.

Si un loup se jette sur un troupeau, il ne le dévore pas tout entier sur-le-champ : il saisit un mouton et le mange. Puis sa faim étant revenue, il en saisit un autre et le mange, et ainsi jusqu’au dernier ; car sa faim revient toujours.

Ne soyez pas comme les moutons, qui, lorsque le loup a enlevé l’un d’eux, s’effraient un moment et puis se remettent à paître. Car, pensent-ils, peut-être se contentera-t-il d’une première ou d’une seconde proie : et qu’ai-je à faire de m’inquiéter de ceux qu’il dévore ? Qu’est-ce que cela me fait, à moi ? il ne me restera que plus d’herbe.

En vérité, je vous le dis : Ceux qui pensent ainsi en eux-mêmes sont marqués pour être la pâture de la bête qui vit de chair et de sang.

V

Quand vous voyez un homme conduit en prison ou au supplice, ne vous pressez pas de dire : Celui-là est un homme méchant, qui a commis un crime contre les hommes :

Car peut-être est-ce un homme de bien, qui a voulu servir les hommes, et qui en est puni par leurs oppresseurs.

Quand vous voyez un peuple chargé de fers et livré au bourreau, ne vous pressez pas de dire : Ce peuple est un peuple violent, qui vouloit troubler la paix de la terre :

Car peut-être est-ce un peuple martyr, qui meurt pour le salut du genre humain.

Il y a dix-huit siècles, dans une ville d’Orient, les pontifes et les rois de ce temps-là clouèrent sur une croix, après l’avoir battu de verges, un séditieux, un blasphémateur, comme ils l’appeloient.

Le jour de sa mort, il y eut une grande terreur dans l’enfer, et une grande joie dans le ciel :

Car le sang du Juste avoit sauvé le monde.

VI

Pourquoi les animaux trouvent-ils leur nourriture, chacun suivant son espèce ? c’est que nul parmi eux ne dérobe celle d’autrui, et que chacun se contente de ce qui suffit à ses besoins.

Si, dans la ruche, une abeille disoit : Tout le miel qui est ici est à moi, et que là-dessus elle se mît à disposer comme elle l’entendroit des fruits du travail commun, que deviendroient les autres abeilles ?

La terre est comme une grande ruche, et les hommes sont comme des abeilles.

Chaque abeille a droit à la portion de miel nécessaire à sa subsistance, et si, parmi les hommes, il en est qui manquent de ce nécessaire, c’est que la justice et la charité ont disparu d’au milieu d’eux.

La justice, c’est la vie, et la charité, c’est encore la vie, et une plus douce et une plus abondante vie.

Il s’est rencontré de faux prophètes qui ont persuadé à quelques hommes que tous les autres étoient nés pour eux ; et ce que ceux-ci ont cru, les autres l’ont cru aussi sur la parole des faux prophètes.

Lorsque cette parole de mensonge prévalut, les anges pleurèrent dans le ciel, car ils prévirent que beaucoup de violences, et beaucoup de crimes, et beaucoup de maux alloient déborder sur la terre.

Les hommes, égaux entre eux, sont nés pour Dieu seul, et quiconque dit une chose contraire dit un blasphême.

Que celui qui veut être le plus grand parmi vous soit votre serviteur ; et que celui qui veut être le premier parmi vous soit le serviteur de tous.

La loi de Dieu est une loi d’amour, et l’amour ne s’élève point au-dessus des autres, mais il se sacrifie aux autres.

Celui qui dit dans son cœur : Je ne suis pas comme les autres hommes, mais les autres hommes m’ont été donnés pour que je leur commande, et que je dispose d’eux et de ce qui est à eux à ma fantaisie : celui-là est fils de Satan.

Et Satan est le roi de ce monde, car il est le roi de tous ceux qui pensent et agissent ainsi ; et ceux qui pensent et agissent ainsi se sont rendus, par ses conseils, les maîtres du monde.

Mais leur empire n’aura qu’un temps, et nous touchons à la fin de ce temps.

Un grand combat sera livré, et l’ange de la justice et l’ange de l’amour combattront avec ceux qui se seront armés pour rétablir parmi les hommes le règne de la justice et le règne de l’amour.

Et beaucoup mourront dans ce combat, et leur nom restera sur la terre comme un rayon de la gloire de Dieu.

C’est pourquoi, vous qui souffrez, prenez courage, fortifiez votre cœur : car demain sera le jour de l’épreuve, le jour où chacun devra donner avec joie sa vie pour ses frères ; et celui qui suivra, sera le jour de la délivrance.

VII

Lorsqu’un arbre est seul, il est battu des vents et dépouillé de ses feuilles ; et ses branches, au lieu de s’élever, s’abaissent comme si elles cherchoient la terre.

Lorsqu’une plante est seule, ne trouvant point d’abri contre l’ardeur du soleil, elle languit et se dessèche, et meurt.

Lorsque l’homme est seul, le vent de la puissance le courbe vers la terre, et l’ardeur de la convoitise des grands de ce monde absorbe la sève qui le nourrit.

Ne soyez donc point comme la plante et comme l’arbre qui sont seuls : mais unissez-vous les uns aux autres, et appuyez-vous, et abritez-vous mutuellement.

Tandis que vous serez désunis, et que chacun ne songera qu’à soi, vous n’avez rien à espérer que souffrance, et malheur, et oppression.

Qu’y a-t-il de plus foible que le passereau, et de plus désarmé que l’hirondelle ? cependant, quand paroît l’oiseau de proie, les hirondelles et les passereaux parviennent à le chasser, en se rassemblant autour de lui, et le poursuivant tous ensemble.

Prenez exemple sur le passereau et sur l’hirondelle.

Celui qui se sépare de ses frères, la crainte le suit quand il marche, s’assied près de lui quand il repose, et ne le quitte pas même durant son sommeil.

Donc, si l’on vous demande : Combien êtes-vous ? répondez : Nous sommes un, car nos frères, c’est nous, et nous c’est nos frères.

Dieu n’a fait ni petits ni grands, ni maîtres ni esclaves, ni rois ni sujets : il a fait tous les hommes égaux.

Mais, entre les hommes, quelques-uns ont plus de force ou de corps, ou d’esprit, ou de volonté, et ce sont ceux-là qui cherchent à s’assujétir les autres, lorsque l’orgueil ou la convoitise étouffent en eux l’amour de leurs frères.

Et Dieu savoit qu’il en seroit ainsi, et c’est pourquoi il a commandé aux hommes de s’aimer, afin qu’ils fussent unis, et que les foibles ne tombassent point sous l’oppression des forts.

Car celui qui est plus fort qu’un seul, sera moins fort que deux, et celui qui est plus fort que deux, sera moins fort que quatre ; et ainsi les foibles ne craindront rien, lorsque, s’aimant les uns les autres, ils seront unis véritablement.

Un homme voyageoit dans la montagne, et il arriva en un lieu où un gros rocher, ayant roulé sur le chemin, le remplissoit tout entier, et hors du chemin il n’y avoit point d’autre issue ni à gauche, ni à droite.

Or, cet homme, voyant qu’il ne pouvoit continuer son voyage à cause du rocher, essaya de le mouvoir pour se faire un passage, et il se fatigua beaucoup à ce travail, et tous ses efforts furent vains.

Ce que voyant, il s’assit plein de tristesse et dit : Que sera-ce de moi lorsque la nuit viendra et me surprendra dans cette solitude, sans nourriture, sans abri, sans aucune défense, à l’heure où les bêtes féroces sortent pour chercher leur proie ?

Et comme il étoit absorbé dans cette pensée, un autre voyageur survint, et celui-ci, ayant fait ce qu’avoit fait le premier et s’étant trouvé aussi impuissant à remuer le rocher, s’assit en silence et baissa la tête.

Et après celui-ci, il en vint plusieurs autres, et aucun ne put mouvoir le rocher, et leur crainte à tous étoit grande.

Enfin l’un d’eux dit aux autres : Mes frères, prions notre Père qui est dans les cieux : peut-être qu’il aura pitié de nous dans cette détresse.

Et cette parole fut écoutée, et ils prièrent de cœur le Père qui est dans les cieux.

Et quand ils eurent prié, celui qui avoit dit : Prions, dit encore : Mes frères, ce qu’aucun de nous n’a pu faire seul, qui sait si nous ne le ferons pas tous ensemble ?

Et ils se levèrent, et tous ensemble ils poussèrent le rocher, et le rocher céda, et ils poursuivirent leur route en paix.

Le voyageur c’est l’homme, le voyage c’est la vie, le rocher ce sont les misères qu’il rencontre à chaque pas sur sa route.

Aucun homme ne sauroit soulever seul ce rocher ; mais Dieu en a mesuré le poids de manière qu’il n’arrête jamais ceux qui voyagent ensemble.

VIII

Au commencement le travail n’étoit pas nécessaire à l’homme pour vivre : la terre fournissoit d’elle-même à tous ses besoins.

Mais l’homme fit le mal ; et comme il s’étoit révolté contre Dieu, la terre se révolta contre lui.

Il lui arriva ce qui arrive à l’enfant qui se révolte contre son père ; le père lui retire son amour, et il l’abandonne à lui-même ; et les serviteurs de la maison refusent de le servir, et il s’en va cherchant çà et là sa pauvre vie, et mangeant le pain qu’il a gagné à la sueur de son visage.

Depuis lors donc, Dieu a condamné tous les hommes au travail, et tous ont leur labeur, soit du corps, soit de l’esprit ; et ceux qui disent : Je ne travaillerai point, sont les plus misérables.

Car comme les vers dévorent un cadavre, les vices les dévorent, et si ce ne sont les vices, c’est l’ennui.

Et quand Dieu voulut que l’homme travaillât, il cacha un trésor dans le travail, parce qu’il est père, et que l’amour d’un père ne meurt point.

Et celui qui fait un bon usage de ce trésor, et qui ne le dissipe point en insensé, il vient pour lui un temps de repos, et alors il est comme les hommes étoient au commencement.

Et Dieu leur donna encore ce précepte : Aidez-vous les uns les autres, car il y en a parmi vous de plus forts et de plus foibles, d’infirmes et de bien portants ; et cependant tous doivent vivre.

Et si vous faites ainsi, tous vivront, parce que je récompenserai la pitié que vous aurez eue pour vos frères, et je rendrai votre sueur féconde.

Et ce que Dieu a promis s’est vérifié toujours, et jamais on n’a vu celui qui aide ses frères manquer de pain.

Or, il y eut autrefois un homme méchant et maudit du ciel. Et cet homme étoit fort, et il haïssoit le travail ; de sorte qu’il se dit : Comment ferai-je ? Si je ne travaille point, je mourrai, et le travail m’est insupportable.

Alors il lui entra une pensée de l’enfer dans le cœur. Il s’en alla de nuit, et saisit quelques-uns de ses frères pendant qu’ils dormoient, et les chargea de chaînes.

Car, disoit-il, je les forcerai, avec les verges et le fouet, à travailler pour moi, et je mangerai le fruit de leur travail.

Et il fit ce qu’il avoit pensé, et d’autres, voyant cela, en firent autant, et il n’y eut plus de frères ; il y eut des maîtres et des esclaves.

Ce jour fut un jour de deuil sur toute la terre.

Long-temps après il y eut un autre homme plus méchant que le premier et plus maudit du ciel.

Voyant que les hommes s’étoient partout multipliés, et que leur multitude étoit innombrable, il se dit :

Je pourrois bien peut-être en enchaîner quelques-uns et les forcer à travailler pour moi ; mais il les faudroit nourrir, et cela diminueroit mon gain. Faisons mieux ; qu’ils travaillent pour rien ! ils mourront, à la vérité, mais comme leur nombre est grand, j’amasserai des richesses avant qu’ils aient diminué beaucoup, et il en restera toujours assez.

Or toute cette multitude vivoit de ce qu’elle recevoit en échange de son travail.

Ayant donc parlé de la sorte, il s’adressa en particulier à quelques-uns, et il leur dit : Vous travaillez pendant six heures, et l’on vous donne une pièce de monnoie pour votre travail :

Travaillez pendant douze heures, et vous gagnerez deux pièces de monnoie, et vous vivrez bien mieux, vous, vos femmes et vos enfants.

Et ils le crurent.

Il leur dit ensuite : Vous ne travaillez que la moitié des jours de l’année : travaillez tous les jours de l’année, et votre gain sera double.

Et ils le crurent encore.

Or, il arriva de là que la quantité de travail étant devenue plus grande de moitié, sans que le besoin de travail fût plus grand, la moitié de ceux qui vivoient auparavant de leur labeur, ne trouvèrent plus personne qui les employât.

Alors l’homme méchant, qu’ils avoient cru, leur dit : Je vous donnerai du travail à tous, à la condition que vous travaillerez le même temps, et que je ne vous paierai que la moitié de ce que je vous payois : car je veux bien vous rendre service, mais je ne veux pas me ruiner.

Et comme ils avoient faim, eux, leurs femmes et leurs enfants, ils acceptèrent la proposition de l’homme méchant, et ils le bénirent : car, disoient-ils, il nous donne la vie.

Et, continuant de les tromper de la même manière, l’homme méchant augmenta toujours plus leur travail, et diminua toujours plus leur salaire.

Et ils mouroient faute du nécessaire, et d’autres s’empressoient de les remplacer, car l’indigence étoit devenue si profonde dans ce pays, que les familles entières se vendoient pour un morceau de pain.

Et l’homme méchant, qui avoit menti à ses frères, amassa plus de richesses que l’homme méchant qui les avoit enchaînés.

Le nom de celui-ci est Tyran ; l’autre n’a de nom qu’en enfer.

IX

Vous êtes dans ce monde comme des étrangers.

Allez au Nord et au Midi, à l’Orient et à l’Occident, en quelque endroit que vous vous arrêtiez, vous trouverez un homme qui vous en chassera, en disant : Ce champ est à moi.

Et après avoir parcouru tous les pays, vous reviendrez, sachant qu’il n’y a nulle part un pauvre petit coin de terre où votre femme en travail puisse enfanter son premier-né, où vous puissiez reposer après votre labeur, où, arrivé au dernier terme, vos enfants puissent enfouir vos os, comme dans un lieu qui soit à vous.

C’est là, certes, une grande misère.

Et pourtant, vous ne devez pas vous trop affliger, car il est écrit de celui qui a sauvé la race humaine :

Le renard a sa tanière, les oiseaux du ciel ont leur nid, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête.

Or, il s’est fait pauvre pour vous apprendre à supporter la pauvreté.

Ce n’est pas que la pauvreté vienne de Dieu, mais elle est une suite de la corruption et des mauvaises convoitises des hommes, et c’est pourquoi il y aura toujours des pauvres.

La pauvreté est fille du péché, dont le germe est en chaque homme, et de la servitude, dont le germe est en chaque société.

Il y aura toujours des pauvres, parce que l’homme ne détruira jamais le péché en soi.

Il y aura toujours moins de pauvres, parce que peu à peu la servitude disparoîtra de la société.

Voulez-vous travailler à détruire la pauvreté, travaillez à détruire le péché, en vous premièrement, puis dans les autres, et la servitude dans la société.

Ce n’est pas en prenant ce qui est à autrui qu’on peut détruire la pauvreté ; car comment, en faisant des pauvres, diminueroit-on le nombre des pauvres ?

Chacun a droit de conserver ce qu’il a, sans quoi personne ne posséderoit rien.

Mais chacun a droit d’acquérir par son travail ce qu’il n’a pas, sans quoi la pauvreté seroit éternelle.

Affranchissez donc votre travail, affranchissez vos bras, et la pauvreté ne sera plus parmi les hommes qu’une exception permise de Dieu, pour leur rappeler l’infirmité de leur nature et le secours mutuel et l’amour qu’ils se doivent les uns aux autres.

X

Et j’avois vu les maux qui arrivent sur la terre, le foible opprimé, le juste mendiant son pain, le méchant élevé aux honneurs et regorgeant de richesses, l’innocent condamné par des juges iniques, et ses enfants errants sous le soleil.

Et mon âme étoit triste, et l’espérance en sortoit de toutes parts comme d’un vase brisé.

Et Dieu m’envoya un profond sommeil.

Et dans mon sommeil, je vis comme une forme lumineuse, debout près de moi, un Esprit dont le regard doux et perçant pénétroit jusqu’au fond de mes pensées les plus secrètes.

Et je tressaillis, non de crainte ni de joie, mais comme d’un sentiment qui seroit un mélange inexprimable de l’une et de l’autre.

Et l’Esprit me dit : Pourquoi es-tu triste ?

Et je répondis en pleurant : Oh ! voyez les maux qui sont sur la terre.

Et la forme céleste se prit à sourire d’un sourire ineffable, et cette parole vint à mon oreille :

Ton œil ne voit rien qu’à travers ce milieu trompeur que les créatures nomment le temps. Le temps n’est que pour toi : il n’y a point de temps pour Dieu.

Et je me taisois, car je ne comprenois pas.

Tout-à-coup l’Esprit : Regarde, dit-il.

Et, sans qu’il y eût désormais pour moi ni avant ni après, en un même instant, je vis à la fois ce que, dans leur langue infirme et défaillante, les hommes appellent passé, présent, avenir.

Et tout cela n’étoit qu’un, et cependant, pour dire ce que je vis, il faut que je redescende au sein du temps, il faut que je parle la langue infirme et défaillante des hommes.

Et toute la race humaine me paroissoit comme un seul homme.

Et cet homme avoit fait beaucoup de mal, peu de bien, avoit senti beaucoup de douleurs, peu de joies.

Et il étoit là, gisant dans sa misère, sur une terre tantôt glacée, tantôt brûlante, maigre, affamé, souffrant, affaissé d’une langueur entremêlée de convulsions, accablé de chaînes forgées dans la demeure des démons.

Sa main droite en avoit chargé sa main gauche, et la gauche en avoit chargé la droite, et au milieu de ses rêves mauvais il s’étoit tellement roulé dans ses fers, que tout son corps en étoit couvert et serré.

Car dès qu’ils le touchoient seulement, ils se colloient à sa peau comme du plomb bouillant, ils entroient dans la chair et n’en sortoient plus.

Et c’étoit là l’homme, je le reconnus.

Et voilà, un rayon de lumière partoit de l’Orient, et un rayon d’amour du Midi, et un rayon de force du Septentrion.

Et ces trois rayons s’unirent sur le cœur de cet homme.

Et quand partit le rayon de lumière, une voix dit : Fils de Dieu, frère du Christ, sache ce que tu dois savoir.

Et quand partit le rayon d’amour, une voix dit : Fils de Dieu, frère du Christ, aime qui tu dois aimer.

Et quand partit le rayon de force, une voix dit : Fils de Dieu, frère du Christ, fais ce qui doit être fait.

Et quand les trois rayons se furent unis, les trois voix s’unirent aussi, et il s’en forma une seule voix, qui dit :

Fils de Dieu, frère du Christ, sers Dieu et ne sers que lui seul.

Et alors ce qui jusque là ne m’avoit semblé qu’un homme, m’apparut comme une multitude de peuples et de nations.

Et mon premier regard ne m’avoit pas trompé, et le second ne me trompoit pas non plus.

Et ces peuples et ces nations, se réveillant sur leur lit d’angoisse, commencèrent à se dire :

D’où viennent nos souffrances et notre langueur, et la faim et la soif qui nous tourmentent, et les chaînes qui nous courbent vers la terre et entrent dans notre chair ?

Et leur intelligence s’ouvrit, et ils comprirent que les fils de Dieu, les frères du Christ, n’avoient pas été condamnés par leur père à l’esclavage, et que cet esclavage étoit la source de tous leurs maux.

Chacun donc essaya de rompre ses fers, mais nul n’y parvint.

Et ils se regardèrent les uns les autres avec une grande pitié, et, l’amour agissant en eux, ils se dirent : Nous avons tous la même pensée, pourquoi n’aurions-nous pas tous le même cœur ? Ne sommes-nous pas tous les fils du même Dieu et les frères du même Christ ? Sauvons-nous, ou mourons ensemble.

Et ayant dit cela, ils sentirent en eux une force divine, et j’entendis leurs chaînes craquer, et ils combattirent six jours contre ceux qui les avoient enchaînés, et le sixième jour ils furent vainqueurs, et le septième fut un jour de repos.

Et la terre, qui étoit sèche, reverdit, et tous purent manger de ses fruits, et aller et venir sans que personne leur dît : Où allez-vous ? on ne passe point ici.

Et les petits enfants cueilloient des fleurs, et les apportoient à leur mère, qui doucement leur sourioit.

Et il n’y avoit ni pauvres ni riches, mais tous avoient en abondance les choses nécessaires à leurs besoins, parce que tous s’aimoient et s’aidoient en frères.

Et une voix, comme la voix d’un ange, retentit dans les cieux : Gloire à Dieu, qui a donné l’intelligence, l’amour, la force à ses enfants ! Gloire au Christ, qui a rendu à ses frères la liberté !

XI

Lorsqu’un de vous souffre une injustice, lorsque, dans sa route à travers le monde, l’oppresseur le renverse, et met le pied sur lui ; s’il se plaint, nul ne l’entend.

Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu, mais il n’arrive pas à l’oreille de l’homme.

Et je me suis demandé : D’où vient ce mal ? Est-ce que celui qui a créé le pauvre comme le riche, le foible comme le puissant, auroit voulu ôter aux uns toute crainte dans leurs iniquités, aux autres toute espérance dans leur misère ?

Et j’ai vu que c’étoit là une pensée horrible, un blasphême contre Dieu.

Parce que chacun de vous n’aime que soi, parce qu’il se sépare de ses frères, parce qu’il est seul et veut être seul, sa plainte n’est point entendue.

Au printemps, lorsque tout se ranime, il sort de l’herbe un bruit qui s’élève comme un long murmure.

Ce bruit, formé de tant de bruits qu’on ne les pourroit compter, est la voix d’un nombre innombrable de pauvres petites créatures imperceptibles.

Seule, aucune d’elles ne seroit entendue : toutes ensemble, elles se font entendre.

Vous êtes aussi cachés sous l’herbe, pourquoi n’en sort-il aucune voix ?

Quand on veut passer une rivière rapide, on se forme en une longue file sur deux rangs, et, rapprochés de la sorte, ceux qui n’auroient pu, isolés des autres, résister à la force des eaux, la surmontent sans peine.

Faites ainsi, et vous romprez le cours de l’iniquité, qui vous emporte lorsque vous êtes seuls, et vous jette brisés sur la rive.

Que vos résolutions soient lentes, mais fermes. Ne vous laissez aller ni à un premier, ni à un second mouvement.

Mais si l’on a commis contre vous quelque injustice, commencez par bannir tout sentiment de haine de votre cœur, et puis, levant les mains et les yeux en haut, dites à votre Père, qui est dans les cieux :

O Père, vous êtes le protecteur de l’innocent et de l’opprimé ; car c’est votre amour qui a créé le monde, et c’est votre justice qui le gouverne.

Vous voulez qu’elle règne sur la terre, et le méchant y oppose sa volonté mauvaise.

C’est pourquoi nous avons résolu de combattre le méchant.

O Père ! donnez le conseil à notre esprit, et la force à nos bras !

Quand vous aurez ainsi prié du fond de votre âme, combattez et ne craignez rien.

Si d’abord la victoire paroît s’éloigner de vous, ce n’est qu’une épreuve, elle reviendra : car votre sang sera comme le sang d’Abel égorgé par Caïn, et votre mort comme celle des martyrs.

XII

C’étoit dans une nuit sombre ; un ciel sans astres pesoit sur la terre, comme un couvercle de marbre noir sur un tombeau.

Et rien ne troubloit le silence de cette nuit, si ce n’est un bruit étrange, comme d’un léger battement d’ailes, que de fois à autre on entendoit au-dessus des campagnes et des cités ;

Et alors les ténèbres s’épaississoient, et chacun sentoit son âme se serrer, et le frisson courir dans ses veines.

Et dans une salle tendue de noir et éclairée d’une lampe rougeâtre, sept hommes vêtus de pourpre, et la tête ceinte d’une couronne, étoient assis sur sept siéges de fer.

Et au milieu de la salle s’élevoit un trône composé d’ossements, et au pied du trône, en guise d’escabeau, étoit un crucifix renversé ; et devant le trône, une table d’ébène, et sur la table, un vase plein de sang rouge et écumeux, et un crâne humain.

Et les sept hommes couronnés paroissoient pensifs et tristes, et, du fond de son orbite creux, leur œil de temps en temps laissoit échapper des étincelles d’un feu livide.

Et l’un d’eux s’étant levé s’approcha du trône en chancelant, et mit le pied sur le crucifix.

En ce moment ses membres tremblèrent, et il sembla près de défaillir. Les autres le regardoient immobiles ; ils ne firent pas le moindre mouvement, mais je ne sais quoi passa sur leur front, et un sourire qui n’est pas de l’homme contracta leurs lèvres.

Et celui qui avoit semblé près de défaillir étendit la main, saisit le vase plein de sang, en versa dans le crâne, et le but.

Et cette boisson parut le fortifier.

Et dressant la tête, ce cri sortit de sa poitrine comme un sourd râlement.

Maudit soit le Christ, qui a ramené sur la terre la Liberté !

Et les six autres hommes couronnés se levèrent tous ensemble, et tous ensemble poussèrent le même cri :

Maudit soit le Christ, qui a ramené sur la terre la Liberté !

Après quoi, s’étant rassis sur leurs siéges de fer, le premier dit :

Mes frères, que ferons-nous pour étouffer la Liberté ? Car notre règne est fini, si le sien commence. Notre cause est la même : que chacun propose ce qui lui semblera bon.

Voici pour moi le conseil que je donne. Avant que le Christ vînt, qui se tenoit debout devant nous ? C’est sa religion qui nous a perdus : abolissons la religion du Christ.

Et tous répondirent : Il est vrai. Abolissons la religion du Christ.

Et un second s’avança vers le trône, prit le crâne humain, y versa du sang, le but, et dit ensuite :

Ce n’est pas la religion seulement qu’il faut abolir, mais encore la science et la pensée ; car la science veut connoître ce qu’il n’est pas bon pour nous que l’homme sache, et la pensée est toujours prête à regimber contre la force.

Et tous répondirent : Il est vrai. Abolissons la science et la pensée.

Et ayant fait ce qu’avoient fait les deux premiers, un troisième dit :

Lorsque nous aurons replongé les hommes dans l’abrutissement en leur ôtant et la religion, et la science, et la pensée, nous aurons fait beaucoup, mais il nous restera quelque chose encore à faire.

La brute a des instincts et des sympathies dangereuses. Il faut qu’aucun peuple n’entende la voix d’un autre peuple, de peur que si celui-là se plaint et remue, celui-ci ne soit tenté de l’imiter. Qu’aucun bruit du dehors ne pénètre chez nous.

Et tous répondirent : Il est vrai. Qu’aucun bruit du dehors ne pénètre chez nous.

Et un quatrième dit : Nous avons notre intérêt, et les peuples ont aussi leur intérêt opposé au nôtre. S’ils s’unissent pour défendre contre nous cet intérêt, comment leur résisterons-nous ?

Divisons pour régner. Créons à chaque province, à chaque ville, à chaque hameau, un intérêt contraire à celui des autres hameaux, des autres villes, des autres provinces.

De cette manière tous se haïront, et ils ne songeront pas à s’unir contre nous.

Et tous répondirent : Il est vrai. Divisons pour régner : la concorde nous tueroit.

Et un cinquième, ayant deux fois rempli de sang et vidé deux fois le crâne humain, dit :

J’approuve tous ces moyens, ils sont bons, mais insuffisants. Faites des brutes, c’est bien ; mais effrayez ces brutes, frappez-les de terreur par une justice inexorable et par des supplices atroces, si vous ne voulez pas tôt ou tard en être dévorés. Le bourreau est le premier ministre d’un bon prince.

Et tous répondirent : Il est vrai. Le bourreau est le premier ministre d’un bon prince.

Et un sixième dit :

Je reconnois l’avantage des supplices prompts, terribles, inévitables. Cependant il y a des âmes fortes et des âmes désespérées qui bravent les supplices.

Voulez-vous gouverner aisément les hommes, amollissez-les par la volupté. La vertu ne nous vaut rien ; elle nourrit la force : épuisons-la plutôt par la corruption.

Et tous répondirent : Il est vrai. Épuisons la force et l’énergie et le courage par la corruption.

Alors, le septième ayant comme les autres bu dans le crâne humain, parla de la sorte, les pieds sur le crucifix :

Plus de Christ ; il y a guerre à mort, guerre éternelle entre lui et nous.

Mais comment détacher de lui les peuples ? C’est une tentative vaine. Que faire donc ? Écoutez-moi : il faut gagner les prêtres du Christ avec des biens, des honneurs et de la puissance.

Et ils commanderont au peuple, de la part du Christ, de nous être soumis en tout, quoi que nous fassions, quoi que nous ordonnions ;

Et le peuple les croira, et il obéira par conscience, et notre pouvoir sera plus affermi qu’auparavant.

Et tous répondirent : Il est vrai. Gagnons les prêtres du Christ.

Et tout-à-coup la lampe qui éclairoit la salle s’éteignit, et les sept hommes se séparèrent dans les ténèbres.

Et il fut dit à un Juste, qui en ce moment veilloit et prioit devant la croix : Mon jour approche. Adore et ne crains rien.

XIII

Et à travers un brouillard gris et lourd, je vis, comme on voit sur la terre, à l’heure du crépuscule, une plaine nue, déserte et froide.

Au milieu s’élevoit un rocher d’où tomboit goutte à goutte une eau noirâtre, et le bruit foible et sourd des gouttes qui tomboient étoit le seul bruit qu’on entendît.

Et sept sentiers, après avoir serpenté dans la plaine, venoient aboutir au rocher, et près du rocher, à l’entrée de chacun, étoit une pierre recouverte de je ne sais quoi d’humide et de vert, semblable à la bave d’un reptile.

Et voilà, sur l’un des sentiers, j’aperçus comme une ombre qui lentement se mouvoit ; et peu à peu, l’ombre s’approchant, je distinguai, non pas un homme, mais la ressemblance d’un homme.

Et à l’endroit du cœur, cette forme humaine avoit une tache de sang.

Et elle s’assit sur la pierre humide et verte, et ses membres grelotoient, et, la tête penchée, elle se serroit avec ses bras, comme pour retenir un reste de chaleur.

Et par les six autres sentiers, six autres ombres successivement arrivèrent au pied du rocher.

Et chacune d’elles, grelotant et se serrant avec ses bras, s’assit sur la pierre humide et verte.

Et elles étoient là, silencieuses et courbées sous le poids d’une incompréhensible angoisse.

Et leur silence dura long-temps, je ne sais combien de temps, car jamais le soleil ne se lève sur cette plaine : on n’y connoît ni soir ni matin. Les gouttes d’eau noirâtre y mesurent seules, en tombant, une durée monotone, obscure, pesante, éternelle.

Et cela étoit si horrible à voir que, si Dieu ne m’avoit fortifié, je n’aurois pu en soutenir la vue.

Et, après une sorte de frissonnement convulsif, une des ombres, soulevant sa tête, fit entendre un son comme le son rauque et sec du vent qui bruit dans un squelette.

Et le rocher renvoya cette parole à mon oreille :

Le Christ a vaincu : maudit soit-il !

Et les six autres ombres tressaillirent, et toutes ensemble soulevant la tête, le même blasphême sortit de leur sein :

Le Christ a vaincu : maudit soit-il !

Et aussitôt elles furent saisies d’un tremblement plus fort, le brouillard s’épaissit, et, pendant un moment, l’eau noirâtre cessa de couler.

Et les sept ombres avoient plié de nouveau sous le poids de leur angoisse secrète, et il y eut un second silence plus long que le premier.

Ensuite une d’elles, sans se lever de sa pierre, immobile et penchée, dit aux autres :

Il vous est donc advenu ainsi qu’à moi. Que nous ont servi tous nos conseils ?

Et une autre reprit : La foi et la pensée ont brisé les chaînes des peuples ; la foi et la pensée ont affranchi la terre.

Et une autre dit : Nous voulions diviser les hommes, et notre oppression les a unis contre nous.

Et une autre : Nous avons versé le sang, et ce sang est retombé sur nos têtes.

Et une autre : Nous avons semé la corruption, et elle a germé en nous, et elle a dévoré nos os.

Et une autre : Nous avons cru étouffer la Liberté, et son souffle a desséché notre pouvoir jusqu’en sa racine.

Alors la septième ombre :

Le Christ a vaincu : maudit soit-il !

Et tous d’une seule voix répondirent :

Le Christ a vaincu : maudit soit-il !

Et je vis une main qui s’avançoit ; elle trempa le doigt dans l’eau noirâtre dont les gouttes mesurent en tombant la durée éternelle, en marqua au front les sept ombres, et ce fut pour jamais.

XIV

Vous n’avez qu’un jour à passer sur la terre ; faites en sorte de le passer en paix.

La paix est le fruit de l’amour ; car pour vivre en paix, il faut savoir supporter bien des choses.

Nul n’est parfait, tous ont leurs défauts ; chaque homme pèse sur les autres, et l’amour seul rend ce poids léger.

Si vous ne pouvez supporter vos frères, comment vos frères vous supporteront-ils ?

Il est écrit du fils de Marie : Comme il avoit aimé les siens, qui étoient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin.

Aimez donc vos frères qui sont dans le monde, et aimez-les jusqu’à la fin.

L’amour est infatigable, il ne se lasse jamais. L’amour est inépuisable ; il vit et renaît de lui-même, et plus il s’épanche, plus il surabonde.

Qui s’aime plus que son frère n’est pas digne du Christ, mort pour ses frères. Avez-vous donné vos biens, donnez encore votre vie, et l’amour vous rendra tout.

Je vous le dis en vérité, celui qui aime, son cœur est un paradis sur la terre. Il a Dieu en soi, car Dieu est amour.

L’homme vicieux n’aime point, il convoite : il a faim et soif de tout ; son œil, tel que l’œil du serpent, fascine et attire, mais pour dévorer.

L’amour repose au fond des âmes pures, comme une goutte de rosée dans le calice d’une fleur.

Oh ! si vous saviez ce que c’est qu’aimer !

Vous dites que vous aimez, et beaucoup de vos frères manquent de pain pour soutenir leur vie, de vêtements pour couvrir leurs membres nus, d’un toit pour s’abriter, d’une poignée de paille pour dormir dessus, tandis que vous avez toutes choses en abondance.

Vous dites que vous aimez, et il y a, en grand nombre, des malades qui languissent, privés de secours, sur leur pauvre couche, des malheureux qui pleurent sans que personne pleure avec eux, des petits enfants qui s’en vont, tout transis de froid, de porte en porte demander aux riches une miette de leur table, et qui ne l’obtiennent pas.

Vous dites que vous aimez vos frères : et que feriez-vous donc si vous les haïssiez ?

Et moi je vous le dis, quiconque, le pouvant, ne soulage pas son frère qui souffre, est l’ennemi de son frère ; et quiconque, le pouvant, ne nourrit pas son frère, qui a faim, est son meurtrier.

XV

Il se rencontre des hommes qui n’aiment point Dieu, et qui ne le craignent point : fuyez-les, car il sort d’eux une vapeur de malédiction.

Fuyez l’impie, car son haleine tue ; mais ne le haïssez pas, car qui sait si déjà Dieu n’a pas changé son cœur ?

L’homme qui, même de bonne foi, dit : Je ne crois point, se trompe souvent. Il y a bien avant dans l’âme, jusqu’au fond, une racine de foi qui ne sèche point.

La parole qui nie Dieu brûle les lèvres sur lesquelles elle passe, et la bouche qui s’ouvre pour blasphémer est un soupirail de l’enfer.

L’impie est seul dans l’univers. Toutes les créatures louent Dieu, tout ce qui sent le bénit, tout ce qui pense l’adore : l’astre du jour et ceux de la nuit le chantent dans leur langue mystérieuse.

Il a écrit au firmament son nom trois fois saint.

Gloire à Dieu dans les hauteurs des cieux !

Il l’a écrit aussi dans le cœur de l’homme, et l’homme bon l’y conserve avec amour ; mais d’autres tâchent de l’effacer.

Paix sur la terre aux hommes dont la volonté est bonne !

Leur sommeil est doux, et leur mort est encore plus douce, car ils savent qu’ils retournent vers leur père.

Comme le pauvre laboureur, au déclin du jour, quitte les champs, regagne sa chaumière, et, assis devant la porte, oublie ses fatigues en regardant le ciel : ainsi, quand le soir se fait, l’homme d’espérance regagne avec joie la maison paternelle, et, assis sur le seuil, oublie les travaux de l’exil dans les visions de l’éternité.

XVI

Deux hommes étoient voisins, et chacun d’eux avoit une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre.

Et l’un de ces deux hommes s’inquiétoit en lui-même, disant : Si je meurs, ou que je tombe malade, que deviendront ma femme et mes enfants ?

Et cette pensée ne le quittoit point, et elle rongeoit son cœur comme un ver ronge le fruit où il est caché.

Or, bien que la même pensée fût venue également à l’autre père, il ne s’y étoit point arrêté : car, disoit-il, Dieu, qui connoît toutes ses créatures et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants.

Et celui-ci vivoit tranquille, tandis que le premier ne goûtoit pas un instant de repos ni de joie intérieurement.

Un jour qu’il travailloit aux champs, triste et abattu à cause de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et, s’étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levoit les yeux, et regardoit ces oiseaux, qui alloient et venoient portant la nourriture à leurs petits.

Or, voilà qu’au moment où l’une des mères rentroit avec sa becquée, un vautour la saisit, l’enlève, et la pauvre mère, se débattant vainement sous sa serre, jetoit des cris perçants.

A cette vue, l’homme qui travailloit sentit son âme plus troublée qu’auparavant : car, pensoit-il, la mort de la mère, c’est la mort des enfants. Les miens n’ont que moi non plus. Que deviendront-ils si je leur manque ?

Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point.

Le lendemain, de retour aux champs, il se dit : Je veux voir les petits de cette pauvre mère : plusieurs sans doute ont déjà péri. Et il s’achemina vers le buisson.

Et regardant, il vit les petits bien portants ; pas un ne sembloit avoir pâti.

Et ceci l’ayant étonné, il se cacha pour observer ce qui se passeroit.

Et après un peu de temps, il entendit un léger cri, et il aperçut la seconde mère rapportant en hâte la nourriture qu’elle avoit recueillie, et elle la distribua à tous les petits indistinctement, et il y en eut pour tous, et les orphelins ne furent point délaissés dans leur misère.

Et le père qui s’étoit défié de la Providence, raconta le soir à l’autre père ce qu’il avoit vu.

Et celui-ci lui dit : Pourquoi s’inquiéter ? Jamais Dieu n’abandonne les siens. Son amour a des secrets que nous ne connoissons point. Croyons, espérons, aimons, et poursuivons notre route en paix.

Si je meurs avant vous, vous serez le père de mes enfants ; si vous mourez avant moi, je serai le père des vôtres.

Et si, l’un et l’autre, nous mourons avant qu’ils soient en âge de pourvoir eux-mêmes à leurs nécessités, ils auront pour père le Père qui est dans les cieux.

XVII

Quand vous avez prié, ne sentez-vous pas votre cœur plus léger, et votre âme plus contente ?

La prière rend l’affliction moins douloureuse, et la joie plus pure : elle mêle à l’une je ne sais quoi de fortifiant et de doux, et à l’autre un parfum céleste.

Que faites-vous sur la terre, et n’avez-vous rien à demander à celui qui vous y a mis ?

Vous êtes un voyageur qui cherche la patrie. Ne marchez point la tête baissée : il faut lever les yeux pour reconnoître sa route.

Votre patrie, c’est le ciel ; et quand vous regardez le ciel, est-ce qu’en vous il ne se remue rien ? est-ce que nul désir ne vous presse ? ou ce désir est-il muet ?

Il en est qui disent : A quoi bon prier ? Dieu est trop au-dessus de nous pour écouter de si chétives créatures.

Et qui donc a fait ces créatures chétives, qui leur a donné le sentiment, et la pensée, et la parole, si ce n’est Dieu ?

Et s’il a été si bon envers elles, étoit-ce pour les délaisser ensuite et les repousser loin de lui ?

En vérité, je vous le dis, quiconque dit dans son cœur que Dieu méprise ses œuvres, blasphême Dieu.

Il en est d’autres qui disent : A quoi bon prier ? Dieu ne sait-il pas mieux que nous ce dont nous avons besoin ?

Dieu sait mieux que vous ce dont vous avez besoin, et c’est pour cela qu’il veut que vous le lui demandiez ; car Dieu est lui-même votre premier besoin, et prier Dieu, c’est commencer à posséder Dieu.

Le père connoît les besoins de son fils ; faut-il à cause de cela que le fils n’ait jamais une parole de demande et d’actions de grâces pour son père ?

Quand les animaux souffrent, quand ils craignent, ou quand ils ont faim, ils poussent des cris plaintifs. Ces cris sont la prière qu’ils adressent à Dieu, et Dieu l’écoute. L’homme seroit-il donc dans la création le seul être dont la voix ne dût jamais monter à l’oreille du Créateur ?

Il passe quelquefois sur les campagnes un vent qui dessèche les plantes, et alors on voit leurs tiges flétries pencher vers la terre ; mais, humectées par la rosée, elles reprennent leur fraîcheur, et relèvent leur tête languissante.

Il y a toujours des vents brûlants, qui passent sur l’âme de l’homme, et la dessèchent. La prière est la rosée qui la rafraîchit.

XVIII

Vous n’avez qu’un père, qui est Dieu, et qu’un maître, qui est le Christ.

Quand donc on vous dira de ceux qui possèdent sur la terre une grande puissance : Voilà vos maîtres, ne le croyez point. S’ils sont justes, ce sont vos serviteurs ; s’ils ne le sont pas, ce sont vos tyrans.

Tous naissent égaux : nul, en venant au monde, n’apporte avec lui le droit de commander.

J’ai vu dans un berceau un enfant criant et bavant, et autour de lui étoient des vieillards qui lui disoient, Seigneur, et qui, s’agenouillant, l’adoroient. Et j’ai compris toute la misère de l’homme.

C’est le péché qui a fait les princes ; parce qu’au lieu de s’aimer et de s’aider comme des frères, les hommes ont commencé à se nuire les uns aux autres.

Alors parmi eux ils en choisirent un ou plusieurs, qu’ils croyoient les plus justes, afin de protéger les bons contre les méchants, et que le foible pût vivre en paix.

Et le pouvoir qu’ils exerçoient étoit un pouvoir légitime, car c’étoit le pouvoir de Dieu qui veut que la justice règne, et le pouvoir du peuple qui les avoit élus.

Et c’est pourquoi chacun étoit tenu en conscience de leur obéir.

Mais il s’en trouva aussi bientôt qui voulurent régner par eux-mêmes, comme s’ils eussent été d’une nature plus élevée que celle de leurs frères.

Et le pouvoir de ceux-ci n’est pas légitime, car c’est le pouvoir de Satan, et leur domination est celle de l’orgueil et de la convoitise.

Et c’est pourquoi, lorsqu’on n’a pas à craindre qu’il en résulte plus de mal, chacun peut et quelquefois doit en conscience leur résister.

Dans la balance du droit éternel, votre volonté pèse plus que la volonté des rois : car ce sont les peuples qui font les rois, et les rois sont faits pour les peuples, et les peuples ne sont pas faits pour les rois.

Le Père céleste n’a point formé les membres de ses enfants pour qu’ils fussent brisés par des fers, ni leur âme pour qu’elle fût meurtrie par la servitude.

Il les a unis en famille, et toutes les familles sont sœurs ; il les a unis en nations, et toutes les nations sont sœurs ; et quiconque sépare les familles des familles, les nations des nations, divise ce que Dieu a uni : il fait l’œuvre de Satan.

Et ce qui unit les familles aux familles, les nations aux nations, c’est premièrement la loi de Dieu, la loi de justice et de charité, et ensuite la loi de liberté, qui est aussi la loi de Dieu.

Car sans la liberté quelle union existeroit-il entre les hommes ? Ils seroient unis comme le cheval est uni à celui qui le monte, comme le fouet du maître à la peau de l’esclave.

Si donc quelqu’un vient et dit : Vous êtes à moi ; répondez : Non ; nous sommes à Dieu, qui est notre père, et au Christ, qui est notre seul maître.

XIX

Ne vous laissez pas tromper par de vaines paroles. Plusieurs chercheront à vous persuader que vous êtes vraiment libres, parce qu’ils auront écrit sur une feuille de papier le mot de liberté, et l’auront affiché à tous les carrefours.

La liberté n’est pas un placard qu’on lit au coin de la rue. Elle est une puissance vivante qu’on sent en soi, et autour de soi, le génie protecteur du foyer domestique, la garantie des droits sociaux, et le premier de ces droits.

L’oppresseur qui se couvre de son nom est le pire des oppresseurs. Il joint le mensonge à la tyrannie, et à l’injustice la profanation ; car le nom de la liberté est saint.

Gardez-vous donc de ceux qui disent : Liberté, Liberté, et qui la détruisent par leurs œuvres.

Est-ce vous qui choisissez ceux qui vous gouvernent, qui vous commandent de faire ceci et de ne pas faire cela, qui imposent vos biens, votre industrie, votre travail ? Et si ce n’est pas vous, comment êtes-vous libres ?

Pouvez-vous disposer de vos enfants comme vous l’entendez, confier à qui vous plaît le soin de les instruire et de former leurs mœurs ? Et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ?

Les oiseaux du ciel et les insectes même s’assemblent pour faire en commun ce qu’aucun d’eux ne pourroit faire seul. Pouvez-vous vous assembler pour traiter ensemble de vos intérêts, pour défendre vos droits, pour obtenir quelque soulagement à vos maux ? Et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ?

Pouvez-vous aller d’un lieu à un autre si on ne vous le permet, user des fruits de la terre et des productions de votre travail, tremper votre doigt dans l’eau de la mer et en laisser tomber une goutte dans le pauvre vase de terre où cuisent vos aliments, sans vous exposer à payer l’amende et à être traînés en prison ? Et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ?

Pouvez-vous, en vous couchant le soir, vous répondre qu’on ne viendra point, durant votre sommeil, fouiller les lieux les plus secrets de votre maison, vous arracher du sein de votre famille et vous jeter au fond d’un cachot, parce que le pouvoir, dans sa peur, se sera défié de vous ? Et si vous ne le pouvez pas, comment êtes-vous libres ?

La liberté luira sur vous, quand, à force de courage et de persévérance, vous vous serez affranchis de toutes ces servitudes.

La liberté luira sur vous, quand vous aurez dit au fond de votre âme : Nous voulons être libres ; quand, pour le devenir, vous serez prêts à sacrifier tout et à tout souffrir.

La liberté luira sur vous, lorsqu’au pied de la croix sur laquelle le Christ mourut pour vous, vous aurez juré de mourir les uns pour les autres.

XX

Le peuple est incapable d’entendre ses intérêts ; on doit, pour son bien, le tenir toujours en tutelle. N’est-ce pas à ceux qui ont des lumières de conduire ceux qui manquent de lumières ?

Ainsi parlent une foule d’hypocrites qui veulent faire les affaires du peuple, afin de s’engraisser de la substance du peuple.

Vous êtes incapables, disent-ils, d’entendre vos intérêts ; et sur cela, ils ne vous permettront pas même de disposer de ce qui est à vous pour un objet que vous jugerez utile ; et ils en disposeront, contre votre gré, pour un autre objet qui vous déplaît et vous répugne.

Vous êtes incapables d’administrer une petite propriété commune, incapables de savoir ce qui vous est bon ou mauvais, de connoître vos besoins, et d’y pourvoir ; et sur cela, on vous enverra des hommes bien payés, à vos dépens, qui géreront vos biens à leur fantaisie, vous empêcheront de faire ce que vous voudrez, et vous forceront de faire ce que vous ne voudrez pas.

Vous êtes incapables de discerner quelle éducation il est convenable de donner à vos enfants ; et par tendresse pour vos enfants, on les jettera dans des cloaques d’impiété et de mauvaises mœurs, à moins que vous n’aimiez mieux qu’ils demeurent privés de toute espèce d’instruction.

Vous êtes incapables de juger si vous vous pouvez, vous et votre famille, subsister avec le salaire qu’on vous accorde pour votre travail ; et l’on vous défendra, sous des peines sévères, de vous concerter ensemble pour obtenir une augmentation de ce salaire, afin que vous puissiez vivre, vous, vos femmes et vos enfants.

Si ce que dit cette race hypocrite et avide étoit vrai, vous seriez bien au-dessous de la brute, car la brute sait tout ce qu’on affirme que vous ne savez pas, et elle n’a besoin que de l’instinct pour le savoir.

Dieu ne vous a pas faits pour être le troupeau de quelques autres hommes. Il vous a faits pour vivre librement en société comme des frères. Or un frère n’a rien à commander à son frère. Les frères se lient entre eux par des conventions mutuelles, et ces conventions c’est la loi, et la loi doit être respectée, et tous doivent s’unir pour empêcher qu’on ne la viole, parce qu’elle est la sauvegarde de tous, la volonté et l’intérêt de tous.

Soyez hommes : nul n’est assez puissant pour vous atteler au joug malgré vous ; mais vous pouvez passer la tête dans le collier, si vous le voulez.

Il y a des animaux stupides qu’on enferme dans des étables, qu’on nourrit pour le travail, et puis, lorsqu’ils vieillissent, qu’on engraisse pour manger leur chair.

Il y en a d’autres qui vivent dans les champs en liberté, qu’on ne peut plier à la servitude, qui ne se laissent point séduire par des caresses trompeuses, ni vaincre par des menaces et de mauvais traitements.

Les hommes courageux ressemblent à ceux-ci : les lâches sont comme les premiers.

XXI

Comprenez bien comment on se rend libre.

Pour être libre, il faut avant tout aimer Dieu, car si vous aimez Dieu, vous ferez sa volonté ; et la volonté de Dieu est la justice et la charité, sans lesquelles point de liberté.

Lorsque, par violence ou par ruse, on prend ce qui est à autrui ; lorsqu’on l’attaque dans sa personne ; lorsqu’en chose licite on l’empêche d’agir comme il veut, ou qu’on le force d’agir comme il ne veut pas ; lorsqu’on viole son droit d’une manière quelconque, qu’est-ce que cela ? Une injustice. C’est donc l’injustice qui détruit la liberté.

Si chacun n’aimoit que soi et ne songeoit qu’à soi, sans venir au secours des autres, le pauvre seroit obligé souvent de dérober ce qui est à autrui, pour vivre et faire vivre les siens, le foible seroit opprimé par un plus fort, et celui-ci par un autre encore plus fort ; l’injustice régneroit partout. C’est donc la charité qui conserve la liberté.

Aimez Dieu plus que toutes choses, et le prochain comme vous-même, et la servitude disparoîtra de la terre.

Cependant ceux qui profitent de la servitude de leurs frères mettront tout en œuvre pour la prolonger. Ils emploieront pour cela le mensonge et la force.

Ils diront que la domination arbitraire de quelques-uns et l’esclavage de tous les âges est l’ordre établi de Dieu ; et pour conserver leur tyrannie, ils ne craindront point de blasphémer la Providence.

Répondez-leur que leur Dieu à eux est Satan, l’ennemi de la race humaine, et que le vôtre est celui qui a vaincu Satan.

Après cela, ils déchaîneront contre vous leurs satellites ; ils feront bâtir des prisons sans nombre pour vous y enfermer ; ils vous poursuivront avec le fer et le feu, ils vous tourmenteront et répandront votre sang comme l’eau des fontaines.

Si donc vous n’êtes pas résolus à combattre sans relâche, à tout supporter sans fléchir, à ne jamais vous lasser, à ne céder jamais, gardez vos fers et renoncez à une liberté dont vous n’êtes pas dignes.

La liberté est comme le royaume de Dieu ; elle souffre violence, et les violents la ravissent.

Et la violence qui vous mettra en possession de la liberté, n’est pas la violence féroce des voleurs et des brigands, l’injustice, la vengeance, la cruauté ; mais une volonté forte, inflexible, un courage calme et généreux.

La cause la plus sainte se change en une cause impie, exécrable, quand on emploie le crime pour la soutenir. D’esclave l’homme de crime peut devenir tyran, mais jamais il ne devient libre.

XXII

Seigneur, nous crions vers vous du fond de notre misère.

Comme les animaux qui manquent de pâture pour donner à leurs petits,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme la brebis à qui on enlève son agneau,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme la colombe que saisit le vautour,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme la gazelle sous la griffe du tigre,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme le taureau épuisé de fatigue et ensanglanté par l’aiguillon,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme l’oiseau blessé que le chien poursuit,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme l’hirondelle tombée de lassitude en traversant les mers, et se débattant sur la vague,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme des voyageurs égarés dans un désert brûlant et sans eau,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme des naufragés sur une côte stérile,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme celui qui, à l’heure où la nuit se fait, rencontre près d’un cimetière un spectre hideux,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme le père à qui on ravit le morceau de pain qu’il portoit à ses enfants affamés,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme le prisonnier que le puissant injuste a jeté dans un cachot humide et ténébreux,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme l’esclave déchiré par le fouet du maître,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme l’innocent qu’on mène au supplice,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme le peuple d’Israël dans la terre de servitude,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme les descendants de Jacob dont le roi d’Égypte faisoit noyer dans le Nil les fils premiers-nés,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme les douze tribus dont les oppresseurs augmentoient tous les jours les travaux, en retranchant chaque jour quelque chose de leur nourriture,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme toutes les nations de la terre, avant qu’eût lui l’aurore de la délivrance,

Nous crions vers vous, Seigneur.

Comme le Christ sur la croix, lorsqu’il dit : Mon Père, non Père, pourquoi m’avez-vous délaissé ?

Nous crions vers vous, Seigneur.

O Père ! vous n’avez point délaissé votre fils, votre Christ, si ce n’est en apparence et pour un moment ; vous ne délaisserez point non plus à jamais les frères du Christ. Son divin sang, qui les a rachetés de l’esclavage du prince de ce monde, les rachètera aussi de l’esclavage des ministres du prince de ce monde. Voyez leurs pieds et leurs mains percés, leur côté ouvert, leur tête couverte de plaies sanglantes. Sous la terre que vous leur aviez donnée pour héritage, on leur a creusé un vaste sépulcre, et on les y a jetés pêle-mêle, et on en a scellé la pierre d’un sceau sur lequel on a, par moquerie, gravé votre saint nom. Et ainsi, Seigneur, ils sont là gisants ; mais ils n’y seront pas éternellement. Encore trois jours, et le sceau sacrilége sera brisé, et la pierre sera brisée, et ceux qui dorment se réveilleront, et le règne du Christ, qui est justice et charité, et paix et joie dans l’esprit saint, commencera. Ainsi soit-il.

XXIII

Tout ce qui arrive dans le monde a son signe qui le précède.

Lorsque le soleil est près de se lever l’horizon se colore de mille nuances, et l’Orient paroît tout en feu.

Lorsque la tempête vient, on entend sur le rivage un sourd bruissement, et les flots s’agitent comme d’eux-mêmes.

Les innombrables pensées diverses qui se croisent et se mêlent à l’horizon du monde spirituel, sont le signe qui annonce le lever du soleil des intelligences.

Le murmure confus et le mouvement intérieur des peuples en émoi sont le signe précurseur de la tempête qui passera bientôt sur les nations tremblantes.

Tenez-vous prêts, car les temps approchent.

En ce jour-là, il y aura de grandes terreurs, et des cris tels qu’on n’en a point entendu depuis les jours du déluge.

Les rois hurleront sur leurs trônes ; ils chercheront à retenir avec les deux mains leurs couronnes emportées par les vents, et ils seront balayés avec elles.

Les riches et les puissants sortiront nus de leurs palais, de peur d’être ensevelis sous les ruines.

On les verra, errants sur les chemins, demander aux passants quelques haillons pour couvrir leur nudité, un peu de pain noir pour apaiser leur faim, et je ne sais s’ils l’obtiendront.

Et il y aura des hommes qui seront saisis de la soif du sang, et qui adoreront la mort, et qui voudront la faire adorer.

Et la mort étendra sa main de squelette comme pour les bénir, et cette bénédiction descendra sur leur cœur, et il cessera de battre.

Et les savants se troubleront dans leur science, et elle leur apparoîtra comme un petit point noir, quand se lèvera le soleil des intelligences.

Et à mesure qu’il montera, sa chaleur fondra les nuages amoncelés par la tempête ; et ils ne seront plus qu’une légère vapeur, qu’un vent doux chassera vers le Couchant.

Jamais le ciel n’aura été aussi serein, ni la terre aussi verte et aussi féconde.

Et au lieu du foible crépuscule que nous appelons jour, une lumière vive et pure rayonnera d’en haut, comme un reflet de la face de Dieu.

Et les hommes se regarderont à cette lumière, et ils diront : Nous ne connoissions ni nous ni les autres ; nous ne savions pas ce que c’est que l’homme. A présent, nous le savons.

Et chacun s’aimera dans son frère, et se tiendra heureux de le servir ; et il n’y aura ni petits ni grands, à cause de l’amour qui égale tout, et toutes les familles ne seront qu’une famille, et toutes les nations qu’une nation.

Ceci est le sens des lettres mystérieuses que les juifs aveugles attachèrent à la croix du Christ.

XXIV

C’étoit une nuit d’hiver. Le vent souffloit au dehors, et la neige blanchissoit les toits.

Sous un de ces toits, dans une chambre étroite, étoient assises, travaillant de leurs mains, une femme à cheveux blancs et une jeune fille.

Et de temps en temps la vieille femme réchauffoit à un petit brasier ses mains pâles. Une lampe d’argile éclairoit cette pauvre demeure, et un rayon de la lampe venoit expirer sur une image de la Vierge, suspendue au mur.

Et la jeune fille levant les yeux regarda en silence, pendant quelques moments, la femme à cheveux blancs ; puis elle lui dit : Ma mère, vous n’avez pas été toujours dans ce dénuement.

Et il y avoit dans sa voix une douceur et une tendresse inexprimables.

Et la femme à cheveux blancs répondit : Ma fille, Dieu : est le maître : ce qu’il fait est bien fait.

Ayant dit ces mots, elle se tut un peu de temps ; ensuite elle reprit :

Quand je perdis votre père, ce fut une douleur que je crus sans consolation : cependant vous me restiez ; mais je ne sentois qu’une chose alors.

Depuis, j’ai pensé que s’il vivoit et qu’il nous vît en cette détresse, son âme se briseroit ; et j’ai reconnu que Dieu avoit été bon envers lui.

La jeune fille ne répondit rien, mais elle baissa la tête, et quelques larmes, qu’elle s’efforçoit de cacher, tombèrent sur la toile qu’elle tenoit entre ses mains.

La mère ajouta : Dieu, qui a été bon envers lui, a été bon aussi envers nous. De quoi avons-nous manqué, tandis que tant d’autres manquent de tout ?

Il est vrai qu’il a fallu nous habituer à peu, et, ce peu, le gagner par notre travail ; mais ce peu ne suffit-il pas ? et tous n’ont-ils pas été dès le commencement condamnés à vivre de leur travail ?

Dieu, dans sa bonté, nous a donné le pain de chaque jour ; et combien ne l’ont pas ? un abri, et combien ne savent où se retirer ?

Il vous a, ma fille, donnée à moi : de quoi me plaindrais-je ?

A ces dernières paroles, la jeune fille, tout émue, tomba aux genoux de sa mère, prit ses mains, les baisa, et se pencha sur son sein en pleurant.

Et la mère, faisant un effort pour élever la voix : Ma fille, dit-elle, le bonheur n’est pas de posséder beaucoup, mais d’espérer et d’aimer beaucoup.

Notre espérance n’est pas ici-bas ni notre amour non plus, ou s’il y est, ce n’est qu’en passant.

Après Dieu, vous m’êtes tout en ce monde ; mais ce monde s’évanouit comme un songe, et c’est pourquoi mon amour s’élève avec vous vers un autre monde…

Lorsque je vous portois dans mon sein, un jour je priai avec plus d’ardeur la Vierge-Marie, et elle m’apparut pendant mon sommeil, et il me sembloit qu’avec un sourire céleste elle me présentoit un petit enfant.

Et je pris l’enfant qu’elle me présentoit, et lorsque je le tins dans mes bras, la Vierge-Mère posa sur sa tête une couronne de roses blanches.

Peu de mois après vous naquîtes, et la douce vision étoit toujours devant mes yeux.

Ce disant, la femme aux cheveux blancs tressaillit, et serra sur son cœur la jeune fille.

A quelque temps de là une âme sainte vit deux formes lumineuses monter vers le ciel, et une troupe d’anges les accompagnoit, et l’air retentissoit de leurs chants d’allégresse.

XXV

Ce que vos yeux voient, ce que touchent vos mains, ce ne sont que des ombres, et le son qui frappe votre oreille n’est qu’un grossier écho de la voix intime et mystérieuse qui adore, et prie, et gémit au sein de la création.

Car toute créature gémit, toute créature est dans le travail de l’enfantement, et s’efforce de naître à la vie véritable, de passer des ténèbres à la lumière, de la région des apparences à celle des réalités.

Ce soleil si brillant, si beau, n’est que le vêtement, l’emblême obscur du vrai soleil, qui éclaire et échauffe les âmes.

Cette terre, si riche, si verdoyante, n’est que le pâle suaire de la nature : car la nature, déchue aussi, est descendue comme l’homme dans le tombeau, mais comme lui elle en sortira.

Sous cette enveloppe épaisse du corps, vous ressemblez à un voyageur qui la nuit dans sa tente, voit ou croit voir des fantômes passer.

Le monde réel est voilé pour vous. Celui qui se retire au fond de lui-même, l’y entrevoit comme dans le lointain. De secrètes puissances qui sommeillent en lui, se réveillent un moment, soulèvent un coin du voile que le temps retient de sa main ridée, et l’œil intérieur est ravi des merveilles qu’il contemple.

Vous êtes assis au bord de l’océan des êtres, mais vous ne pénétrez point dans ses profondeurs. Vous marchez le soir le long de la mer, et vous ne voyez qu’un peu d’écume que le flot jette sur le rivage.

A quoi vous comparerai-je encore ?

Vous êtes comme l’enfant dans le sein de sa mère, attendant l’heure de la naissance ; comme l’insecte ailé dans le ver qui rampe, aspirant à sortir de cette prison terrestre, pour prendre votre essor vers les cieux.

XXVI

Qui est-ce qui se pressoit autour du Christ pour entendre sa parole ? Le peuple.

Qui est-ce qui le suivoit dans la montagne et les lieux déserts pour écouter ses enseignements ? Le peuple.

Qui vouloit le choisir pour roi ? Le peuple.

Qui étendoit ses vêtements et jetoit devant lui des palmes en criant Hôsannah, lors de son entrée à Jérusalem ? Le peuple.

Qui est-ce qui se scandalisoit à cause des malades qu’il guérissoit le jour du sabbat ? Les scribes et les pharisiens.

Qui l’interrogeoit insidieusement et lui tendoit des piéges pour le perdre ? Les scribes et les pharisiens.

Qui disoit de lui : Il est possédé ? Qui l’appeloit un homme de bonne chère et aimant le plaisir ? Les scribes et les pharisiens.

Qui le traitoit de séditieux et de blasphémateur ? qui se ligua pour le faire mourir ? qui le crucifia sur le Calvaire entre deux voleurs ?

Les scribes et les pharisiens, les docteurs de la loi, le roi Hérode et ses courtisans, le gouverneur romain et les princes des prêtres.

Leur astuce hypocrite trompa le peuple même. Ils le poussèrent à demander la mort de celui qui l’avoit nourri dans le désert avec sept pains, qui rendoit aux infirmes la santé, la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, et aux perclus l’usage de leurs membres.

Mais Jésus, voyant qu’on avoit séduit ce peuple comme le serpent séduisit la femme, pria son Père, disant : Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.

Et cependant, depuis dix-huit siècles, le Père ne leur a pas encore pardonné, et ils traînent leur supplice par toute la terre, et par toute la terre l’esclave est contraint de se baisser pour les voir.

La miséricorde du Christ est sans exclusion. Il est venu dans ce monde pour sauver, non pas quelques hommes, mais tous les hommes ; il a eu pour chacun d’eux une goutte de sang.

Mais les petits, les foibles, les humbles, les pauvres, tous ceux qui souffroient, il les aimaoit d’un amour de prédilection.

Son cœur battoit sur le cœur du peuple, et le cœur du peuple battoit sur son Cœur.

Et c’est là, sur le cœur du Christ, que les peuples malades se raniment, et que les peuples opprimés reçoivent la force de s’affranchir.

Malheur à ceux qui s’éloignent de lui, qui le renient ! leur misère est irrémédiable, et leur servitude éternelle.

XXVII

On a vu des temps où l’homme, en égorgeant l’homme dont les croyances différoient des siennes, se persuadoit offrir un sacrifice agréable à Dieu.

Ayez en abomination ces meurtres exécrables.

Comment le meurtre de l’homme pourroit-il plaire à Dieu, qui a dit à l’homme : Tu ne tueras point.

Lorsque le sang de l’homme coule sur la terre, comme une offrande à Dieu, les démons accourent pour le boire, et entrent dans celui qui l’a versé.

On ne commence à persécuter que quand on désespère de convaincre, et qui désespère de convaincre, ou blasphême en lui-même la puissance de la vérité, ou manque de confiance dans la vérité des doctrines qu’il annonce.

Quoi de plus insensé que de dire aux hommes : Croyez ou mourez !

La foi est fille du Verbe : elle pénètre dans les cœurs avec la parole, et non avec le poignard.

Jésus passa en faisant le bien, attirant à lui par sa bonté, et touchant par sa douceur les âmes les plus dures.

Ses lèvres divines bénissoient et ne maudissoient point, si ce n’est les hypocrites. Il ne choisit pas des bourreaux pour apôtres.

Il disoit aux siens : Laissez croître ensemble, jusqu’à la moisson, le bon et le mauvais grain ; le père de famille en fera la séparation sur l’aire.

Et à ceux qui le pressoient de faire descendre le feu du ciel sur une ville incrédule : Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes.

L’esprit de Jésus est un esprit de paix, de miséricorde et d’amour.

Ceux qui persécutent en son nom, qui scrutent les consciences avec l’épée, qui torturent le corps pour convertir l’âme, qui font couler les pleurs au lieu de les essuyer ; ceux-là n’ont pas l’esprit de Jésus.

Malheur à qui profane l’Évangile, en le rendant pour les hommes un objet de terreur ! Malheur à qui écrit la bonne nouvelle sur une feuille sanglante !

Ressouvenez-vous des catacombes.

En ce temps-là, on vous traînoit à l’échafaud, on vous livroit aux bêtes féroces dans l’amphithéâtre pour amuser la populace, on vous jetoit à milliers au fond des mines et dans les prisons, on confisquoit vos biens, on vous fouloit aux pieds comme la boue des places publiques ; vous n’aviez, pour célébrer vos mystères proscrits, d’autre asile que les entrailles de la terre.

Que disoient vos persécuteurs ? Ils disoient que vous propagiez des doctrines dangereuses ; que votre secte, ainsi qu’ils l’appeloient, troubloit l’ordre et la paix publique ; que, violateurs des lois et ennemis du genre humain, vous ébranliez l’empire en ébranlant la religion de l’empire.

Et dans cette détresse, sous cette oppression, que demandiez-vous ? la liberté. Vous réclamiez le droit de n’obéir qu’à Dieu, de le servir et de l’adorer selon votre conscience.

Lorsque, même en se trompant dans leur foi, d’autres réclameront de vous ce droit sacré, respectez-le en eux, comme vous demandiez que les païens le respectassent en vous.

Respectez-le pour ne pas flétrir la mémoire de vos confesseurs, et ne pas souiller les cendres de vos martyrs.

La persécution a deux tranchant : elle blesse à droite et à gauche.

Si vous ne vous souvenez plus des enseignements du Christ, ressouvenez-vous des catacombes.

XXVIII

Gardez soigneusement en vos âmes la justice et la charité ; elles seront votre sauvegarde, elles banniront d’au milieu de vous les discordes et les dissensions.

Ce qui produit les discordes et les dissensions, ce qui engendre les procès qui scandalisent les gens de bien et ruinent les familles, c’est premièrement l’intérêt sordide, la passion insatiable d’acquérir et de posséder.

Combattez donc sans cesse en vous cette passion que Satan y excite sans cesse.

Qu’emporterez-vous de toutes les richesses que vous aurez amassées par de bonnes et de méchantes voies ? Peu suffit à l’homme, qui vit si peu de temps.

Une autre cause de dissensions interminables, ce sont les mauvaises lois.

Or il n’y a guère que de mauvaises lois dans le monde.

Quelle autre loi faut-il à celui qui a la loi du Christ ?

La loi du Christ est claire, elle est sainte, et il n’est personne, s’il a cette loi dans le cœur, qui ne se juge lui-même aisément.

Écoutez ce qui m’a été dit :

Les enfants du Christ, s’ils ont entre eux quelques différends, ne doivent pas les porter devant les tribunaux de ceux qui oppriment la terre et qui la corrompent.

N’y a-t-il pas des vieillards parmi eux ? et ces vieillards ne sont-ils pas leurs pères, connoissant la justice et l’aimant ?

Qu’ils aillent donc trouver un de ces vieillards, et qu’ils lui disent : Mon père, nous n’avons pu nous accorder, moi et mon frère que voilà ; nous vous en prions, jugez entre nous.

Et le vieillard écoutera les paroles de l’un et de l’autre, et il jugera entre eux, et ayant jugé il les bénira.

Et s’ils se soumettent à ce jugement, la bénédiction demeurera sur eux : sinon, elle reviendra au vieillard, qui aura jugé selon la justice.

Il n’est rien que ne puissent ceux qui sont unis, soit pour le bien, soit pour le mal. Le jour donc où vous serez unis sera le jour de votre délivrance.

Lorsque les enfants d’Israël étoient opprimés dans la terre d’Égypte, si chacun d’eux, oubliant ses frères, avoit voulu en sortir seul, pas un n’auroit échappé ; ils sortirent tous ensemble, et nul ne les arrêta.

Vous êtes aussi dans la terre d’Égypte, courbés sous le sceptre de Pharaon et sous le fouet de ses exacteurs. Criez vers le Seigneur votre Dieu, et puis levez-vous et sortez ensemble.

XXIX

Quand la charité se fut refroidie et que l’injustice eut commencé à croître sur la terre, Dieu dit à un de ses serviteurs : Va de ma part trouver ce peuple, et annonce-lui ce que tu verras ; et ce que tu verras arrivera certainement, à moins que, quittant ses voies mauvaises, il ne se repente et ne revienne à moi.

Et le serviteur de Dieu obéit à son commandement, et s’étant revêtu d’un sac, et ayant répandu de la cendre sur sa tête, il s’en alla vers cette multitude, et, élevant la voix, il disoit :

Pourquoi irritez-vous le Seigneur pour votre perte ? Quittez vos voies mauvaises ; repentez-vous et revenez à lui.

Et les uns, écoutant ces paroles, en étoient touchés, et les autres s’en moquoient, disant : Qui est celui-ci, et que vient-il nous dire ? Qui l’a chargé de nous reprendre ? C’est un insensé.

Et voilà, l’Esprit de Dieu saisit le prophète, et le temps s’ouvrit à ses yeux, et les siècles passèrent devant lui.

Et tout-à-coup déchirant ses vêtements : Ainsi, dit-il, sera déchirée la famille d’Adam.

Les hommes d’iniquité ont mesuré la terre au cordeau ; ils en ont compté les habitants, comme on compte le bétail, tête à tête.

Ils ont dit : Partageons-nous cela, et faisons-en une monnoie à notre usage.

Et le partage s’est fait, et chacun a pris ce qui lui étoit échu, et la terre et ses habitants sont devenus la possession des hommes d’iniquité, et, se consultant tous ensemble, ils se sont demandé : Combien vaut notre possession ? Et tous ensemble ils ont répondu : Trente deniers.

Et ils ont commencé à trafiquer entre eux avec ces trente deniers.

Il y a eu des achats, des ventes, des trocs ; des hommes pour de la terre, de la terre pour des hommes, et de l’or pour appoint.

Et chacun a convoité la part de l’autre, et ils se sont mis à s’entr’égorger pour se dépouiller mutuellement, et, avec le sang qui couloit, ils ont écrit sur un morceau de papier : Droit, et sur un autre : Gloire.

Seigneur, assez, assez !

En voilà deux qui jettent leurs crocs de fer sur un peuple. Chacun en emporte son lambeau.

Le glaive a passé et repassé. Entendez-vous ces cris déchirants ? ce sont les plaintes des jeunes épouses, et les lamentations des mères.

Deux spectres se glissent dans l’ombre ; ils parcourent les campagnes et les cités. L’un, décharné comme un squelette, ronge un débris d’animal immonde ; l’autre a sous l’aisselle une pustule noire, et les chacals le suivent en hurlant.

Seigneur, Seigneur, votre courroux sera-t-il éternel ? Votre bras ne s’étendra-t-il jamais que pour frapper ? Épargnez les pères à cause des enfants. Laissez-vous attendrir aux pleurs de ces pauvres petites créatures qui ne savent pas encore distinguer leur main gauche de la droite.

Le monde s’élargit, la paix va renaître, il y aura place pour tous.

Malheur ! malheur ! le sang déborde ; il entoure la terre comme une ceinture rouge.

Quel est ce vieillard qui parle de justice, en tenant d’une main une coupe empoisonnée, et caressant de l’autre une prostituée qui l’appelle, mon père ?

Il dit : C’est à moi qu’appartient la race d’Adam. Qui sont parmi vous les plus forts, et je la leur distribuerai ?

Et ce qu’il a dit, il le fait, et de son trône, sans se lever, il assigne à chacun sa proie.

Et tous dévorent, dévorent ; et leur faim va croissant, et ils se ruent les uns sur les autres, et la chair palpite, et les os craquent sous la dent.

Un marché s’ouvre, on y amène les nations la corde au cou ; on les palpe, on les pèse, on les fait courir et marcher : elles valent tant. Ce ne sont plus le tumulte et la confusion d’auparavant, c’est un commerce régulier.

Heureux les oiseaux du ciel et les animaux de la terre ! nul ne les contraint ; ils vont et viennent comme il leur semble bon.

Qu’est-ce que ces meules qui tournent sans cesse, et que broient-elles ?

Fils d’Adam, ces meules sont les lois de ceux qui vous gouvernent, et ce qu’elles broient, c’est vous.

Et à mesure que le prophète jetoit sur l’avenir ces lueurs sinistres, une frayeur mystérieuse s’emparoit de ceux qui l’écoutoient.

Soudain sa voix cessa de se faire entendre, et il parut comme absorbé dans une pensée profonde. Le peuple attendoit en silence, la poitrine serrée et palpitante d’angoisse.

Alors le prophète : Seigneur, vous n’avez point abandonné ce peuple dans sa misère ; vous ne l’avez pas livré pour jamais à ses oppresseurs.

Et il prit deux rameaux, et il en détacha les feuilles, et, les ayant croisés, il les lia ensemble, et il les éleva au-dessus de la multitude, disant : Ceci sera votre salut ; vous vaincrez par ce signe.

Et la nuit se fit, et le prophète disparut comme une ombre qui passe, et la multitude se dispersa de tous côtés dans les ténèbres.

XXX

Lorsqu’après une longue sécheresse, une pluie douce tombe sur la terre, elle boit avidement l’eau du ciel, qui la rafraîchit et la féconde.

Ainsi, les nations altérées boiront avidement la parole de Dieu, lorsqu’elle descendra sur elles comme une tiède ondée.

Et la justice avec l’amour, et la paix et la liberté germeront dans leur sein.

Et ce sera comme au temps où tous étoient frères, et l’on n’entendra plus la voix du maître ni la voix de l’esclave, les gémissements du pauvre ni les soupirs des opprimés, mais des chants d’allégresse et de bénédiction.

Les pères diront à leurs fils : Nos premiers jours ont été troublés, pleins de larmes et d’angoisses. Maintenant le soleil se lève et se couche sur notre joie. Loué soit Dieu, qui nous a montré ces biens avant de mourir !

Et les mères diront à leurs filles : Voyez nos fronts, à présent si calmes ; le chagrin, la douleur, l’inquiétude y creusèrent jadis de profonds sillons. Les vôtres sont comme, au printemps, la surface d’un lac qu’aucune brise n’agite. Loué soit Dieu, qui nous a montré ces biens avant de mourir !

Et les jeunes hommes diront aux jeunes vierges : Vous êtes belles comme les fleurs des champs, pures comme la rosée qui les rafraîchit, comme la lumière qui les colore. Il nous est doux de voir nos pères, il nous est doux d’être auprès de nos mères ; mais quand nous vous voyons et que nous sommes près de vous, il se passe en nos âmes quelque chose qui n’a de nom qu’au ciel. Loué soit Dieu, qui nous a montré ces biens avant de mourir !

Et les jeunes vierges répondront : Les fleurs se fanent, elles passent ; vient un jour où ni la rosée ne les rafraîchit, ni la lumière ne les colore plus. Il n’y a sur la terre que la vertu qui jamais ne se fane ni ne passe. Nos pères sont comme l’épi qui se remplit de grain vers l’automne, et nos mères comme la vigne qui se charge de fruits. Il nous est doux de voir nos pères, il nous est doux d’être auprès de nos mères : et les fils de nos pères et de nos mères nous sont doux aussi. Loué soit Dieu, qui nous a montré ces biens avant de mourir !

XXXI

Je voyois un hêtre monter à une prodigieuse hauteur. Du sommet presque jusqu’au bas, il étaloit d’énormes branches, qui couvroient la terre alentour, de sorte qu’elle étoit nue ; il n’y venoit pas un seul brin d’herbe. Du pied du géant partoit un chêne qui, après s’être élevé de quelques pieds, se courboit, se tordoit, puis s’étendoit horizontalement, puis se relevoit encore et se tordoit de nouveau ; et enfin on l’apercevoit allongeant sa tête maigre et dépouillée sous les branches vigoureuses du hêtre, pour chercher un peu d’air et un peu de lumière.

Et je pensai en moi-même : voilà comme les petits croissent à l’ombre des grands.

Qui se rassemble autour des puissants du monde ? Qui approche d’eux ? ce n’est pas le pauvre ; on le chasse : sa vue souilleroit leurs regards. On l’éloigne avec soin de leur présence et de leurs palais ; on ne le laisse pas même traverser leurs jardins ouverts à tous, hormis à lui, parce que son corps usé de travail est recouvert des vêtements de l’indigence.

Qui donc se rassemble autour des puissants du monde ? les riches et les flatteurs qui veulent le devenir, les femmes perdues, les ministres infâmes de leurs plaisirs secrets, les baladins, les fous qui distraient leur conscience, et les faux prophètes qui la trompent.

Qui encore ? les hommes de violence et de ruse, les agents d’oppression, les durs exacteurs, tous ceux qui disent : Livrez-nous le peuple, et nous ferons couler son or dans vos coffres et sa graisse dans vos veines.

Là où gît le corps les aigles s’assembleront.

Les petits oiseaux font leur nid dans l’herbe, et les oiseaux de proie sur les arbres élevés.

XXXII

Au temps où les feuilles jaunissent, un vieillard, chargé d’un faix de ramée, revenoit lentement vers sa chaumière, située sur la pente d’un vallon.

Et du côté où s’ouvroit le vallon, entre quelques arbres jetés çà et là, on voyoit les rayons obliques du soleil, déjà descendu sous l’horizon, se jouer dans les nuages du couchant et les teindre de couleurs innombrables, qui peu à peu alloient s’effaçant.

Et le vieillard, arrivé à sa chaumière, son seul bien avec le petit champ qu’il cultivoit auprès, laissa tomber le faix de ramée, s’assit sur un siége de bois noirci par la fumée de l’âtre, et baissa la tête sur sa poitrine dans une profonde rêverie.

Et de fois à autre sa poitrine gonflée laissoit échapper un court sanglot, et d’une voix cassée, il disoit :

Je n’avois qu’un fils, ils me l’ont pris ; qu’une pauvre vache, ils me l’ont prise pour l’impôt de mon champ.

Et puis, d’une voix plus foible, il répétoit : Mon fils, mon fils ; et une larme venoit mouiller ses vieilles paupières, mais elle ne pouvoit couler.

Comme il étoit ainsi s’attristant, il entendit quelqu’un qui disoit : Mon père, que la bénédiction de Dieu soit sur vous et sur les vôtres !

Les miens, dit le vieillard, je n’ai plus personne qui tienne à moi ; je suis seul.

Et, levant les yeux, il vit un pélerin debout, à la porte, appuyé sur un long bâton ; et sachant que c’est Dieu qui envoie les hôtes, il lui dit :

Que Dieu vous rende votre bénédiction. Entrez, mon fils : tout ce qu’a le pauvre est au pauvre.

Et allumant sur le foyer son faix de ramée, il se mit à préparer le repas du voyageur.

Mais rien ne pouvoit le distraire de la pensée qui l’oppressoit : elle étoit là toujours sur son cœur.

Et le pélerin, ayant connu ce qui le troubloit si amèrement, lui dit : Mon père, Dieu vous éprouve par la main des hommes. Cependant il y a des misères plus grandes que votre misère. Ce n’est pas l’opprimé qui souffre le plus, ce sont les oppresseurs.

Le vieillard secoua la tête, et ne répondit point.

Le pélerin reprit : Ce que maintenant vous ne croyez pas, vous le croirez bientôt.

Et l’ayant fait asseoir, il posa les mains sur ses yeux ; et le vieillard tomba dans un sommeil semblable au sommeil pesant, ténébreux, plein d’horreur, qui saisit Abraham, quand Dieu lui montra les malheurs futurs de sa race.

Et il lui sembla être transporté dans un vaste palais, près d’un lit, et à côté du lit, étoit une couronne, et dans ce lit, un homme qui dormoit, et ce qui se passoit dans cet homme, le vieillard le voyoit, ainsi que le jour, durant la veille, on voit ce qui se passe sous les yeux.

Et l’homme qui étoit là, couché sur un lit d’or, entendoit comme les cris confus d’une multitude qui demande du pain. C’étoit un bruit pareil au bruit des flots qui brisent contre le rivage pendant la tempête. Et la tempête croissoit, et le bruit croissoit ; et l’homme qui dormoit voyoit les flots monter de moment en moment, et battre déjà les murs du palais, et il faisoit des efforts inouïs comme pour fuir, et il ne pouvoit pas, et son angoisse étoit extrême.

Pendant qu’il le regardoit avec frayeur, le vieillard fut soudain transporté dans un autre palais. Celui qui étoit couché là ressembloit plutôt à un cadavre qu’à un homme vivant.

Et dans son sommeil, il voyoit devant lui des têtes coupées ; et, ouvrant la bouche, ces têtes disoient :

Nous nous étions dévoués pour toi, et voilà le prix que nous avons reçu. Dors, dors, nous ne dormons pas, nous. Nous veillons l’heure de la vengeance : elle est proche.

Et le sang se figeoit dans les veines de l’homme endormi. Et il se disoit : Si au moins je pouvois laisser ma couronne à cet enfant : et ses yeux hagards se tournoient vers un berceau sur lequel on avoit placé un bandeau de reine.

Mais, lorsqu’il commençoit à se calmer et à se consoler un peu dans cette pensée, un autre homme, semblable à lui par les traits, saisit l’enfant et l’écrasa contre la muraille.

Et le vieillard se sentit défaillir d’horreur.

Et il fut transporté au même instant en deux lieux divers ; et, quoique séparés, ces lieux, pour lui, ne formoient qu’un lieu.

Et il vit deux hommes, qu’à l’âge près, on auroit pu prendre pour le même homme : et il comprit qu’ils avoient été nourris dans le même sein.

Et leur sommeil étoit celui du condamné qui attend le supplice à son réveil. Des ombres enveloppées d’un linceul sanglant passoient devant eux, et chacune d’elles, en passant, les touchoit, et leurs membres se retiroient et se contractoient, comme pour se dérober à cet attouchement de la mort.

Puis ils se regardoient l’un l’autre avec une espèce de sourire affreux, et leur œil s’enflammoit, et leur main s’agitoit convulsivement sur un manche de poignard.

Et le vieillard vit ensuite un homme blême et maigre. Les soupçons se glissoient en foule près de son lit, distilloient leur venin sur sa face, murmuroient à voix basse des paroles sinistres, et enfonçoient lentement leurs ongles dans son crâne mouillé d’une sueur froide. Et une forme humaine, pâle comme un suaire, s’approcha de lui, et, sans parler, lui montra du doigt une marque livide qu’elle avoit autour du cou. Et, dans le lit où il gisoit, les genoux de l’homme blême se choquèrent, et sa bouche s’entr’ouvrit de terreur, et ses yeux se dilatèrent horriblement.

Et le vieillard, transi d’effroi, fut transporté dans un palais plus grand.

Et celui qui dormoit là ne respiroit qu’avec une peine extrême. Un spectre noir étoit accroupi sur sa poitrine et le regardoit en ricanant. Et il lui parloit à l’oreille, et ses paroles devenoient des visions dans l’âme de l’homme qu’il pressoit et fouloit de ses os pointus.

Et celui-ci se voyoit entouré d’une innombrable multitude qui poussoit des cris effrayants :

Tu nous as promis la liberté, et tu nous as donné l’esclavage.

Tu nous as promis de régner par les lois, et les lois ne sont que tes caprices.

Tu nous as promis d’épargner le pain de nos femmes et de nos enfants, et tu as doublé notre misère pour grossir tes trésors.

Tu nous as promis de la gloire, et tu nous as valu le mépris des peuples et leur juste haine.

Descends, descends, et va dormir avec les parjures et les tyrans.

Et il se sentoit précipité, traîné par cette multitude, et il s’accrochoit à des sacs d’or, et les sacs crevoient, et l’or s’échappoit et tomboit à terre.

Et il lui sembloit qu’il erroit pauvre dans le monde, et, qu’ayant soif, il demandoit à boire par charité, et qu’on lui présentoit un verre plein de boue, et que tous le fuyoient, tous le maudissoient, parce qu’il étoit marqué au front du signe des traîtres.

Et le vieillard détourna de lui les yeux avec dégoût.

Et dans deux autres palais, il vit deux autres hommes rêvant de supplices. Car, disoient-ils, où trouverons-nous quelque sûreté ? Le sol est miné sous nos pieds ; les nations nous abhorrent ; les petits enfants même, dans leurs prières, demandent à Dieu, soir et matin, que la terre soit délivrée de nous.

Et l’un condamnoit à la prison dure, c’est-à-dire, à toutes les tortures du corps et de l’âme et à la mort de la faim, des malheureux qu’il soupçonnoit d’avoir prononcé le mot de patrie : et l’autre, après avoir confisqué leurs biens, ordonnoit de jeter au fond d’un cachot deux jeunes filles coupables d’avoir soigné leurs frères blessés dans un hôpital.

Et comme ils se fatiguoient à ce travail de bourreau, des messagers leur arrivèrent.

Et l’un des messagers disoit : Vos provinces du Midi ont brisé leurs chaînes, et avec les tronçons elles ont chassé vos gouverneurs et vos soldats.

Et l’autre : Vos aigles ont été déchirées sur les bords du large fleuve : ses flots en emportent les débris.

Et les deux rois se tordoient sur leur couche.

Et le vieillard en vit un troisième. Il avoit chassé Dieu de son cœur, et, dans son cœur, à la place de Dieu, étoit un ver qui le rongeoit sans relâche ; et quand l’angoisse devenoit plus vive, il balbutioit de sourds blasphêmes, et ses lèvres se couvroient d’une écume rougeâtre.

Et il lui sembloit être dans une plaine immense, seul avec le ver qui ne le quittoit point. Et cette plaine étoit un cimetière, le cimetière d’un peuple égorgé.

Et tout-à-coup voilà que la terre s’émeut ; les tombes s’ouvrent, les morts se lèvent et s’avancent en foule : et il ne pouvoit ni faire un mouvement, ni pousser un cri.

Et tous ces morts, hommes, femmes, enfants, le regardoient en silence : et après un peu de temps, dans le même silence, ils prirent les pierres des tombes et les posèrent autour de lui.

Il en eut d’abord jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la poitrine, puis jusqu’à la bouche, et il tendoit avec effort les muscles de son cou pour respirer une fois de plus ; et l’édifice montoit toujours, et lorsqu’il fut achevé, le faîte se perdoit dans une nuée sombre.

Les forces du vieillard commençoient à l’abandonner ; son âme regorgeoit d’épouvante.

Et voilà qu’ayant traversé plusieurs salles désertes, dans une petite chambre, sur un lit qu’éclairoit à peine une lampe pâle, il aperçoit un homme usé par les ans…

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Et ce fut la dernière vision. Et le vieillard s’étant réveillé, rendit grâces à la Providence de la part qu’elle lui avoit faite dans les douleurs de la vie.

Et le pélerin lui dit : Espérez et priez ; la prière obtient tout. Votre fils n’est pas perdu ; vos yeux le reverront avant de se fermer. Attendez en paix les jours de Dieu.

Et le vieillard attendit en paix.

XXXIII

Les maux qui affligent la terre ne viennent pas de Dieu, car Dieu est amour, et tout ce qu’il a fait est bon ; ils viennent de Satan, que Dieu a maudit, et des hommes qui ont Satan pour père et pour maître.

Or, les fils de Satan sont nombreux dans le monde. A mesure qu’ils passent, Dieu écrit leurs noms dans un livre scellé, qui sera ouvert et lu devant tous à la fin des temps.

Il y a les hommes qui n’aiment qu’eux-mêmes ; et ceux-ci sont des hommes de haine, car n’aimer que soi c’est haïr les autres.

Il y a les hommes d’orgueil, qui ne peuvent souffrir d’égaux, qui veulent toujours commander et dominer.

Il y a les hommes de convoitise, qui demandent toujours de l’or, des honneurs, des jouissances, et ne sont jamais rassasiés.

Il y a les hommes de rapine, qui épient le foible pour le dépouiller de force ou de ruse, et qui rôdent la nuit autour de la demeure de la veuve et de l’orphelin.

Il y a les hommes de meurtre, qui n’ont que des pensées violentes, qui disent : Vous êtes nos frères, et tuent ceux qu’ils appellent leurs frères, sitôt qu’ils les soupçonnent d’être opposés à leurs desseins, et écrivent des lois avec leur sang.

Il y a les hommes de peur, qui tremblent devant le méchant et lui baisent la main, espérant par là se dérober à son oppression, et qui, lorsqu’un innocent est attaqué sur la place publique, se hâtent de rentrer dans leur maison, et d’en fermer la porte.

Tous ces hommes ont détruit la paix, la sûreté et la liberté sur la terre.

Vous ne retrouverez donc la liberté, la sûreté, la paix, qu’en combattant contre eux sans relâche.

La cité qu’ils ont faite est la cité de Satan ; vous avez à rebâtir la cité de Dieu.

Dans la cité de Dieu, chacun aime ses frères comme soi-même, et c’est pourquoi nul n’est délaissé, nul n’y souffre, s’il est un remède à ses souffrances.

Dans la cité de Dieu, tous sont égaux, aucun ne domine, car la justice seule y règne avec l’amour.

Dans la cité de Dieu, chacun possède sans crainte ce qui est à lui, et ne désire rien de plus, parce que ce qui est à chacun est à tous, et que tous possèdent Dieu, qui renferme tous les biens.

Dans la cité de Dieu, nul ne sacrifie les autres à soi, mais chacun est prêt à se sacrifier pour les autres.

Dans la cité de Dieu, s’il se glisse un méchant, tous se séparent de lui et tous s’unissent pour le contenir, ou pour le chasser : car le méchant est l’ennemi de chacun, et l’ennemi de chacun est l’ennemi de tous.

Quand vous aurez rebâti la cité de Dieu, la terre refleurira, et les peuples refleuriront, parce que vous aurez vaincu les fils de Satan qui oppriment les peuples et désolent la terre, les hommes d’orgueil, les hommes de rapine, les hommes de meurtre et les hommes de peur.

XXXIV

Si les oppresseurs des nations étoient abandonnés à eux-mêmes, sans appui, sans secours étranger, que pourroient-ils contre elles ?

Si, pour les tenir en servitude, ils n’avoient d’aide que l’aide de ceux à qui la servitude profite, que seroit-ce que ce petit nombre contre des peuples entiers ?

Et c’est la sagesse de Dieu qui a ainsi disposé les choses, afin que les hommes puissent toujours résister à la tyrannie ; et la tyrannie seroit impossible, si les hommes comprenoient la sagesse de Dieu.

Mais ayant tourné leur cœur à d’autres pensées, les dominateurs du monde ont opposé à la sagesse de Dieu que les hommes ne comprenoient plus, la sagesse du prince de ce monde, de Satan.

Or Satan, qui est le roi des oppresseurs des nations, leur suggéra, pour affermir leur tyrannie, une ruse infernale.

Il leur dit : Voici ce qu’il faut faire. Prenez dans chaque famille les jeunes gens les plus robustes et donnez-leur des armes, et exercez-les à les manier, et ils combattront pour vous contre leurs pères et leurs frères ; car je leur persuaderai que c’est une action glorieuse.

Je leur ferai deux idoles, qui s’appelleront Honneur et Fidélité, et une loi qui s’appellera Obéissance passive.

Et ils adoreront ces idoles, et ils se soumettront à cette loi aveuglément, parce que je séduirai leur esprit, et vous n’aurez plus rien à craindre.

Et les oppresseurs des nations firent ce que Satan leur avoit dit, et Satan aussi accomplit ce qu’il avoit promis aux oppresseurs des nations.

Et l’on vit les enfants du peuple lever le bras contre le peuple, égorger leurs frères, enchaîner leurs pères, et oublier jusqu’aux entrailles qui les avoient portés.

Quand on leur disoit : Au nom de tout ce qui est sacré, pensez à l’injustice, à l’atrocité de ce qu’on vous ordonne ; ils répondoient : Nous ne pensons point, nous obéissons.

Et quand on leur disoit : N’y a-t-il plus en vous aucun amour pour vos pères, vos mères, vos frères et vos sœurs ? ils répondoient : Nous n’aimons point, nous obéissons.

Et quand on leur montroit les autels du Dieu qui a créé l’homme et du Christ qui l’a sauvé, ils s’écrioient : Ce sont là les Dieux de la patrie ; nos Dieux, à nous, sont les Dieux de ses maîtres, la Fidélité et l’Honneur.

Je vous le dis en vérité, depuis la séduction de la première femme par le serpent, il n’y a point eu de séduction plus effrayante que celle-là.

Mais elle touche à sa fin. Lorsque l’esprit mauvais fascine des âmes droites, ce n’est que pour un temps. Elles passent comme à travers un rêve affreux, et au réveil elles bénissent Dieu qui les a délivrées de ce tourment.

Encore quelques jours, et ceux qui combattoient pour les oppresseurs, combattront pour les opprimés ; ceux qui combattoient pour retenir dans les fers leurs pères, leurs mères, leurs frères et leurs sœurs, combattront pour les affranchir.

Et Satan fuira dans ses cavernes avec les dominateurs des nations.

XXXV

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour Dieu et les autels de la patrie.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour la justice, pour la sainte cause des peuples, pour les droits sacrés du genre humain.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour délivrer mes frères de l’oppression, pour briser leurs chaînes et les chaînes du monde.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre contre les hommes iniques pour ceux qu’ils renversent et foulent aux pieds, contre les maîtres pour les esclaves, contre les tyrans pour la liberté.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour que tous ne ne soient plus la proie de quelques-uns, pour relever les têtes courbées et soutenir les genoux qui fléchissent.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour que les pères ne maudissent plus le jour où il leur fut dit : Un fils vous est né ; ni les mères celui où elles le serrèrent pour la première fois sur leur sein.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour que le frère ne s’attriste plus en voyant sa sœur se faner comme l’herbe que la terre refuse de nourrir ; pour que la sœur ne regarde plus en pleurant son frère qui part et ne reviendra point.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour que chacun mange en paix le fruit de son travail ; pour sécher les larmes des petits enfants qui demandent du pain, et on leur répond : Il n’y a plus de pain ; on nous a pris ce qui en restoit.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour le pauvre, pour qu’il ne soit pas à jamais dépouillé de sa part dans l’héritage commun.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour chasser la faim des chaumières, pour ramener dans les familles l’abondance, la sécurité et la joie.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour rendre à ceux que les oppresseurs ont jetés au fond des cachots, l’air qui manque à leurs poitrines et la lumière que cherchent leurs yeux.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour renverser les barrières qui séparent les peuples, et les empêchent de s’embrasser comme les fils du même père, destinés à vivre unis dans un même amour.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour affranchir de la tyrannie de l’homme la pensée, la parole, la conscience.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour les lois éternelles descendues d’en haut, pour la justice qui protége les droits, pour la charité qui adoucit les maux inévitables.

Que tes armes soient bénies, jeune soldat !

Jeune soldat, où vas-tu ?

Je vais combattre pour que tous aient au ciel un Dieu, et une patrie sur la terre.

Que tes armes soient bénies, sept fois bénies, jeune soldat !

XXXVI

Pourquoi vous fatiguez-vous vainement dans votre misère ? Votre désir est bon, mais vous ne savez pas comment il doit s’accomplir.

Retenez-bien cette maxime : Celui-là seul peut rendre la vie, qui a donné la vie.

Vous ne réussirez à rien sans Dieu.

Vous vous tournez et retournez sur votre lit d’angoisse : quel soulagement avez-vous trouvé ?

Vous avez abattu quelques tyrans, et il en est venu d’autres pires que les premiers.

Vous avez aboli des lois de servitude, et vous avez eu des lois de sang, et après encore des lois de servitude.

Défiez-vous donc des hommes qui se mettent entre Dieu et vous, pour que leur ombre vous le cache. Ces hommes-là ont de mauvais desseins.

Car c’est de Dieu que vient la force qui délivre, parce que c’est de Dieu que vient l’amour qui unit.

Que peut faire pour vous un homme qui n’a que sa pensée pour règle, et pour loi que sa volonté ?

Même quand il est de bonne foi et ne souhaite que le bien, il faut qu’il vous donne sa volonté pour loi et sa pensée pour règle.

Or tous les tyrans ne font que cela.

Ce n’est pas la peine de bouleverser tout et de s’exposer à tout, pour substituer à une tyrannie une autre tyrannie.

La liberté ne consiste pas en ce que ce soit celui-ci qui domine au lieu de celui-là ; mais en ce qu’aucun ne domine.

Or, où Dieu ne règne pas, il est nécessaire qu’un homme domine, et cela s’est vu toujours.

Le règne de Dieu, je vous le dis encore, c’est le règne de la justice dans les esprits et de la charité dans les cœurs : et il a sur la terre son fondement dans la foi en Dieu et la foi au Christ, qui a promulgué la loi de Dieu, la loi de charité et la loi de justice.

La loi de justice enseigne que tous sont égaux devant leur père, qui est Dieu, et devant leur seul maître, qui est le Christ.

La loi de charité leur apprend à s’aimer et à s’entr’aider comme les fils d’un même père et les disciples d’un même maître.

Et alors ils sont libres, parce que nul ne commande à autrui, s’il n’a été librement choisi de tous pour commander : et on ne peut leur ravir leur liberté, parce qu’ils sont tous unis pour la défendre.

Mais ceux qui vous disent : Avant nous, on n’a pas su ce que c’est que la justice : la justice ne vient pas de Dieu, elle vient de l’homme : fiez-vous à nous, et nous vous en ferons une qui vous satisfera :

Ceux-là vous trompent, ou, s’ils vous promettent sincèrement la liberté, ils se trompent eux-mêmes.

Car ils vous demandent de les reconnoître pour maîtres, et ainsi votre liberté ne seroit que l’obéissance à ces nouveaux maîtres.

Répondez-leur que votre maître est le Christ, que vous n’en voulez point d’autre, et le Christ vous affranchira.

XXXVII

Vous avez besoin de beaucoup de patience et d’un courage qui ne se lasse point : car vous ne vaincrez pas en un jour.

La liberté est le pain que les peuples doivent gagner à la sueur de leur front.

Plusieurs commencent avec ardeur, et puis ils se rebutent, avant d’être arrivés au temps de la moisson.

Ils ressemblent aux hommes mous et lâches qui, ne pouvant supporter le travail d’arracher de leurs champs les mauvaises herbes à mesure qu’elles croissent, sèment et ne recueillent point, parce qu’ils ont laissé étouffer la bonne semence.

Je vous le dis, il y a toujours une grande famine dans ce pays-là.

Ils ressemblent encore aux hommes insensés qui, ayant élevé jusqu’au toit une maison pour s’y loger, négligent de la couvrir, parce qu’ils craignent un peu de fatigue de plus.

Les vents et les pluies viennent, et la maison s’écroule, et ceux qui l’avoient bâtie sont tout-à-coup ensevelis sous ses ruines.

Quand même vos espérances auroient été trompées non-seulement sept fois, mais septante fois sept fois, ne perdez jamais l’espérance.

Lorsqu’on a foi en elle, la cause juste triomphe toujours, et celui-là se sauve qui persévère jusqu’à la fin.

Ne dites pas : C’est souffrir beaucoup pour des biens qui ne viendront que tard.

Si ces biens viennent tard, si vous n’en jouissez que peu de temps, ou que même il ne vous soit pas donné d’en jouir du tout, vos enfants en jouiront, et les enfants de vos enfants.

Ils n’auront que ce que vous leur laisserez : voyez donc si vous voulez leur laisser des fers et des verges et la faim pour héritage.

Celui qui se demande ce que vaut la justice, profane en son cœur la justice ; et celui qui suppute ce que coûte la liberté renonce en son cœur à la liberté.

La liberté et la justice vous pèseront dans la même balance où vous les aurez pesées. Apprenez donc à en connoître le prix.

Il y a des peuples qui ne l’ont point connu, et jamais misère n’égala leur misère.

S’il est sur la terre quelque chose de grand, c’est la résolution ferme d’un peuple qui marche sous l’œil de Dieu, sans se lasser un moment, à la conquête des droits qu’il tient de lui ; qui ne compte ni ses blessures, ni les jours sans repos, ni les nuits sans sommeil, et qui se dit : Qu’est-ce que cela ? La justice et la liberté sont dignes de bien d’autres travaux.

Il pourra éprouver des infortunes, des revers, des trahisons, être vendu par quelque Juda. Que rien ne le décourage.

Car je vous le dis en vérité, quand il descendroit comme le Christ dans le tombeau, comme le Christ il en sortiroit le troisième jour, vainqueur de la mort, et du prince de ce monde, et des ministres du prince de ce monde.

XXXVIII

Le laboureur porte le poids du jour, s’expose à la pluie, au soleil, aux vents, pour préparer par son travail la moisson qui remplira ses greniers à l’automne.

La justice est la moisson des peuples.

L’artisan se lève avant l’aube, allume sa petite lampe, et fatigue sans relâche pour gagner un peu de pain qui le nourrisse lui et ses enfants.

La justice est le pain des peuples.

Le marchand ne refuse aucun labeur, ne se plaint d’aucunes peines ; il use son corps et oublie le sommeil, afin d’amasser des richesses.

La liberté est la richesse des peuples.

Le matelot traverse les mers, se livre aux flots et aux tempêtes, se hasarde entre les écueils, souffre le froid et le chaud, afin de s’assurer quelque repos dans ses vieux ans.

La liberté est le repos des peuples.

Le soldat se soumet aux plus dures privations, il veille et combat, et donne son sang, pour ce qu’il appelle la gloire.

La liberté est la gloire des peuples.

S’il est un peuple qui estime moins la justice et la liberté, que le laboureur sa moisson, l’artisan un peu de pain, le marchand les richesses, le matelot le repos et le soldat la gloire ; élevez autour de ce peuple une haute muraille, afin que son haleine n’infecte pas le reste de la terre.

Quand viendra le grand jour du jugement des peuples, il lui sera dit : Qu’as-tu fait de ton âme ? on n’en a vu ni signe ni trace. Les jouissances de la brute ont été tout pour toi. Tu as aimé la boue, va pourrir dans la boue.

Et le peuple, au contraire, qui au-dessus des biens matériels aura placé dans son cœur les vrais biens ; qui pour les conquérir n’aura épargné aucun travail, aucune fatigue, aucun sacrifice, entendra cette parole :

A ceux qui ont une âme, la récompense des âmes. Parce que tu as aimé plus que toutes choses la liberté et la justice, viens, et possède à jamais la justice et la liberté.

XXXIX

Croyez-vous que le bœuf qu’on nourrit à l’étable pour l’atteler au joug, et qu’on engraisse pour la boucherie, soit plus à envier que le taureau qui cherche libre sa nourriture dans les forêts ?

Croyez-vous que le cheval qu’on scelle et qu’on bride, et qui a toujours abondamment du foin dans le râtelier, jouisse d’un sort préférable à celui de l’étalon qui, délivré de toute entrave, hennit et bondit dans la plaine ?

Croyez-vous que le chapon à qui l’on jette du grain dans la basse-cour, soit plus heureux que le ramier qui, le matin, ne sait pas où il trouvera sa pâture de la journée ?

Croyez-vous que celui qui se promène tranquille dans un de ces parcs qu’on appelle royaumes, ait une vie plus douce que le fugitif qui, de bois en bois et de rocher en rocher, s’en va le cœur plein de l’espérance de se créer une patrie ?

Croyez-vous que celui qui dort, la corde au cou, sur la litière que lui a jetée son maître, ait un meilleur sommeil que celui qui, après avoir combattu pendant le jour pour ne dépendre d’aucun maître, se repose quelques heures, la nuit, sur la terre, au coin d’un champ ?

Croyez-vous que le lâche, qui traîne en tout lieu la chaîne de l’esclave, soit moins chargé que l’homme de courage qui porte les fers du prisonnier ?

Croyez-vous que l’homme timide qui expire dans son lit, étouffé par l’air infect qui environne la tyrannie, ait une mort plus désirable que l’homme ferme qui, sur l’échafaud, rend à Dieu son âme libre comme il l’a reçue de lui ?

Le travail est partout et la souffrance partout : seulement il y a des travaux stériles et des travaux féconds, des souffrances infâmes et des souffrances glorieuses.

XL

Il s’en alloit errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé !

J’ai passé à travers les peuples, et ils m’ont regardé, et je les ai regardés, et nous ne nous sommes point reconnus. L’exilé partout est seul.

Lorsque je voyois, au déclin du jour, s’élever du creux d’un vallon la fumée de quelque chaumière, je me disois : Heureux celui qui retrouve le soir le foyer domestique, et s’y assied au milieu des siens. L’exilé partout est seul.

Où vont ces nuages que chasse la tempête ? Elle me chasse comme eux, et qu’importe où ? L’exilé partout est seul.

Ces arbres sont beaux, ces fleurs sont belles ; mais ce ne sont point les fleurs ni les arbres de mon pays : ils ne me disent rien. L’exilé partout est seul.

Ce ruisseau coule mollement dans la plaine ; mais son murmure n’est pas celui qu’entendit mon enfance : il ne rappelle à mon âme aucuns souvenirs. L’exilé partout est seul.

Ces chants sont doux, mais les tristesses et les joies qu’ils réveillent ne sont ni mes tristesses ni mes joies. L’exilé partout est seul.

On m’a demandé : Pourquoi pleurez-vous ? Et quand je l’ai dit, nul n’a pleuré, parce qu’on ne me comprenoit point. L’exilé partout est seul.

J’ai vu des vieillards entourés d’enfants, comme l’olivier de ses rejetons ; mais aucun de ces vieillards ne m’appeloit son fils, aucun de ces enfants ne m’appeloit son frère. L’exilé partout est seul.

J’ai vu des jeunes filles sourire, d’un sourire aussi pur que la brise du matin, à celui que leur amour s’étoit choisi pour époux ; mais pas une ne m’a souri. L’exilé partout est seul.

J’ai vu des jeunes hommes, poitrine contre poitrine, s’étreindre comme s’ils avoient voulu de deux vies ne faire qu’une vie ; mais pas un ne m’a serré la main. L’exilé partout est seul.

Il n’y a d’amis, d’épouses, de pères et de frères que dans la patrie. L’exilé partout est seul.

Pauvre exilé ! cesse de gémir ; tous sont bannis comme toi : tous voient passer et s’évanouir pères, frères, épouses, amis.

La patrie n’est point ici bas ; l’homme vainement l’y cherche ; ce qu’il prend pour elle n’est qu’un gîte d’une nuit.

Il s’en va errant sur la terre. Que Dieu guide le pauvre exilé !

XLI

Et la patrie me fut montrée.

Je fus ravi au-dessus de la région des ombres, et je voyois le temps les emporter d’une vitesse indicible à travers le vide, comme on voit le souffle du Midi emporter les vapeurs légères qui glissent dans le lointain sur la plaine.

Et je montois, et je montois encore ; et les réalités, invisibles à l’œil de chair, m’apparurent, et j’entendis des sons qui n’ont point d’écho dans ce monde de fantômes.

Et ce que j’entendois, ce que je voyois étoit si vivant, mon âme le saisissoit avec une telle puissance, qu’il me sembloit qu’auparavant tout ce que j’avois cru voir et entendre n’étoit qu’un songe vague de la nuit.

Que dirai-je donc aux enfants de la nuit, et que peuvent-ils comprendre ? Et des hauteurs du jour éternel, ne suis-je pas aussi retombé avec eux au sein de la nuit, dans la région du temps et des ombres ?

Je voyois comme un océan immobile, immense, infini ; et dans cet océan, trois océans : un océan de force, un océan de lumière, un océan de vie ; et ces trois océans, se pénétrant l’un l’autre sans se confondre, ne formoient qu’un même océan, qu’une même unité indivisible, absolue, éternelle.

Et cette unité étoit Celui qui est ; et, au fond de son être, un nœud ineffable lioit entre elles trois personnes, qui me furent nommées, et leurs noms étoient le Père, le Fils, l’Esprit ; et il y avoit là une génération mystérieuse, un souffle mystérieux, vivant, fécond ; et le Père, le Fils, l’Esprit, étoient Celui qui est.

Et le Père m’apparoissoit comme une puissance qui, au-dedans de l’Être infini, un avec elle, n’a qu’un seul acte, permanent, complet, illimité, qui est l’Être infini lui-même.

Et le Fils m’apparoissoit comme une parole, permanente, complète, illimitée, qui dit ce qu’opère la puissance du Père, ce qu’il est, ce qu’est l’être infini.

Et l’Esprit m’apparoissoit comme l’amour, l’effusion, l’aspiration mutuelle du Père et du Fils, les animant d’une vie commune, animant d’une vie permanente, complète, illimitée, l’être infini.

Et ces trois étoient un, et ces trois étoient Dieu, et ils s’embrassoient et s’unissoient dans l’impénétrable sanctuaire de la substance une : et cette union, cet embrassement, étoient, au sein de l’immensité, l’éternelle joie, la volupté éternelle de Celui qui est.

Et dans les profondeurs de cet infini océan d’être, nageoit et flottoit et se dilatoit la création ; telle qu’une île qui incessamment dilateroit ses rivages au milieu d’une mer sans limites.

Elle s’épanouissoit comme une fleur qui jette ses racines dans les eaux, et qui étend ses longs filets et ses corolles à la surface.

Et je voyois les êtres s’enchaîner aux êtres, et se produire et se développer dans leur variété innombrable, s’abreuvant, se nourrissant d’une sève qui jamais ne s’épuise, de la force, de la lumière et de la vie de Celui qui est.

Et tout ce qui m’avoit été caché jusqu’alors se dévoiloit à mes regards, que n’arrêtoit plus la matérielle enveloppe des essences.

Dégagé des entraves terrestres, je m’en allois de monde en monde, comme ici-bas l’esprit va d’une pensée à une pensée ; et après m’être plongé, perdu, dans ces merveilles de la puissance, de la sagesse et de l’amour, je me plongeois, je me perdois dans la source même de l’amour, de la sagesse et de la puissance.

Et je sentois ce que c’est que la patrie ; et je m’enivrois de lumière, et mon âme, emportée par des flots d’harmonie, s’endormoit sur les ondes célestes, dans une extase inénarrable.

Et puis je voyois le Christ à la droite de son père, rayonnant d’une gloire immortelle.

Et je le voyois aussi comme un agneau mystique immolé sur un autel ; des myriades d’anges et les hommes rachetés de son sang l’environnoient, et, chantant ses louanges, ils lui rendoient grâce dans le langage des cieux.

Et une goutte du sang de l’Agneau tomboit sur la nature languissante et malade, et je la vis se transfigurer ; et toutes les créatures qu’elle renferme palpitèrent d’une vie nouvelle, et toutes élevèrent la voix, et cette voix disoit :

Saint, Saint, Saint, est Celui qui a détruit le mal et vaincu la mort.

Et le Fils se pencha sur le sein du Père, et l’esprit les couvrit de son ombre, et il y eut entre eux un mystère divin ; et les cieux en silence tressaillirent.

FIN.