The Project Gutenberg eBook of La vie des vérités

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Title: La vie des vérités

Author: Gustave Le Bon

Release date: November 11, 2025 [eBook #77218]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion, 1914

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE DES VÉRITÉS ***

Bibliothèque de Philosophie scientifique

Dr GUSTAVE LE BON

La Vie
des Vérités

De la confusion entre la vérité et la certitude sont nés les plus grands conflits de l’histoire.

Les peuples se passent facilement de vérités, ils ne peuvent vivre sans certitudes.

L’Échelle des vérités.
Le cycle des certitudes mystiques : les Dieux.
Le cycle des certitudes affectives et collectives : la morale.
Le cycle des certitudes intellectuelles : les philosophies et la science.
Les vérités encore inaccessibles.

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26

1914
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.

PRINCIPALES PUBLICATIONS DU Dr GUSTAVE LE BON

1o VOYAGES, HISTOIRE ET PSYCHOLOGIE

Voyage aux monts Tatras, avec une carte et un panorama dressés par l’auteur (publié par la Société géographique de Paris).

Voyage au Népal, avec nombreuses illustrations, d’après les photographies et dessins exécutés par l’auteur pendant son exploration (publié par le Tour du Monde).

L’Homme et les Sociétés.Leurs origines et leur histoire. Tome Ier : Développement physique et intellectuel de l’homme. — Tome II. Développement des sociétés. (Épuisé.)

Les Premières Civilisations de l’Orient (Égypte, Assyrie, Judée, etc.). Grand in-4o, illustré de 430 gravures, 2 cartes et 9 photographies. (Flammarion.)

La Civilisation des Arabes. Grand in-4o, illustré de 366 gravures, 4 cartes et 11 planches en couleurs, d’après les documents de l’auteur. (Firmin-Didot.) (Épuisé.)

Les Civilisations de l’Inde. Grand in-4o, illustré de 352 photogravures et 2 cartes, d’après les photographies exécutées par l’auteur. (Épuisé.)

Les Monuments de l’Inde. In-folio, illustré de 400 planches d’après les documents, photographies, plans et dessins de l’auteur. (Firmin-Didot.) (Épuisé.)

Lois psychologiques de l’évolution des peuples. 11e édition.

Psychologie des foules. 18e édition.

Psychologie du Socialisme. 7e édition.

Psychologie de l’Éducation. 15e mille.

Psychologie politique. 9e mille.

Les Opinions et les Croyances. 8e mille.

La Révolution Française et la Psychologie des Révolutions. 9e mille.

Aphorismes du Temps présent. 6e mille.

La Vie des Vérités.

2o RECHERCHES SCIENTIFIQUES

La Fumée du Tabac. 2e édition augmentée de recherches sur les alcaloïdes que la fumée du tabac contient. (Épuisé.)

La Vie.Traité de physiologie humaine. — 1 volume in 8o illustré de 300 gravures. (Épuisé.)

Recherches expérimentales sur l’Asphyxie. (Comptes rendus de l’Académie des sciences.)

Recherches anatomiques et mathématiques sur les lois des variations du volume du crâne. In-8o. (Épuisé.)

La Méthode graphique et les Appareils Enregistreurs, contenant la description de nouveaux instruments de l’auteur, avec 63 figures. (Épuisé.)

Les Levers photographiques. Exposé des nouvelles méthodes de levers de cartes et de plans employées par l’auteur pendant ses voyages. 2 vol. in-18. (Gauthier-Villars.)

L’équitation actuelle et ses principes.Recherches expérimentales. 4e édition. 1 vol. in-8o, avec 57 figures et un atlas de 178 photographies instantanées. (Flammarion.)

Mémoires de Physique. Lumière noire. Phosphorescence invisible. Ondes hertziennes. Dissociation de la matière, etc. (Revue scientifique.)

L’Évolution de la Matière, avec 63 figures. 24e mille.

L’Évolution des Forces, avec 40 figures. 14e mille.

L’Évanouissement de la Matière. (Conférence publiée par le Mercure de France.)

Il existe des traductions en Anglais, Allemand, Espagnol, Italien, Danois, Suédois, Russe, Arabe, Polonais, Tchèque, Turc, Hindostani, Japonais, etc., de quelques-uns des précédents ouvrages.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright 1914,
by
Ernest Flammarion.

PRÉFACE

Ce livre a pour but d’étudier les origines et les transformations de quelques-unes des grandes croyances religieuses, philosophiques et morales qui orientèrent les hommes au cours de leur histoire. Il constitue une nouvelle application des principes exposés dans un de mes précédents volumes : les Opinions et les Croyances, principes qui me servirent ensuite à interpréter, au cours d’un autre ouvrage, les événements de la Réforme et de la Révolution française.

Les croyances jouèrent toujours un rôle fondamental dans l’histoire. La destinée d’un peuple dépend des certitudes qui le guident. Évolutions sociales, fondations et bouleversements d’empires, grandeur et décadence des civilisations dérivent d’un petit nombre de croyances tenues pour des vérités. Elles représentent l’adaptation de la mentalité héréditaire des races aux nécessités de chaque époque.

Une des plus dangereuses erreurs modernes est de vouloir rejeter le passé. Comment le pourrions-nous ? Les ombres des aïeux dominent nos âmes. Elles constituent la plus grande partie de nous-mêmes et tissent la trame de notre destin. La vie des morts est plus durable que celle des vivants.

Qu’il s’agisse de la succession des êtres ou de celle des sociétés, le passé crée le présent.


Les principes dont j’ai fait une nouvelle application dans cet ouvrage commencent à se répandre chez les générations actuelles.

L’évolution de la jeunesse est fort sensible. Ayant vu la patrie traverser des heures très sombres et les ruines matérielles et morales s’accumuler chaque jour, comprenant vers quels abîmes conduisaient les négateurs et les destructeurs, elle s’écarte d’eux et réclame d’autres maîtres. Aux métaphysiciens stériles elle oppose les réalités, la vie et la nécessité de l’action. Sortie des livres, elle regarde le monde. L’observation des peuples qui s’éteignent lui montre quelles irrémédiables décadences engendrent l’affaissement des caractères et les chimériques tentatives de bouleversements sociaux.

Ayant constaté chez les nations qui dominent le monde le rôle de la discipline, de l’énergie, de la volonté, les jeunes générations comprennent enfin qu’aucune civilisation ne peut durer sans armature mentale, et par conséquent sans certaines règles universellement respectées. Les forces morales leur apparaissent maintenant comme les véritables ressorts du monde.

Suivant la valeur des conceptions qui la guident, une nation progresse ou recule. L’histoire montre à chacune de ses pages quels désastres peut entraîner pour les peuples l’application de principes erronés. Il suffit jadis à la monarchie castillane de se laisser conduire par deux ou trois idées fausses pour ruiner un grand pays et perdre toutes ses colonies. On sait ce que les idées chimériques nous ont déjà coûté. Les plus sanguinaires conquérants sont moins dévastateurs que les idées fausses.

Si l’action des théoriciens niveleurs modernes devait durer, ils détruiraient une fois encore les plus brillantes civilisations. Le rôle de ces nouveaux barbares s’évanouira seulement avec la disparition des croyances illusoires qui font leur force.

A la jeunesse actuelle revient la tâche de modifier les idées, par la parole, par la plume, par l’action. Elle doit se mêler à la vie publique et ne pas oublier que les progrès des peuples sont toujours l’œuvre de leurs élites. Dès que les élites suivent les multitudes au lieu de les diriger, la décadence est proche. Cette loi de l’histoire n’a pas connu d’exception.


La mentalité de la jeunesse actuelle fait revivre l’espérance dans les âmes, mais son nouvel état d’esprit n’est pas sans périls. Une génération qui ne trouve plus de règles universellement acceptées pour diriger sa vie, s’efforce instinctivement de revenir vers le passé. Toujours dangereuses, ces tentatives sont en outre inutiles. Les conceptions des époques disparues ne sauraient s’adapter à un âge nouveau.

Sans doute le présent est fait surtout de passé, mais d’un passé transformé par les générations ayant hérité de lui. Nos certitudes subissent les lois éternelles qui obligent les mondes et les êtres à évoluer lentement. On peut favoriser une évolution ou l’entraver, mais le cours des choses ne se remonte pas. A chaque phase de son développement, l’homme possède des vérités à sa mesure et correspondant seulement à cette phase.

Vouloir agir ne suffit donc pas pour progresser. Il faut d’abord savoir dans quelle direction agir. L’homme d’action est un constructeur ou un destructeur, suivant l’orientation de ses efforts. Le rôle de l’homme de pensée est de lui indiquer la voie à parcourir.

Pour comprendre comment l’action peut devenir utile ou nuisible, il importe de rechercher sous quelles influences se forment les certitudes qui conduisent les hommes et de quelle façon elles se désagrègent.

Cette étude constituera une des parties essentielles de notre ouvrage. Choisissant les plus importantes des vérités qui ont guidé les peuples, nous essaierons d’en raconter l’histoire.

Elle est singulièrement dramatique et passionnante, cette histoire. Aucune ne montre mieux les successifs progrès de l’esprit humain, sa vaillance et aussi sa fragilité. L’individu moderne trouve dès le berceau l’aide bienveillante d’une civilisation toute constituée, avec une morale, des institutions et des arts. Cet héritage, dont il n’a plus qu’à jouir, fut édifié au prix d’un gigantesque labeur et d’éternels recommencements. Quel entassement d’efforts durant des siècles innombrables pour se dégager de l’animalité primitive, bâtir des cités et des temples, créer des civilisations, et essayer de pénétrer les mystères du monde.

L’homme a cherché sans trêve l’explication de ces mystères. Jamais il ne consentit à ignorer les raisons des choses. Son imagination sut en trouver toujours. L’esprit humain se passe facilement de vérités, il ne peut vivre sans certitudes.

INTRODUCTION
L’ÉCHELLE DES VÉRITÉS

§ 1. La notion de vérité. — § 2. Évolution des vérités. — § 3. Rôle des hypothèses tenues pour vérités.

§ 1. — La notion de vérité.

Le terme de vérité représente une synthèse de notions compliquées, impossibles à comprendre sans les dissocier. Avant de l’essayer, nous établirons une classification des vérités et accepterons provisoirement comme telles les conceptions tenues pour des certitudes[1] par la majorité des hommes de chaque époque.

[1] On confond souvent la vérité et la certitude. Dans son vocabulaire philosophique, M. Goblot insiste justement sur la différence qui les sépare : « Il ne faut employer le mot certitude, dit-il, que pour désigner l’état de l’esprit qui se croit en possession de la vérité ; il faut éviter de parler de la certitude d’une proposition, c’est vérité ou évidence qu’il faut dire ; la certitude est un état mental. » Littré donne une définition analogue quand il dit que la certitude est une « conviction qu’a l’esprit que les objets sont tels qu’il les conçoit ». La simple certitude est une croyance, la vérité est une connaissance.

Cette adhésion générale peut quelquefois s’appliquer à des choses illusoires. Elle n’en est pas moins une vérité, pour les convaincus. Avant de connaître une seule vérité, l’humanité posséda beaucoup de certitudes.

Nous en référant à notre division, exposée dans un précédent ouvrage, des diverses logiques et des conceptions qui leur correspondent, nous considérerons cinq ordres de vérités : vérités biologiques, vérités affectives, vérités mystiques, vérités collectives et vérités rationnelles.

Les vérités biologiques se manifestent dans les phénomènes de la vie organique. Les vérités affectives, mystiques et collectives étant personnelles et indémontrables, ne comportent d’autres preuves que l’adhésion qu’on leur donne. Elles dépendent du domaine des sensations et se trouvent à la base des croyances. Les vérités rationnelles sont au contraire impersonnelles, démontrables par l’expérience et indépendantes de toute croyance. Elles se trouvent représentées par l’ensemble des données scientifiques formant le cycle de la connaissance.

Comme toutes les classifications, celle qui précède est évidemment trop absolue. Elle sépare, en effet, des choses qui ne le sont jamais complètement. Bien rare est une conception exclusivement affective, mystique, collective ou rationnelle. Les vérités religieuses elles-mêmes, quoique d’origine mystique, contiennent souvent des éléments rationnels. On conçoit dès lors qu’une vérité quelconque ne constitue pas un phénomène simple, exprimable par une brève formule, mais un agrégat d’éléments souvent hétérogènes. Les vérités diffèrent surtout par la proportion de ces divers éléments.


Nous venons de classer les vérités, sans les définir. Recherchons maintenant dans quelles limites leur définition est possible.

La conception de la vérité a considérablement varié dans le cours des âges. Pour les uns, elle fut une entité, pour d’autres une utilité, pour d’autres encore une commodité. Aux sceptiques, elle semble simplement une erreur irréfutable à un moment donné.

Les dictionnaires trahissent nettement ces divergences. Leurs définitions se ramènent généralement à considérer avec Littré que : « La vérité est la qualité par laquelle les choses apparaissent telles qu’elles sont » ou avec plusieurs auteurs qu’elle représente « la conformité de la pensée avec la réalité »[2]. De telles explications sont visiblement dépourvues de sens réel. Les dictionnaires gagneraient en exactitude et en clarté s’ils appelaient simplement vérité l’idée que nous nous faisons des choses.

[2] Le Dictionnaire de l’Académie (7e édition) donne une définition peu compromettante. La vérité, dit-il, est « la qualité de ce qui est vrai ». Si on se reporte alors au mot vrai, on apprend que le vrai représente « ce qui est conforme à la vérité ».

Les définitions scientifiques, plus modestes, sont aussi plus précises. Laissant de côté les réalités inaccessibles, le savant considère toute vérité comme une relation, généralement mesurable, entre des phénomènes dont l’essence demeure ignorée. Il a fallu pas mal de siècles de réflexions et d’efforts pour arriver à cette formule.

Elle n’est d’ailleurs applicable qu’aux connaissances scientifiques, mais non aux croyances religieuses, politiques et morales. D’origine affective, mystique ou collective, celles-ci reposent uniquement sur l’adhésion de ceux qui les acceptent.

On les admet, soit pour leur évidence supposée, soit parce que des conceptions contraires semblent inacceptables, soit surtout parce qu’elles ont obtenu l’assentiment universel. Cet assentiment reste le seul critérium des vérités qui ne sont pas de nature scientifique.

Les pragmatistes modernes s’imaginent cependant avoir découvert dans l’utilité un nouveau critérium de la vérité :

« Le vrai, écrit W. James, n’est pas autre chose que ce que nous trouvons avantageux dans l’ordre de nos pensées, tout comme le bien est tout simplement ce que nous trouvons avantageux dans l’ordre de nos actions. »

Une telle définition n’est guère admissible. L’utilité et la vérité sont des notions visiblement dissemblables. On peut être obligé d’accepter ce qui est utile, sans le confondre pour cela avec la vérité. Nous aurons occasion de revenir sur ce point dans un autre chapitre, en étudiant le pragmatisme.

§ 2. — Évolution des vérités.

La notion de vérité était jadis inséparable de celle de fixité. Les vérités constituaient des entités immuables, indépendantes du temps et des hommes.

Comment d’ailleurs auraient-elles pu se transformer dans un monde qui ne changeait jamais ? La terre, le ciel et les dieux étaient considérés comme éternels. Seuls, les êtres vivants subissaient les lois du temps.

Cette croyance à l’immuabilité des choses et les certitudes qu’elle faisait naître régnèrent jusqu’au jour où les progrès de la science les condamnèrent à disparaître. L’astronomie fit voir que les étoiles, supposées jadis immobiles au fond du firmament, fuyaient dans l’espace avec une vertigineuse vitesse. La biologie prouva que les espèces vivantes, considérées autrefois comme invariables, se transforment lentement. L’atome lui-même perdit son éternité en devenant un agrégat de forces transitoirement condensées.

Devant de pareils résultats, l’idée de vérité s’est trouvée progressivement ébranlée au point de paraître à beaucoup de penseurs une conception dépourvue de sens réel. Certitudes religieuses, philosophiques et morales, théories scientifiques même, se sont alors effondrées successivement, ne laissant à leur place qu’un écoulement continu de choses éphémères.

Une telle conception semble éliminer entièrement la notion de vérités fixes. Je crois cependant possible de concilier l’idée de valeur absolue d’une vérité avec celle de caractère transitoire. Quelques exemples très simples suffiront à justifier cette proposition.

On sait que la photographie reproduit au moyen d’images, dont la durée d’impression est de l’ordre du centième de seconde, le déplacement rapide d’un corps, celui d’un cheval au galop, par exemple.

L’image ainsi obtenue représente une phase de mouvements d’une vérité absolue, mais éphémère. Absolue pendant un court instant, elle devient fausse après cet instant. Il faut la remplacer, comme le fait le cinématographe, par une autre image de valeur aussi absolue et aussi éphémère.

Cette comparaison est applicable aux diverses vérités en modifiant simplement l’échelle du temps. Bien que changeantes, elles ont le même rapport avec la réalité que les photographies instantanées dont nous venons de parler, ou encore que le reflet des vagues dans un miroir. L’image est mobile et cependant toujours vraie.

Dans les transformations rapides, l’absolu de la vérité peut n’avoir qu’une durée d’un centième de seconde. Pour certaines vérités morales, l’unité de temps sera la vie de quelques générations. Pour les vérités concernant l’invariabilité des espèces, l’unité se trouvera représentée par des millions d’années. La durée des vérités varie ainsi de quelques centièmes de seconde à plusieurs milliers de siècles. Cela revient à dire qu’une vérité peut être à la fois absolue et transitoire.

Les comparaisons précédentes, exactes au point de vue des vérités objectives indépendantes de nous, le sont beaucoup moins pour les certitudes subjectives : conceptions religieuses, politiques et morales notamment. Ne contenant que de faibles portions de réalité, elles sont uniquement conditionnées par l’idée que nous nous faisons des choses, suivant le temps, la race, le degré de civilisation, etc. Il est donc naturel qu’elles varient, la vérité correspondant aux pensées et aux besoins d’une époque ne suffit plus à une autre.

La notion de vérité, à la fois stable et éphémère, remplacera sûrement dans la philosophie de l’avenir les vérités immuables de jadis ou les négations sommaires de l’heure présente.

En fait, il est rare que l’homme choisisse librement ses certitudes. L’ambiance les lui impose et il en suit les variations. Les opinions et les croyances se modifient pour cette raison avec chaque groupe social.

Les milieux qui influencent nos conceptions peuvent varier lentement mais ils finissent toujours par changer. La marche du monde est comparable, suivant la belle image de la philosophie antique, à l’écoulement d’un fleuve. On doit cependant compléter cette image en disant que le fleuve entraîne des molécules toujours à peu près semblables, alors que, pour la plupart des phénomènes de l’univers, ceux de la vie sociale notamment, le temps roule des éléments constamment modifiés.

Ils se modifient fatalement parce qu’un être quelconque, plante, animal, homme ou société, est soumis à deux forces sans cesse agissantes qui le transforment graduellement : les milieux passés dont l’hérédité entretient l’empreinte et les milieux présents. Cette double influence conditionne toute la vie mentale et par conséquent les vérités morales et sociales qui en sont l’expression. Si le temps, par exemple, précipitait son cours comme dans les images cinématographiques, l’existence serait tellement abrégée que nos idées morales se verraient bouleversées. La vie de l’individu ne comptant plus, il s’intéresserait seulement à celle de son espèce. Un altruisme intense dominerait toutes les relations. Si, au contraire, le temps était ralenti et que l’existence durât plusieurs siècles, un égoïsme féroce serait la caractéristique des hommes.

Nous conclurons en disant que les vérités humaines évoluent comme tous les phénomènes de la nature. Elles naissent, grandissent et déclinent. C’est pourquoi nous avons pu donner comme titre à ce livre : la Vie des Vérités.

L’utilité d’une telle conception apparaîtra dans plusieurs chapitres de cet ouvrage et notamment en étudiant la genèse de la morale.

§ 3. — Rôle des hypothèses tenues pour des vérités.

On objectera sans doute aux pages précédentes que beaucoup de croyances religieuses ou morales, tenues pour des certitudes, n’ont à aucun instant constitué des vérités et ne sauraient dès lors se classer dans la famille des vérités, même éphémères.

Nous répondrons que les légendes religieuses les plus surprenantes dissimulent souvent d’indiscutables vérités. On pourrait comparer ces dernières aux fables des moralistes enveloppant dans leurs fictions des vérités profondes. Il est certain qu’un loup ne disserte pas avec les agneaux comme le raconte La Fontaine, mais la conclusion de l’apologue sur la raison du plus fort exprime néanmoins une incontestable vérité.

Il est également très sûr que Jehovah n’a pas dicté à Moïse les tables de la loi, et non moins sûr cependant que, sans leurs commandements fort justes, le peuple juif n’aurait pu prospérer. La fiction de Jehovah était nécessaire pour donner au Décalogue une autorité acceptée sans discussion.

Une vérité peut donc se présenter sous un vêtement illusoire et ne pas cesser pourtant d’être une vérité. Appuyées sur le prestige de divinités redoutables, les prescriptions morales et les contraintes diverses sans lesquelles aucune société ne subsisterait réussirent à s’imposer.

Une des grandes erreurs des rationalistes modernes est de ne pas comprendre que des vérités très rationnelles ne parviennent souvent à se faire accepter que sous une forme irrationnelle.

Si l’on refuse le qualificatif de vérité aux croyances religieuses et morales, bien qu’elles aient fourni des certitudes précises à leurs adeptes, il faut alors les ranger dans la famille de ces grandes hypothèses dont l’humanité ne peut se passer et que la science accepte pour vérités provisoires.

En présence de phénomènes aussi incompris que la raison première des choses, les origines de l’univers et de la vie, les lois de l’évolution sociale, etc., on doit, ou se priver d’explications, ou fabriquer des hypothèses.

Ces hypothèses furent toujours jusqu’ici de deux sortes. Les unes font intervenir les volontés d’êtres supérieurs, les autres l’expérience et l’observation seulement. Les secondes représentent les hypothèses scientifiques, les premières les hypothèses théologiques.

Toutes les sciences, y compris les mathématiques, sont édifiées sur des hypothèses. H. Poincaré a longuement démontré leur nécessité dans son livre célèbre, la Science et l’Hypothèse, qu’il voulut bien jadis écrire à ma demande.

Comme exemple de l’importance de ces hypothèses, on peut citer celle de l’inaccessible éther en physique et de l’invisible atome en chimie. Éther et atomes sont des sortes de puissances supérieures auxquelles, pour expliquer les phénomènes, on est obligé d’attribuer les propriétés les plus merveilleuses et souvent les plus contradictoires.

La science ne se préoccupe pas de ces contradictions. Elle sait seulement que, sans l’indispensable hypothèse de l’éther, toute la physique s’écroulerait. Il est aussi impossible de s’en passer qu’il l’était jadis de se passer des dieux pour expliquer l’univers.

Les hypothèses religieuses, morales et sociales doivent donc être considérées de la même façon que les hypothèses scientifiques. Les unes et les autres sont de puissants moyens d’action et des créatrices de réalités. Si les hypothèses religieuses ne furent pas plus certaines que l’atome et l’éther, elles constituèrent, tout autant qu’eux, d’indispensables nécessités, puisque grâce à elles les sociétés et les civilisations se sont fondées et ont progressé.

Peu importe à la science qu’une hypothèse soit reconnue fausse plus tard si elle a produit des découvertes. Peu importe également que les hypothèses religieuses, politiques ou morales se trouvent jugées inexactes un jour, si elles ont assuré la vie et la grandeur des peuples qui les adoptèrent. C’est par l’importance de ce rôle et non pas suivant leur valeur rationnelle qu’on doit les juger.

Et il ne s’agit point ici de subtilités métaphysiques, mais de résultats matériels très tangibles. L’histoire d’une civilisation est l’histoire de ses hypothèses. De simples hypothèses ont fait surgir du néant les pyramides, les temples, les mosquées, les cathédrales et toutes les merveilles que les âges de foi pouvaient seuls créer. Une hypothèse religieuse fonda le vaste empire de Mahomet, une autre hypothèse religieuse précipita l’Occident sur l’Orient à l’époque des Croisades ; une hypothèse religieuse encore conduisit les Puritains anglais, fuyant les persécutions et désireux de pratiquer librement leur foi, à créer dans les déserts inhabités de l’Amérique la petite colonie qui devait devenir l’immense république des États-Unis.

Si l’homme n’avait pas eu des hypothèses pour guides, il serait encore plongé dans la barbarie. Elles l’orientèrent sur sa route incertaine et lui permirent de trouver des vérités à sa mesure, c’est-à-dire en rapport avec la mentalité de son époque et de sa race. L’ère des hypothèses chimériques a préparé l’âge de la raison.

Il ne faut donc pas dédaigner celles dont vécurent nos pères. Beaucoup d’entre elles n’étaient que des illusions, sans doute, mais ces illusions créèrent pour des millions d’hommes des espérances constituant le bonheur et engendrèrent les plus utiles réalités. Leur rôle prépondérant dans notre évolution a été cependant longtemps méconnu. Les peuples ne s’en passèrent jamais et probablement ils en auront besoin toujours. Une humanité privée d’hypothèses ne durerait pas longtemps.

LA VIE DES VÉRITÉS

LIVRE I
LE CYCLE DES CERTITUDES MYSTIQUES. LES DIEUX.

CHAPITRE I
LES DIVERS FONDEMENTS DES CROYANCES RELIGIEUSES.

§ 1. Les idées actuelles sur la genèse des religions. — § 2. Éléments mystiques et affectifs des croyances religieuses. — § 3. Éléments rationnels des croyances religieuses. — § 4. Éléments collectifs des croyances religieuses. — § 5. Rôle des rites et des symboles dans la constitution des croyances religieuses. — § 6. Analogie des croyances religieuses chez tous les peuples.

§ 1. — Les idées actuelles sur la genèse des religions.

Bien que l’histoire de l’humanité soit inintelligible sans celle de ses dieux, l’analyse des religions fut longtemps dédaignée par la science.

A une époque récente seulement, elle finit par intéresser les savants. Mais les interprétations qu’ils appliquèrent alors produisirent d’assez médiocres résultats.

La genèse des religions demeure encore mal connue, parce qu’on a cru pouvoir les étudier comme les autres événements historiques, à l’aide de textes. Or, les religions pratiquées diffèrent toujours des religions enseignées par les livres. Nous verrons dans un autre chapitre qu’une religion adoptée est bientôt transformée, quoique ses textes restent invariables.

On connaît donc fort peu de chose des religions en se bornant à consulter des livres. Les temples, les statues, les bas-reliefs, les peintures, les légendes, nous renseignent beaucoup mieux sur la façon dont elles furent comprises par leurs fidèles.

Les écrivains adonnés à l’étude des religions ne tiennent généralement aucun compte de leurs transformations, c’est pourquoi on les voit adopter des théories fort contraires à l’observation.

De savants professeurs donnent, par exemple, le bouddhisme comme une religion sans dieu, alors qu’il fut peut-être le plus polythéiste de tous les cultes. Son fondateur, bien que contestant l’existence des dieux, entrait cependant en conflit avec eux, lorsque dans ses méditations, sous l’arbre de la sagesse, il luttait contre les menaces de Mara, prince des démons, et les séductions des Apsaras, filles des dieux. Parler de religion sans dieu c’est commettre une erreur de psychologie collective fondamentale.

Les hypothèses sur la genèse des religions changent d’ailleurs fréquemment. Une des plus répandues, pendant un certain temps, fut la théorie dite linguistique. D’après elle, les phénomènes de la nature : le soleil, la lune, le feu, etc., avaient été personnifiés, parce qu’on prenait pour des réalités les expressions figurées servant à les désigner. Ainsi le mythe de la déesse Séléné venant embrasser Endymion, dans la caverne de Latmos, représenterait simplement la lune caressant de ses rayons les flots où s’était couché le soleil.

Inutile de nous arrêter à cette théorie complètement abandonnée aujourd’hui. Celles qui la remplacèrent ne semblent pas d’ailleurs beaucoup plus solides.

Les recherches anthropologiques sur le totémisme chez les Peaux-Rouges comme explication du sacrifice, sur le tabou des Polynésiens comme interprétation du scrupule et de l’interdit dans la vie sociale ont en effet bien peu éclairci les problèmes religieux, notamment ceux de la mythologie grecque. Les codes des peuples civilisés et même de simples usages sociaux, dénués d’origine religieuse, sont remplis d’interdictions analogues aux tabous des groupements rudimentaires. Leur caractère sacré chez les primitifs tient à ce que tous les actes de la vie ordinaire, y compris les repas, sont pour eux de nature religieuse.

Une théorie très en faveur actuellement consiste à envisager les religions comme des phénomènes collectifs ayant pour but d’imposer certaines obligations devenues sacrées. Toutes les religions prennent évidemment, à un moment donné, un caractère collectif et impliquent nécessairement alors des obligations, mais on pourrait difficilement contester qu’elles aient d’abord été des créations personnelles. Ces deux caractères successifs : personnel, puis collectif apparaissent nettement, par exemple, dans les religions ayant joué le plus grand rôle, celles de Bouddha, et de Mahomet, notamment.

Le défaut des théories actuelles sur la naissance des religions est d’abord de leur chercher une seule cause, alors qu’elles en comptent beaucoup ; ensuite de dédaigner les facteurs psychologiques, éléments principaux, suivant nous, de leur formation.

La connaissance de ces facteurs permet seule de mettre en évidence les origines profondes des phénomènes religieux observés dans l’humanité à travers l’histoire. Elle justifie la thèse que nous aurons à soutenir, de l’étroite parenté de tous les cultes.

Les pyramides d’Égypte, les flèches des minarets, les tours des cathédrales, les dissertations des théologiens, l’extase du prêtre devant l’autel, la ferveur des fidèles, aussi bien que les totems et les tabous des sauvages, demeurent incompréhensibles si l’on néglige les forces affectives et mystiques qui les déterminent. Ces forces étant les mêmes chez tous les peuples, leurs diverses manifestations religieuses présentent nécessairement une étroite analogie.

§ 2. — Éléments mystiques et affectifs des croyances religieuses.

La perpétuité des dieux dans l’histoire suffirait pour prouver qu’ils correspondent à des besoins irréductibles de l’esprit. Si l’humanité changea quelquefois de divinités, elle ne s’en est jamais passée. Avant d’élever des palais aux rois, les hommes en édifièrent aux dieux. Le besoin de religion présente le même caractère de fixité que les autres aspirations fondamentales de notre nature.

Un des éléments essentiels des religions est l’esprit mystique. Son rôle dans la genèse des croyances religieuses ou politiques apparaît prépondérant.

Il se trouve à la base des diverses religions, c’est pourquoi toutes possèdent, parmi leurs caractères communs, la crainte du mystère, l’espérance dans le mystère, l’adoration du mystère.

Sans doute, l’esprit mystique ne pouvait fournir que d’illusoires réponses aux problèmes de la vie et de l’univers, mais il engagea l’homme sur une voie entièrement nouvelle qui, après de longs siècles d’efforts, devait le conduire aux connaissances dont nous vivons aujourd’hui.


Le mysticisme n’est pas le seul fondement des croyances religieuses, elles ont aussi pour soutiens des éléments d’ordre affectif. Parmi eux, il faut mentionner surtout la peur, l’espérance et le besoin d’explication.

De tous ces sentiments, la peur est peut-être le plus influent. Lucrèce lui attribuait la naissance des dieux.

La crainte de l’homme devant les forces redoutables dont il se sentait enveloppé était aussi naturelle que l’espérance de se concilier leur protection par des prières et des présents. La peur des forces naturelles transformées en divinités plus ou moins semblables à lui, et l’espoir de se les rendre favorables, furent des sentiments universels chez les peuples. Tous se conduisirent comme plus tard les Mexicains qui, ne connaissant pas les chevaux et voyant les cavaliers espagnols avec leurs armes à feu, adorèrent aussitôt ces êtres mystérieux vomissant la foudre.

L’action de la peur et de l’espérance ne s’observe pas seulement dans les religions primitives, mais aussi dans celles des peuples les plus civilisés. Sans la crainte de l’enfer et l’espoir du paradis, le christianisme n’aurait pu s’établir.

Les interprétations qui précèdent font comprendre l’origine des croyances religieuses, mais n’expliquent pas la genèse des diverses légendes mythologiques. Comment naquirent Jupiter, Apollon, Vénus, Diane et de quelle façon se créèrent leurs aventures ? Aucune science ne saurait répondre parce qu’il est intervenu dans ces fictions un facteur : l’imagination, indépendant de toute logique intellectuelle.

On sait combien une telle faculté amplifie et déforme facilement les événements. Greffée sur des rêves et les visions qui en sont le cortège, elle altère complètement des faits dont le point de départ est quelquefois réel.

Les récits mythologiques se sont formés, comme la plupart des épopées et des légendes, de toutes les époques, l’Odyssée et les Contes des Mille et une Nuits, notamment.

Elles mirent d’ailleurs des siècles à se constituer au moyen d’additions, interpolations et altérations successives. Perpétuées par la tradition populaire, elles acquirent progressivement une stabilité très grande et furent l’origine de rites compliqués, rigoureusement observés aussi bien chez les civilisés que chez les sauvages. Les Hopis du Colorado, par exemple, se donnent un mal énorme pour suivre les rites d’une religion enseignant que le monde souterrain est peuplé d’antilopes-serpents gouvernés par une femme-araignée qui tisse les nuages et fait tomber la pluie.

Toutes les religions sont pleines de légendes visiblement inventées de toutes pièces. On peut donner comme type de ces dernières l’aventure du chevalier incrédule qui, voulant remplir d’eau un petit baril, d’abord dans une fontaine, puis dans un fleuve, et enfin dans la mer, voit toujours le liquide fuir devant lui. Il devait être fort sceptique ce chevalier, puisqu’une telle succession de miracles fut nécessaire pour raffermir sa foi.

Les anciens ouvrages scientifiques eux-mêmes fourmillent de légendes absurdes, fruits de l’imagination pure. On trouve par exemple, dans des livres d’histoire naturelle écrits sous Louis XIV, que pour obtenir des vers à soie, il suffit de nourrir une vache pleine avec du mûrier, et de découper son veau en petits morceaux qu’on laissera putréfier. De nombreux vers à soie en sortiront alors. Dans les mêmes ouvrages on apprend que la râpure de corne de cerf facilite de façon infaillible l’accouchement.


A côté des éléments psychologiques précédemment énumérés, un autre facteur, le besoin d’explication, joue un rôle important dans la genèse des dieux.

Jusqu’à une époque bien récente encore, il n’existait pas pour ainsi dire de phénomènes naturels. Tous étaient produits par des volontés divines.

Nos ancêtres, partant du principe général qu’il n’y a pas d’effet sans cause, et ignorant les enchaînements des lois naturelles furent vite conduits à supposer derrière chaque phénomène des êtres surnaturels invisibles assez puissants pour les déterminer.

Leur intervention satisfaisait, quoique d’une manière assez simpliste, aux nombreux « pourquoi » de la curiosité humaine à laquelle la science ne pouvait alors répondre. Toutes les forces de la nature se trouvèrent ainsi déifiées. Des dieux conduisaient le soleil, faisaient mûrir les moissons et lançaient le tonnerre. De semblables interprétations furent d’ailleurs d’une utilité immense aux époques où l’humanité ne pouvait en concevoir d’autres.


Parmi les facteurs psychologiques des religions, il faut mentionner encore le désir de revivre dans un autre monde.

Cette aspiration à l’immortalité se manifeste dans les religions les plus anciennes. On y voit partout l’ombre des défunts leur survivre. Mais l’existence après la mort ne semblait pas toujours très enviable. Homère raconte dans l’Odyssée, qu’Ulysse descendu aux Enfers pour consulter Tirésias, rencontre Achille et essaye de le consoler de sa mort : « Tes consolations sont vaines, répond le fantôme du guerrier, j’aimerais mieux être sur terre l’esclave du plus indigent laboureur que de régner sur le peuple entier des ombres. »

C’est le christianisme qui insista le plus sur la vie future. Le paradis et l’enfer furent les deux grands éléments de son succès.

De nos jours, ces conceptions sont considérées comme imaginaires. Mais le besoin de survie demeure aussi intense au cœur de l’homme. Il fait la force du spiritisme qui laisse espérer une seconde vie à ses adeptes.

La science n’a malheureusement pas découvert encore une seule raison sérieuse permettant d’admettre l’existence de cette vie future. On ne voit pas trop du reste pour quel élément de notre nature il faudrait souhaiter l’immortalité, c’est-à-dire la fixité.

« De quoi se compose, écrit Maeterlinck, ce sentiment du moi qui fait de chacun de nous le centre de l’univers, le seul point qui importe dans l’espace et le temps ? Ce moi, tel que nous le concevons quand nous songeons aux suites de sa destruction, n’est ni notre esprit, ni notre corps, puisque nous reconnaissons qu’ils sont l’un et l’autre des flots qui s’écoulent et se renouvellent sans cesse. Est-ce un point immuable qui ne saurait être la forme, ni la substance, toujours en évolution, ni la vie, cause ou effet de la forme et de la substance ? En vérité, il nous est impossible de le saisir ou de le définir, de dire où il réside. Lorsqu’on veut remonter jusqu’à sa dernière source, on ne trouve guère qu’une suite de souvenirs, une série d’idées d’ailleurs confuses et variables, se rattachant au même instinct de vivre ; un ensemble d’habitudes de notre sensibilité et de réactions conscientes ou inconscientes contre les phénomènes environnants. En somme, le point le plus fixe de cette nébuleuse est notre mémoire… Il nous est indifférent que, durant l’éternité, notre corps ou sa substance connaisse tous les bonheurs et toutes les gloires, subisse les transformations les plus magnifiques et les plus délicieuses, devienne fleur, parfum, beauté, clarté, éther, étoile ; — et il est certain qu’il les devient et que ce n’est point dans nos cimetières, mais dans l’espace, la lumière et la vie que nous devons chercher nos morts, — il nous est pareillement indifférent que notre intelligence s’épanouisse jusqu’à se mêler à l’existence des mondes, à la comprendre et à la dominer. Nous sommes persuadés que tout cela ne nous touchera point, ne nous fera aucun plaisir, ne nous arrivera pas, à moins que cette mémoire de quelques faits, presque toujours insignifiants, ne nous accompagne, et ne soit témoin de ces bonheurs inimaginables. »

Il semble donc bien qu’il faille définitivement renoncer au séduisant espoir de conserver dans un autre monde, notre personnalité. Nous ne la maintenons même pas d’ailleurs ici-bas, puisque de la naissance à la mort, elle change constamment.

Le seul élément de durée sur lequel on puisse compter est la vie de nos descendants. Ils porteront en eux, comme nous les portons nous-mêmes les ombres de milliers d’ancêtres. Cette immortalité apparaît malheureusement trop impersonnelle pour pouvoir nous intéresser beaucoup. C’est pourquoi les croyants avides d’espérance agissent sagement en conservant les dieux qui leur offrent le puissant réconfort d’une vie future individuelle.

Les éléments psychologiques énumérés au cours de ce paragraphe : déification des forces de la nature, peur, espérance, imagination, besoin d’explication, désir de survivance, ayant été des facteurs fondamentaux de toutes les croyances, nous les retrouverons parmi les religions les plus diverses. Ils leur ont fourni beaucoup de caractères communs.

§ 3. — Éléments rationnels des croyances religieuses.

Les éléments rationnels n’ont joué aucun rôle dans la genèse des dieux. Quand les croyants essaient de justifier leur foi par des raisons, les religions sont déjà constituées.

Bien que les arguments soient sans influence sur la foi, les théologiens ont toujours été de grands raisonneurs. Confinés dans le cycle de la croyance et n’en pouvant sortir, ils tentèrent cependant de rationaliser des conceptions dont le peu de fondement leur apparaissait quelquefois.

Pendant tout le Moyen Age, les scolastiques firent d’énormes efforts pour concilier la philosophie néoplatonicienne et la logique d’Aristote avec les croyances chrétiennes. Ils espéraient découvrir des raisonnements invincibles afin d’y appuyer leur foi. Saint Anselme, par exemple, était convaincu « qu’il existe des raisonnements qui briseraient la superbe des Juifs et des hérétiques ». Il les chercha sans succès.

Pas plus à cette époque qu’aujourd’hui, les papes ne voyaient d’un très bon œil ces prétentions de la raison. Grégoire IX au XIIIe siècle assurait « que ces théologiens raisonneurs, étaient gonflés d’esprit de vanité ainsi que des outres ». Saint Thomas lui-même, quelque temps après sa mort en 1274, était violemment attaqué par l’Université de Paris et, en 1276, l’évêque de Paris condamnait formellement ses doctrines.

A leur point de vue, les papes n’avaient pas tort : le propre de la vraie foi est d’accepter les dogmes sans discussion.

Ces tentatives rationnelles furent au surplus toujours très vaines. Les dissertations d’un grand génie comme Pascal servirent uniquement à montrer combien il était chimérique d’entreprendre de rationaliser la foi.

On a fini par y renoncer. Les théologiens eux-mêmes reconnaissent volontiers maintenant que jamais la raison ne saurait justifier la foi. Toutes les observations sur la genèse et l’évolution des religions montrent en effet que les certitudes religieuses dérivent non de raisonnements, mais d’éléments affectifs et mystiques. Des arguments rationnels s’y superposent quelquefois, cependant leur influence sur les croyances est généralement nulle.

§ 4. — Les éléments collectifs des croyances religieuses.

Depuis quelques années, les sociologues insistent beaucoup sur le côté collectif des religions. Voici longtemps déjà, j’avais montré ce caractère, à une époque où il était fort méconnu. Mais ce serait une erreur de ne voir dans les religions que leur aspect collectif. Elles sont, je le répète, des créations à la fois personnelles et collectives. Personnelles, puisqu’on rencontre le plus souvent à leur base un créateur : prophète ou apôtre dont l’action est prépondérante. Collectives, non seulement parce qu’elles dérivent habituellement de croyances antérieures plus ou moins générales, mais surtout parce qu’une religion se transforme en arrivant dans les foules. Malgré les rites et les symboles qui fixent les formes extérieures de la croyance, un abîme existe, nous le verrons bientôt, entre la foi populaire et celle des livres sacrés.

Les croyances religieuses sont encore collectives parce que le succès des apôtres dépend évidemment de l’acceptation générale de leurs doctrines. Elles ne se répandent qu’à la condition de correspondre aux aspirations et aux besoins du moment. C’est pourquoi les prophètes et les réformateurs, bien qu’innombrables dans l’histoire, fondèrent peu de religions durables. Ceux qui réussirent, comme Bouddha et Mahomet, apparurent au moment précis où une transformation des croyances antérieures devenait nécessaire.

Les dogmes nouveaux se propagent alors au moyen de la suggestion et de la contagion mentale et subissent très vite les changements nécessités par les besoins auxquels ils doivent répondre.

Les modifications qu’apportent aux religions les influences collectives étant très importantes, nous leur consacrerons un chapitre spécial. Toute religion peut se définir : une œuvre individuelle devenue collective en se transformant.

§ 5. — Rôle des rites et des symboles dans la constitution des croyances religieuses.

Les religions ne sauraient, je le répète, être considérées comme interprétables par la raison. Aucune logique rationnelle n’arriverait à les construire ni à les maintenir. Elles ont d’autres bases. Toutes s’appuient sur ces trois colonnes fondamentales : la foi, les rites et les symboles.

Les religions évoluent comme chaque élément de la vie sociale, mais les rites et les cérémonies leur donnent, au moins pour quelque temps, une certaine fixité. Elles n’acquièrent même un peu de permanence qu’à partir du jour où s’établissent les rites et les symboles.

Nulle religion ne put s’en passer. Grâce à leur action continue, la croyance nouvelle s’incorpore dans l’inconscient et, de simple adhésion momentanée, devient une conviction solide, capable d’orienter la conduite.

Privée de rites et de symboles et réduite uniquement à la foi, aucune religion n’aurait duré.

Toutes, aussi bien celles de la Chaldée, de l’Égypte que de l’Europe, sont remplies de rites rigoureux et de symboles bien arrêtés. Les dieux de chaque peuple eurent des temples où, à certains jours, les fidèles venaient répéter les mêmes cérémonies, les mêmes prières, les mêmes chants. Les rites de la religion chrétienne, par exemple, sont représentés par la messe, les sacrements, la communion ; ses symboles par des images, des statues, des bannières, des cœurs enflammés, la colombe du Saint-Esprit, etc.

Rites et symboles, étant des choses visibles et matérielles, forment les éléments les plus facilement acceptés dans une religion.

Cette admission facile de rites et de symboles par un peuple illusionne souvent les historiens sur sa conversion à une foi nouvelle.

Ainsi les Barbares adoptèrent volontiers les rites du christianisme, bien que leur âme restât païenne. Incapables de comprendre les dogmes proposés, ils adorèrent les saints comme jadis leurs dieux et ne retinrent du nouveau culte que l’espoir du paradis et la crainte de l’enfer.

Les rites dérivés des dogmes acquièrent bientôt une puissance supérieure à celle des dogmes eux-mêmes. On discute ou ignore ces derniers, mais on respecte toujours les rites.

C’est également sous l’influence des rites et des symboles qu’une religion prend son caractère collectif. Les rites ont d’autant plus d’autorité qu’ils se pratiquent en commun. Dominant les imaginations individuelles, ils maintiennent l’unité de foi dans les groupes sociaux. Le rite crée pour chacun certaines obligations impérieuses, par suite du pouvoir mystique qui lui est attribué.

La force immense des rites les fait survivre longtemps à la foi. Plusieurs d’entre eux, tels que le baptême, la première communion, le mariage devant l’autel, l’enterrement religieux sont encore observés par des personnes dégagées de toute croyance. L’ouvrier, qui ne croit plus beaucoup, ne se considère cependant pas comme sérieusement marié s’il néglige de passer par l’église, et il suit avec un sentiment de gêne les enterrements civils. Les rites ataviques le relient à ses morts. Le latin du prêtre, les gestes et les prières liturgiques répétés depuis deux mille ans rattachent le défunt d’aujourd’hui à tous les morts du passé.

Le besoin psychologique de rites et de symboles se montre tellement impérieux que l’anticléricalisme lui-même est obligé d’en créer sans se douter qu’il oppose simplement ainsi une nouvelle religion aux anciennes. L’Église franc-maçonnique possède autant de rites et de symboles que l’Église catholique.

Rites et symboles présentent d’ailleurs de grandes analogies dans tous les cultes. Cette ressemblance tient sans doute à ce que l’esprit humain est obligé de faire entrer ses conceptions dans les cadres mentaux peu nombreux auxquels les philosophes donnaient jadis le nom de catégories de l’entendement. Conditionnant l’expression des choses, ces moules de la pensée limitent les possibilités des conceptions religieuses et des rites qui les maintiennent.

Pareille constatation m’a souvent frappé. Entré par hasard dans un vieux temple jaïnique du fond de l’Inde pendant une cérémonie religieuse, je crus d’abord assister à une messe catholique. Certaines cérémonies des temples égyptiens, il y a 3.000 ou 4.000 ans, ressemblaient singulièrement à celles qu’abritent nos grandes cathédrales modernes. Le langage de l’esprit mystique n’a jamais été bien varié.

Les religions ne possèdent pas seules le besoin de rites et de symboles. Le rôle de ces derniers est aussi important dans les institutions sociales, auxquelles ils donnent stabilité et prestige. Les fêtes nationales, les grandes commémorations, les drapeaux, les statues, les pompes officielles, les robes des magistrats, l’appareil de la justice avec ses balances symboliques, sont les plus sûrs soutiens des traditions et de la communauté des sentiments qui font la force des nations.

Le précédent exposé montre sur quels éléments psychologiques s’édifient les conceptions religieuses et permet de pressentir pourquoi, sous leurs aspects divers, elles présentent de profondes analogies.

§ 6. — Analogie des croyances religieuses chez tous les peuples.

L’intelligence humaine a considérablement évolué dans le cours des âges. Les connaissances de toutes sortes se sont prodigieusement accrues et un Grec ou un Romain revenant à la lumière aurait grand’peine à s’assimiler les découvertes accumulées par les siècles.

Si l’intelligence progressa, les sentiments qui forment le fond de notre nature changèrent très peu. L’amour, la haine, l’ambition, la jalousie, etc., sont restés ce qu’ils étaient à l’aurore de l’humanité. On les domine peut-être davantage, mais ils existent toujours.

Les sentiments s’étant modifiés faiblement au cours des siècles, il est naturel que la mentalité religieuse, issue des domaines de l’affectif et du mystique, soit demeurée la même. Nous devons donc nous attendre à rencontrer entre toutes les religions d’étroites analogies.

Ce n’est pas là, sans doute, l’enseignement des historiens. Ils montrent les peuples dominés par des religions tellement diverses qu’aucun lien ne semble les rattacher. Sous ces divergences apparentes se révèlent d’étroites similitudes, quand on laisse de côté les noms des dieux et les interprétations des théologiens. Si les hommes crurent à des divinités multiples, ils leur ont toujours attribué les mêmes pouvoirs, demandé les mêmes choses et les adorèrent de la même façon.

Bien que correspondant à une mentalité n’ayant guère varié, les manifestations des croyances religieuses suivirent nécessairement les besoins et les conditions de l’existence. Il est évident, par exemple, qu’au temps où la patrie se bornait à la cité, les dieux ne pouvaient être que locaux. Non moins évident qu’au moment où l’homme reconnut les phénomènes de la nature soumis à des lois et non à de divins caprices, une foule de divinités devenant inutiles durent disparaître.

Les diverses extériorisations de la mentalité religieuse amenèrent les historiens à créer de nombreuses divisions : fétichisme, animisme, monothéisme, polythéisme, etc. Soumises à l’analyse psychologique, elles se réduisent vraiment à peu de chose. Si des cultes monothéistes, par exemple, existèrent dans les livres, on n’en vit jamais un seul dans la pratique. Le fétichisme, cité parmi les religions primitives, persiste encore chez les peuples civilisés, comme nous le verrons bientôt.

L’identité des manifestations de la mentalité religieuse apparaît nettement aussi dans les religions des peuples anciens, grecs, égyptiens et hindous, notamment, qui n’eurent longtemps que de trop rares communications pour avoir pu s’influencer beaucoup. Divinisation de toutes les forces de la nature, adoration des plantes et des animaux, fétichisme, polythéisme, puissance magique des formules, cultes des ancêtres, etc., s’y retrouvent généralement.

Pour arriver à embrasser dans une vue d’ensemble les diverses certitudes religieuses s’étant succédé au cours de l’histoire, il faut les dégager des fictions qui les enveloppent et masquent leur vraie nature. Alors seulement on reconnaît qu’elles correspondent à des besoins irréductibles de l’esprit humain, identiques chez tous les peuples. Les religions, malgré certaines divergences, doivent donc présenter partout de singulières analogies.

Les historiens auraient depuis longtemps découvert ces similitudes s’ils avaient tenu compte des éléments affectifs et mystiques dont résulte la mentalité religieuse. Qu’importent les dieux et leurs rites, c’est la mentalité qui les créa qu’on doit d’abord chercher à connaître.

CHAPITRE II
TRANSFORMATIONS QUE SUBISSENT LES CROYANCES RELIGIEUSES INDIVIDUELLES EN DEVENANT COLLECTIVES.

§ 1. Transformations subies par la religion des théologiens en devenant populaire. — § 2. Comment les peuples interprètent la nature de leurs divinités. — § 3. Transformations subies par une même religion en passant d’un peuple à un autre.

§ 1. — Transformations subies par la religion des théologiens en devenant populaire.

L’histoire des religions est toujours difficile à saisir parce qu’elles se présentent sous deux aspects fort distincts, les dogmes et la pratique populaire.

Les livres nous apprennent d’une religion la pensée de ses créateurs et de leurs premiers disciples, mais nullement l’idée que le peuple s’en fait. Les théologiens sont pleins de subtilités que l’âme de la multitude simplifie et transforme.

Les écrivains restent généralement muets sur ces transformations et s’attachent uniquement aux textes, bien que leur importance réelle soit très faible.

L’étude des métamorphoses subies par une religion en pénétrant dans les foules n’est pas impossible, même sans documents précis, car les grandes lignes de ces modifications se retrouvent partout identiques. Un culte monothéiste par exemple prendra toujours une forme polythéiste dès qu’il sera pratiqué par un peuple. En tous pays les dieux seront adorés de la même façon avec des rites bien voisins.

La prétention des livres sacrés de créer des dogmes invariables ne s’est jamais réalisée. La fixation par l’écriture en ralentit seulement un peu les transformations.

Bien que les foules ne se soucient guère des textes on les vit souvent se passionner furieusement pour certains d’entre eux dont la compréhension leur demeurait impossible. Les âmes étaient soulevées alors non par ces textes mais par les suggestions de puissants hallucinés. La Réforme ne se fit pas avec les pauvres arguments de Luther et de Calvin, mais grâce à l’action directe de quelques apôtres.

L’influence des meneurs et de la contagion mentale peuvent seules expliquer pourquoi les foules se passionnent parfois pour des controverses théologiques complètement inintelligibles, ou visiblement absurdes. Que pouvaient comprendre, par exemple, au Jansénisme à peine intelligible pour des théologiens les esprits qui s’enthousiasmèrent en faveur de cette doctrine au temps de Louis XIV ? On sait qu’un illuminé du nom de Jansénius s’était imaginé faire revivre la théorie de la prédestination. Ses divagations ne devaient toucher qu’un petit nombre de névropathes hantés par une peur horrible de l’enfer et qui, incertains de la miséricorde divine, vivaient dans le doute et le désespoir. Cependant la France entière faillit être bouleversée par cette insanité, qui impressionne aujourd’hui encore, puisque de graves historiens lui consacrent des ouvrages importants.

La transformation des dogmes, passant de l’âme des théologiens dans celle des foules, est la conséquence d’une loi générale observée dans toutes les religions, aussi bien d’Europe que d’Asie. Le brahmanisme et le bouddhisme en constituent de frappants exemples.

Avant de les étudier, nous remarquerons tout d’abord qu’apparaissent chez ces religions pourtant si lointaines, des manifestations de la mentalité religieuse identiques dans tous les cultes, y compris le christianisme : multiplication des dieux, hérésies, schismes, divisions en sectes, couvents, vie ascétique, rites rigoureux, pèlerinages aux sanctuaires réputés, etc.

Les Védas constituent les livres sacrés du brahmanisme, mais en devenant religion populaire, celui-ci s’est transformé au point de ne plus conserver aucune parenté avec les textes qui l’ont inspiré.

Le Brahmanisme populaire nous montre en effet un mélange intime des croyances les plus diverses. Théoriquement, il comporte une grande trinité : Vishnou, dieu de l’amour, Siva, dieu de la mort et Brahma, souverain maître.

Sur cette trinité fondamentale d’abord, devenue un peu accessoire ensuite, l’imagination populaire greffa des milliers de divinités fort analogues à celles du monde antique. Les forces de la nature, les animaux utiles ou nuisibles, les ombres des morts, l’eau des fleuves, le vent, la lumière, tout devint divinités pour le peuple.

Si au lieu d’examiner le brahmanisme populaire on l’étudie dans les livres des théologiens et des lettrés, apparaissent alors des conceptions religieuses fort différentes. Les dieux secondaires sont à peu près ignorés. Tous les êtres composés d’éléments indestructibles se dissolvent dans leurs principes après la mort et retournent au sein de Brahma. Quelques-uns de ces livres professent sur la création du monde des conceptions parfois très sceptiques : « D’où vient cette création ? disent les Védas, est-elle l’œuvre d’un créateur ou non ? Celui qui la contemple du haut du firmament, celui-là seul le sait. Peut-être lui-même ne le sait-il pas. » On ne fonde pas évidemment une religion populaire avec de tels principes.

Les mêmes distinctions entre la foi populaire et celle des théologiens, apparaissent encore plus frappantes dans le bouddhisme. Cette religion, fondée sur la négation de tous les dieux, a fini par devenir le plus polythéiste des cultes en passant dans la mentalité des masses.

J’ai exposé au cours de mon ouvrage sur les Civilisations de l’Inde, l’histoire de cette transformation. On y verra comment une exploration archéologique me révéla l’évolution subie par le bouddhisme et pourquoi ce dernier disparut du pays où il avait pris naissance.

Les auteurs ayant étudié le bouddhisme dans les livres le crurent avec raison une religion théoriquement athée. Leur erreur commença quand ils supposèrent que cet athéisme était devenu populaire.

Une séparation complète existe entre le bouddhisme théorique et le bouddhisme pratiqué par ses fidèles.

Les conceptions du grand réformateur Bouddha peuvent se résumer en quelques lignes. Je les emprunte à Taine, afin que le lecteur ne me soupçonne pas d’émettre une théorie exclusivement personnelle.

« C’est une hérésie, assurait Bouddha, que d’affirmer l’existence d’un être suprême créateur du monde…

« Quatre vérités composent sa doctrine. Toute existence est une souffrance, parce qu’elle comporte la vieillesse, la maladie, la privation et la mort. Mais ce qui a fait d’elle une souffrance, c’est le désir, sans cesse renouvelé, et sans cesse contrarié, par lequel nous nous attachons aux objets, à la jeunesse, à la santé, à la vie. Donc, pour détruire la souffrance, il faut détruire ce désir. Pour le détruire, il faut renoncer à soi-même, se délivrer de la soif de l’être, ne plus sentir d’attrait pour un objet ni pour aucun être… Le sage atteint au renoncement et à l’insensibilité en considérant que tout être étant composé est périssable, qu’étant périssable il est une simple apparence sans solidité ni support, un phénomène en train de disparaître, semblable à l’écume qui se fait et se défait à la surface de l’eau, à l’image qui flotte dans un miroir ; bref, par la conviction profonde que les choses ne sont pas. »

Cette doctrine est, je le répète, celle des livres. Elle devait évidemment rester incomprise du peuple. L’étude des bas-reliefs de l’Inde m’a vite montré ce que devinrent ces philosophiques conceptions, en pénétrant l’âme populaire. Du négateur des dieux Bouddha, la multitude fit d’abord un dieu unique, puis l’entoura bientôt d’une légion d’autres divinités et le noya en quelques siècles dans leur foule. N’ayant plus alors aucune supériorité sur les autres dieux, Bouddha finit par être oublié et le bouddhisme disparut comme religion spéciale.

Cette transformation d’un athéisme philosophique en polythéisme populaire jette une vive lumière sur les ressorts secrets de la mentalité religieuse.

§ 2. — Comment les peuples interprètent la nature de la divinité.

Les faits précédents montrent clairement ce que deviennent les dogmes en se propageant dans les masses, mais ne nous disent pas de quelle manière les disciples conçoivent leurs divinités.

Il est si difficile de se le représenter pour des peuples à mentalité différente de la nôtre, les Grecs et les Romains par exemple, que les historiens ne l’ont guère tenté. Que pouvait signifier pour un Romain le numen ou génie des empereurs, qu’il adorait et auquel il élevait des temples ? Comment faisait-on si facilement un dieu d’un homme ? Peut-être supposait-on chez les héros une sorte d’incarnation de l’esprit divin ? Ces déifications équivalaient sans doute à la sanctification des personnages vertueux du christianisme. Un saint est, comme les empereurs, un homme divinisé après sa mort et auquel sont dédiés également des temples.

On se représente mieux l’idée de la divinité que se faisaient des hommes moins raffinés, tels que nos ancêtres chrétiens du Moyen Age, par exemple. Dieu et ses saints étaient simplement pour eux des personnages très puissants, dont la faveur s’obtenait au moyen de prières et de présents.

Certains fidèles n’hésitaient pas du reste à manifester leur mécontentement en termes sévères quand la récompense obtenue n’était pas proportionnée aux offrandes. Parlant de la pratique du christianisme au Moyen Age, l’illustre historien Fustel de Coulanges s’exprime ainsi :

« C’était une religion fort grossière et matérielle. Un jour, saint Colomban apprend qu’on a volé son bien dans le moment même où il était en prières au tombeau de saint Martin : il retourne à ce tombeau et s’adressant au saint : « Crois-tu donc que je sois venu prier sur tes reliques pour qu’on me vole mon bien ? » Et le saint se crut tenu de faire découvrir le voleur et de faire restituer les objets dérobés. Un vol avait été commis dans l’église de Sainte-Colombe, à Paris ; Éloi court au sanctuaire et dit : « Écoute bien ce que j’ai à te dire, sainte Colombe, si tu ne me fais pas rapporter ici ce qui a été volé, je ferai fermer la porte de ton église avec des tas d’épines, et il n’y aura plus de culte pour toi. » Le lendemain, les objets volés étaient rapportés. Chaque saint avait une puissance surhumaine, et il devait la mettre au service de ses adorateurs. Le culte était un marché. Donnant donnant. »

Cette conception resta générale au Moyen Age et plus tard encore. Les rois eux-mêmes ne raisonnaient pas autrement que le peuple. M. Lavisse nous montre Louis XI tâchant de se concilier, à l’aide de cadeaux, les personnages influents du paradis.

« Sa prodigalité envers saint Martin, saint Michel, sainte Marthe, etc., mit plus d’une fois sur les dents ses officiers de finances ; ils devaient trouver en quelques jours une somme énorme pour récompenser un saint qui venait de manifester sa bonne volonté, ou bien pour acheter une intervention décisive. Saint Martin de Tours, après la prise de Perpignan, reçut douze cents écus, et la Vierge du Puy, après la naissance du Dauphin, vingt mille écus d’or. Afin d’empêcher Charles le Téméraire de prendre Noyon, en 1412, Jean Bouret dut envoyer tout de suite douze cents écus à un orfèvre, afin de faire une « ville d’argent » pour Notre-Dame. »

Louis XIV n’entendait pas les choses d’une façon bien différente lorsque après la défaite de Malplaquet, il disait d’un ton de reproche : « Dieu a donc oublié tout ce que j’ai fait pour lui ? »

Des conceptions du même ordre apparaissent à tous les âges, chez les dévots de tous les cultes. On ne voit nulle part des divinités inaccessibles aux présents. Les mêmes besoins de l’âme humaine devaient engendrer partout les mêmes manifestations. Supposant les dieux à leur image, comment les hommes n’auraient-ils pas employé, afin de séduire ces êtres redoutables, les moyens par lesquels se concilie la protection des puissants d’ici-bas ?

§ 3. — Transformations subies par une même religion en passant d’un peuple à un autre.

Nous avons montré les modifications subies par les religions en se propageant dans les couches diverses d’une même société. Ces transformations seront plus profondes encore pour une même religion adoptée par des races différentes.

Les théologiens attachés à la lettre des dogmes et exigeant seulement des fidèles la pratique des rites, n’aperçoivent pas ces changements et restent persuadés de l’invariabilité de leurs doctrines, quel que soit le peuple les ayant embrassées. Cependant une religion, du fait seul qu’elle est pratiquée par des races différentes, se transforme entièrement.

Le bouddhisme de l’Inde, par exemple, et celui du Japon et de la Chine n’offrent plus aucune parenté. La différence entre eux est telle que les savants ayant étudié pour la première fois le bouddhisme dans ces dernières contrées crurent rencontrer une religion nouvelle.

L’Islamisme a subi des transformations analogues en passant de l’Arabie dans l’Inde. Le plus monothéiste des cultes y est devenu extrêmement polythéiste. Chez les populations dravidiennes du Dekkan il ne diffère du brahmanisme que par l’adoration de Mahomet. En Algérie, l’islamisme des Arabes et celui des Berbères forment également deux religions assez distinctes.

Cette loi de la transformation des croyances passant d’un peuple à l’autre s’applique à tous les éléments de la civilisation. Dans mon livre, les Lois psychologiques de l’évolution des peuples, j’ai montré depuis longtemps que jamais une nation n’adoptait les arts, les institutions ni la langue d’une autre sans lui faire subir de grands changements.

C’est donc une illusion de croire, avec certains historiens, que les peuples changent leurs dieux à volonté. La conversion de peuples entiers à une religion nouvelle est tout à fait fictive. Si plusieurs semblèrent se convertir au christianisme, à l’islamisme ou au bouddhisme, par exemple, s’ils acceptèrent théoriquement le texte des livres sacrés sans d’ailleurs en connaître un seul mot, ils n’ont adopté réellement de ces diverses croyances que certaines formules, certaines cérémonies, et retenu de la foi nouvelle que les éléments en rapport avec leurs besoins et leurs sentiments. Comment aurait-il pu d’ailleurs en être autrement ?

Ce serait ignorer profondément le mécanisme de la croyance que de supposer un peuple entier capable d’accueillir instantanément les dogmes d’une religion nouvelle pour lui. Quand il a paru les admettre, c’était pour obéir aux prescriptions de chefs redoutés, mais une telle adhésion demeurait purement verbale. Dans les livres seulement on voit Henry VIII imposer le protestantisme à l’Angleterre, sa fille, Marie Tudor, rétablir le catholicisme, puis son autre fille Élisabeth forcer ses sujets à revenir au protestantisme.

Nous résumerons ce chapitre en répétant que la stabilité des religions est une simple apparence. Les dogmes écrits peuvent demeurer invariables, divers rites persister longtemps, mais en réalité les conceptions religieuses suivent la mentalité des hommes qui les adoptent. Elles tendent toutes cependant à prendre certains caractères communs en arrivant dans l’âme populaire. Les divers dieux furent dotés des mêmes pouvoirs, on tenta toujours de se concilier leurs faveurs par les mêmes moyens. Ils extériorisèrent partout les mêmes espoirs, les mêmes craintes et les mêmes rêves.

CHAPITRE III
LES DIEUX DU MONDE ANTIQUE.

§ 1. Les premiers cultes supposés de l’humanité, fétichisme, totémisme, animisme, etc. — § 2. Les dieux du monde gréco-romain. — § 3. Le culte des morts. — § 4. La divinisation des abstractions et des héros. — § 5. Les augures et les oracles.

§ 1. — Les premiers cultes supposés de l’humanité. Fétichisme, Totémisme, Animisme, etc.

Les seules conjectures formées sur les premiers cultes de l’humanité dérivent de l’étude des religions chez les sauvages actuels. Suivant certaines idées, peu défendables au point de vue psychologique, on crut d’abord les religions primitives constituées par le fétichisme et l’animisme. Les historiens les font précéder maintenant d’une sorte de culte appelé totémisme, caractérisé par ce fait que divers clans sauvages se désignent sous des noms d’animaux ou de végétaux.

Les abondantes dissertations des sociologues n’ont guère réussi à découvrir dans le totémisme un culte primitif spécial. Rien en effet ne le distingue nettement du fétichisme. Le totem, qu’il soit animal, plante, ou objet inanimé, paraît bien avoir constitué simplement le signe de ralliement d’une tribu devenu ensuite son fétiche. On peut le comparer aux images figurant sur les bannières et les écussons des chefs guerriers de tous les temps. Loin d’avoir été une religion, le totémisme représente un domaine que la religion n’envahit qu’assez tard.

L’animisme, également séparé du fétichisme par les historiens, nous semble s’y rattacher étroitement. Impossible de croire que le plus inintelligent des sauvages ait jamais adoré une pierre ou un morceau de bois s’il ne les avait supposés doublés d’esprits invisibles. La seule distinction, assez problématique d’ailleurs, pouvant être établie entre le fétichisme et l’animisme serait que dans ce dernier les esprits, au lieu de rester fixés sur l’objet, s’en trouveraient indépendants et pourraient circuler à leur gré.

Un fétiche est parfois individuel, mais le plus souvent collectif. Le totémisme, dont nous parlions à l’instant, représente un fétichisme collectif.

L’homme moderne s’imagine entièrement dégagé du fétichisme et parle de ce culte avec dédain. Cependant sa vie en est pleine. Beaucoup de libres penseurs ont foi dans les présages, les porte-bonheur, l’influence du chiffre 13, et nombre de superstitions du même ordre. Les croyants les plus monothéistes en apparence ne doutent pas de la vertu des reliques, des médailles, de l’action curative des sources miraculeuses et des pèlerinages. Les ex-voto ornent en aussi grande quantité les murs des églises modernes que les anciens temples de la Grèce et se révèlent inspirés par une mentalité identique.

Qu’il s’agisse d’animisme, de fétichisme, ou d’une religion quelconque, les rites et les sacrifices jouèrent toujours, nous l’avons dit plus haut, un rôle essentiel. Chez les peuples déjà avancés en civilisation : Grecs, Romains, Égyptiens ou Juifs, les rites étaient minutieusement réglés. Le Lévitique renferme de nombreuses prescriptions relatives aux cérémonies. Parmi elles figuraient les sacrifices expiatoires pratiqués par la plupart des peuples. Jehovah ne cessait d’en réclamer. Ce dieu féroce, aux goûts plébéiens, se réjouissait de l’odeur de la viande brûlée. Pour se concilier ses faveurs, Salomon fit égorger en une seule fois d’immenses troupeaux de bœufs.

§ 2. — Les dieux du monde gréco-romain.

Il est fort difficile à un homme moderne, même croyant convaincu, de comprendre à quel point la vie religieuse pénétrait le monde ancien. Plus on recule dans l’histoire, plus l’action des dieux apparaît prépondérante. Ils remplissaient en effet une foule de rôles dont les progrès de la pensée les ont successivement délivrés. Les lois naturelles étant ignorées, l’homme attribuait nécessairement à des puissances surnaturelles toutes les forces invisibles, mystérieuses et redoutables dont il ressentait les effets. Le vent, la foudre, les tempêtes étaient des manifestations divines. Les sources, les fleuves, les forêts avaient leurs dieux. Considérant tous ces éléments comme doués de volontés analogues aux siennes propres, l’homme tâchait de se les concilier par les moyens en usage pour obtenir la protection de grands personnages : sacrifices, prières et présents.

Sans remonter au delà des peuples de l’antiquité classique : Grecs, Romains, Égyptiens, etc., on peut dire que la vie religieuse dominait toute leur vie sociale. Fustel de Coulanges l’a montré depuis longtemps pour le monde gréco-romain : « La religion, dit-il, était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie publique, l’État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le magistrat un prêtre, la loi une formule sainte, le patriotisme de la piété, l’exil une excommunication. » J’ai déjà montré ailleurs comment le droit primitif dérivait toujours de la loi religieuse.

La conception que les peuples se sont faite de leurs divinités n’a pas beaucoup varié dans la suite des âges. L’extension du pouvoir qu’ils leur reconnaissaient s’est seule un peu modifiée.

Ce pouvoir fut pendant longtemps assez limité. Même à l’époque où Jupiter devint roi du ciel, il avait encore au-dessus de lui un maître mystérieux, le destin.

Quant aux dieux ordinaires, ils se rapprochaient parfois des simples humains au point de contracter des unions avec eux. Achille est fils de la déesse Thétis, Vénus mère d’Énée, etc.

Les récits d’Homère indiquent bien les bornes de la puissance que l’homme attribuait alors à ses divinités. Il les redoutait très fort, les implorait souvent, mais osait parfois les braver. Au cours du siège de Troie, Diomède blesse Vénus d’un coup de lance et l’accable de menaces. Il frappe le dieu Mars qui voulait venger la déesse. Pendant toute la durée de ce siège célèbre, les dieux interviennent journellement dans les combats. Neptune entoure d’un nuage protecteur le fils d’Anchise afin de le soustraire aux coups d’Achille. Apollon agit de même à l’égard d’Hector. Junon ne se sentant pas assez puissante contre le dieu du fleuve Scamandre qui voulait faire périr Achille, s’adresse à Vulcain pour le protéger, et ce dernier n’y réussit qu’en provoquant un formidable incendie devant lequel le fleuve recule.

D’après la narration attribuée par Virgile à Énée et qui naturellement reflétait les idées de l’époque, il fallut le concours de Neptune, Junon, Pallas et Jupiter pour triompher de la résistance des Troyens, concours très matériel, car ce fut à coups répétés de son trident que Neptune ébranla les murs de Troie.

Les conceptions homériques semblent s’être un peu transformées dans le cours des âges. Au temps d’Auguste, on redoutait toujours les dieux, mais sans croire beaucoup à leur intervention dans la marche du monde.

« Je sais, écrit Horace, que les dieux vivent en repos et que si la nature fait quelques merveilles, ils ne se donnent point la peine d’y mettre la main. »

La nature était déjà, on le voit, une entité mystérieuse permettant, comme aujourd’hui, d’expliquer tous les mystères.

La conception de divinités à puissance limitée ne fut pas particulière au monde gréco-romain ; elle se retrouve parmi toutes les religions de l’Inde. On peut le constater dans les grandes épopées et même dans de simples drames tels que celui de Sacountala, où figurent des dieux ayant recours à l’assistance des mortels.

La croyance en des divinités à pouvoir limité, inconciliable avec l’idée d’un dieu universel exerçant une domination absolue qui se formula plus tard, était la conséquence nécessaire de la multiplicité des dieux. Chacun ne pouvait évidemment posséder la même influence. Au-dessous des plus puissants, Jupiter, Junon et Minerve, trinité adorée au Capitole romain, régnaient de petits dieux à pouvoir fort circonscrit.

Ces divinités innombrables vécurent toujours en parfait accord et l’idée de persécuter leurs adorateurs n’effleura jamais l’âme d’un ancien. Les dieux des peuples voisins se voyaient facilement adoptés par les vainqueurs. Tous ceux des Grecs, des Carthaginois, des Égyptiens, etc., furent romanisés et incorporés dans la religion nationale. Le Bâal punique s’identifia avec Saturne, Diane avec Artémis, Junon avec Isis et Tanit, Vénus avec l’Astarté carthaginoise, etc.

Au moyen d’un mécanisme analogue, les dieux romains se répandirent dans les provinces dominées par Rome, et se mêlèrent ou se fusionnèrent aux dieux locaux. Les chrétiens seuls devaient plus tard faire exception. Ils ne pouvaient évidemment pas s’incliner devant des dieux que leurs livres déclaraient des démons. Ce refus devint l’origine de persécutions longtemps considérées comme religieuses et qui furent seulement politiques. Rome acceptait toutes les divinités, mais exigeait de ses fonctionnaires et de ses soldats un serment aux dieux nationaux et au génie de l’Empereur.

Les détails mêmes du culte de toutes les divinités ont peu varié à travers le temps. Un croyant moderne demande la protection des saints de façon identique à celle dont les anciens réclamaient l’appui de leurs dieux. M. Maspero décrit le culte d’Ammon au temple de Louqsor longtemps avant notre ère, dans des termes qui s’appliqueraient parfaitement aux religions actuelles en changeant simplement quelques noms.

§ 3. — Le culte des morts.

Le culte des morts paraît avoir toujours fait partie des religions. On le retrouve à tous les âges chez la plupart des peuples, des Grecs anciens jusqu’aux Japonais modernes.

Prépondérant dans la Grèce et l’Italie, il pesa lourdement sur le monde antique. On devait en observer soigneusement les rites sous peine de châtiments redoutables.

« Les Grecs et les Romains, écrit Fustel de Coulanges, avaient exactement les mêmes opinions. Si l’on cessait d’offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les morts sortaient de leurs tombeaux ; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie ; ils cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu’au jour où les repas funèbres étaient rétablis. »

Cette crainte des morts était universelle. Avertie par un songe que les mânes d’Agamemnon sont irrités contre elle, Clytemnestre envoie aussitôt des aliments sur son tombeau.

D’après une conception retrouvée dans presque toutes les races, chaque être, chaque objet comportait une sorte d’âme invisible. C’est pourquoi l’ombre des présents suffisait à satisfaire l’ombre des morts. Pour la même raison, beaucoup de peuples immolaient pendant les funérailles des grands personnages des chevaux et des serviteurs qui devaient les accompagner en l’autre monde. L’ombre du défunt arrivait ainsi, convenablement escortée, dans le royaume des morts. Au Pérou, on faisait périr sur la tombe d’un Inca décédé les vierges du temple du Soleil, dont les ombres étaient destinées à former une cour au prince défunt.

Chez les Grecs et les Romains, les divinités constituées par les ombres des morts étaient qualifiées de dieux lares. « Elles sont, disaient les Romains, des divinités redoutables, chargées de châtier les hommes et de veiller sur tout ce qui se passe dans l’intérieur des maisons. » Aussi chaque demeure contenait-elle un autel où, matin et soir, la famille réunie adressait ses prières aux ancêtres et leur offrait quelques menus présents.

Ce culte des morts suffirait à expliquer, en dehors des raisons données dans un autre chapitre, la divinisation des empereurs qui étonna beaucoup d’historiens. Il était fort naturel si un particulier devenait divinité après sa mort, qu’un empereur se changeât en une divinité plus importante et fût adoré par tout un peuple au lieu de l’être seulement par les membres de sa famille.

Le culte des morts s’est perpétué chez beaucoup de nations jusqu’à nos jours. Il constitue la principale religion de la Chine et du Japon. J’ai entendu dire à l’un des hommes les plus distingués du Japon, actuellement ambassadeur auprès d’une grande puissance européenne que, rentré à son foyer, il ne manquait jamais d’aller se recueillir auprès de l’autel consacré à ses ancêtres. J’ai répété trop de fois que la volonté des vivants est dominée par celle des morts pour ne pas reconnaître le côté judicieux d’un tel culte. Par sa pratique, l’homme prend conscience du lien étroit le rattachant aux générations passées dont il n’est que la continuation.

On ne doit donc pas considérer uniquement comme une image l’assertion de l’illustre amiral Togo proclamant, après avoir remporté la plus importante des batailles navales modernes, que ce n’était pas lui, mais l’âme de ses ancêtres qui l’avait gagnée. Assurément une grande part du triomphe revenait au célèbre amiral, cependant tous les aïeux créateurs de l’âme nationale du Japon n’étaient-ils pas les vrais vainqueurs ? Les morts créent nos vertus, et quand nous valons quelque chose, nous le devons surtout à eux.

La religion des morts s’est restreinte chez plusieurs peuples, mais n’a jamais disparu. Pour les chrétiens, elle se borne presque uniquement à la vénération des saints et à une fête annuelle consacrée à visiter les tombes des défunts.

§ 4. — La divinisation des abstractions et des héros.

Au culte des dieux divers dont nous avons parlé s’ajouta encore chez certaines nations la divinisation de personnages et de diverses collectivités. Les Romains déifièrent leurs villes, leurs héros, leurs empereurs et même de simples abstractions. La vertu, la concorde, la justice, etc., avaient leurs temples.

Ces conceptions nous semblent aujourd’hui singulières, cependant plus d’une analogie existe entre elles et le symbolisme moderne.

Nos monuments, nos monnaies, nos papiers officiels, les décorations de nos grandes écoles savantes, sont en effet remplis d’incarnations allégoriques. La loi, la justice, la liberté, etc., continuent à être représentées par des personnages. La pensée de l’homme antique concrétisant la concorde sous forme de déesse, n’était pas très éloignée de celle de l’homme moderne représentant la république par une femme coiffée d’un bonnet phrygien ou personnifiant la ville de Strasbourg sous les traits d’une statue couverte, à certaines dates, de couronnes.

La divinisation des empereurs ne constitue pas davantage un phénomène spécial au monde antique. Non seulement saint Louis entra dans le panthéon chrétien, mais tous les rois de notre ancienne monarchie étaient considérés, aussi bien par le peuple que par des hommes éminents tels que Bossuet, comme des incarnations de la puissance divine. Les inscriptions monétaires et les pièces officielles rappelaient toujours qu’ils tenaient leur pouvoir d’une grâce de Dieu. Pour des personnages en relation si intime avec la divinité, naissait naturellement un sentiment bien voisin de l’adoration. Ne possédaient-ils pas d’ailleurs quelques-uns des pouvoirs attribués à la divinité même, tels que celui de guérir certaines maladies par un simple attouchement ?

En fait, le peuple à tous les âges divinisa les héros. Les soldats de Napoléon considéraient leur empereur comme une divinité invincible. Le vicaire général de Notre-Dame le déclarait publiquement une incarnation de la Providence[3].

[3] Napoléon lui-même finit par trouver cette divinisation de sa personne excessive. En 1808, il écrivait à son ministre de la marine :

« Je vous dispense de me comparer à Dieu. Il y a tant de singularité et d’irrespect pour moi dans cette phrase, que je veux croire que vous n’avez pas réfléchi à ce que vous écriviez. »

Les rapprochements que nous venons de signaler entre la pensée antique et la pensée moderne prouvent à quel point, sous des formes diverses, la mentalité religieuse s’est maintenue identique à travers les âges.

§ 5. — Les augures et les oracles.

Les dieux du paganisme consentaient quelquefois à communiquer avec les mortels au moyen de brefs oracles rendus par des personnages sacrés analogues à nos médiums modernes. Les Grecs n’entreprenaient rien sans les consulter. On venait de très loin interroger à Delphes la Pythie parlant au nom d’Apollon.

La confiance dans les décrets ainsi rendus était absolue. Un oracle ayant déclaré que l’empereur Hadrien mourrait prématurément si un ami intime ne s’immolait pour lui, son favori Antinoüs s’offrit immédiatement en sacrifice et se suicida. Hadrien, désolé mais reconnaissant, lui éleva un temple bientôt entouré d’une ville importante qui dura quatre siècles.

A défaut d’oracles, les augures étaient consultés pour interpréter la volonté des dieux. Ils formaient à Rome un collège officiel, supprimé seulement lorsque le christianisme devint la religion de l’Empire.

Augures et oracles constituaient évidemment un besoin de la mentalité religieuse, puisqu’ils persistèrent toujours sous des noms divers. Le Moyen Age eut la magie et la sorcellerie, nos temps modernes les tables tournantes et les esprits.

Ce qui précède montre à quel point la vie du monde antique était dominée par les croyances religieuses. Nous savons qu’il en fut de même pour le Moyen Age. Pendant plus de mille ans toute notre histoire se trouva soumise aux influences de la théologie. En restreignant de plus en plus le domaine supposé directement régi par les dieux, la science a fini par circonscrire celui de la théologie, mais sans pour cela faire disparaître la mentalité mystique. Celle-ci s’extériorise maintenant sous d’autres formes. De religieuses les croyances sont devenues politiques et sociales. La même confiance dans l’action des formules, les mêmes espérances dominent toujours les âmes. L’homme a besoin de croyances pour alimenter sa vie mentale comme l’estomac a besoin de nourriture pour entretenir la vie matérielle. Cette donnée psychologique fondamentale est mise en évidence par la très instructive histoire des dieux.

CHAPITRE IV
LES GRANDES RELIGIONS SYNTHÉTIQUES. LE CHRISTIANISME.

§ 1. La naissance du christianisme. — § 2. Les transformations du christianisme. — § 3. Propagation du christianisme dans les couches populaires. — § 4. Propagation du christianisme chez les lettrés. — § 5. Les conséquences imprévues de l’adoption du christianisme.

§ 1. — La naissance du christianisme.

Les religions du monde antique furent d’abord des cultes locaux ne cherchant nullement à se propager. Un peuple avait ses dieux comme il possédait sa langue, ses lois, ses coutumes et ses arts. Il eût jugé sacrilège de voir ses divinités adorées par des étrangers. Un conquérant seul pouvait se le permettre.

Quand la puissance romaine eut un peu unifié le vieux monde et rendu les communications faciles, des religions à tendances universelles naquirent. Le christianisme et l’islamisme sont les plus célèbres.

Nous bornerons notre étude à la première. Elle suffit à montrer la genèse et l’évolution de ce que nous appelons les grandes croyances synthétiques. Son histoire apprend de quelle façon naît, se transforme et se propage une religion, comment elle s’assimile des croyances antérieures et pourquoi elle arrive à influencer les âmes.

L’évolution du christianisme contribue également à justifier cette loi, énoncée dans un précédent chapitre, que la religion enseignée par la théologie diffère toujours de celle pratiquée dans les masses. Elle vérifie aussi cette autre loi fondamentale que les manifestations de la mentalité religieuse sont identiques chez tous les peuples, malgré la diversité apparente de leurs croyances. Que l’homme ait vénéré Isis ou la vierge Marie, il les adora pareillement. De la même manière et sans les différencier beaucoup, il adora les divinités du panthéon gréco-romain ou les saints du ciel chrétien. Que ses fétiches fussent des reliques ou des amulettes quelconques, il leur attribua des vertus identiques.


Alors que la vie de plusieurs fondateurs de religions, Mahomet par exemple, est assez bien connue, celle du fondateur du christianisme reste à peu près ignorée. Il ne faut plus la chercher dans les évangiles, comme on le fit longtemps et comme la science a cessé de le croire possible aujourd’hui. Ces livres, dont le plus ancien, celui de Marc, fut écrit au moins un demi-siècle après la mort du Christ, constituent des compilations de rêveries et de souvenirs incertains amplifiés par la pieuse imagination de leurs auteurs.

Les moins inexacts des documents à consulter sur les premiers temps du christianisme paraissent être les épîtres de saint Paul. Mais, n’ayant pas connu le Christ, il n’en pouvait parler que d’après la tradition et son imagination.

Malgré leur insuffisance, ces sources d’information nous donnent du moins les idées en cours à l’époque où Jésus vivait et montrent que jamais le futur Dieu ne se considéra comme une divinité ni même comme le fondateur d’une religion nouvelle.

« Si l’on était venu dire aux douze apôtres, écrit le professeur Guignebert, que Jésus avait incarné Dieu, ils n’auraient d’abord pas compris, puis ils auraient crié à l’abominable scandale… L’idée de filiation divine ne pouvait présenter à l’esprit d’un Juif qu’un horrible blasphème. »

Se croyant un simple prophète, succédant à beaucoup d’autres, Jésus avait l’unique prétention d’annoncer la prochaine venue du royaume de Dieu prédite aux Juifs depuis fort longtemps. Cette bonne nouvelle concernait exclusivement d’ailleurs le peuple d’Israël.

Après sa mort, ses disciples essayèrent de répandre ses prophéties et sa morale, mais recrutèrent d’abord peu d’adeptes. La mémoire du Christ ne semblait pas devoir lui survivre longtemps.

On sait qu’il en fut tout autrement. La vision créatrice d’un illuminé, saint Paul, allait sauver le nom du Christ de l’oubli et l’entourer d’une gloire éternelle.

La célèbre apparition sur le chemin de Damas fut le véritable point de départ du christianisme. Doué d’une exubérante imagination, l’esprit rempli des souvenirs de la philosophie grecque et des religions de l’Orient, saint Paul fonda avec le nom du Christ une religion à laquelle Jésus lui-même n’eût certainement rien compris.

Saint Paul ne paraît d’ailleurs pas avoir songé à faire du Christ une divinité. Il le considérait seulement comme un envoyé de Dieu chargé d’apporter aux hommes la certitude d’une vie éternelle et le rachat de leurs péchés par sa mort.

Rien n’indique que pendant le premier siècle du christianisme Jésus ait été considéré par les fidèles comme un Dieu. La croyance à sa divinité se répandit seulement au début du second siècle parmi les communautés chrétiennes.

On pourrait s’étonner d’une pareille lenteur en se rappelant la facilité avec laquelle les hommes de cette époque divinisaient de grands personnages, tels que les empereurs.

Plusieurs raisons contribuèrent à retarder cette déification. Les Juifs, en se convertissant au christianisme, ne voulaient pas renoncer à Jehovah, dieu terrible et jaloux. Après avoir considéré Jésus comme son envoyé, ils en firent d’abord son fils, puis plus tard l’identifièrent avec lui. La foi aveugle des premiers fidèles les empêchait de voir l’abîme qui séparait le farouche Javeh du doux Jésus. Ces contradictions d’ordre rationnel n’existent pas pour la logique mystique.

Les efforts de saint Paul avaient tendu à dégager le plus possible le christianisme de ses éléments juifs, de façon à en faire une religion universelle. Il le devint, mais son expansion fut assez lente, beaucoup plus, par exemple, que ne devait l’être celle de l’islamisme.

Recherchons maintenant comment le christianisme s’annexa les croyances antérieures et évolua dans le cours des âges. Nous examinerons ensuite les causes de sa propagation.

§ 2. — Les transformations du christianisme.

Le nom de religion synthétique que nous avons donné au christianisme est justifié par son adoption d’une foule de croyances antérieures, dont il prétendait pourtant se séparer.

Dès que la doctrine du Christ sortit du monde étroit de la Judée pour pénétrer dans la vie gréco-romaine, elle devait nécessairement s’adapter à la pensée, aux besoins et aux sentiments de nouveaux milieux.

Elle y réussit par l’emprunt d’une foule d’éléments de la philosophie grecque et des religions orientales alors très en faveur.

La science moderne a mis facilement en évidence ce mélange d’influences étrangères méconnu pendant longtemps.

« Paganisme olympique, orphisme, religions orientales diverses, systèmes philosophiques, tout lui fournit un élément, écrit M. Guignebert…

« Le christianisme est devenu une religion véritable, de toutes la plus complète parce qu’elle a pris à toutes ce qu’elles avaient de meilleur. »

Pendant les cinq premiers siècles de son existence, le christianisme ne cessa de se transformer par ces annexions et il devint à la longue un mélange de toutes les croyances orientales, surtout de celles de l’Égypte et de la Perse, qui, vers le commencement de notre ère, étaient fort répandues dans le monde païen. Le culte d’Isis et celui de Mithra, notamment, y avaient de nombreux adeptes. La plupart des cérémonies, rites et symboles chrétiens, ainsi que la lutte éternelle du bien et du mal, appartenaient au culte de Mithra.

« L’Isis allaitant Horus, dit M. A. Reinach, a contribué à former le type de la Vierge à l’enfant, et l’Horus transperçant le crocodile les saint Georges et les saint Michel terrassant le dragon. On sait que l’influence de l’Égypte sur le christianisme ne s’est pas bornée à ces images… jusqu’au bénitier et à la clochette des messes, des cercles de l’enfer avec la plupart de leurs démons, à la prière pour les trépassés, l’Égypte a marqué le christianisme de son empreinte. »

Les rites du christianisme avaient fini par faire de tels emprunts aux cultes antérieurs que les Pères de l’Église, peu au courant du mécanisme de ces annexions progressives, prenaient le culte de Mithra pour une contrefaçon diabolique de celui du christianisme. C’était justement l’inverse.

En raison de ces additions successives, le christianisme mit plusieurs siècles à se constituer. On peut même dire que jusqu’au commencement du Moyen Age, il n’existait aucun exposé officiel de la doctrine. Les décisions des conciles étant contradictoires restaient sans autorité.

Nul pouvoir central ne pouvait fixer les incertitudes des théologiens, l’évêque de Rome n’ayant pas de prépondérance sur ses collègues. Personne ne songeait alors à sa future suprématie.

La foi chrétienne évolua naturellement selon la mentalité des peuples qui l’acceptèrent. Pendant plusieurs siècles, elle constitua un mélange d’éléments fort hétérogènes. Vainement les théologiens tâchaient d’en préciser les dogmes. Schismes et hérésies ne cessaient de se multiplier. Le concile de Nicée, tenu en 325, n’était pas arrivé à formuler nettement la doctrine. Il avait été réuni d’ailleurs dans la seule intention de combattre Arius, niant que le Fils fût Dieu comme son Père. Ce concile eut pour unique résultat important de diviniser définitivement le Christ.

Jamais religion ne dut autant que le christianisme se soustraire aux querelles des théologiens. Il se fût peut-être désagrégé devant ces discussions, si la foi persistante du peuple, étranger à de telles controverses, ne lui eût constitué un solide appui.

Les dogmes chrétiens n’acquirent une stabilité réelle qu’à partir du moment où le pouvoir du Pape fut admis définitivement, au XVe siècle.

Depuis le Xe siècle, les évêques de Rome essayaient bien, mais n’y avaient réussi qu’exceptionnellement, de se faire reconnaître le droit de gouverner l’Église. Innocent III est à peu près le seul qui se permit d’excommunier des souverains.

La première croisade les avait posés un peu en chefs de la chrétienté. Les rois, cependant, ne se soumirent pas longtemps à une pareille tutelle. Les conciles mêmes l’acceptaient mal. Au XVe siècle, celui de Bâle, résistant aux injonctions d’Eugène IV, ce dernier proclama sa dissolution. Le concile alors déposa le pape et en couronna un autre.

Les Souverains Pontifes finirent cependant par obtenir la suprématie depuis si longtemps rêvée. Elle fut un désastre pour l’Église. Leurs prétentions et les abus du clergé amenèrent l’explosion de la Réforme et des guerres de religion qui ravagèrent l’Europe pendant cinquante ans.

Les querelles incessantes du clergé, sa cupidité et le mépris général qu’il inspirait auraient suffi à justifier la prétention de Luther et Calvin de rejeter l’autorité du pape, renoncer à des dogmes incertains et s’en tenir simplement au texte de la Bible.

Après avoir été funeste à l’Église, la Réforme lui devint fort utile en l’obligeant à s’améliorer et surtout à s’unifier. Vers 1550, le concile de Trente reconnut définitivement la suprématie universelle du pape et fixa les moindres détails des dogmes. Ses décisions constituent le code de l’Église depuis cette époque.

Prétendre fixer immuablement un code quelconque, religieux ou civil et, par conséquent, vouloir l’empêcher de changer a toujours été, non seulement une grave imprudence, mais une impossibilité. Immobiliser les dogmes n’est pas immobiliser les pensées.

Papes et conciles s’imaginèrent donc bien vainement stabiliser à jamais la foi chrétienne. L’esprit humain devait progressivement, par ses découvertes, s’écarter d’elle.

§ 3. — Propagation du christianisme dans les couches populaires.

Après avoir montré comment naquit et se transforma le christianisme, il nous reste à indiquer la façon dont il se propagea. Ce point important constitue un phénomène psychologique fort remarquable, bien que généralement laissé dans l’ombre par les historiens.

J’ai longuement exposé dans un précédent ouvrage comment les opinions et les croyances se répandent, indépendamment de toute action rationnelle, par répétition, affirmation, contagion, suggestion et prestige. Ne pouvant revenir sur ce sujet, je me bornerai à énumérer quelques-unes des causes qui favorisèrent l’expansion du christianisme.

Si cette religion était apparue telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec ses dogmes bizarres et sa métaphysique compliquée, son succès eût été probablement très éphémère. Les foules ne vivent pas de métaphysique, mais d’espérances.

La foi nouvelle en apportait d’immenses. Aux faibles, aux déshérités, aux vaincus de la vie supportant ici-bas une misère sans espoir, le christianisme promettait un paradis de félicités éternelles, où le pauvre deviendrait l’égal du riche et où les puissants de ce monde n’obtiendraient pas plus de privilèges que le dernier des misérables. Le socialisme promet moins aujourd’hui et cependant il subjugue aussi les foules. La vision du bonheur entraînera toujours les âmes.

Dès que cette vie future bienheureuse apparut comme une certitude, la religion chrétienne triompha et le monde fut changé.

On peut remarquer sans doute que la survivance dans un autre monde avec l’enfer et le paradis était admise par la plupart des religions antiques, celles de l’Égypte et de la Perse notamment, mais à l’état de croyance vague. Nous avons vu qu’à l’époque d’Homère le royaume des ombres offrait un séjour peu tentant.

Le christianisme ouvrant aux âmes la perspective d’une éternité de délices, eut pour premier résultat de transposer le but de l’existence. Alors qu’aux yeux des Grecs et des Romains la vie terrestre constituait la principale préoccupation, l’existence future devint l’unique objet des aspirations du chrétien. Son passage ici-bas représentant une simple préparation à la vie céleste le salut éternel était sa constante pensée. Pour l’obtenir et éviter l’enfer, il acceptait les pires privations, la pauvreté, la vie monacale, le martyre même.

Le christianisme du Moyen Age pourrait être caractérisé en disant que, ne présentant pas d’unité chez les théologiens, il la trouva dans l’âme populaire, orientée par deux grands phares : l’espoir du ciel et la peur de l’enfer.

En dehors de ces points essentiels, le peuple conserva sa mentalité païenne. Les noms seuls des vieilles divinités avaient changé. Il adorait la Trinité nouvelle comme jadis celle du Capitole : Jupiter, Junon et Minerve. Les saints remplacèrent la foule des anciens dieux secondaires. Les faunes et les nymphes des forêts se transformèrent en fées ou en démons. Les sorciers se substituèrent aux augures.

Toute religion, nous l’avons montré, revêt bientôt deux formes : celle des préceptes enseignés par les théologiens et les lettrés et celle adoptée par le peuple. Sa propagation ne peut donc s’opérer à l’aide du même mécanisme à travers les couches diverses d’une société.

Sans doute, dans les deux cas, la contagion mentale et la suggestion jouent un rôle prépondérant ; mais, au début, ces moyens d’action ne sauraient suffire pour persuader des classes cultivées.

Nous venons de voir de quelle façon le christianisme se répandit parmi les masses, nous allons essayer de montrer maintenant comment il se propagea dans les couches éclairées du monde romain.

§ 4. — La propagation du christianisme chez les lettrés.

Cette propagation s’expliquerait facilement si l’on se reportait seulement à l’époque où la religion chrétienne ayant gagné le peuple et l’armée, les empereurs jugèrent d’une politique sage d’en faire le culte officiel. Mais bien avant cette légalisation, le christianisme s’était répandu dans la société lettrée. Quelles furent les causes de sa diffusion ?

On ne peut les saisir nettement, sans considérer tout d’abord que le fait d’adopter une religion nouvelle, si grave pour un homme moderne, ne présentait aucune importance pour un Romain. Il ajoutait facilement, en effet, des dieux à son panthéon, sans pour cela changer de religion. Les empereurs eux-mêmes étaient fort éclectiques sur ce point. Hadrien faisait élever des sanctuaires à tous les dieux. Alexandre Sévère avait dans son oratoire les images des plus importantes divinités, y compris celle du Christ. Dans l’Olympe, déjà si peuplé, avaient pris place, après les conquêtes romaines, une foule de dieux nouveaux. Les cultes de l’Égypte et de la Perse se répandaient progressivement. Parmi eux figuraient déjà des divinités à tendance monothéiste et surtout Mithra, le dieu soleil de la Perse, dont plusieurs empereurs se montraient les adorateurs fervents.

Mais la prétention des chrétiens de faire de leur Dieu l’unique maître du ciel, rendait son adoption difficile. Elle avait besoin d’être préparée par une évolution mentale conduisant à envisager tous les anciens dieux comme les formes diverses d’une même divinité, idée existant depuis longtemps dans plusieurs religions de l’Orient.

Cette notion se généralisait de plus en plus au début de notre ère. Le polythéisme universel évoluait progressivement vers un monothéisme théorique. Le Dieu des chrétiens en fut la concrétisation.

Le christianisme n’offrait, en réalité, rien de nouveau aux lettrés. D’une part, en effet, il comportait le Dieu unique dont l’idée s’acceptait de plus en plus, et, de l’autre, il se trouvait saturé d’éléments orientaux : rites, cérémonies et mystères adoptés depuis longtemps.

Outre les facteurs que nous venons d’indiquer, une des plus importantes causes de triomphe pour le christianisme fut son irréductible intransigeance.

En ajoutant seulement un Dieu nouveau à tant d’autres, il aurait fini, ainsi que plus tard le bouddhisme, par être noyé dans les anciens cultes et serait devenu une simple secte. Considérant au contraire son Dieu comme unique et appliquant l’épithète de démons à toutes les autres divinités, il ne pouvait transiger avec elles.

La foi ardente de ses adeptes lui permit du reste de combattre facilement des dieux mal défendus par une foi affaiblie.

§ 5. — Les conséquences imprévues de l’adoption du christianisme.

Les observations précédentes nous montrent le Christianisme accueilli avec enthousiasme par le peuple, avec indulgence par les lettrés et finalement admis dans un but purement politique par les empereurs.

Nul ne prévit alors les lointaines conséquences de cette adoption. Tant de dieux avaient été acceptés dans le cours des siècles qu’un de plus ne semblait pas devoir changer quelque chose à la vie sociale et à la civilisation.

Le contraire cependant se produisit rapidement. Resté sans autres rivaux que des démons, à puissance incertaine, le Dieu des chrétiens prétendit bientôt régir les diverses manifestations de l’existence comme il dirigeait la vie religieuse. Son action s’étendit rapidement à tous les éléments de l’organisation sociale. Les arts, la littérature, la philosophie s’inspirèrent de lui et la civilisation païenne disparut entièrement. Durant des siècles, l’âme humaine ne put se mouvoir que dans le cadre étroit fixé par la théologie chrétienne.

Le christianisme n’aurait pu assurément exercer une telle influence à l’époque où les Romains possédaient une armature sociale, trop stable pour être transformée. Mais quand il triompha, le vieux monde chancelait chaque jour davantage et touchait à sa fin. Les envahisseurs barbares y trouvant une civilisation trop élevée pour leur mentalité, ne pouvaient se l’assimiler. Le christianisme leur fournit les éléments de stabilité qu’ils ne possédaient pas.

Son adoption fut un grand bienfait pour eux et joua dans leur évolution un rôle qu’aucune civilisation supérieure n’aurait su exercer. Les terribles menaces de l’enfer et l’espoir du ciel parvinrent seuls à refréner un peu des hordes dominées par leurs impulsions instinctives et à les transformer en sociétés durables.

La fusion de l’organisation religieuse avec l’organisation politique accrut à la fois la force de la religion et celle de l’État. Pendant de longs siècles, le pouvoir terrestre et le pouvoir divin furent plus ou moins associés, quoique parfois en lutte. Empereurs et rois avaient fini par se considérer comme des représentants de Dieu.

Lorsque, après mille ans de domination, le christianisme eut un peu civilisé les Barbares, ils devinrent alors capables de comprendre le monde antique oublié depuis longtemps. Sa réapparition constitua le mouvement appelé Renaissance.

Cette résurrection fut un éblouissement. Devant les chefs-d’œuvre surgissant à leurs yeux, les hommes délaissèrent les préoccupations théologiques et la perpétuelle menace de l’enfer. Ils admirèrent les dieux et les déesses sortis du tombeau et se laissèrent charmer par leurs merveilleuses légendes.

L’antiquité devint alors la grande inspiratrice. Artistes, littérateurs, philosophes furent subjugués par elle. Il est frappant, quand on visite Rome, de constater que les papes, défenseurs attitrés de la théologie chrétienne, demandaient aux artistes de représenter les légendes de la mythologie païenne. Auprès de ces évocations du monde antique, paraissaient bien pâles les figures étriquées des saints, des martyrs, des Christ et des suppliciés de l’enfer. De tous ces funèbres assombrissements de la vie imposés par la théologie chrétienne l’homme pouvait enfin sortir. La naissance de Vénus, l’histoire de Psyché, les amours de Jupiter ornèrent les murs des palais romains et ceux du Vatican lui-même. Les dieux qui avaient séduit la jeunesse de l’humanité revenaient charmer son âge mûr. Elle apprenait à vivre avec la nature et non plus contre la nature. Si cet élan ne dura pas, c’est que la Réforme y mit indirectement un terme. Sans son influence, le monde fût peut-être redevenu païen.

L’époque de la Renaissance ne coïncida pas seulement avec la résurrection du monde antique, mais avec l’éclosion des sciences expérimentales. Ces dernières devaient changer l’orientation de la pensée. L’homme entrevit qu’aux certitudes l’ayant guidé depuis quinze siècles, il deviendrait nécessaire d’en substituer d’autres.


Obligé de condenser en quelques pages de longs siècles d’histoire religieuse, nous ne pouvions qu’indiquer les grandes lignes du mobile tableau dont l’ensemble constitue le christianisme. Elles suffisent à montrer que la religion, qui devait si longtemps dominer les âmes, ne représente en aucune façon un événement surgi brusquement, mais simplement une fusion d’idées nouvelles avec des dogmes antérieurs. D’abord adopté par le peuple que séduisaient ses promesses, le christianisme n’atteignit les couches élevées de la société qu’après plusieurs siècles.

Cependant pour que la religion nouvelle triomphât, il fallut un de ces concours de circonstances qui se rencontrèrent trois ou quatre fois seulement dans l’histoire du monde. Un tel concours était nécessaire à la réalisation de sa formidable conquête. Grâce au triomphe du christianisme, la pensée des hommes fut orientée pour longtemps, et ils crurent posséder enfin des vérités éternelles.

CHAPITRE V
COMMENT LES GRANDES RELIGIONS PEUVENT SE DÉSAGRÉGER.

§ 1. Les hérésies et les schismes. — § 2. L’évolution des dieux. — § 3. L’évolution du christianisme vers la libre pensée dans les églises protestantes. — § 4. Les tentatives d’évolution du catholicisme. Le modernisme. — § 5. Le christianisme comme création collective.

§ 1. — Les hérésies et les schismes.

Toutes les grandes religions monothéistes : islamisme, christianisme, bouddhisme notamment, fourmillent de schismes et d’hérésies qui les font plus ou moins évoluer et quelquefois disparaître.

Il faut en rechercher la cause principale dans les divergences de mentalité et de nécessités sociales chez les fidèles soumis à une même foi et aussi le besoin de raisonner.

La foi est d’abord acceptée en bloc par contagion mentale sans l’intervention d’aucune influence rationnelle. Mais comme en acquérant une foi on ne perd pas pour cela le désir de raisonner, le croyant trouve toujours quelque côté accessoire, susceptible de nouvelles interprétations. S’il possède un tempérament d’apôtre, il propage ces interprétations et un schisme ou une hérésie naissent bientôt.

Schismes et hérésies furent nombreux dans l’histoire du christianisme et portèrent sur les sujets les plus variés. Marie était-elle seulement la mère du Christ, ainsi que le prétendait Nestorius et non la mère de Dieu ? Comment expliquer par la désobéissance du seul Adam la damnation du genre humain ? etc.

La plupart de ces schismes et hérésies eurent comme conséquence d’immenses carnages. Pour convaincre les Cathares que le Dieu de l’Ancien Testament n’était pas le diable, le pape Innocent III prêcha contre eux en 1208 une croisade qui ravagea le Midi et amena la destruction de villes florissantes, notamment Béziers et Carcassonne. Il fallut massacrer également des milliers de personnes pour démontrer aux fidèles que le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils et non du Père seulement, que le baptême ne doit pas se faire par immersion totale, que la communion exige du pain azyme et non du pain levé, que le signe de la croix doit être fait avec un doigt et non avec deux, etc.

Si les sujets de controverses se montraient importants les massacres l’étaient également. Quand les anabaptistes proclamèrent la nécessité de rebaptiser les enfants devenus adultes, cette prétention, qui nous semblerait assez anodine aujourd’hui, parut si effroyable qu’il en résulta une guerre violente où furent exterminés sans pitié 150.000 hérétiques.

La vie humaine ne comptait guère pour les défenseurs de la foi et la férocité leur semblait une vertu méritant récompense. Les vrais convaincus sont toujours implacables. Quand Torquemada eut fait brûler 6.000 personnes, il réclama comme rétribution de son zèle un chapeau de cardinal.

Schismes et hérésies représentèrent le plus souvent des crises aiguës de mysticisme. Telle sous Louis XIV, l’hérésie des Camisards des Cévennes qui, fanatisés par leur foi, tinrent tête pendant deux ans à trois maréchaux et à de vaillants corps d’armée.

Le quiétisme, le jansénisme, le culte du Sacré-Cœur, etc. résultèrent de crises du même ordre. Ce dernier culte fut fondé par une hystérique un peu folle, Marie Alacoque, qui dans une vision vit le Christ prendre son cœur et lui donner le sien en échange. L’Église institua bientôt une fête pour perpétuer l’événement et prononça en 1864 la béatification de l’auteur de la révélation. On n’a pas oublié qu’une assemblée de graves députés déclara d’utilité publique en 1871 la construction à Montmartre d’une basilique où devait être adoré le Sacré-Cœur. Le monument qui domine la grande ville contribuera à montrer aux générations futures l’importance du rôle des hallucinés dans l’histoire.

De tels accès de mysticisme s’observent indifféremment dans les pays musulmans, catholiques ou protestants. Chez ces derniers éclatent fréquemment des réactions dites réveils religieux, extériorisés par la création de sectes nouvelles.

J’ai montré au cours d’un autre ouvrage l’influence des accès de mysticisme dans les révolutions et les croyances politiques.

« Le concile de Nicée, écrit justement Daniel Berthelot, semble loin de nous ; les disputes entre ariens et nestoriens et les bûchers élevés à propos d’un mot ou d’une virgule des Livres Saints sont des fantômes du passé, n’est-ce pas ? Lisez les querelles quasi théologiques des partisans de l’esperanto ou de l’ido, les comptes rendus de leurs conciles, le Syllabus du pape de Varsovie, les anathèmes des orthodoxes ; contemplez l’exaltation des hérésiarques et les combats furieux de ces sectes ennemies pour un tréma ou pour une consonance, et félicitez-vous que le temps des autodafés soit passé ! »

Je ne crois pas qu’il soit passé. Sans doute la Révolution guillotina ses hérétiques au lieu de les brûler, mais le progrès n’était guère appréciable. Si les socialistes et les francs-maçons n’adorent pas le Sacré-Cœur de Marie Alacoque, ils ont leurs credos, leurs conciles, leurs pontifes, leurs excommunications. Nous ignorons quels moyens d’extermination ils emploieraient à l’égard de leurs adversaires en cas de triomphe. On peut seulement être certain de cette extermination.

§ 2. — L’évolution des dieux.

Les dieux ne sont pas éternels, ils subissent, eux aussi, les lois du temps et disparaissent ou se transforment suivant l’évolution des besoins et des sentiments qui les firent naître.

Leur sort dépend en grande partie du degré de fixité des dogmes imposés par les livres religieux. Quand ces dogmes ne sont pas très stables, les divinités se transforment sans disparaître tout à fait. Trop stabilisée, la croyance, incapable d’évoluer, périt lentement sous l’action du temps.

Le bouddhisme en Asie, le protestantisme en Europe et en Amérique, constituent des exemples de religions peu à peu transformées. Le catholicisme et l’islamisme présentent au contraire des types de religions que la fixité de leurs dogmes empêche de se modifier et par conséquent de s’adapter à de nouveaux besoins.

Le succès du protestantisme, l’échec du modernisme, vont permettre d’illustrer clairement l’observation précédente.

Le cas du protestantisme est très caractéristique. Il montre qu’une religion qui ne se trouve pas trop enfermée dans les dogmes arrive facilement à se modifier. Alors que le catholicisme fit de vains efforts pour s’adapter aux tendances de l’âge moderne, le protestantisme ayant su évoluer avec ces tendances, engendra des religions fort diverses puisqu’elles vont depuis une sorte de catholicisme sans pape jusqu’aux négations les plus nettes de la libre pensée.

§ 3. — L’évolution du christianisme vers la libre pensée dans les églises protestantes.

L’évolution qui devait conduire une partie du protestantisme vers un demi-rationalisme fut une conséquence indirecte et imprévue de la Réforme du XVIe siècle inaugurée par Luther.

La Réforme ne constitua nullement, ainsi qu’on l’a si souvent répété, un mouvement rationaliste ayant pour dessein d’affranchir la pensée humaine du joug religieux. Elle fut exactement le contraire.

On peut substituer une foi dogmatique à une autre comme le firent certains réformateurs, mais le libre examen rationnel se trouvera toujours incompatible avec des croyances irrationnelles se propageant par des procédés (contagion mentale, suggestion, prestige, etc.) où la raison ne prend aucune part.

Le but, fort rétrograde, de Luther était, d’éliminer de la théologie toutes les influences rationnelles. Il enseignait la nécessité pour la foi de se détourner du « pourquoi » des choses. L’homme doit se montrer plus avide de croire que de comprendre et faire de la foi sa préoccupation unique. Nul n’est juste sinon celui qui croit. La parole du Seigneur, telle qu’on la trouve formulée dans la Bible, suffit. La loi morale consiste à lui obéir. Ainsi seulement on peut arriver au royaume de Dieu.

Pour des motifs exposés au cours de cet ouvrage, certaines sectes protestantes aboutirent à la libre pensée, mais jamais Luther ni Calvin n’eurent un seul instant l’idée d’une telle évolution. On doit au contraire les qualifier de réactionnaires, puisqu’ils voulaient revenir aux enseignements de la Bible, c’est-à-dire d’un livre vieux de quinze siècles.

Rejetant l’autorité de l’Église, Luther et Calvin se virent bien obligés de laisser les fidèles interpréter la Bible à leur gré. Cette faculté devait conduire plus tard à la libre pensée quand les livres sacrés furent lus avec les yeux de la science et non plus avec ceux de la foi. A force d’interpréter la Bible, on finit par ne plus y croire. C’était un aboutissement de l’enseignement de Luther qu’il n’avait pas prévu. L’idée de négation qu’implique la libre pensée eût été jugée par lui un horrible blasphème[4]. Calvin avait à sa disposition des supplices capables d’étouffer pareille prétention si elle s’était formulée.

[4] Le Petit Catéchisme de Luther, publié en 1520, contient fort peu de choses contraires à l’orthodoxie catholique.

L’évolution du protestantisme vers la négation de la divinité du Christ fut assez lente et ne pouvait du reste devenir générale, car l’ancienne religion en se désagrégeant dut s’adapter à des mentalités différentes. C’est seulement parmi les sectes du protestantisme dit libéral qu’est rejetée la divinité du Christ. Les protestants orthodoxes l’admettent au contraire et ont conservé — l’Église anglicane officielle, notamment, — beaucoup des dogmes et des cérémonies du catholicisme.

Quelque éloignés ou rapprochés que puissent être suivant les sectes, catholiques et protestants, ils diffèrent surtout par leurs habitudes d’esprit. Le catholique admet en bloc le credo imposé par l’Église, le protestant soumet toujours à l’analyse une croyance qu’il doit chercher à travers les obscurités de la Bible. Pour un catholique la confession absout toutes les fautes, le protestant reste persuadé au contraire de leurs répercussions inévitables. De plus, sa religion étant intérieure il n’éprouve pas comme le catholique le besoin de l’extérioriser en pompes et en symboles.

Si les deux formes du christianisme : catholicisme et protestantisme diffèrent nettement, c’est qu’elles correspondent à des aspirations de races distinctes qui ne sauraient se pénétrer. Sans la Réforme, les peuples du Nord eussent probablement fini par modifier d’eux-mêmes leur ancienne foi, tandis que ceux du Midi l’auraient conservée. Les dogmes imposés dispensent de réfléchir et les pompes brillantes séduisent les sensibilités vives tenant peu à raisonner.

Ce qui vient d’être dit de la mentalité protestante créée par la nécessité d’interpréter soi-même la Bible, s’applique aussi bien aux libéraux qu’aux orthodoxes, mais les premiers seuls ont formulé des négations les rapprochant de la libre pensée ou tout au moins du simple déisme.

Ces négations professées surtout par des esprits éclairés : doyens de Facultés de théologie, professeurs, etc. vont fort loin. Dans le tome III de son livre sur le fidéisme, M. Ménégoz, ancien doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris, se proclame débarrassé « de toute la mythologie ecclésiastique ». Il déclare que « jamais un israélite n’a considéré le Messie comme une incarnation de Jéhovah » et conclut en disant : « Je crois avoir établi que le dogme de la divinité du Christ ne se trouve ni dans l’Ancien, ni dans le Nouveau Testament. »

M. Édouard Vaucher, actuellement doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris, a bien voulu me donner des renseignements précieux sur le développement du protestantisme libéral.

La pensée de contester la divinité du Christ remonterait au début du XVIIe siècle mais ne se répandit que lentement. Le mouvement commencé en Angleterre s’étendit graduellement en Hollande et en Allemagne. Dans ce dernier pays, suivant les époques, l’orthodoxie ou l’école libérale l’emporta.

L’évolution du protestantisme vers la libre pensée ne s’aperçoit pas toujours facilement dans les livres. On évite d’y formuler des négations trop brutales. Les traités dogmatiques classiques représentent Jésus comme un homme inspiré de Dieu et les catéchismes glissent sur ce sujet, assurant seulement que le Christ est comme tous les hommes, fils de Dieu. Il n’y a guère que les unitaires qui insistent sur sa non-divinité.

Les enseignements des diverses sectes protestantes varient au surplus beaucoup, suivant les pays. Ces sectes sont innombrables. L’Amérique en compte plus de deux cents. Depuis 1750, m’écrit M. Vaucher, l’histoire des églises protestantes consiste pour une grande part dans un mouvement de flux et de reflux des idées libérales. Elles seraient maintenant en progrès aux États-Unis et en Angleterre.

J’ai montré dans un autre chapitre les transformations profondes subies par une religion en passant des théologiens et des lettrés aux couches populaires. On a vu que Bouddha, négateur des dieux, était rapidement devenu dieu pour les foules. Il est impossible d’admettre l’irréligiosité d’une croyance populaire. Le protestantisme dit libéral est surtout une doctrine de lettrés. Je doute fort que ses négations aient beaucoup pénétré dans l’âme des fidèles. Le plus souvent ils n’en ont pas même entendu parler.

§ 4. — Les tentatives d’évolution du catholicisme. Le modernisme.

Le catholicisme, avec ses pompes et ses cérémonies, conservera toujours beaucoup plus de prestige sur l’âme populaire que le protestantisme. Immobilisé, malheureusement, par la fixité de ses dogmes il rentre dans la catégorie mentionnée plus haut des religions destinées à périr lentement sans pouvoir évoluer.

Convenant aux besoins des peuples demi-barbares du Moyen Age, l’ancien catholicisme ne s’adapte plus à la mentalité des hommes d’aujourd’hui.

Comment faire admettre, en effet, à un esprit moderne, l’existence d’un Dieu assez vindicatif pour punir la désobéissance du premier homme par la damnation de sa postérité et venger par la mort de son propre Fils une faible faute ?

Les dieux animés de nos passions et de nos fureurs, prenant parti dans les batailles, menaçant leurs créatures d’effroyables supplices pendant l’éternité, avides de sacrifices et d’adoration, modifiant le cours des choses au gré de nos prières et intervenant dans chacun de nos actes, étaient adaptés à la jeunesse des peuples ; mais la science les a rendus trop invraisemblables pour que les esprits modernes puissent s’occuper d’eux.

Bien que le poids d’hérédités séculaires soutienne encore leur prestige, la parole du prêtre est de moins en moins entendue et lui-même arrive parfois à douter de ce qu’il enseigne. Les pieuses légendes des vitraux ne lui disent plus rien. Le scepticisme effleure sa pensée et il cherche un autre idéal pour l’orienter.

Des catholiques dont la foi chancelait essayèrent au moyen du modernisme, d’adapter leur religion aux temps nouveaux. Le but de cette doctrine était, on le sait, de rendre acceptables pour la raison les dogmes chrétiens en les considérant comme de simples symboles. Son succès fut d’abord très grand. Prêtres, étudiants, évêques même, y adhéraient rapidement. Pour refréner ce mouvement, le chef de l’Église en fut réduit à imposer, par une encyclique spéciale aux fidèles aspirant à faire partie du clergé, un serment ecclésiastique rejetant toutes les idées nouvelles.

Il eut peut-être raison. Le modernisme victorieux fût vite devenu une religion très voisine du protestantisme libéral et bientôt en lutte contre la foi ancienne.

L’acceptation du modernisme par l’Église ne lui aurait certainement pas amené de nouveaux fidèles. Quand un croyant discute sa foi c’est que, d’une façon consciente ou inconsciente il l’a déjà perdue. Peu importe à un vrai convaincu l’absurdité des dogmes, il ne la soupçonne même pas. Foi et raison n’habitent pas la même demeure.

§ 5. — Le christianisme comme création collective.

Ici se termine notre bref exposé de l’évolution philosophique du christianisme. En parlant de ses origines, nous avons cru inutile d’examiner la question si discutée aujourd’hui de l’existence réelle de son fondateur. Que le Christ ait vécu ou non, il n’y eut sûrement aucune analogie entre l’humble prophète galiléen et le Dieu de la légende adoré par les hommes depuis deux mille ans.

Le Christ divinisé que les fidèles implorent est une création collective, puisque sa personne et ses doctrines mirent plusieurs siècles à se constituer avec les débris de divinités et de croyances antérieures. Le Dieu de nos cathédrales est une de ces divinités synthétiques, comme Minerve, Hercule ou Vénus, qui incarnèrent les vertus, les besoins, les aspirations des peuples. Tous ces dieux ne furent que des personnifications d’idées issues de nos sentiments. Adorer une divinité n’est bien souvent qu’adorer ses rêves et par conséquent s’adorer soi-même.

Tous les dieux de l’humanité surgirent des régions inconscientes de l’âme collective, où la raison ne pénètre pas, c’est pourquoi ils dominèrent toujours la pensée des hommes et orientèrent les grandes civilisations. La logique rationnelle est impuissante contre ces indestructibles maîtres. Elle nous conseille parfois d’anéantir leurs temples sans songer qu’une logique plus haute nous obligera peut-être un jour à les rebâtir.

CHAPITRE VI
LA NAISSANCE DE NOUVELLES CROYANCES.

§ 1. Raisons psychologiques de la formation de religions nouvelles. — § 2. Les éléments des nouvelles croyances. — § 3. Religions nouvelles formées par la transformation d’anciennes croyances. — § 4. Religions nouvelles n’empruntant que peu d’éléments aux anciennes croyances. — § 5. Les croyances politiques à forme religieuse. — § 6. Les tentatives de religion scientifique.

§ 1. — Raisons psychologiques de la formation de religions nouvelles.

Après avoir montré que les croyances sont la manifestation d’une mentalité irréductible, nous avons fait voir que cette mentalité pouvait s’extérioriser en croyances fort diverses.

La mentalité religieuse, et surtout le mysticisme qui en constitue une des principales bases, étant indestructibles, il n’est pas supposable que l’âge des croyances religieuses ou à forme religieuse puisse jamais s’évanouir.

Sans doute l’ère des fondateurs de religions universelles comme Bouddha et Mahomet, ou des puissants réformateurs comme Luther et Calvin semble disparue. Cependant l’éclosion fréquente, dans divers pays, de petites religions montre l’humanité toujours confiante en l’assistance des dieux.

§ 2. — Les éléments des nouvelles croyances.

La formation de ces croyances nouvelles s’accomplit au moyen du même mécanisme. Un visionnaire réunit autour de lui quelques apôtres qui propagent ses révélations par suggestion et contagion mentale.

D’abord flottante, la doctrine révélée se fixe bientôt en dogmes. Elle possède alors pour appui, comme toutes les religions, ces trois grandes colonnes mystiques : la foi, les rites et les symboles.

Dès qu’elle est un peu répandue, la croyance ainsi constituée se subdivise le plus souvent en sectes qui lui ôtent son unité et ne lui permettent guère de durer. Cette ramification en sectes arrêta l’extension d’un grand nombre de cultes.

Les principes exposés dans un précédent chapitre ont montré que la plupart des religions nouvelles ne sont pas formées de toutes pièces, mais avec les débris de croyances antérieures. Ce fait dérive de cette raison psychologique très simple que les croyances ne meurent jamais brusquement. Il leur faut parfois la durée de plusieurs générations pour disparaître et après leur évanouissement elles laissent des survivances ineffaçables dans l’esprit. Certains rites, certains mots, certaines prières d’un usage séculaire évoquent encore, même chez les plus sceptiques, une foule d’aspirations et de sentiments enfouis au fond de l’inconscient. Sans doute alors la foi n’est plus continue, mais elle se réveille dans les grandes circonstances, à l’heure de la mort, par exemple, pour les individus et à celle des catastrophes pour les peuples. On le vit d’une façon frappante en France, aux jours de détresse qui suivirent la guerre de 1870. Les députés de cette époque exaucèrent un vœu de la nation entière en votant, afin d’obtenir l’appui du ciel, la construction d’une grande cathédrale. La foule affluait alors dans les églises. Elle y entendit des moines de foi forte et d’intelligence faible lui recommander pèlerinages et prières et représenter nos défaites comme une vengeance du ciel contre les impies. Ce langage d’un autre âge étant peu apte de nos jours à relever un peuple, demeura sans influence. Correspondant à des besoins plus modernes, le socialisme put alors entreprendre de se substituer à la foi ancienne et tenter de fonder une religion à son tour.

§ 3. — Religions nouvelles formées par la transformation d’anciennes croyances.

Il découle des considérations précédentes qu’une foi ne peut guère s’établir sans éléments des religions antérieures. Nous allons le voir en étudiant la genèse de diverses religions formées depuis un siècle. Leur brève histoire justifiera entièrement les principes précédemment exposés.

Nous examinerons d’abord dans ce paragraphe les religions dérivant de cultes antérieurs, comme les sectes protestantes ; nous citerons ensuite celles qui, telles que le mormonisme, le spiritisme, etc., s’en écartent notablement, malgré d’importants emprunts.

Les sectes protestantes, dont l’Amérique est remplie, figurent parmi les meilleurs exemples à donner, non seulement de la division d’une même religion, mais encore de la force merveilleuse donnée parfois à l’homme par l’exaltation religieuse. C’est elle, en effet, qui contribua puissamment à couvrir de villes imposantes des contrées jadis peuplées de tribus sauvages.

Une petite émigration de puritains fuyant les persécutions suffit pour fonder, en 1620, la modeste colonie qui devait constituer un jour la formidable république des États-Unis.

L’intolérance farouche de ces émigrés ne les servit pas moins que leur foi ardente. Interdisant l’entrée du territoire à tous les hommes d’une autre secte, elle maintint chez eux l’unité d’action.

Évidemment l’exaltation religieuse est un élément puissant d’action, cependant elle ne suffit pas. La foi développe les qualités que l’homme possède, mais ne saurait les faire naître. Dans des régions analogues, d’autres peuples inspirés de croyances aussi vives n’ont rien fondé de durable.

Mais les envahisseurs protestants apportaient, en dehors de la foi et grandies par elle, les vertus de leur race : initiative individuelle, goût du travail, persévérance invincible, discipline interne solidement établie.

Ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas, ces hommes énergiques adaptèrent inconsciemment la religion à leur mentalité ancestrale et aux besoins présents. Bien que rédigée d’après des textes bibliques, la constitution politique des premières années était imprégnée de self-government. L’esprit d’indépendance se manifesta jusque dans l’organisation de l’Église, que ne dirigeait aucun pouvoir suprême. Elle se composait d’une collection de cultes indépendants et autonomes qui devinrent bientôt des sectes distinctes, mais se tolérant parfaitement.

Les premiers émigrants acceptaient entièrement la doctrine de Calvin sur la prédestination, d’après laquelle les hommes étaient désignés avant même leur naissance, pour le ciel ou l’enfer, au gré du Créateur. Mais ce fatalisme barbare choquant par trop les sentiments d’équité devait provoquer une réaction et, dès la troisième génération, le dogme de la prédestination se trouvait à peu près répudié. On préféra d’ailleurs ne pas être affirmatif sur les points laissés incertains par la Bible, tels que l’éternité des peines, la divinité du Christ et la Trinité.

Multipliées chaque jour davantage, les sectes protestantes comprennent aujourd’hui des variétés nombreuses de croyances dont beaucoup n’ont plus guère de chrétien que le nom. Toutes considèrent du reste la nature de la foi comme sans importance, mais jugent que l’homme pour agir doit posséder une foi. La psychologie moderne ne saurait contester la justesse de cette conception.

Parmi les sectes nouvelles pouvant se rattacher partiellement au christianisme, une place particulière revient à celle dite christian-science, non seulement à cause de son prodigieux succès, mais surtout en raison des enseignements précieux que son étude fournit à la psychologie. Elle a provoqué à bon droit l’attention des philosophes, W. James notamment.

Ses disciples, dont le nombre dépasse un million, comptent des professeurs, des écrivains et des artistes. Cinq cent mille exemplaires de sa bible ont déjà été vendus ; quatre mille élèves fréquentent ses collèges.

Elle eut pour fondatrice une certaine dame Eddy, que les fidèles comparent au Christ. Sa religion se révèle optimiste. Le Dieu vindicatif des Juifs et des Chrétiens y demeure inconnu. Elle considère la souffrance comme une illusion, attendu que l’homme ayant été fait à l’image de Dieu, cette image ne doit pas souffrir.

Dès qu’un « scientiste » se croit malade, il fait venir un apôtre de la religion. Ce dernier lui suggère énergiquement qu’il ne souffre pas, et cette suggestion réussit souvent à le soulager : « La foi guérit », a dit depuis longtemps le célèbre médecin Charcot.

« Des aveugles, assure W. James, ont recouvré la vue, des paralytiques l’usage de leurs jambes ; des malades incurables ont retrouvé la santé. Dans le domaine moral, les résultats n’ont pas été moins frappants. Bien des hommes ont adopté une attitude optimiste, qui n’avaient jamais supposé qu’ils en fussent capables.

« … Agissez, écrit la fondatrice, comme si j’avais raison, et l’expérience de chaque jour vous prouvera que vous êtes dans le vrai. Vous éprouverez dans votre corps, dans votre esprit, que les énergies qui gouvernent la nature sont des énergies personnelles, que vos pensées personnelles sont des forces réelles, que les puissances de l’univers répondent directement à vos appels et à vos besoins individuels.

« … La religion nouvelle donne la sérénité, l’équilibre moral, le bonheur. »

De tels résultats expliquent le succès considérable de cette médecine mentale. Les « scientistes » se distinguent tous par leur caractère heureux. La mort même, envisagée comme la fin d’un rêve, ne les effraie pas.

Si l’on admet pour but d’une religion la création du bonheur, il faut reconnaître que la christian-science a parfaitement atteint ce résultat.

Enseignant que l’esprit peut transformer les impressions reçues du monde extérieur, cette religion n’avance rien de contraire à l’observation. Si elle arrivait à détruire le pessimisme dans le monde, le service rendu à l’humanité serait immense. Malheureusement, la christian-science ne crée sans doute l’optimisme que chez des natures y étant déjà portées et leur fournit seulement de nouvelles raisons de le maintenir.

Les résultats de cette croyance contribuent à justifier l’action des eaux miraculeuses, des pèlerinages, des reliques, des prières, etc., contestée jadis par la science, mais qu’elle accepte aujourd’hui.

Des phénomènes si intéressants au point de vue psychologique doivent rendre indulgent à l’égard des promesses formulées par les vendeurs d’illusions. J’ai rappelé ailleurs l’histoire d’un vendeur de bagues magiques assurant, disait-il, le succès à leurs possesseurs. Poursuivi devant le tribunal, il fut condamné. Théoriquement, le tribunal avait raison, mais au point de vue pratique, le sorcier n’était pas répréhensible. Il ne trompait personne, puisque de nombreux témoins affirmèrent avoir été comblés de prospérité à partir du jour où ils portèrent l’anneau magique. Une couturière vit brusquement sa clientèle se développer, un commerçant ses affaires rapidement s’accroître. Et pourquoi ces résultats heureux ? Simplement parce que la confiance en l’aide magique de l’anneau stimula leurs facultés. L’homme utilise généralement une faible partie des forces qui sont en lui. La foi dans un secours surnaturel contribue à le faire agir de telle façon qu’il réussit.

Cette action de la foi, sur laquelle nous sommes fréquemment revenu, constitue un des côtés les plus importants de l’influence des religions, influence qui, si mystérieuse qu’elle paraisse, a été trop constatée pour être niable aujourd’hui.

§ 4. — Religions nouvelles n’empruntant que peu d’éléments aux anciennes croyances.

Les sectes protestantes représentent simplement, des modifications d’une même croyance. Nous allons parler maintenant de religions ne se rattachant pas à d’anciennes croyances, ou du moins ne s’y rattachant que par des liens très lâches.

Ce n’est pas la fondation de religions nouvelles qui est rare dans l’histoire, mais leur succès. Durant un siècle seulement, la France en vit naître une douzaine. A ne compter que les plus célèbres depuis 1789, on trouve d’abord : le culte de la Raison, d’un succès éphémère, puis la religion de l’Être Suprême, sorte de déisme imaginé par Robespierre. Se succédèrent ensuite la religion Svedenborgienne, qui recrute encore des disciples, puis la Théophilanthropie de Valentin Haüy, le Saint-Simonisme du père Enfantin, le culte de l’Humanité d’Auguste Comte, le Spiritisme, le Satanisme, etc. Les autres contrées furent aussi fécondes.

Une des plus remarquables religions récentes de l’Amérique est le Mormonisme. Il constitue encore une preuve de la puissance conférée à l’homme par une foi forte, fût-elle absurde, et confirme aussi l’assertion émise plus haut qu’une religion exalte les qualités possédées par l’individu, mais ne saurait en créer. C’est justement pourquoi la même croyance produit des résultats absolument différents, suivant le peuple qui l’adopte.

Si chimérique que cette croyance puisse être, ses effets seront très pratiques chez une race vigoureuse poursuivant toujours les côtés utilitaires de la vie. Le Mormonisme en fournit un frappant exemple.

Fondée par un visionnaire, auteur d’une sorte de bible imprégnée de nombreuses réminiscences chrétiennes, la religion nouvelle groupa bientôt quelques adeptes, mais serait rapidement tombée, comme beaucoup d’autres, dans l’oubli, si elle n’avait rencontré un de ces grands meneurs d’hommes comparables à saint Paul et sans lesquels aucune foi n’a pu prospérer.

Ce nouveau saint Paul, homme extrêmement séducteur et énergique, s’appelait Joseph Smith. Il réunit très vite plusieurs centaines de disciples.

Malheureusement, leur doctrine enseignait la polygamie, considérée comme un affreux scandale par les puritains de l’Amérique. Des troupes furent dépêchées pour détruire les hérétiques. Joseph Smith se sauva dans l’Ohio avec ses adeptes. Ils y fondèrent trois cents fermes qui prospérèrent rapidement. Les puritains exaspérés les firent incendier par des soldats. Dépouillés de tout, les fidèles se réfugièrent sur les bords de l’Illinois. De nouvelles troupes furent envoyées afin de les massacrer. Sous la conduite de leur prophète, Brigham Young, ils émigrèrent vers l’Ouest et arrivèrent en 1844, après avoir parcouru plus de cinq cents lieues, sur les bords du Lac Salé, région stérile et désolée où nul ennemi ne pouvait songer à les suivre.

Aucune colonisation ne semblait possible dans un tel désert. Grâce à l’ardeur de leur foi, les Mormons triomphèrent cependant d’obstacles paraissant invincibles. En cinquante ans, ils transformèrent une contrée aride en région fertile, couverte de villes, de monuments, d’usines et d’industries variées. Le nombre des Mormons devint tel qu’il fallut renoncer à les persécuter. La polygamie avait favorisé leur multiplication rapide. Beaucoup d’entre eux ont huit ou dix femmes[5] et jusqu’à dix-huit enfants. Grâce aux richesses acquises par leur labeur ils peuvent les entretenir facilement.

[5] Interrogée par M. Huret sur ce qu’elle pensait de la polygamie, une dame mormone répondit : « Je préfère être la dixième femme d’un homme supérieur que la femme unique d’un homme médiocre. » Elle ajouta ensuite que les femmes de polygames sont bien plus heureuses que les autres.

Le prosélytisme religieux des Mormons est aussi développé que leurs capacités industrielles. Leur dernier pape, père de quarante-deux enfants et directeur d’une grande banque, a déjà expédié quinze cents missionnaires dans le monde. Ils propageront peut-être le mormonisme, mais ne sauraient donner à ses nouveaux disciples les qualités de race qui déterminèrent le succès de cette religion en Amérique. Le pape mormon s’illusionne un peu, je crois, en espérant convertir l’univers à sa doctrine.


A côté des religions que nous venons de citer, on pourrait encore énumérer celles surgies en Orient depuis un siècle seulement, telles que le babysme et le bahaïsme en Perse. J’ai déjà parlé de la première dans un précédent ouvrage, à propos des martyrs qu’elle suscite.

La seconde se donne comme religion universelle, avec ce caractère particulier de ne pas chercher à supprimer les autres cultes, mais de les considérer tous comme les explications différentes d’une même vérité.

« Le bahaïsme, écrit un de ses disciples, montre comment, à travers la diversité des dogmes et des symboles, les religions ne sont que le résultat de l’effort d’humanités différentes pour résoudre le grand problème de l’Inconnu ; et que leurs fondateurs sont les messagers d’un même Dieu, apportant aux hommes un même enseignement, adapté seulement aux exigences de l’époque. »

Ces conceptions se révèlent un peu trop rationalistes pour avoir, je crois, grand succès. Le peuple n’adorera toujours que des dieux personnels. Les dieux impersonnels sont des abstractions du même ordre que la nature pour le savant, la beauté pour l’artiste, l’inconnaissable pour le philosophe, la justice pour l’homme politique. On les invoque et on les respecte. On ne les adore pas.


Bien loin des religions précédentes et sans parenté immédiate avec elles, peuvent être citées comme croyances nouvelles les rêveries des théosophistes et des spirites.

Le spiritisme ayant pour but d’entrer, au moyen de tables tournantes et de médiums, en communication avec les âmes des morts et les esprits de l’autre monde, constitue une sorte de culte qui compte actuellement plusieurs millions d’adeptes.

A côté du spiritisme se rangent toutes les croyances du même ordre : occultisme, théosophisme, etc. Elles sont très vagues, très imprécises, et répéter ici les conclusions de l’étude que je leur ai consacrée dans mon livre, les Opinions et les Croyances, serait sans intérêt. Nous n’en parlons maintenant que pour donner encore une preuve de l’indestructibilité de la mentalité religieuse.

Le fait qu’un certain nombre de savants éminents adhèrent aux croyances spirites montre bien à quel point il est impossible à l’esprit de se passer de religion et quels faibles arguments suffisent parfois à contenter l’homme le plus savant quand il pénètre dans le champ de la croyance.

§ 5. — Les croyances politiques à forme religieuse.

La mentalité mystique s’appliquant à des sujets fort divers, héros, doctrines ou formules, une religion n’implique pas nécessairement la croyance en une divinité. On peut être un parfait athée et rester cependant saturé d’esprit mystique. Les partis politiques et les révolutions ne triomphent nullement au moyen d’arguments rationnels mais seulement après avoir inspiré des sentiments de nature religieuse. La Révolution française en fournit un éclatant exemple. J’ai consacré mon précédent volume à le démontrer.

La Russie fourmille de sectes, celle des nihilistes, notamment, dont les adeptes n’adorent aucune divinité et sont prêts cependant à périr pour le triomphe de leur foi.

Le succès du socialisme pourrait être également invoqué à l’appui de notre thèse. J’ai expliqué depuis longtemps déjà, dans la Psychologie du socialisme, que cette doctrine constituait une religion en voie de formation, très proche parente du christianisme à ses débuts. Comme le culte de Moloch, elle fait malheureusement partie des croyances funestes aux peuples qui les adoptèrent.

§ 6. — Les tentatives de religion scientifique.

Les efforts tentés pour fonder une religion sur la science échouèrent toujours. Ils furent, à vrai dire, assez rares et l’on ne trouve guère que la doctrine d’Auguste Comte méritant l’attention. Bien oubliée aujourd’hui, elle se borna en réalité à changer les noms des dogmes catholiques. Une nouvelle trinité : le Grand-Être (l’humanité), le Grand Fétiche (la terre), le Grand Milieu (l’espace) devait remplacer la Trinité chrétienne. Un nouveau clergé, composé de savants, se substituait à l’ancien. Un tel essai ne se renouvellera probablement jamais. Tout au plus, pourra-t-on voir la science revêtir dans quelques esprits une forme religieuse.

Il est illusoire en effet de supposer que des conceptions théologiques et morales s’adressant à la partie mystique et affective de notre nature, et restant toujours personnelles soient remplaçables par des vérités scientifiques d’origine rationnelle dont le caractère fondamental consiste à demeurer complètement impersonnelles.

Ces raisons profondes s’opposeront toujours à ce qu’une religion puisse avoir la science pour base. Il fallait ne posséder aucune idée du mécanisme de la croyance pour prétendre fonder une foi sur la science. Une religion scientifique aussi bien qu’une morale scientifique est impossible. Ces deux mots : science et religion jurent d’être accolés.

LIVRE II
LE CYCLE DES CERTITUDES AFFECTIVES ET COLLECTIVES. — LA MORALE.

CHAPITRE I
LES DÉFINITIONS DE LA MORALE. LE BIEN ET LE MAL, LE VICE ET LA VERTU.

§ 1. Les incertitudes actuelles sur la morale. — § 2. Les définitions de la morale. Le bien et le mal. — § 3. La morale individuelle et la morale collective.

§ 1. — Les incertitudes actuelles sur la morale.

Lorsque les philosophes de l’avenir écriront l’histoire des erreurs de l’esprit humain, ils trouveront de précieux documents dans les traités de théologie, de sorcellerie et de morale. Leur lecture, quoique dégageant un immense ennui, est nécessaire pour montrer à quel point des faits très simples peuvent donner lieu à des interprétations erronées et combien il est difficile de discuter, avec des arguments rationnels, les phénomènes dictés par des influences mystiques, affectives ou collectives, indépendantes de la raison.

Depuis deux mille ans, théologiens et philosophes, à la suite d’Aristote et de Platon, dissertent sur la morale, sans avoir rien pu édifier de durable, puisque la plus profonde anarchie règne encore aujourd’hui sur cet antique sujet.

Les incertitudes de l’heure présente se reflètent à travers une foule d’écrits, et mieux encore dans les discours des grands congrès de philosophie et de morale. Rien n’est aussi lamentable, par exemple, que la lecture du compte rendu[6] relatant les discours prononcés au Congrès International d’Éducation morale, tenu à La Haye en 1912. A cette réunion prirent part des hommes éminents, tels que MM. Boutroux et Buisson. Leurs contradictions, leurs perplexités sur la majorité des questions fondamentales, montrent le désordre qui divise actuellement les esprits.

[6] Publié par la Revue philosophique de janvier 1913.

Ce congrès mit surtout en évidence la perte chaque jour plus grande de l’espoir que la science pourrait éclairer ces questions. « Un étrange sentiment de malaise, d’inquiétude, se manifeste dans la nation. Il atteint les fidèles, les purs eux-mêmes : la foi rationaliste fléchit, la confiance et l’enthousiasme ont fait place au doute, à l’hésitation… M. Boutroux souffre comme nous tous de l’anarchie morale contemporaine, mais il ne désespère point. »

M. Boutroux a raison sans doute de ne pas désespérer et de persister dans son besoin de conciliation. Il donne malheureusement pour établir cette conciliation des principes très vagues, empruntés à une théologie un peu surannée. « La morale, dit-il, découle de la religion parce que Dieu est le bien et la perfection mêmes. »

Le rédacteur des comptes rendus de ce congrès conclut en disant : « M. Boutroux, malgré son attitude conciliatrice n’a pu s’empêcher de constater la terrible confusion qui a régné au congrès de La Haye. Ce congrès n’a satisfait aucun de ceux qui y ont participé dans l’espoir de rétablir l’équilibre dans leurs âmes tourmentées par le désordre moral de la vie moderne. »

Ces discussions académiques ont fini par franchir l’enceinte du Parlement. Le 21 janvier 1910, des orateurs y disséquèrent les fondements de la morale et constatèrent que les plus éminents philosophes renonçaient à en découvrir aucun.

Ils prouvèrent par la citation d’extraits de maîtres incontestés de l’Université, que nos professeurs de philosophie eux-mêmes, réunis sous la présidence de M. Croiset, doyen de la Faculté des Lettres, afin de préciser les bases de la morale, arrivèrent à de lamentables conclusions.

« Chacun y apporta, dit M. J. Piou, son contingent de lumières ; ce sont des hommes d’une haute culture intellectuelle, d’une haute droiture. Après avoir beaucoup cherché et rien trouvé, ils se sont sentis pris de découragement, et le même mot est sorti de toutes les lèvres : Impossible ! »

« A quoi bon, a dit l’un d’eux, et non des moindres, M. Boutroux, pourquoi faire éclater aux yeux du public le désaccord qui règne entre les doctes touchant les principes mêmes de la conduite de la vie ? ». L’aveu d’impuissance s’échappe de toutes les bouches. Voici M. Payot lui-même : « Les hommes qui devaient éclairer la route sont désemparés ; ils ont abandonné le catholicisme, mais il ne faut qu’une heure d’horloge pour s’apercevoir qu’ils ne l’ont pas remplacé et que leur vie ne va plus que dirigée par les habitudes de sentir et de penser d’autrefois. Plus de cocher, ce sont les chevaux qui conduisent la voiture. Comptez-les donc, s’il vous plaît, les systèmes de morale, que le rationalisme a tirés de la morale divine et entassés les uns sur les autres. C’est la morale de la solidarité, création de M. Bourgeois qui a eu son heure de faveur, mais qui tombe maintenant en disgrâce et que M. Jacob, cité l’autre jour comme un homme de génie, a déclarée inacceptable. C’est la morale scientifique ; mais, par malheur, M. Poincaré a affirmé qu’il n’y avait pas de morale scientifique.

Voici encore la morale du plaisir, la morale de l’intérêt, la morale socialiste, la morale maçonnique de M. Combes ; et il y en a encore, et il y en a toujours : c’est, comme dit Montaigne, un « tintamarre de cervelles ».

L’enseignement de la morale embarrasse autant les plus éminents professeurs que les politiciens. On en trouvera une nouvelle preuve dans un mémoire récent sur « Le Malaise moral », publié par le savant doyen de la Faculté des Lettres, M. Alfred Croiset. Sa rédaction trahit une profonde incertitude.

« Voici que la morale, dit-il, paraît dans tous les programmes. A l’école d’abord, au lycée ensuite, elle est enseignée dans toutes les classes, comme une chose distincte de la religion. Que va faire le maître en présence de cette tâche nouvelle ? Que pensera-il pour son propre compte et que dira-t-il à ses élèves ? Il est tenu à la neutralité religieuse : au nom de quel principe non confessionnel enseignera-t-il le devoir, l’obligation morale ? Il interroge les philosophes et se trouve en présence des réponses les plus discordantes : spiritualisme éclectique, kantisme, doctrines plus modernes de Guyau ou de Nietzsche, essais de morale scientifique, théorie de la science des mœurs, etc. Il est troublé, incertain. Quelques-unes de ces doctrines reposent sur des idées métaphysiques qui lui paraissent vaines, d’autres semblent laisser échapper les principes jugés d’ordinaire les plus essentiels à la morale. Que faire ? Il essaie de penser par lui-même et sent toute la difficulté de son rôle. Il se trompe quelquefois. »

En étudiant les fondements imaginaires et les fondements réels de la morale, nous rechercherons si les incertitudes actuelles des professeurs et des législateurs ne résultent pas simplement de l’illusion, fréquente aujourd’hui, consistant à croire la morale basée sur la raison, alors qu’elle dérive d’éléments indépendants de cette dernière.

Les méthodes actuelles d’étude de la morale n’ayant conduit qu’aux incertitudes signalées plus haut, nous essaierons d’en utiliser d’autres.

§ 2. — Les définitions de la morale. Le bien et le mal.

Avant d’examiner les bases de la morale, voyons d’abord en quoi elle consiste. Demandons-nous quel sens attacher à ces mots d’un usage si journalier : le bien et le mal, le vice et la vertu.

Les dictionnaires définissent habituellement la morale : une science qui indique les règles de conduite à suivre pour faire le bien et éviter le mal. La vertu se caractérise par une disposition de l’âme la conduisant à pratiquer le bien et fuir le mal, c’est-à-dire obéir aux règles morales. Le vice signifie la disposition contraire.

Mais en quoi consistent le bien et le mal ? Leur définition embarrassante aujourd’hui, même pour des esprits fort perspicaces, semblait très simple aux savants du dernier siècle. Voici, par exemple, comment un des plus illustres d’entre eux, Berthelot, expliquait en quelques lignes le problème de la morale. « Le sentiment du bien et du mal est un fait primordial de la nature humaine ; il s’impose à nous en dehors de tout raisonnement, de toute croyance dogmatique, de toute idée de peine ou de récompense. La notion du devoir, c’est-à-dire la règle de la vie pratique, est par là même reconnue comme un fait primitif, en dehors et au-dessus de toute discussion. »

Rien de plus simple, on le voit. Il n’est guère de philosophe moderne qui ne jugerait les assertions précédentes entièrement dénuées de preuves et contraires même aux enseignements de l’observation.

Il semble intéressant de comparer la définition du bien et du mal que donnait Berthelot il y a cinquante ans avec celle fournie récemment par un autre savant, M. Perrier, directeur du Muséum.

« La notion du bien et du mal, dit-il, est une notion que nous avons imaginée pour faciliter nos rapports sociaux. Nous appelons bien ce qui est avantageux pour la société, nous appelons mal tout acte qui sacrifie l’intérêt social à l’intérêt particulier. »

Vertu et vice désigneraient donc simplement les actes utiles ou nuisibles à la société. Le dévouement à l’intérêt de la communauté, le patriotisme, la loyauté étant très nécessaires à la collectivité sont des vertus. L’égoïsme, la violence, le vol lui étant funestes sont des vices.

Mais cette théorie ne s’applique qu’à la morale collective et n’éclaire en rien la genèse de la morale individuelle. Morale individuelle et morale collective doivent, nous allons le montrer, être nettement différenciées.

§ 3. — Les vertus individuelles et les vertus collectives.

La morale sociale maintenue par les codes envisage uniquement l’intérêt général, c’est-à-dire les règles indispensables à l’existence de la société. Elle interdit le vol, le meurtre, la tromperie commerciale, exige de l’individu qu’il contribue à défendre la collectivité et lui sacrifie au besoin sa vie sur les champs de bataille. Elle ne saurait aller plus loin et ne se préoccupe des intérêts particuliers que lorsqu’ils entrent en conflit avec l’intérêt collectif.

Ses codes n’ont pas créé des qualités comme le désintéressement, la bonté, l’équité, l’altruisme, etc. De telles vertus, nous le montrerons bientôt, ont également une genèse mais fort différente de celle des vertus collectives.

Il faut donc, quand on étudie la morale, séparer nettement, je le répète, la morale individuelle de la morale collective. Bien que capitale, cette distinction se trouve généralement négligée.

Dans la pratique, la séparation entre les deux morales n’est pas toujours bien marquée, parce que la morale la plus individuelle demeure imprégnée de ces influences collectives auxquelles nul ne peut se soustraire. Elles obligent l’individu le plus égoïste à se sacrifier un peu aux intérêts généraux.

Sur sa morale personnelle, l’individu a le droit de discuter, puisqu’il choisit, ou croit choisir ses règles de conduite. En matière de morale collective, il est obligé de se soumettre car la société qui le fait vivre la lui impose.

Indépendante de notre volonté sociale, la morale collective est créée par diverses nécessités inéluctables. Du fait seul qu’elle veut durer, une collectivité se voit obligée d’accepter et de maintenir certaines règles fixes. Peu importe que ces dernières soient nuisibles ou non à l’intérêt individuel si elles sont indispensables à l’existence de la communauté.

Beaucoup de prescriptions collectives constituant une gêne, une contrainte, une entrave aux instincts naturels, la société seule est assez forte pour les imposer dans l’intérêt général par des codes et leurs châtiments. Sa puissance se limite naturellement, comme je le disais plus haut, au terrain des intérêts collectifs.

Les règles morales collectives ayant le privilège de se trouver soustraites à la discussion, inutile de rechercher si elles sont rationnelles ou équitables, il suffit de constater qu’elles furent nécessaires. Les peuples vivant presque exclusivement de pillage et de conquêtes tels que les anciens Romains, ont toujours considéré comme très moraux leurs meurtres et leurs vols, simplement parce qu’ils étaient nécessaires à l’intérêt collectif.

La morale sociale suit naturellement les mœurs. Elle n’en est même que l’expression. On la voit parfois cependant survivre un peu à leurs changements. Les anciennes obligations morales, bientôt considérées alors comme des préjugés, cessent d’être respectées malgré les lois qui essaient de les maintenir. Vainement les codes, toujours en retard sur les mœurs, tentent-ils de lutter contre les changements d’opinion. Ils sont les moins forts. La loi écrite finit par ne plus trouver de magistrats pour l’appliquer et devient une survivance inefficace. C’est ainsi, par exemple, que des actes jugés jadis crimes sévèrement réprimables, le duel et l’adultère notamment, sont envisagés aujourd’hui des délits insignifiants que les tribunaux renoncent à poursuivre ou punissent seulement d’une légère amende.

Depuis bien longtemps les nécessités sociales étaient considérées comme les vraies génératrices de la morale. Platon fait dire à Protagoras que la justice n’est nullement née d’une conception a priori, mais des besoins sociaux. Le même philosophe avait déjà constaté que la très immense majorité des hommes ne possède guère d’autre morale que celle maintenue par l’habitude, l’opinion et la loi.

Les lois, bien qu’impuissantes à changer les mœurs et ne faisant que sanctionner des coutumes sans les créer, peuvent néanmoins intervenir utilement quand certaines opinions tendent à devenir générales mais ne le sont pas encore. Dans les pays scandinaves et dans certains États de l’Amérique, des lois sont parvenues à entraver la vente de l’alcool, et à réduire ainsi considérablement l’alcoolisme, origine d’une foule de crimes et devenu un fléau national. Mais ces mesures restrictives ne furent possibles qu’avec l’appui d’une grande partie de l’opinion. Dans d’autres pays, comme la France, où les idées sur ce sujet ne sont pas encore assez unanimes, les mêmes lois seraient irréalisables. On l’a bien vu quand le Parlement, après avoir voté la suppression du privilège des bouilleurs de cru, une des principales causes de l’alcoolisme, s’est trouvé contraint de le rétablir rapidement.

CHAPITRE II
LA MORALE DES SOCIÉTÉS ANIMALES ET DES SOCIÉTÉS HUMAINES.

§ 1. La morale des sociétés animales. — § 2. La morale des sociétés humaines, sa variabilité et sa fixité.

§ 1. — La morale des sociétés animales.

Les discussions métaphysiques nous éclairent peu sur la nature de la morale, parce qu’on étudie généralement cette dernière en dehors des réalités. Pour comprendre sa genèse il faut l’examiner non seulement dans les sociétés humaines, mais aussi dans les sociétés animales.

Théologiens et philosophes s’imaginèrent longtemps, et beaucoup se figurent encore, que l’homme est absolument à part dans la création et possède des facultés sans aucune parenté avec celles des autres êtres. La science a suffisamment montré aujourd’hui qu’il manifeste plusieurs sentiments fort voisins de ceux des animaux et ne diffère de ces derniers que par la supériorité de son intelligence.

Entreprise plus tôt, l’étude à peine ébauchée aujourd’hui de la psychologie animale, eût évité bien des erreurs. On n’aurait pas vu des savants tels que Descartes, assimiler les animaux à de pures machines, des penseurs tels que Kant n’attribuer d’autre base possible à la morale que l’existence d’un Dieu vengeur.

L’examen attentif des sociétés animales eût vite montré que leur morale est une nécessité dépendante, comme celle de l’homme, de leur genre de vie et du milieu où elles évoluent.

L’étude de la moralité dans les sociétés animales et la connaissance de ses formes chez les divers groupements humains, fournit tous les éléments utiles pour comprendre la genèse réelle et l’évolution de la notion du bien et du mal, sans avoir à tenir compte d’aucune abstraction métaphysique.

Nous avons appelé morale, comme on le fait généralement, l’ensemble des règles servant de guide à la conduite des êtres réunis en société.

Cette définition est aussi bien applicable aux sociétés animales qu’aux sociétés humaines. Les analogies entre les deux catégories de groupements sont nombreuses. On trouve non seulement chez les animaux des instincts moraux, écrit justement M. Faguet, mais des vertus. Les bêtes savent dominer leurs impulsions et leurs qualités individuelles et sociales sont très stables.

L’altruisme est chez elles extrêmement développé. Si l’on considérait avec certains auteurs cette qualité comme une des grandes caractéristiques de la morale, on pourrait la juger fort avancée chez les animaux. Ils forment des associations pour se protéger et s’entr’aider, placent des sentinelles s’exposant au danger sans hésitation. Darwin parle de vieilles corneilles devenues aveugles qui seraient mortes de faim si leurs compagnes ne leur avaient apporté de la nourriture. Lamarck a vu des moineaux reconstruire le nid d’une couvée voisine dont la demeure s’était trouvée détruite. Des faits du même ordre sont innombrables.

Les animaux possèdent leurs criminels et leurs héros. Les actes tout à fait immoraux à notre point de vue sont rares chez eux. On en cite cependant quelques-uns, tels celui du coucou déposant ses œufs dans des nids étrangers pour s’éviter le travail de construire un abri et d’élever ses petits. Telle encore l’habitude observée chez certaines fourmis, de réduire en esclavage d’autres insectes. Tous ces petits êtres ne se montrent pas d’ailleurs moins cruels que nous dans leurs guerres, ni moins ingénieux à varier leur tactique suivant les circonstances.

La morale des sociétés animales est fort sévère. L’individu qui n’observe pas les lois de la communauté se voit immédiatement massacré ou expulsé. On pourrait dire sans exagération, que dans bien des circonstances, la morale des animaux semble supérieure à celle de l’homme. Elle a en tout cas le mérite de se montrer fort désintéressée alors que la morale des théologiens et des philosophes, celle de Kant par exemple, appuyée sur un Dieu rétributeur ne l’est pas du tout.

La morale des animaux évolue comme celle de l’homme avec les nécessités du milieu et des circonstances. Toutes les races d’abeilles, par exemple, ne sont pas arrivées au même degré de moralité et on peut saisir, en les observant, le passage graduel de la vie égoïste à la solidarité collective.

Lorsqu’elles commencent à s’associer, leurs règles de morale demeurent encore un peu flottantes. Elles n’arrivent à se fixer qu’au moment où la race est parvenue à un degré supérieur d’évolution. Les guêpes, originellement solitaires, n’ont atteint que lentement l’organisation d’états compliqués.

Chez les abeilles très évoluées, le sentiment du devoir se trouve fort développé. Elles ont un grand respect pour leur reine, lui obéissent fidèlement et l’aiment au point de périr volontiers pour la défendre. Ce respect ne les empêche pas du reste de la malmener quand elle remplit insuffisamment ses fonctions. Il arrive même qu’on se résigne à la tuer. Mais cet acte est considéré comme si grave qu’il se pratique d’une façon collective.

Chez les abeilles, la vie ne représente guère qu’un devoir. L’individu se sacrifie sans cesse aux intérêts de la collectivité. Un tel sentiment de solidarité est limité d’ailleurs à chaque ruche et ses habitantes n’hésitent pas à attaquer d’autres ruches pour augmenter leurs provisions. Il en était exactement de même chez les peuples de l’antiquité, les Grecs notamment. La solidarité chez eux ne s’étendait pas non plus aux membres des autres cités. On ne se gênait nullement pour s’emparer de leurs richesses.

Dans les sociétés d’abeilles, où le sentiment du devoir est si développé, il n’y a pas de place pour les paresseux, c’est pourquoi, à un moment donné, le conseil de la ruche décide de massacrer les mâles devenus inutiles et prétendant vivre sans travailler.

Tous ces faits et bien d’autres, tels que les changements apportés à l’architecture de leurs demeures et à leurs approvisionnements suivant les circonstances, en un mot la faculté de varier de conduite avec les changements du but à atteindre, ce qui est la caractéristique fondamentale du raisonnement, ont amené plusieurs auteurs et notamment un savant professeur, M. Gaston Bonnier, à admettre l’existence de raisonnements chez les insectes. Je ne crois pas cependant ces raisonnements comparables aux nôtres. J’ai montré dans plusieurs ouvrages en quoi la logique rationnelle différait de la logique biologique et de la logique affective. Ces dernières formes de logique dirigent — fort bien du reste — l’évolution des êtres inférieurs.

Et si la morale des animaux présente parfois d’étroites analogies avec celle de l’homme, alors que leurs aptitudes intellectuelles respectives diffèrent beaucoup, c’est précisément parce que ces deux morales reposent sur des formes de logique, non rationnelles, communes à tous les êtres, du plus élevé au plus humble. Dans le domaine de la raison, l’homme se différencie immensément des animaux ; dans le domaine affectif et biologique, il en est très rapproché.

L’organisation de la vie collective des animaux contribue nettement à montrer que les nécessités sociales constituent les vraies génératrices de la morale et sont indispensables pour la maintenir.

Les faits déjà cités, et ceux qui vont suivre, permettent d’envisager les idées classiques sur le bien et le mal d’une façon assez différente de celle des moralistes et des philosophes. La morale n’est en réalité chose compliquée que dans les livres.

§ 2. — La morale des sociétés humaines. Sa variabilité et sa fixité.

La morale étant issue des nécessités sociales, il faut s’attendre à la voir varier avec ces dernières, suivant les peuples, les âges et aussi les diverses classes dont se composent les peuples.

Une telle conception ne fut pas celle de la majorité des philosophes. Kant notamment, traitait la morale comme une loi physique invariable.

« La loi morale, dit-il, est universelle, c’est-à-dire qu’elle est valable non seulement pour l’homme, mais encore pour tout être raisonnable. »

Quelques penseurs, cependant, avaient déjà constaté, contrairement à cette opinion, les transformations de la morale à travers les temps et les races, mais sans bien en saisir les causes.

On connaît la belle page de Pascal sur les variations des idées concernant le vice et la vertu suivant les lieux et les races :

« On ne voit presque rien de juste ou d’injuste, dit-il, qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité ; en peu d’années de possession, les lois fondamentales changent : le droit a ses époques. »

« … Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. »

Ces variations incontestables de la morale qui frappaient si fort l’illustre penseur, ne sont nullement dues, comme il semblait le croire, aux caprices des hommes. Elles résultent de nécessités dépendantes des modifications de la vie sociale. Il est donc tout naturel que ce qui fut crime chez les uns soit vertu chez d’autres.

Un peuple exclusivement chasseur et par conséquent toujours en marche, était obligé de tuer ses parents âgés ou de les abandonner quand ils ne pouvaient plus suivre les déplacements de la tribu. Cette nécessité devint forcément une loi morale. Égorger une jeune fille innocente pour obtenir des dieux un vent favorable — sujet d’Iphigénie, fille d’Agamemnon — constituait à l’époque un acte très moral nécessaire à l’intérêt collectif. La polyandrie, crime sévèrement puni chez la plupart des nations civilisées, est jugée une institution sociale indispensable chez certains peuples de l’Asie, où les femmes sont en nombre insuffisant. Dans la plus grande épopée de l’Inde, le Mahâbhârata, on voit les cinq fils du roi Pandawa épouser la belle Draupadi.

Ces exemples de variation de la morale sont innombrables. On peut citer encore parmi eux l’habitude d’épouser sa sœur, si fréquente chez divers peuples de l’antiquité, ou encore la coutume des anciens Babyloniens de faire déflorer les jeunes filles dans les temples de Vénus par un étranger, avant de les marier.

La morale se trouvant liée à l’état social, chaque peuple possède forcément une morale proportionnée à son évolution et parfois incompréhensible pour ceux qui ont dépassé cette phase d’évolution. Telle est, par exemple, la morale des Annamites, jugeant punissables tous les parents d’un assassin et, à défaut d’eux, les habitants de son village. Cette conception tient, comme je l’ai fait remarquer dans un autre ouvrage, à ce que chez les populations primitives l’âme individuelle n’étant pas encore dégagée de l’âme collective, les divers membres de la tribu possèdent seulement une conscience sociale. Il ne saurait donc exister parmi eux qu’un droit collectif et non individuel.

La morale ne dépend pas uniquement des nécessités de la vie des peuples, elle dérive encore de leur caractère. Ils ne peuvent par conséquent réagir de la même façon dans les diverses circonstances.

Un Russe, un Espagnol, un Anglais, bien que possédant une religion et des règles morales théoriques à peu près semblables, se conduisent très différemment dans des cas identiques.

Les variations de la morale ne se constatent pas seulement chez des races dissemblables, elles s’observent encore au sein des mêmes peuples selon les phases diverses de leur histoire. Cette transformation, assez lente, car les sentiments évoluent moins vite que l’intelligence, est cependant incontestable. L’esclavage, les massacres dans les cirques et toutes les manifestations de la férocité romaine ont peu à peu disparu. Des princes comme Henri VIII, Alexandre VI ou César Borgia, seraient impossibles aujourd’hui. On voit rarement à notre époque les conquérants brûler vifs des prisonniers ou leur crever les yeux, suivant la coutume de certains peuples anciens et quand pareil fait se reproduisit dans les dernières guerres balkaniques, l’Europe entière se souleva d’indignation. Même au moment des révolutions et des guerres, où les freins sociaux ont disparu, la férocité ancestrale est atténuée et aucun conquérant n’oserait plus passer au fil de l’épée tous les habitants d’une ville vaincue.

De la variabilité de la morale à travers les races et le temps, il ne faudrait nullement conclure à son peu de stabilité. Elle est au contraire très fixe pour une époque déterminée. On peut la comparer à ces espèces vivantes, immuables pendant la durée de nos observations, mais que les âges ont cependant fini par transformer.

L’impératif catégorique des philosophes étant simplement l’expression des nécessités d’une époque reste invariable, tant que ces nécessités ne changent pas, c’est-à-dire pendant des siècles. Pour un moment donné, la morale demeure donc absolue. Envisagée à travers le temps, elle se transforme. Il en est de même d’ailleurs, nous l’avons vu, de la plupart des vérités.

La justesse des principes généraux qui viennent d’être exposés apparaîtra plus clairement encore dans les chapitres consacrés à l’étude des fondements imaginaires et des fondements réels de la morale.

CHAPITRE III
LES FACTEURS ILLUSOIRES DE LA MORALE.

§ 1. Classification des fondements de la morale. — § 2. La religion et la morale. Origines différentes du sentiment religieux et du sentiment moral. — § 3. Les conceptions métaphysiques de la morale. — § 4. Les illusions des moralistes sur le mérite et le démérite. — § 5. Les rapports de l’instruction et de la morale. — § 6. Faible valeur de la morale fondée sur la raison et la science.

§ 1. — Classification des fondements de la morale.

Les philosophes et les théologiens ne cessent, depuis l’antiquité, de disserter sur les fondements de la morale. La religion, l’utilité, le bonheur, la science et bien d’autres éléments ont été successivement cités comme devant constituer sa base.

Quelques-uns de ces facteurs sont artificiels, d’autres très réels. Certains d’entre eux, tels que les religions, tout en étant artificiels, exercèrent parfois une action efficace. Notre division ne saurait donc être tenue pour absolue. Elle ne peut servir, comme toute autre classification, qu’à faciliter les descriptions.

Ce chapitre traitera uniquement des fondements illusoires de la morale, le suivant de ses facteurs réels.

§ 2. — La religion et la morale. Origines différentes du sentiment religieux et du sentiment moral.

La plus importante des bases attribuées à la morale fut la religion, considérée aujourd’hui encore par beaucoup de personnes comme le principal régulateur de la conduite.

Les religions antiques s’occupaient assez peu de prescriptions morales. La conduite des hommes entre eux laissait les dieux indifférents. L’Égypte, cependant, fit exception. Les actions des vivants y étaient rigoureusement pesées après leur mort. Le jugement d’Osiris rappelle le jugement dernier des chrétiens.

Les livres religieux des juifs contenaient également des prescriptions de morale, d’ailleurs assez simples, puisqu’elles se résumaient dans les règles sommaires du Décalogue, traduction des nécessités d’hommes quelconques réunis en société.

Ce ne fut guère qu’avec le triomphe du christianisme que la religion prétendit formuler des règles strictes de morale et régir dans tous ses détails la vie des hommes. La conception chrétienne eut pour résultat, nous l’avons rappelé plus haut, de déplacer l’échelle des valeurs humaines et de changer le but de l’existence. Ce n’était plus ici-bas qu’il fallait chercher un bonheur forcément transitoire, mais dans une autre vie où ce bonheur serait éternel.

La rigidité des prescriptions religieuses, la dureté des menaces, la grandeur des récompenses, furent parfaitement adaptées à la mentalité de peuples demi-barbares, livrés à toutes leurs impulsions et qu’il était nécessaire de fortement impressionner. L’espoir du paradis et la crainte de l’enfer apportèrent pendant les âges de foi d’utiles soutiens à la morale. Durant de longs siècles, les sanctions et les promesses de la vie future contribuèrent à civiliser un peu les envahisseurs de l’Europe lorsque la puissance romaine fut détruite. Elle exerça sur eux une influence que n’auraient pu obtenir les divinités indécises et indifférentes du paganisme.

Le lien de la morale et de la religion dans le christianisme fit croire à beaucoup de personnes que la morale peut seulement se fonder sur la religion. Cette erreur, si répandue encore, tient à ce que le sentiment religieux est généralement confondu avec le sentiment moral, alors que tout en s’influençant, ils ont des origines fort différentes, c’est-à-dire correspondant chacun à des besoins distincts de l’âme.

Le sentiment religieux représente, en effet, une forme de l’esprit mystique, le sentiment moral une adaptation aux nécessités du milieu. La religion est régie par la logique mystique, la morale par la logique affective.

Le sentiment religieux, simple manifestation de l’esprit mystique, dont j’ai précédemment montré la généralité et la force, n’a donc aucun rapport avec la morale, qui est d’origine affective. L’esprit mystique, je le rappelle, ne crée pas seulement les religions, mais encore le spiritisme, la croyance aux formules politiques, aux miracles et autres manifestations très étrangères à la morale.

Ces différences d’origine du sentiment religieux et du sentiment moral expliquent clairement pourquoi des individus ou des peuples peuvent être fort religieux et ne posséder qu’une moralité assez faible. Les nations les plus religieuses de l’Europe, Russie et Espagne, sont loin de se montrer les plus morales. Les hommes les plus immoraux, que j’aie eu occasion d’observer dans mes voyages, sont les habitants du Népal. Aucune contrée du globe cependant ne renferme autant de temples consacrés à l’adoration des dieux.

Comme preuve de l’indépendance de la morale et de la religion, des savants, pourtant fort croyants, tels que Max Muller, ont cité le bouddhisme.

« La morale la plus élevée qui ait été enseignée à l’humanité avant l’avènement du christianisme, dit-il, fut enseignée par des hommes pour lesquels les dieux étaient des ombres vaines, par des hommes qui n’élevaient point d’autels, qui n’en élevaient pas même aux dieux inconnus. »

On ne doit pas insister, je crois, sur cet exemple. Le bouddhisme fut, en effet, une religion sans dieux pour ses fondateurs, mais j’ai montré dans un autre chapitre qu’en pénétrant l’âme populaire, il se chargea de nombreuses divinités.

Bien que la religion et la morale soient d’origines indépendantes, la première peut, nous l’avons dit, influencer la seconde, pendant les périodes de foi, par la peur de châtiments et l’espoir de récompenses. Les menaces des codes religieux agissent simplement alors comme celles des codes civils.

Il ne faudrait pourtant pas trop compter sur l’influence des religions. L’individu à la fois immoral et religieux adapte facilement, en effet, sa foi à ses mauvais instincts, et même requiert parfois l’aide du ciel dans l’accomplissement de ses méfaits. Nombreux furent les dévots qui, à l’exemple de Louis XI, promettaient à la Vierge et aux saints de coûteux présents pour obtenir leur assistance dans les moins recommandables entreprises.

Nous ne saurions trop insister sur cette indépendance de la religion et de la morale. Les criminologistes ont remarqué depuis longtemps qu’il existe de féroces criminels fort dévots. Leur mentalité est identique à celle de ces brigands espagnols qui aiguisent leurs poignards en récitant des prières sur l’autel de certains saints pour obtenir leur assistance. J’ai eu occasion de visiter à Novy-Targ, dans les monts Tatras, une petite église élevée, dit-on, par les brigands à la Sainte-Vierge pour la remercier de sa protection pendant leurs expéditions.

Bien que la plupart des penseurs n’aient pas clairement aperçu la distinction profonde qui sépare l’esprit religieux de l’esprit moral, quelques-uns cependant l’ont entrevue et reconnu qu’une société pouvait parfaitement se maintenir sans religion. Il est intéressant de citer parmi eux Bossuet.

« Il est beaucoup plus important, dit-il, de conserver la religion que les royaumes pour maintenir les bonnes œuvres et faire arriver les âmes au salut, néanmoins la société civile pourrait subsister et se soutenir même dans un état de perfection, en supposant la vraie religion anéantie[7]. »

[7] Bossuet. Défense de la Déclaration, tit. II, chap. XXXV.

La religion et la morale, bien qu’ayant des sources différentes, peuvent, je le répète, s’influencer lorsque la foi est forte, mais généralement cette influence est plus apparente que réelle.

L’illusion concernant le rôle exercé sur la morale par la religion provient habituellement du fait que l’on attribue à cette dernière des actes dépendant de la mentalité même des peuples. Ainsi arrive-t-il lorsque la religion traduit simplement quelques-uns de ces caractères de race qui sont des soutiens de la conduite beaucoup plus sûrs que les prescriptions des livres. La mentalité austère et rigoriste de certains Anglais, par exemple, a plus influencé les dogmes théologiques qu’elle ne fut influencée par eux. La hantise du péché et la peur de l’enfer servirent d’abord d’aliment au puritanisme. On doit bien admettre cependant que ce dernier résultait surtout de la mentalité de ses adeptes, puisqu’il a survécu à leur foi. De religieux il est devenu social. C’est par puritanisme que le théâtre et le roman anglais osent à peine parler d’amour et que la vente de certains livres français, pourtant bien anodins, est interdite. Même libres penseurs, comme le sont les protestants libéraux, beaucoup d’Anglais conservent, au moins extérieurement, une morale puritaine. Elle n’est pas, je le répète, une morale religieuse, mais bien une morale de race, et la religion n’en a été que le prétexte.

Étant données leurs différences de caractères, les mêmes religions agiront très inégalement sur des peuples divers. Malgré des siècles d’inquisition et de bûchers, jamais les Espagnols n’ont acquis cette morale rigide, ennemie de tout plaisir, qui est bien vraiment un produit de la race anglaise.

Ce qu’on peut dire de plus sûr en faveur des morales à base religieuse, c’est qu’elles possèdent la force des coutumes traditionnelles dont l’action persiste quand même la raison ne saurait les défendre. Les peuples ont donc parfaitement raison de conserver leurs dieux ancestraux.

L’influence que peut exercer une morale par le seul fait d’être traditionnelle explique très bien pourquoi certaines nations, l’Angleterre et l’Amérique, par exemple, font tous leurs efforts pour garder les anciens dogmes, en tâchant de les moderniser un peu. Nous avons vu que pour mettre d’accord les dogmes avec les constatations de la critique scientifique, diverses sectes chrétiennes renoncèrent à attribuer une origine divine au fondateur de leur foi. D’autres, afin d’éviter la discussion, croient préférable de conserver toute la mythologie religieuse et donnent pour raison qu’il ne s’agit pas de savoir si une religion est vraie, mais si elle est utile. Cette dernière opinion représente la thèse du pragmatisme, dont nous avons déjà parlé et sur laquelle nous reviendrons bientôt.

§ 3. — Les conceptions métaphysiques de la morale.

Les raisons métaphysiques imaginées comme soutiens de la morale par la philosophie n’influencèrent jamais la conduite des hommes et servirent seulement de prétexte à dissertation pour les lettrés. Il suffira donc de les examiner sommairement.

La plus célèbre des morales à base métaphysique est celle de Kant. Son étude, fort intéressante, nous montre que l’éminent philosophe, appliquant tout son génie à la recherche des bases de la morale, revint très vite aux anciennes spéculations des théologiens, en les modifiant bien peu.

On sait quel scepticisme manifesta Kant, dans sa Critique de la Raison pure. Il y expliquait comment notre connaissance des choses n’est qu’une interprétation, conditionnée par la nature de notre entendement, des données que fournissent les sens et déclarait par conséquent la réalité inaccessible. Dès qu’il aborda le problème de la morale, tout ce scepticisme s’évanouit.

Ramenée à ses éléments principaux, l’argumentation de Kant est d’une simplicité parfaite. Son point de départ réside dans l’antique notion du bien et du mal. En vertu de dispositions particulières possédées par tous les hommes, ils seraient tenus d’obéir à un impératif catégorique leur commandant de faire le bien et d’éviter le mal. Un tel choix exige qu’ils soient libres. Cette nécessité suffirait, selon Kant, à prouver notre libre arbitre.

Mais le choix du mal semble souvent plus agréable que celui du bien, et il apparaît avec assez d’évidence que le vice n’est pas toujours puni ici-bas et que la vertu y est parfois médiocrement récompensée. L’existence d’un autre monde, où seront distribuées peines et récompenses, devient donc indispensable. L’âme est par conséquent immortelle.

La nécessité d’un monde futur suppose également celle d’un justicier. Le justicier, c’est Dieu.

Par ce simple enchaînement d’arguments sont démontrés en quelques lignes : le libre arbitre, l’immortalité de l’âme, le paradis, l’enfer et l’existence de Dieu.

De tels raisonnements apparaissent aujourd’hui un peu candides et faiblement convaincants. Si par suite d’une hypertrophie, d’ailleurs improbable, de ses cellules cérébrales, un mouton arrivait à raisonner, il le ferait à peu près comme Kant et n’aurait pas de peine, en suivant la même série de propositions, à démontrer l’immortalité nécessaire de l’âme des moutons et l’existence d’un dieu rémunérateur.

La destinée des moutons, dirait-il, se montre pleine d’iniquités. Dieu étant infiniment bon n’a certainement pas créé, uniquement pour qu’il fournisse des côtelettes, un animal qui par sa douceur et sa résignation offre le modèle de méritoires vertus. La loi morale veut qu’il soit dédommagé plus tard de son injuste destinée. Le mouton possède donc évidemment une âme immortelle et trouvera dans une autre vie la compensation aux violences dont il est victime ici-bas.

On comprendrait difficilement qu’un philosophe tel que Kant ait pu raisonner d’aussi pauvre façon si l’on oubliait qu’il vivait à l’époque où l’homme était encore considéré comme un être à part dans la création, ayant comme fonction principale de se préparer une vie éternelle heureuse en suivant sur la terre les prescriptions de son créateur.

Pour les métaphysiciens de cette époque, la morale constituait une sorte de grande entité, identique chez tous les peuples, c’est-à-dire universelle. Le bien consistait à observer ses lois, le mal à les enfreindre.

Les prescriptions morales dictées par la métaphysique étaient du reste fort simples. Kant assurait que la loi morale pouvait se résumer dans cette règle : « Agis toujours comme si tu voulais que ton action fût érigée en règle universelle de conduite. » Ce conseil pourrait être classé à côté de ceux dont les livres religieux fourmillent, tels qu’aimer son prochain comme soi-même, tendre la joue droite quand on a été souffleté sur la joue gauche, etc.

De très éminents savants ont cependant jugé claires et définitives les théories de Kant sur la morale. Voici de quelle façon s’exprimait à ce sujet Berthelot en 1863 : « C’est en établissant les vérités morales sur le fondement solide de la raison pratique que Kant leur a donné, à la fin du siècle dernier, leur base véritable et leurs assises définitives. »

De nos jours il est devenu impossible de prétendre fournir comme appui à la morale la théorie d’un dieu vengeur pouvant créer des êtres parfaits et les créant imparfaits pour le plaisir de les faire brûler pendant l’éternité. Cette conception est assurément une des plus choquantes rêveries du cerveau humain.

Émile Faguet a très justement traduit les idées actuelles sur ce point dans les lignes suivantes :

« Si Dieu est et s’il est unique, il est tout-puissant, et si le mal existe ici-bas, il ne faut pas dire : c’est qu’il l’a permis ; mot vide de sens quand il s’agit d’un tout-puissant ; il faut dire : c’est qu’il l’a voulu. Or, un Dieu qui veut le mal est incompréhensible ou odieux, et mieux vaut alors qu’il n’existe pas…

… Il est certain qu’on ne sortira jamais de là que par des échappatoires peu rationnelles. Dire que Dieu a voulu le mal comme une « épreuve », peut se soutenir quand il s’agit des hommes ; mais les animaux souffrent aussi, et l’on ne voit pas quelle épreuve, il est bon, ou salutaire, ou utile, ou raisonnable qu’ils subissent. Dire que le mal est une punition d’une première faute ne fait que reculer la question sans la déplacer, si je puis parler ainsi ; ne fait que reculer la question en la laissant tout entière. Si l’homme a commis une première faute, c’est que Dieu l’a permis, et c’est-à-dire qu’il l’a voulu. Qu’est ce Dieu tout-puissant, tout juste et tout bon qui veut que l’homme soit coupable pour le pouvoir punir ? De toute façon, Dieu est l’auteur du mal sur la terre, du mal moral et du mal physique.

… La croyance en un Dieu rémunérateur et punissant, est peut-être postulée par la morale, mais elle détruit la morale, ce qui est à considérer. Certainement, la croyance aux récompenses et aux peines d’outre-tombe détruit la morale ; car si vous croyez à ces récompenses et à ces peines, vous ne faites pas le bien pour le bien, mais pour le pourboire et par crainte du fouet ; et donc vous n’êtes pas moral du tout. « La pire immoralité, a dit quelqu’un, c’est de croire que la moralité est profitable. »

§ 4. — Les illusions des moralistes sur le mérite et le démérite.

Les idées anciennes sur la morale conduisirent à faire entrer dans sa structure la notion du mérite et du démérite. Elle semblait tellement capitale à Kant qu’il prétendait en déduire les preuves de l’existence de Dieu, seul capable, en effet, de rétribuer le mérite et punir le démérite.

Un tel point de vue, assez voisin au fond de celui des théologiens, simplifiait beaucoup le problème moral. L’homme étant libre de ses actes, le bien ou le mal qu’il commettait dépendait uniquement de sa volonté.

Ces conceptions candides ne se défendent plus guère aujourd’hui. Nous verrons, en étudiant les fondements réels de la morale qu’elle est constituée seulement après être devenue inconsciente, par conséquent soustraite à toute délibération, et indépendante des sentiments de crainte ou d’espoir suspendus sur la tête par les codes religieux et civils.

Aussitôt que certaines influences ancestrales ou éducatives, examinées ailleurs, se sont fixées dans l’inconscient, la morale devient involontaire et, du fait même, disparaît alors le mérite de lui obéir.

Lorsque l’impératif moral n’est pas complètement établi dans l’inconscient, et par conséquent que l’individu hésite entre des impulsions contraires, il aura peut-être beaucoup de mérite à triompher de ses tendances malfaisantes, mais son hésitation prouve que sa morale n’a pas encore acquis de stabilité.

Aux personnes qui contestaient cette argumentation, j’ai demandé si elles ne préféraient pas un serviteur n’ayant jamais l’envie de les voler, à celui qui se voit obligé de lutter pour résister à une telle tentation ? Le premier ne se trouvant pas tenté est sans mérite, l’autre plein de mérite, puisqu’un grand effort lui est nécessaire pour repousser les tentations. On peut craindre cependant qu’il ne les repousse pas toujours, aussi lui préfère-t-on généralement le premier malgré son absence de mérite.

Cet exemple peut être complété par un autre encore plus clair, quoique de nature différente. On sait qu’un cycliste arrive, au moyen d’exercices répétés, à garder sans aucune peine l’équilibre sur sa machine. Si nous employions le langage des moralistes, assimilant le mérite à l’effort, nous dirions que le cycliste a beaucoup de mérite à conserver son équilibre pendant la période où il n’y parvient qu’au prix de grandes difficultés et aucun mérite lorsqu’il s’y maintient sans effort. Ce n’est pourtant qu’à cette période, correspondant à la moralité constituée, dans le cas précédent, qu’il sait monter à bicyclette.

Nous devons donc nous habituer à séparer entièrement l’idée de moralité et celle de mérite. Une règle morale n’est solidement établie dans l’esprit, je le répète, qu’au moment précis où disparaît le mérite de l’observer. En fait, nous pourrions dire de l’homme qui raisonne sa morale qu’il n’a pas encore de morale.

Cette théorie paraissant peut-être paradoxale, quoique sa justesse soit certaine, j’aurais voulu trouver quelques auteurs pour l’appuyer. Mais je n’ai réussi à en découvrir qu’un seul, William James, dont les idées se rapprochent un peu des miennes sur ce point : « Faire tourner, dit-il, toute notre morale humaine autour de la question du mérite, c’est une piteuse fiction ! »

Les considérations précédentes ont un intérêt pratique incontestable puisqu’elles nous permettront de montrer où doivent être recherchés les vrais facteurs d’éducation de la morale si incompris aujourd’hui. Elles nous dévoilent aussi le danger redoutable de l’enseignement des nouveaux théoriciens. Ils sont plus menaçants encore pour l’avenir que pour le présent, la morale étant, non pas seulement une acquisition de la vie actuelle, mais surtout un héritage ancestral. Le présent crée beaucoup moins la morale du moment que celle de l’avenir. Nous vivons de la morale de nos pères et nos fils vivront de la nôtre.

§ 5. — Les rapports de l’instruction et de la morale.

Une des plus persistantes illusions de la démocratie moderne est de supposer l’instruction capable de développer les vertus morales. Tout récemment encore, un ancien ministre de la République écrivait un gros livre pour tâcher de prouver que l’instruction est un moyen infaillible de perfectionner la moralité. Une faible dose d’observation révèle cependant que le savoir individuel ne possède aucun rapport avec le sens moral. On peut être très ignorant et fort vertueux, ou inversement, extrêmement savant et très vicieux. J’en ai fourni de célèbres exemples dans un autre ouvrage et me bornerai à faire remarquer maintenant qu’à l’Académie française les prix de vertu sont généralement obtenus par des illettrés.

L’illusoire théorie de l’influence de l’instruction sur la morale est d’ailleurs fort ancienne. Les Grecs de l’époque de Socrate essayaient déjà d’édifier des codes de morale rationnelle. Ils supposaient, comme tant de personnes le croient encore, que nos fautes étant imputables à notre ignorance, l’instruction y remédierait facilement. Il suffirait d’apprendre par cœur un traité de morale, ainsi qu’un livre de droit civil ou de physique.

La moralité et l’instruction sont en réalité très indépendantes. Les facultés critiques développées par l’instruction serviraient plutôt à ébranler les fondements affectifs et mystiques, bases de beaucoup de vertus.

Je ne crois vraiment pas nécessaire d’insister davantage pour montrer que les connaissances accumulées par l’intelligence n’ont aucune influence sur la morale. Qui en douterait encore n’aurait qu’à constater combien diffèrent souvent par leur moralité des enfants appartenant à la même famille, ayant reçu une instruction identique dans un même établissement d’enseignement.

§ 6. — La morale fondée sur la raison et la science.

Lorsque l’hypothèse d’un Dieu justicier récompensant le bien et punissant le mal apparut indéfendable, les philosophes se demandèrent si l’on n’arriverait pas à fonder la morale sur des bases rationnelles. La raison avait permis de construire un édifice imposant de connaissances. On espérait donc établir facilement avec elle une morale. Ce fut une des dernières illusions de la philosophie.

La croyance que l’homme peut trouver dans la raison tous les mobiles de sa conduite dérive de l’erreur psychologique sur laquelle nous sommes revenu bien des fois : que la logique rationnelle seule doit servir de guide aux sociétés et aux individus.

Beaucoup de philosophes, d’éducateurs et de politiciens modernes restent cependant persuadés que la morale relève exclusivement de la raison. Ils la définissent volontiers avec le savant professeur Boutroux : « l’ensemble des règles rationnelles de la conduite humaine. »

On se rendra compte combien est répandue l’illusion d’une morale à base rationnelle en parcourant l’enquête faite il y a quelques années par une grande publication : La Revue, auprès des professeurs, des savants et des écrivains les plus distingués : Leroy-Beaulieu, Anatole France, Aulard, Durkheim, Charles Richet, Fouillée, Boutroux, Séailles, Charles Gide, etc. Presque tous furent d’accord pour affirmer que la morale devait être fondée sur la raison.

Bien que très accréditée, cette erreur n’est pas cependant générale. L’illustre Henri Poincaré a montré en des pages remarquables qu’il ne saurait exister de morale scientifique, et que la science reste impuissante à déterminer les règles de conduite des hommes.

Nous verrons au cours de cet ouvrage que parmi les facteurs susceptibles d’entrer dans la genèse d’une morale réelle, c’est-à-dire d’une morale pratiquée, la raison ne saurait figurer. Les seuls soutiens réels de la morale sont des éléments affectifs indépendants de la raison. On peut parler de science rationnelle mais non de morale rationnelle.

Inutile donc de discuter ici les divers systèmes de morale rationnelle. Ils n’eurent jamais d’influence et ne constituent que d’illusoires spéculations[8]. Ceux qui obtinrent le plus de succès un instant sont bien oubliés aujourd’hui.

[8] Tous les créateurs de morale rationnelle se sont imaginés que la raison suffirait à l’homme pour se guider dans la vie. Le passage suivant de Kant reproduit par M. Lachelier, montre comment l’illustre philosophe finit par entrevoir que les règles morales fondées sur la raison ne constituaient pas un principe directeur très sûr :

« J’ai une lettre de feu l’excellent Sulzer, où il me demande : Quelle peut bien être la cause pour laquelle les doctrines morales, si convaincantes qu’elles puissent être pour la raison, ont si peu d’action pratique ? Je retardai ma réponse afin de me mettre en mesure de la donner plus complète. Mais il n’y en a pas d’autre que celle-ci, c’est que les maîtres ne tirent pas au clair leurs concepts, et que voulant trop bien faire, rassemblant de tous côtés des mobiles propres à nous exciter au bien, ils gâtent le remède qu’ils voulaient rendre plus énergique. »

La réponse assez confuse de Kant prouve à quel point il fut embarrassé par l’argument très juste de son correspondant.

Tous ces systèmes métaphysiques ne seraient défendables que si leurs auteurs avaient découvert les moyens de faire accepter les règles morales qu’ils prétendaient instituer. En pareille matière l’énumération des lois théoriques est sans importance : la difficulté consiste à les imposer. Kant y réussissait grâce à l’assistance d’un Dieu redoutable, mais privée de cette assistance, l’opération devient malaisée. Un impératif moral purement rationnel ne sera jamais un impératif catégorique.

S’il fallait entreprendre la très vaine tâche de bâtir un système de morale, on pourrait le fonder sur l’intérêt, le plaisir, l’altruisme, la nécessité, ou d’autres éléments encore, mais point sur la logique rationnelle. L’homme qui obéirait seulement à des arguments réfléchis et raisonnés, suivant l’idéal de tant de philosophes, ne posséderait aucune stabilité morale. Au premier souffle de l’intérêt, elle s’évanouirait. Chez les êtres prétendant avoir la raison pour seul guide on reconnaît généralement qu’il faut attribuer, comme dit Nietzsche, « les petites actions à la peur, les moyennes à l’habitude et les grandes à la vanité ».

Le rôle de la raison en morale n’est évidemment pas nul, mais très faible. Tout au plus la logique rationnelle servira-t-elle parfois à opposer un sentiment à un autre, à peser les motifs, à éviter les actes trop dangereux. Elle utilise nos forces latentes, mais ne remplacera jamais le caractère et les influences inconscientes qui nous font agir.

Recherchons maintenant sur quelles bases réelles, fort différentes de celles énumérées dans ce chapitre, s’est édifiée la morale.

CHAPITRE IV
LES FACTEURS RÉELS DE LA MORALE COLLECTIVE.

§ 1. La coutume et l’opinion comme facteurs de la morale collective. — § 2. Nécessité de la fusion de l’égoïsme individuel avec l’intérêt social. — § 3. Formation de la moralité des divers groupes d’une même société.

§ 1. — La coutume et l’opinion comme facteurs de la morale collective.

Les nécessités imposées par le milieu, c’est-à-dire les conditions d’existence des sociétés créent leur morale. Celle-ci se maintient d’abord par l’autorité des codes, mais n’acquiert de force durable qu’une fois transformée en coutumes héréditaires ayant la puissance de l’opinion comme soutien. L’opinion et la coutume sont les seuls facteurs de morale chez la plupart des hommes.

« Cette superbe puissance, ennemie de la raison, dit Pascal, qui se plaît à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature… Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l’opinion ?… L’opinion dispose de tout. Elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. »

La vie des sociétés représentant une adaptation constante à leur milieu, la morale collective et par conséquent l’opinion évoluent forcément à mesure que ce milieu se transforme. Une telle transformation étant assez lente, les variations de la morale collective le sont également. Elles deviennent au contraire rapides quand l’ambiance sociale change brusquement, en temps de révolutions et de grands bouleversements, par exemple. On voit alors les principes traditionnels s’évanouir et tous les primitifs instincts, auxquels ils servaient de frein, reprendre leur empire.

La morale collective reposant surtout sur l’opinion se désagrège au moment des fortes secousses sociales, pendant lesquelles l’influence de l’opinion cesse d’agir. L’histoire enregistra souvent des faits analogues à ceux rapportés par Thucydide au sujet d’une peste sous l’action de laquelle s’évanouirent toutes les règles morales.

« On voulait jouir sans retard et on ne visait qu’au plaisir du moment, en songeant que les biens et la vie étaient également éphémères. Nul ne daignait se fatiguer à poursuivre un but honnête, dans la pensée qu’on n’était pas assuré de ne point mourir avant d’y atteindre. La volupté du moment et tout ce qui pouvait y conduire, à quelque titre que ce fût, voilà ce qui était devenu beau et utile. Ni la crainte des dieux, ni aucune loi humaine ne retenait personne. »

Il en fut de même pour la plupart des grandes épidémies. Boccace fait remarquer que pendant la peste de Florence presque toutes les vertus morales disparurent très vite.

Si l’on voulait doser dans la genèse de la morale collective la puissance des coutumes et celle des religions, il faudrait bien reconnaître l’action des premières comme de beaucoup la plus forte. Les dieux sont loin, le groupe social proche et il semble généralement moins facile de résister au second qu’aux premiers. Les réformateurs prétendant détruire les coutumes sociales au nom de la raison n’exercèrent jamais d’action durable. Ils peuvent, grâce à des entassements de ruines, bouleverser une société, mais le passé reprend bientôt son empire. Toutes les révolutions inutiles que nous avons accumulées durant un siècle en fournissent la preuve.

Pourquoi dans la genèse de la morale sociale l’influence de la raison est-elle si faible et celle de la coutume si grande ? D’abord parce que la coutume dérive généralement de nécessités affectives et mystiques plus fortes que toutes les raisons, ensuite parce qu’elle se trouve fixée dans l’inconscient où s’élaborent les facteurs de la conduite.

Nietzsche est un des rares philosophes ayant vu à quel point la morale sociale ne représente que l’expression de la coutume :

« Partout, dit-il, où les coutumes ne commandent pas, il n’y a pas de moralité ; et moins l’existence est déterminée par les coutumes, moins est grand le cercle de la moralité. L’homme libre est immoral, puisque, en toutes choses, il peut dépendre de lui-même et non d’un usage établi… »

« … Être moral, avoir des mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire pratiquer l’obéissance envers une loi et une tradition fondées depuis longtemps. »

La coutume seule est assez forte pour nous contraindre et le même auteur y insiste justement :

« … Toute morale, dit-il, est, par opposition au laisser-aller, une sorte de tyrannie contre la « nature » et aussi contre « la raison »… Ce qu’il y a d’essentiel et d’inappréciable dans toute morale, c’est qu’elle est une contrainte prolongée. »

Nous avons montré dans ce chapitre et les précédents que la morale n’était pas un choix arbitraire ou la conséquence de volontés divines, mais le résultat de nécessités créées par le milieu social et transformées peu à peu en coutumes plus ou moins fixées ensuite au moyen des lois.

Bien établie dans les âmes, elle fait partie des obligations qui nous enveloppent du berceau à la tombe et que le plus souvent nous n’apercevons pas. Rares sont les hommes osant agir et même penser autrement que leur entourage. Le nombre d’individus ayant des idées originales se trouve toujours, pour cette raison, infiniment restreint. On ne peut même en posséder qu’à la condition de rester solitaire.

Si nous avons réussi à bien marquer le poids de l’influence sociale, nous aurons fait comprendre en même temps que l’impératif catégorique de Kant existe réellement, mais qu’au lieu de lui attribuer une origine divine, il faut lui reconnaître une origine sociale.

§ 2. — La fusion de l’égoïsme individuel avec l’intérêt social.

L’homme civilisé est soumis à des règles de conduite d’origines diverses : morale personnelle, morale de son groupe, morale de la société. Le même individu possède ainsi une série de moralités superposées qui fonctionnent chacune suivant les circonstances, mais ne s’accordent pas toujours et entrent parfois en conflit. Le patriotisme pourra, par exemple, se trouver en opposition avec la morale religieuse, la morale des intérêts familiaux avec celle des intérêts de classe, comme dans les grèves, notamment. La morale traditionnelle entrera quelquefois en lutte avec la morale formée sous l’action de théories nouvelles.

A toutes les sollicitations de ces forces vient encore s’ajouter l’influence des passions et des sentiments. L’homme serait fort embarrassé s’il devait équilibrer tant de facteurs.

En fait, il se préoccupe assez peu de leur harmonie et la laisse généralement s’établir d’elle-même. La loi, la coutume et l’opinion maintiennent une certaine morale moyenne représentant l’équilibre des diverses forces individuelles et sociales.

C’est presque uniquement au théâtre et dans les romans que se manifestent les grands conflits moraux, parfois insolubles, telle la situation d’Œdipe terrifié d’apprendre qu’il a tué son père et épousé sa mère, ou encore celle d’Hamlet obligé, pour venger son père, de désespérer sa mère. Si de pareilles perplexités se multipliaient, les sociétés ne dureraient guère.

Les conflits moraux de chaque jour n’ont heureusement pas une telle importance. La vie, qui pousse les hommes en déroulant son cours, les condamne à agir sans trop réfléchir. La plupart des êtres s’y résignent assez facilement et se laissent guider par les suggestions de l’heure présente.

Le seul conflit moral qui se rencontre ordinairement dans l’existence est la contradiction pouvant s’élever entre l’intérêt individuel et l’intérêt social. L’individu ne possède de toute évidence que des raisons lointaines, et par conséquent peu actives, de se consacrer à l’intérêt général. Cependant, une société n’a de durée possible que par l’identification de ces deux intérêts. Pour connaître le degré de stabilité d’un peuple et, par suite prévoir sa destinée, il faut surtout déterminer dans quelles limites se confondent chez lui l’intérêt individuel et l’intérêt collectif.

Cette fusion n’est complète que chez des races dont la mentalité a été fixée par une longue vie antérieure. A l’époque de la puissance romaine, le dernier des légionnaires pensait incarner toute la grandeur de Rome. Les Barbares qu’il combattait, dépourvus au contraire d’orgueil collectif et remplissant un rôle de simples mercenaires, ne suivaient que des intérêts personnels ou tout au plus celui de leurs chefs.

Les Anglais ont, encore de nos jours, une conception semblable à celle des Romains. Les intérêts collectifs de son pays restent présents dans le cœur de chaque sujet britannique. Il croit toujours parler au nom de la Grande-Bretagne et se considère partout comme un représentant de sa nation. Quand le capitaine Scott, au moment d’atteindre le Pôle, se sentant mourir, écrivit son testament, il s’identifiait complètement avec le peuple anglais en traçant les lignes suivantes :

« Je ne regrette pas cette entreprise, qui montre que les Anglais peuvent traverser de pénibles épreuves, s’entr’aider et regarder la mort en face avec autant de courage que dans le passé… Si nous avons volontairement donné nos vies dans cette entreprise, c’est pour l’honneur de notre pays. »

Le sacrifice fut consommé sans effort, parce que le vaillant explorateur associait l’honneur de son pays à son propre honneur.

Il faut considérer, en effet, que si une société peut, par ses codes, imposer certaines contraintes, elle ne réussit pas à les faire respecter longtemps, quand l’égoïsme personnel se développe aux dépens de l’intérêt général, c’est-à-dire quand la morale individuelle de ses membres agit dans un autre sens que celui de l’intérêt collectif. Lorsque l’union est imparfaite, le dévouement aux besoins généraux s’affaiblit chaque jour.

La fusion des intérêts individuels et collectifs confère aux peuples, je le répète, une grande force. Elle peut s’établir même chez des Barbares, sous l’influence de violentes haines collectives, mais alors d’une façon momentanée. Les régiments bulgares, se précipitant à la baïonnette sur les canons turcs qui vomissaient la mitraille et perdant parfois la moitié de leurs effectifs, étaient animés d’une ardente haine, issue de siècles d’oppression. Ce n’était plus le soldat défendant au simple nom de la discipline, comme les Russes en Mandchourie, des nécessités politiques incomprises contre un ennemi trop inconnu pour être détesté, mais des hommes incarnant une malédiction séculaire et voulant venger des injures personnelles.

De nos jours, le patriotisme, c’est-à-dire l’ensemble des sentiments et des intérêts renfermés dans ce mot, constitue, en faveur du peuple qu’il imprègne, une force morale considérable. Il représente pour l’Angleterre, l’Allemagne, et l’Amérique un facteur de puissance plus utile que leurs canons. Une nation ayant perdu le culte de sa patrie aurait bientôt tout perdu.

§ 3. — Formation de la moralité des divers groupes d’une même société.

Nous avons vu les nécessités résultant d’un milieu social devenir créatrices de certaines règles morales indispensables à la vie de cette société.

Mais une société n’est pas un milieu homogène. Elle se compose, surtout dans les temps modernes, de groupes distincts ayant des intérêts particuliers d’où résulteront des morales indépendantes, parfois en désaccord avec l’intérêt général.

Les principes de morale, indispensables au maintien des divers groupes sociaux : militaires, prêtres, magistrats, financiers, commerçants, ouvriers, etc., sont si forts qu’ils imposent quelquefois à l’individu l’abdication complète de sa personnalité. Plus le groupe est fermé et circonscrit, plus il se montre intolérant à l’égard des infractions morales de ses membres.

Ce mécanisme de la création des formes particulières de morale apparaît clairement quand on voit les individus, de moralité habituellement assez faible, se comporter de façon très stricte, s’il s’agit de questions relatives à leur groupe. A la Bourse, par exemple, certains courtiers, souvent peu scrupuleux dans la vie ordinaire, exécutent des engagements simplement verbaux et pouvant être, par conséquent, contestés à l’époque de la liquidation de leurs comptes, puisqu’il ne reste de ces engagements que l’ordre donné de vive voix par eux à l’agent de change. L’exécution de tels contrats leur coûte cependant parfois des sommes considérables.

Ce cas typique fait nettement saisir le rôle de la nécessité dans la genèse de la morale. Impossible à la Bourse, faute de temps, de formuler des ordres par écrit. Un individu qui contesterait ses engagements rendrait toute opération impossible et se verrait bientôt expulsé de son groupe. La ruine lui paraît préférable.

Précisément parce que les morales de groupes naissent d’impérieuses nécessités, elles possèdent quelquefois une puissance et une stabilité supérieures à celles des règles de conduite imposées par la loi, bien que les codes n’interviennent pas pour les faire observer. Quoique généralement très dures, les obligations des groupes sont fort respectées. On sait, par de nombreux exemples, avec quelle déférence craintive les ouvriers les plus indisciplinés obéissent aux injonctions tyranniques de leurs syndicats, même lorsqu’elles les privent de tout salaire.

Nous avons vu que la puissance d’un pays repose sur la fusion de l’intérêt général avec l’intérêt privé, c’est-à-dire de l’idéal collectif avec chaque idéal particulier. La grande force d’une croyance, qu’elle soit religieuse, politique ou morale, est d’amener l’individu à confondre ces deux idéals et, par conséquent, à se sentir fier du succès de sa collectivité comme d’un succès personnel. Un légionnaire romain, un soldat de Napoléon n’avaient guère à attendre que des fatigues, des blessures ou la mort, cependant ils s’identifiaient tellement avec la gloire de Rome ou celle de l’Empereur qu’elle devenait la leur. Ce n’était donc pas, en réalité, pour d’autres qu’ils s’immolaient, mais bien pour eux-mêmes.

Aussitôt que disparaît l’idéal collectif, l’individu n’apercevant plus que son intérêt et son profit personnels, ne ressent aucune raison de se sacrifier à un intérêt étranger au sien. Tel fut justement le cas des Romains quand leurs armées se composèrent de mercenaires recrutés chez les Barbares.

Pareille disposition d’esprit engendre naturellement l’indifférence au bien général. Elle se traduit aujourd’hui par le pacifisme et l’antimilitarisme, sentiments toujours manifestés lorsque l’idéal de l’individu ne dépasse pas son propre intérêt ou tout au plus celui du petit groupe dont il fait partie.

Dans ce dernier cas, on constate un phénomène caractéristique. L’individu ne se sacrifie plus au groupe mais reçoit de lui, en échange de légères contraintes, des avantages personnels que seul il n’obtiendrait jamais. Tel le religieux s’enfermant au couvent pour y préparer son salut. L’existence très dure qu’il y mène n’a pas pour but l’intérêt de la collectivité, mais le sien propre. Tels encore les groupes syndicalistes modernes dont les membres ne demandent que des avantages personnels et se préoccupent peu des intérêts généraux de la société.

Il faut donc considérer, quand on parle de la moralité des groupes, deux catégories fort distinctes : 1o les groupes dévoués à l’intérêt général, parce que cet intérêt général est confondu avec leur intérêt particulier ; 2o les groupes considérés seulement par l’individu comme le moyen d’obtenir des privilèges personnels.

Cette distinction est importante, car la division progressive du travail multiplie chaque jour davantage les groupes sociaux possédant chacun des intérêts particuliers, souvent opposés à l’intérêt général. On ne voit pas encore comment les civilisations futures pourront se maintenir au milieu de revendications si dissemblables. Une société, toujours puissante contre un individu isolé, est très faible contre les groupements. On a déjà vu les gouvernements capituler devant les syndicats d’employés des postes, d’agents des chemins de fer et d’instituteurs. Nous ne sommes évidemment qu’au début de ces capitulations qui s’étendront bientôt, parce que les groupes de toutes classes s’associeront momentanément contre les détenteurs du pouvoir et de la richesse, afin de les exproprier au moyen de lois votées par des politiciens vivant de leurs suffrages.

Peut-être dans les sociétés futures, l’individu se détachera-t-il complètement des intérêts généraux de son pays pour s’occuper uniquement de ceux de sa collectivité. Un code moral universel deviendrait alors impossible et il n’existerait plus en pareil cas que de nombreux petits codes adaptés aux besoins de chaque groupe.

Nous venons de montrer la nécessité constituant un des plus grands facteurs de la morale sociale, mais beaucoup d’autres s’y joignent qui, tout en étant moins importants, exercent aussi leur action.

Dans les sociétés animales, la morale reste exclusivement fille des nécessités alors que chez l’homme interviennent certaines influences dues à son imagination et à des associations erronées de phénomènes sans rapport. Elles le conduisent vers des coutumes que nulle nécessité ne justifie. Il n’y avait aucune utilité sociale, par exemple, à brûler pendant des siècles les individus qu’on supposait avoir fait un pacte avec le diable ou à immoler des enfants sur les autels de Moloch. L’homme n’a jamais vécu sans un cortège d’illusions qui ont grandement influencé sa conduite. Il s’ensuit que la morale n’est pas seulement issue des nécessités sociales, mais encore de nos illusions.

CHAPITRE V
LES FACTEURS RÉELS DE LA MORALE INDIVIDUELLE

§ 1. Genèse de la morale individuelle. Rôle du caractère. — § 2. La moralité primitive. — § 3. Rôle de l’utilité dans la formation de la morale individuelle. — § 4. Rôle de l’inconscient. — § 5. Le sentiment de l’honneur comme expression finale de la morale individuelle.

§ 1. — Genèse de la morale individuelle. Rôle du caractère.

Les codes chargés de protéger la morale collective résultant des nécessités de l’existence en commun n’ont pas, nous l’avons vu, à s’occuper de morale individuelle.

Divers facteurs, indépendants des contraintes sociales, contribuent à former la morale personnelle. Parmi les plus importants figure le caractère que l’homme apporte en naissant. Beaucoup de qualités morales comme la bonté, la douceur, l’honnêteté, etc., constituent un héritage ancestral bien difficile à acquérir artificiellement. « D’un père vertueux naissent des enfants vertueux, écrivait Horace, c’est de race que les taureaux et les coursiers sont pleins de vigueur et l’aigle guerrier n’engendre point la timide colombe ».

On définit souvent le caractère : « l’ensemble des dispositions intellectuelles et affectives de l’individu ». Pareille définition est peu acceptable, parce qu’elle ne sépare pas l’intelligence du caractère.

Ce dernier appartient en effet au domaine de l’affectif. Il est constitué par l’ensemble de sentiments apportés en naissant. Si l’intelligence fait penser, le caractère fait agir. Le rôle de celui-ci se montre donc prépondérant dans la conduite[9], et par conséquent dans la morale individuelle. Mais en raison de sa fixité, il est fort difficile d’agir profondément sur lui. Cette observation a déjà été faite par les plus célèbres moralistes :

[9] Ce sont surtout les hommes d’action qui ont le mieux compris la différence de l’intelligence et du caractère :

« Quand le caractère domine l’esprit, écrivait le général Marmont, et que l’esprit a une certaine étendue, on chemine vers un but déterminé et on a des chances de l’atteindre. Quand l’esprit domine le caractère, on change sans cesse d’avis, de projets et de direction parce qu’une vaste intelligence considère à chaque instant les questions sous un nouvel aspect. Si la force de la volonté ne vient pas mettre à l’abri de ces changements, on flotte entre les partis divers ; on n’en prend aucun avec suite, ce qu’il y a de pire, et au lieu de s’approcher vers le but, une marche incertaine nous en éloigne souvent et nous égare. » (De l’esprit des institutions militaires, par le général Marmont.)

« La morale, écrit Schopenhauer, peut-elle d’un homme au cœur dur faire un homme miséricordieux et du même coup juste et charitable ? Certes non : les différences de caractères sont innées et immuables. Le méchant tient sa méchanceté de naissance, comme le serpent ses crochets et ses poches à venin : ils peuvent aussi peu l’un que l’autre s’en débarrasser. »

L’opinion du célèbre penseur fut également professée par les plus grands philosophes de l’antiquité. Platon disait : « La vertu n’est ni un fruit naturel, ni un effet de l’éducation ; mais quand un homme a ce bonheur de la posséder, c’est sans réflexion, par une faveur divine. » Socrate et Aristote assurent aussi « qu’il n’est pas en notre pouvoir d’être vertueux ou méprisable. Les caractères semblent être ce qu’ils sont par nature : car si nous sommes justes, prudents, etc., c’est dès notre naissance ».

Je crois difficile d’être d’un autre avis. On peut remarquer cependant qu’il existe une catégorie d’individus, probablement la plus nombreuse, dont les philosophes précédents n’ont pas tenu compte. C’est l’immense foule, citée plus haut, des caractères neutres n’ayant de fortes dispositions ni pour le bien ni pour le mal et se laissant orienter facilement.

Les êtres à caractère énergique réagissent contre les variations de milieu et leur mentalité conserve une certaine fixité, mais ceux que nous venons d’appeler neutres possèdent des aptitudes si instables qu’ils subissent toutes les influences extérieures. Leur personnalité varie sans cesse.

Le même phénomène s’observe chez les peuples dont l’âme n’est pas assez fixée pour que le caractère national vienne limiter les oscillations créées par les circonstances.

Aucune méthode évidemment ne transformera des individus neutres en héros, mais une éducation appropriée est susceptible de leur fournir au moins une ébauche d’armature morale qui les soutiendra un peu dans la vie.

Chez les caractères forts, l’éducation développera les qualités naturelles. Aux faibles, elle donnera seulement un peu de l’énergie qui leur manque. Les êtres extériorisent rarement le maximum de ce qu’ils pourraient fournir. Ils renferment des possibilités d’action inconnues d’eux-mêmes et que l’éducation ou les circonstances font surgir. Napoléon a montré la hauteur d’héroïsme où l’on peut élever parfois les hommes quand on sait les entraîner.

Sans doute le milieu social agit sur les dispositions individuelles, par suite de la considération accordée à la pratique de certaines vertus et du mépris accompagnant certains actes, mais ces influences triompheront difficilement des inclinations naturelles. Elles n’agiront que sur les natures neutres, sur ces caractères amorphes s’adonnant indifféremment au mal ou au bien, suivant la voie dans laquelle les circonstances les ont engagés.

L’action du caractère sur la morale des individus, se manifeste aussi dans celle des peuples. On sait qu’en dehors de traits distinctifs spéciaux à certaines natures existent des dispositions générales justement considérées comme des caractères de race. Tels la ténacité de l’Anglais, la mobilité du Français, l’orgueil de l’Espagnol. Ces caractères généraux variant d’un peuple à l’autre, dicteront une conduite différente dans des circonstances identiques. Ils engendreront par conséquent des morales diverses, bien que les principes consignés dans les livres soient partout les mêmes.

Semblables considérations suffiraient à prouver que les enseignements théoriques de la morale doivent le plus souvent rester impuissants à vaincre les dispositions naturelles. Que pourraient-ils par exemple contre l’égoïsme, la légèreté, la paresse et la luxure du nègre ?

Le milieu social, très fort pour créer une morale collective maintenue par les codes, exerce, nous le voyons, une action assez faible sur la morale individuelle.

Seule la puissance de l’opinion l’empêche d’être nulle. L’admiration générale pour certaines qualités, les développe chez les individus les possédant déjà un peu.

Les luttes guerrières et l’estime professée à l’égard du courage furent par le même mécanisme génératrices de diverses qualités individuelles : esprit d’entreprise, sacrifice de l’intérêt personnel à ceux de la communauté et bien d’autres encore. Les pacifistes gémissant contre les guerres et considérant le passé comme une phase de barbarie ne se doutent pas que les combats féroces des ancêtres, les carnages sans pitié des premiers âges, ont créé certaines qualités d’initiative, d’endurance, de ténacité, d’audace, utilisées par les hommes modernes dans leurs entreprises scientifiques, industrielles et commerciales. Un pacifisme ancestral eût seulement engendré des égoïsmes sur lesquels aucune grande civilisation n’aurait pu s’élever.

§ 2. — La moralité individuelle primitive.

La morale individuelle ne se forme pas en un jour. Elle dérive, comme la morale collective, d’un long passé et varie avec l’état de la civilisation.

Aux débuts de l’humanité elle devait être fort rudimentaire. Même à l’époque chantée par Homère elle existait à peine. Il fallait un étrange aveuglement pour considérer le glorieux poète comme un moraliste. Tous ses guerriers sont dominés par des convoitises immédiates et se montrent perpétuellement en fureur. Jamais on ne les voit reculer devant les perfidies, les violences et les crimes. Ils pratiquaient cependant les vertus nécessaires dans leurs conditions d’existence, telles que le courage, l’amour du sol natal et de la famille, l’hospitalité et la crainte des dieux.

Le défaut principal des guerriers homériques, ainsi du reste que de tous les primitifs, fut de se montrer extrêmement impulsifs, c’est-à-dire incapables de résister aux suggestions instinctives du moment.

L’utilité de la domination de soi-même apparaît trop évidente pour n’avoir pas toujours été très estimée, bien que peu d’hommes aient — autrefois comme aujourd’hui — possédé la force de la pratiquer. Les Grecs d’Homère, quoique n’exerçant guère cette maîtrise d’eux-mêmes, en reconnaissaient parfaitement la valeur. Minerve voulant complimenter Ulysse, rencontré à Ithaque lui dit : « Tu es toujours ce chef prudent, maître des mouvements de son âme. »

Si cette vertu morale se généralisa bien lentement chez la plupart des peuples, elle fut, je le répète, extrêmement appréciée partout. Les Romains dans l’antiquité, les Anglais de nos jours se trouvèrent d’accord pour répéter avec Horace : « Il est plus beau de régner sur son âme que de réunir sous son domaine la Libye et l’Espagne ».

La morale des dieux d’Homère ne dépassait pas celle des humains. Ils se montraient égoïstes, vindicatifs et avides de plaisir. Cette moralité était naturellement celle de leur époque.

On les voit fort sensibles aux offrandes. L’Odyssée nous apprend qu’Ulysse consacrait une notable partie de son temps en sacrifices. Platon, qui estimait assez peu les divinités païennes, leur reprochait de se laisser facilement corrompre par des présents. Ses successeurs purent constater que les croyants de tous les âges et de tous les cultes n’employèrent jamais d’autres procédés pour se concilier la protection des maîtres du ciel. Quand l’homme est immoral ses dieux le sont également.

§ 3. — Rôle de l’utilité dans la genèse de la morale individuelle.

Les considérations que nous venons d’exposer conduisent à examiner sommairement le rôle de l’utilité, si souvent invoquée dans la genèse de la morale.

Dire de la morale sociale qu’elle se fonde sur l’utilité semble un truisme, car il est évidemment utile à l’individu de respecter les lois, puisque en les enfreignant il s’expose à des châtiments. Mais prétendre que la morale individuelle peut avoir la même base utilitaire nous paraît une erreur.

La morale dite utilitaire, déjà enseignée au temps de Socrate, recommande à l’individu d’être vertueux à cause des avantages que la vertu procure ou des ennuis qu’elle évite. C’est à peu près aussi ce que professent les anciens philosophes anglais et les modernes pragmatistes. « Le juste, écrit W. James, consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre conduite. Je veux dire avantageux à peu près de n’importe quelle manière. »

D’après cette définition, le juste consisterait dans ce qui est avantageux, c’est-à-dire utile ; mais qui sera juge de ce qui est avantageux ? L’individu ou la société ?

Le vol, le meurtre, etc., sont considérés comme très avantageux par les criminels y trouvant un profit. La société réprime de tels actes, parce qu’elle les juge désavantageux pour elle.

L’individu étant subordonné à la société, elle seule, évidemment, pourra établir un critérium. Et alors l’utilité sera simplement l’obéissance aux prescriptions sociales, ce qui d’ailleurs n’a jamais été contesté.

Mais, en matière de morale individuelle, la contrainte sociale disparaît et, si l’individu prend pour unique guide son utilité, il possédera une bien pauvre morale, ou plutôt n’en aura pas du tout. Vainement dira-t-on qu’il doit pratiquer la vertu, parce qu’elle est utile au bonheur. Chacun sait que la vertu ne donne pas toujours le bonheur et même constitue bien souvent une lutte contre le bonheur.

Le critérium de l’utilité pure engendre facilement un étroit égoïsme et ne saurait créer aucune morale solide. Ce n’est pas en prenant pour guide l’utilité personnelle que tant d’hommes ont sacrifié leur temps, leur fortune et souvent leur vie à de nobles causes, défriché les champs inexplorés de la pensée, entrepris des expéditions périlleuses, sauvé de la mort leurs semblables en s’y exposant eux-mêmes, etc. On peut dire, à l’honneur de l’humanité, que l’utilité, c’est-à-dire l’égoïsme, n’a jamais été son principal facteur de conduite.

Il est donc facile de comprendre que l’utilitarisme a toujours été pour certains philosophes, Kant notamment, « la négation même de la morale ».

Le côté faible des morales religieuses est précisément de ne posséder guère que l’utilité comme mobile. Quoi de plus utile, en effet, pour l’individu, que de gagner le ciel et d’éviter l’enfer ? La seule différence séparant la morale utilitaire des philosophes de celle des théologiens est que la première place généralement le bonheur ici-bas et la seconde dans une vie future.

§ 4. — Rôle de l’inconscient dans la création de la morale individuelle.

La morale des premiers hommes était, nous l’avons dit, fort rudimentaire. Le bien consistait à tuer son ennemi, le mal à être tué par lui.

Avec les nécessités qu’entraîna l’existence en commun, certaines règles nécessaires à l’intérêt général s’imposèrent et la morale sociale se perfectionna lentement. Les codes civils et religieux réussirent à la fixer par de sévères répressions dont l’action inhibitive, répétée pendant des siècles, rendit l’observance des règles sociales de plus en plus inconsciente et, par conséquent, de plus en plus facile.

Les grands progrès de l’homme social, — ceux sans lesquels il ne se fût jamais élevé à la civilisation, — résultèrent justement de cette substitution d’une morale inconsciente, acceptée sans effort, à une morale consciente que des châtiments très durs parvenaient seuls à faire un peu respecter.

Exacte pour la morale sociale, semblable évolution l’est également pour la morale individuelle qui ne se trouve constituée qu’après avoir passé dans l’inconscient. Cet inconscient étant notre véritable dominateur, il importe de le former par une éducation convenable. La discipline interne acceptée sans effort finit alors par remplacer la discipline externe imposée.

Très supérieure aux suggestions de certaines méthodes rationalistes modernes, l’expérience a montré depuis longtemps par quel mécanisme la discipline inconsciente arrive à s’établir.

Le principe de sa formation est le même que celui qui préside à l’éducation de tous les arts et de tous les métiers, où l’inconscient joue un rôle prépondérant. Il ne consiste pas à apprendre théoriquement ce qu’on doit faire, mais à le faire. L’acte à exécuter est répété jusqu’à ce que, automatisé par l’inconscient, il s’accomplisse sans effort. Le pianiste acquiert ainsi la pratique de son art, le militaire le maniement de ses armes.

Les observateurs inexpérimentés critiquent volontiers les minuties, déclarées superflues par leur courte raison, figurant dans l’éducation du soldat. Pourquoi, à la caserne ou sur le terrain, ces mouvements décomposés, exécutés dans un ordre déterminé ? Pourquoi la marche au pas cadencé ? Pourquoi l’obligation de ranger chaque objet d’équipement d’une façon invariable, etc. ? Toutes ces manœuvres, inutiles en apparence, ont pour résultat final d’inculquer à l’homme des habitudes de précision, de correction, de méthode que la répétition fera passer dans son inconscient et qui, obtenues d’abord avec effort, le seront bientôt sans effort[10].

[10] Les lignes suivantes que j’extrais de la 15e édition de ma Psychologie de l’Éducation, feront mieux comprendre l’utilité du principe que je viens d’exposer.

Dans une fort remarquable étude publiée par le journal anglais The Naval and military Gazette du 8 mai 1909, l’auteur s’exprime ainsi : « On n’a jamais donné une meilleure définition de l’éducation que celle due à Gustave Le Bon : L’éducation est l’art de faire passer le conscient dans l’inconscient. Les chefs de l’état-major général anglais ont accepté ce principe comme la base fondamentale de l’établissement d’une unité de doctrine et d’action dans l’éducation militaire, dont nous avions si besoin. »

L’auteur de ces lignes montre très bien l’application de nos principes dans les nouvelles instructions de l’état-major anglais. Ce dernier a compris que l’instinct et non la raison fait agir sur le champ de bataille, d’où la nécessité de transformer le rationnel en instinctif par une éducation spéciale. De l’inconscient surgissent les décisions rapides. « L’habileté et l’unité de doctrine doivent, par une éducation appropriée, être rendues instinctives. » On ne saurait mieux dire.

Les principes qui précèdent peuvent être résumés en disant que toute morale individuelle ou sociale constitue d’abord une gêne, une contrainte ne se supportant facilement qu’après être devenue inconsciente. C’est seulement quand cette discipline inconsciente est créée que l’homme cesse d’être le jouet de ses impulsions et peut se dire vraiment son maître. L’anarchiste se croyant libre, parce qu’il rejette toute contrainte et obéit simplement à ses impulsions, n’a pas plus de liberté réelle que la feuille de l’arbre entraînée par les remous du vent.

§ 5. — Le sentiment de l’honneur comme expression finale de la morale individuelle.

Quels que soient les facteurs de la morale individuelle, son expression finale se traduit fort clairement par ce qu’il est convenu de nommer le sentiment de l’honneur.

On peut le définir : un besoin de dignité personnelle faisant éviter certains actes et en accomplir d’autres, même contraires à nos intérêts, dans l’unique but de conserver sa propre estime et celle de nos semblables.

Une des caractéristiques des actes accomplis au nom de l’honneur est de rester le plus souvent indépendants des prescriptions du code. Le sentiment de l’honneur se trouve maintenu simplement par la contrainte morale. Fixé dans les âmes, il devient beaucoup plus puissant que les menaces des lois. C’est en matière d’honneur qu’on peut véritablement parler d’impératif catégorique.

L’opinion constitue un grand soutien de l’honneur mais il peut être assez fort pour faire agir en dehors de tout espoir d’approbation et alors même que l’acte accompli sera sûrement ignoré.

Le sentiment de l’honneur varie beaucoup avec les races. Alors, par exemple, que chez les Japonais l’honneur militaire se trouve très développé et l’honneur commercial assez peu, le contraire s’observe chez les Chinois. L’honneur commercial est si puissant parmi ces derniers que les banquiers américains, pourtant fort défiants, leur prêtent de l’argent sans aucune garantie, certains que si l’emprunteur meurt avant l’échéance, sa famille et au besoin ses amis rembourseront la somme due.

Le sentiment de l’honneur fortement développé chez un peuple, suffit à lui créer une morale très sûre. Le Japon en fournit un excellent exemple. Voici comment le professeur Kaneto définit le Bushido, véritable code moral du Japon :

« Le Bushido n’enseigne aucune révélation de l’au-delà, il ne se vante d’aucun fondateur. Sa sanction suprême réside dans un sentiment inné de honte pour tout ce qui est mal, et d’honneur pour tout ce qui est bien… Notre premier devoir est d’être maîtres de nous-mêmes. La conscience est le seul critérium du bien ou du mal. Le courage est la vertu suprême. L’audace et l’endurance sont les devoirs de l’homme. La rectitude ou la justice est inséparable du vrai courage et la bienveillance est l’attribut qui met le sceau à un noble esprit. »

Une telle définition ne suffirait nullement à montrer la puissance de ce code. Elle est tellement grande que les individus croyant leur honneur atteint, même s’ils n’y sont pour rien, n’hésitent pas à se suicider. J’ai entendu des Japonais, pourtant fort civilisés, soutenir que le capitaine d’un navire de commerce pris par un cuirassé était déshonoré s’il ne se suicidait pas.

L’honneur que nous venons de voir se transformer avec les peuples varie également suivant les classes, les castes et les professions. Le soldat, le magistrat, le banquier, le médecin ont chacun leur honneur spécial qu’ils n’oseraient pas violer. Beaucoup d’individus ne possèdent même d’autre morale que l’honneur de leur groupe.

Si de ces généralités, il fallait descendre aux cas particuliers un gros livre suffirait à peine. Les guides classiques de théologie morale servant de règle au clergé, tels que celui de saint Alphonse de Liguori, constituent de volumineux recueils. Il y est d’ailleurs seulement question de ces subtilités rendues célèbres par les fameuses Provinciales de Pascal. Elles n’offrent guère d’intérêt que pour des confesseurs chargés de calmer les scrupules maladifs de vieilles dévotes.

Ces casuistes emploient d’ailleurs des méthodes de raisonnement vraiment bien spéciales.

« Les théologiens distinguent, écrit M. Bayet, le « tutiorisme absolu » ou rigorisme, qui exige, pour qu’on ait le droit d’adopter une opinion, qu’elle soit absolument certaine ; le laxisme, qui se contente qu’elle soit légèrement probable ; le tutiorisme mitigé, qui exige qu’elle soit très probable ; le probabiliorisme, qui veut qu’elle soit plus probable que l’opinion contraire ; l’équiprobabilisme, qui veut qu’elle soit aussi probable, et le « simple probabilisme », qui exige seulement qu’elle soit vraiment et solidement probable, fût-elle moins probable que l’opinion contraire. Saint Alphonse est probabiliste ou équiprobabiliste. La Théologie de Clermont est probabiliste. Elle admet qu’en cas de conflit, on peut suivre l’opinion la moins sûre. »

De telles citations suffiraient à montrer que la morale fondée sur la théologie n’est pas beaucoup plus solide que celle édifiée sur la raison. La morale n’est constituée, je le répète encore, que lorsque étant devenue inconsciente et par conséquent instinctive, elle se trouve hors de la sphère du raisonnement. Alors seulement elle se pratique sans effort.

LIVRE III
LE CYCLE DES CERTITUDES INTELLECTUELLES. LA PHILOSOPHIE ET LA SCIENCE.

CHAPITRE I
LES PHILOSOPHIES RATIONALISTES.

§ 1. Les conceptions de la vérité chez les philosophes rationalistes de l’antiquité. — § 2. Les conceptions de la vérité chez les philosophes rationalistes modernes.

§ 1. — Les conceptions de la vérité chez les philosophes rationalistes de l’antiquité.

Les idées émises par les philosophes sur la notion de vérité sont peu nombreuses. Depuis trois mille ans, ils ne firent le plus souvent, que répéter les mêmes théories. Le résumé de leurs conceptions le montre facilement.

Il peut sembler téméraire de vouloir exposer en quelques pages l’histoire des divers systèmes philosophiques, mais si leur architecture est souvent compliquée, les principes formulés restent toujours très brefs. Ces systèmes sont comparables aux temples gigantesques de l’Inde formés d’une série d’immenses enceintes concentriques. Au milieu se trouve un tout petit sanctuaire contenant l’image du dieu redouté. Les grandes enceintes qui l’enveloppent ne servent qu’à entourer la divinité de prestige.

Négligeant les enceintes qui servent d’ornements aux temples de la pensée philosophique, peu de pages nous seront nécessaires pour dégager les conceptions qu’elle s’est formées de la vérité dans le cours des âges.

Plusieurs siècles avant Jésus-Christ, Héraclite d’Éphèse enseignait que les phénomènes se présentent dans un écoulement perpétuel[11], un devenir éternel. Pour lui les choses ne sont pas, elles deviennent. C’est exactement ce que devaient répéter plus tard Hegel et divers philosophes contemporains.

[11] La célèbre citation d’Héraclite πάντα ῥεῖ (tout s’écoule) résume bien sa pensée, mais je n’ai pu la trouver dans les fragments qui nous sont restés de ce philosophe.

Anaximandre soutenait que tous les êtres dérivent d’animaux plus anciens, par des transformations successives. La théorie actuelle de l’évolution n’enseigne pas autre chose.

Parménide déclarait que nous connaissons non la réalité, mais seulement des apparences. Protagoras disait : « Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les choses lui apparaissent. En dehors de cette conception personnelle, aucune vérité n’existe. » Kant ne fit que développer ces propositions.

Démocrite croyait, comme plus tard Leibniz, que rien n’existe dans notre intelligence qui n’ait d’abord été dans nos sens. La réalité se trouve ainsi pour chaque individu constituée uniquement par ce que ses sens lui révèlent.

Les penseurs modernes ajoutèrent évidemment d’importants développements aux principes qui précèdent, mais sans modifier les idées fondamentales. Il est même fort remarquable que, privé du secours de l’expérience, l’esprit humain ait pu aller aussi loin.

§ 2. — Les conceptions de la vérité des philosophes rationalistes modernes.

Notre classification des diverses formes de logique permet de pressentir que les conceptions des grands philosophes sur la vérité eurent deux sources distinctes : l’une rationnelle, l’autre affective et mystique.

Les théories rationnelles régnèrent depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Les systèmes dépourvus de source intellectuelle avaient fini par être abandonnés entièrement. Ils reparaissent de nos jours, nous le verrons plus loin, sous des noms divers, l’intuitionnisme notamment.

Cette division en philosophies rationalistes et non rationalistes, n’a d’ailleurs rien d’absolu. Les plus rationalistes contiennent beaucoup d’éléments mystiques. Celle de Kant en est saturée. Quant aux intuitionnistes modernes, leur intuition se compose très souvent de raisonnements fort subtils.

Laissant de côté la distinction entre les diverses sources des philosophies formulées depuis la Renaissance, nous allons examiner brièvement les conceptions de leurs principaux représentants.

Bacon, Descartes et Kant peuvent être cités parmi les philosophes rationalistes ayant le plus influencé la pensée des hommes, mais ils agirent davantage par leurs méthodes que par des vérités formulées.

Bacon commença la réaction contre le principe d’autorité des anciens, et par conséquent contre toute la philosophie du Moyen Age, qui se bornait à répéter les théories d’Aristote. Il montra qu’observer est plus instructif que commenter des livres et enseigna la méfiance des idées a priori, telles qu’attribuer à la nature des intentions et s’imaginer, par exemple, que si le soleil éclaire c’est qu’il fut créé tout exprès pour nous donner de la lumière. Il recommande aussi de ne pas passer trop rapidement du particulier au général. Quant à la métaphysique qui, pour lui, tourne toujours dans le même cercle, le grand philosophe la relègue dans le domaine de la foi, d’où elle n’est d’ailleurs jamais sortie.

Cette antipathie de Bacon pour la métaphysique se généralisa très vite en Angleterre et s’est continuée jusqu’à nos jours. Répétant une opinion ancienne rappelée plus haut, Hobbes disait que les choses nous sont connues seulement par les sensations. Ce qui n’est pas sensible, âme, Dieu, etc., ne peut exister, d’après lui, mais seulement être cru. L’esprit humain consiste en un composé de sensations et pour penser nous associons des sensations, c’est-à-dire des illusions déposées en nous par le monde extérieur au moyen de nos sens. L’univers réel demeurera éternellement inconnu. Les idées sont des produits de la sensation détachés d’elle. La morale a pour base l’utilité.

Ces brèves indications montrent que les grandes lignes de la philosophie moderne commençaient à se dessiner nettement. Descartes en fut, au XVIIe siècle, le plus illustre représentant. Il exerça une influence considérable par sa méthode plus encore que par sa philosophie. Son rationalisme, d’après lequel nous devons croire seulement ce qui est évident, aurait dû lui faire repousser le mystérieux et le miraculeux, qu’il tente de justifier au contraire. L’éminent philosophe se donna beaucoup de mal pour défendre la croyance au Créateur et en sa bonté. Ses preuves de l’existence de Dieu fondées sur l’idée d’un être parfait et infini et sur la nécessité d’une cause première, sembleraient assez faibles aujourd’hui.

Le côté mystique de la philosophie de Descartes justifie ce que nous disions plus haut des systèmes donnés comme purement rationalistes, quoique contenant beaucoup d’éléments mystiques.

Les parties mystiques de la philosophie de Descartes ne sont d’ailleurs pas les seules inadmissibles actuellement. La croyance de ce philosophe en l’automatisme des animaux, ses idées sur la liberté, sa classification des passions, sa confusion de la pensée avec la volonté, etc., ne sont plus défendables.

Sa théorie de l’évidence comme critérium de la certitude ne pourrait pas se soutenir davantage. La clarté d’une idée ne garantit nullement sa vérité.

Au temps de Descartes, où la tradition régnait en maîtresse, plusieurs de ses idées étaient très hardies. Elles conduisaient en effet à rejeter entièrement le principe d’autorité alors souverain. Descartes fut ainsi le père du doute et du rationalisme moderne.

Peu importe qu’il se soit montré, comme le fait remarquer Faguet, infidèle à sa méthode, en prenant les suggestions de son imagination pour les évidences de sa raison. On a dit justement : « Qu’après avoir commencé par douter de tout, il finit par tout croire. » Assurément, mais il avait douté, et à une époque où la théologie n’admettait pas le doute, c’était un progrès énorme et dont nos pensées libérées du joug de l’autorité religieuse comprennent difficilement l’importance.

La grandeur du rôle de Descartes apparaît surtout en constatant que ses successeurs continuèrent à suivre la voie largement ouverte par lui.

Kant représente le plus illustre. Il ne fut pas le premier, nous l’avons déjà dit, à révéler la relativité de nos connaissances. Son originalité fut de la démontrer avec une logique surpassant celle de ses devanciers. Jamais on n’avait prouvé avec une pareille vigueur que nos plus importantes conceptions, celles du temps et de l’espace, notamment, sont conditionnées par les formes de l’entendement. Le monde que nous connaissons se crée dans notre pensée. Dépasser les données de l’expérience systématisées au moyen de l’entendement est impossible. L’homme ne concevra jamais la nature que d’après les impressions qu’il en reçoit transformées par son esprit[12].

[12] Voici d’ailleurs un résumé de la philosophie de Kant par un professeur de philosophie, M. Lachelier :

« Kant a établi dans son ouvrage capital :

« 1o Que le monde que nous connaissons, c’est-à-dire le monde extérieur ou nature et le monde intérieur de notre conscience, ne sont que des systèmes de phénomènes, c’est-à-dire des choses qui nous apparaissent et non pas des choses qui existent en elles-mêmes ;

« 2o Que les Formes, grâce auxquelles ces phénomènes deviennent représentables, c’est-à-dire l’Espace et le Temps, ont leur origine en nous-mêmes et que c’est l’esprit qui les impose à la matière fournie par les sens ;

« 3o Que les lois (Catégories) grâce auxquelles ces phénomènes, après avoir été rendus représentables, deviennent pensables, la loi de causalité, par exemple, ont également leur origine a priori dans notre esprit. C’est notre entendement qui contraint les phénomènes, qui se succèdent dans le temps, à se plier à l’ordre régulier de la causalité. C’est grâce à ces lois qu’il est possible d’exprimer les relations des phénomènes, dans des vérités universelles et nécessaires ;

« 4o Enfin, après avoir établi de cette manière la possibilité d’une science des phénomènes, Kant démontre dans la partie la plus importante de la Critique, la Dialectique transcendantale, l’impossibilité d’une connaissance dogmatique de ce qui n’est pas phénomène. »

Si Kant s’était arrêté à cet enseignement formulé dans sa Critique de la raison pure, il eût été un complet rationaliste. Mais le célèbre penseur avait, comme tous les hommes de son temps, hérité d’une mentalité mystique qu’il devait satisfaire. Elle le conduisit à écrire la Critique de la raison pratique. Cet ouvrage contribue à prouver que dans le même esprit peuvent, ainsi que je l’ai expliqué ailleurs, se superposer des formes de logique fort différentes, la logique rationnelle et la logique mystique notamment. Elles devaient en cette circonstance engendrer des théories nettement contradictoires.

Dans la Critique de la raison pratique, Kant abandonne le rationalisme et fait œuvre de théologien. Il disserte sur les bases de la morale, nous supposant libres simplement parce que cette liberté est nécessaire pour pouvoir choisir le bien ou le mal. La récompense et le châtiment sont indispensables, d’après lui, et comme ils ne se réalisent pas toujours dans ce monde, il faut que ce soit dans un autre. Notre âme est donc immortelle afin qu’elle puisse être soumise au jugement d’un justicier.

Cette nécessité des récompenses et des châtiments paraît à Kant une preuve indiscutable de l’existence de Dieu.

Ces conceptions mystiques, déjà rappelées dans un autre chapitre, n’ont plus beaucoup de défenseurs aujourd’hui. Les théologiens seuls peuvent soutenir que Dieu doit exister simplement pour que le monde soit moral.

Les successeurs de Kant s’engagèrent davantage encore dans la voie rationaliste tout en restant généralement déistes. Ils cherchèrent aussi à tirer des conséquences pratiques de leur philosophie. Hegel affirmait que l’homme finira par substituer en lui la volonté générale à la volonté particulière. Pour être plus forts, les grands États doivent s’annexer les petits. Les succès guerriers d’un peuple prouvent sa supériorité. Le degré de sa force détermine son droit. La guerre, suivant ce philosophe, sera éternelle.

Ses idées influencèrent beaucoup, on le sait, la politique allemande et les théories de ses successeurs également. Schopenhauer considérait le monde comme un théâtre de carnage, mais sa nature passive lui faisait enseigner le détachement et le renoncement. Nietzsche, son disciple, professe au contraire une morale de violence et dénomme l’ancienne morale chrétienne de renoncement, dont se rapprochait Schopenhauer, une morale d’esclave. Chez lui, la poésie mystique et la philosophie se confondent.

Les philosophes que nous venons de citer furent, on le voit souvent, animés de tendances mystiques, mais ils employèrent toujours des arguments rationalistes.

Cette marche constante vers le rationalisme eut pour résultat de faire prévaloir les interprétations purement intellectuelles, sans tenir compte des éléments mystiques et affectifs inhérents à notre nature. Voltaire, Diderot, d’Holbach, Helvetius, Condillac et tous les philosophes du XVIIIe siècle restèrent exclusivement rationalistes. Rousseau fut un des rares écrivains faisant exception.

Les théories rationalistes conduisirent, on le sait, au moment de la Révolution, à la tentative de reconstruire la société sur une base nouvelle.

Malgré l’insuccès de cet essai, la philosophie rationaliste domina encore la plus grande partie du XIXe siècle. Comte, Taine, Renan, partagèrent la confiance de leurs prédécesseurs dans les lumières de la raison.

Mais à mesure que se développait le dédain manifeste du rationalisme philosophique pour les plus importants éléments de notre nature, apparaissait mieux son impuissance à interpréter certaines questions psychologiques. Ce fut l’origine de l’expansion des philosophies dites anti-intellectualistes, dont nous allons aborder maintenant l’étude.

CHAPITRE II
LES PHILOSOPHIES INTUITIONNISTES.

§ 1. Les anciennes philosophies sentimentales et mystiques. — § 2. La renaissance de l’intuitionnisme. — § 3. Les deux formes de l’intuition. L’intuition affective et l’intuition intellectuelle.

§ 1. — Les anciennes philosophies sentimentales et mystiques.

La philosophie n’eut pas toujours la raison pour base. Comme la théologie, elle s’appuya pendant longtemps sur des éléments affectifs et mystiques. L’intuitionnisme moderne n’apporte donc rien de nouveau dans le monde.

L’opposition entre l’intuition et la raison préoccupait déjà les penseurs au temps de Socrate. Ce dernier avait prouvé le rôle de ce qui devait être appelé plus tard l’inconscient, en montrant les artistes et les poètes inspirés, non par la sagesse, mais « par un enthousiasme assez analogue à celui des devins et qui leur fait dire des choses auxquelles ils ne comprennent rien ».

Cette théorie, exposée par Platon dans son apologie de Socrate, est bien voisine de la doctrine moderne de l’intuition. Divers penseurs, dont le mathématicien Cardan et le médecin Paracelse, la reprirent au Moyen Age. De même que certains philosophes actuels, ils considéraient l’intuition comme supérieure à la raison.

En fait, le sentiment et la raison, qui expriment des besoins différents de l’esprit, eurent toujours des défenseurs. Le sentiment fut préféré par les poètes et les artistes, la raison par les savants. Les premiers vivent surtout dans le domaine de la croyance, les seconds dans celui de la connaissance.

Avec les progrès des sciences, la philosophie avait fini, notamment depuis Descartes, par devenir, je l’ai rappelé plus haut, presque exclusivement rationaliste. Substituant de plus en plus l’expérience et l’observation à l’autorité, et repoussant tout ce qui était théologie et croyance, la raison agrandissait considérablement les horizons de la connaissance. Jugé d’ordre inférieur, le domaine des sentiments se voyait abandonné aux littérateurs et aux poètes. L’antagonisme apparaissait complet entre le monde de la croyance et celui de la connaissance.

Devant les résultats obtenus par la science, il fallait bien s’incliner. Mais les grands philosophes rationalistes, quoique fort respectés, n’avaient jamais été populaires. Littérateurs et artistes sentaient parfaitement qu’ils ne pouvaient leur demander aucune inspiration.

Le rationalisme dura, malgré son insuffisance, jusqu’au jour où l’on entrevit la possibilité d’une réaction contre lui. La plus importante, peut-être, fut esquissée par J.-J. Rousseau, sans même qu’il s’en doutât. Tout en prétendant appuyer sa philosophie sur des éléments rationnels, il ne lui donna, en réalité, que des soutiens affectifs et mystiques.

Cette confusion causa son succès. Le célèbre écrivain ne se rendit pas populaire par ses discussions philosophiques, d’ailleurs très faibles, mais par des exaltations sentimentales, des sermons sur le retour à la nature et des rêveries humanitaires. Il fut le père du lyrisme romantique et un peu aussi de l’intuitionnisme actuel. Sa philosophie, ou tout au moins ses romans, exercèrent une grande influence, même en politique, et s’ils ne changèrent pas, comme on l’a dit, la manière de sentir de beaucoup d’hommes, ils exprimèrent en les exaltant les sentiments de son époque.

Plus que personne, Rousseau prépara l’état d’esprit d’où la Révolution devait surgir. Ce fut seulement après avoir passé par l’enthousiasme sentimental qu’elle versa dans la férocité.

Les politiciens qui célébrèrent récemment la mémoire de ce philosophe ne réussirent pas à prouver qu’on pût apprendre quelque chose dans ses livres. La richesse du style y recouvre un formidable entassement d’illusions, de banalités et d’erreurs. Son œuvre suffirait à justifier la méfiance que manifestent parfois les rationalistes contre l’intuition sentimentale.

Si les circonstances historiques au milieu desquelles Rousseau parut ne l’avaient pas rendu aussi populaire, je doute qu’on eût jamais songé à le classer parmi les philosophes. Mais quand un homme ou une doctrine répondent aux besoins sentimentaux d’une époque, il se trouve très vite des esprits ingénieux pour leur fabriquer une philosophie.

C’est ainsi, par exemple, que suivant M. Boutroux on peut, des œuvres de Rousseau, « dégager sans artifice, une véritable philosophie, d’une consistance et d’une unité très réelles ».

En quoi consiste cette « véritable philosophie » ? Le savant académicien qui l’a découverte va nous le dire : « Cette philosophie n’est pas un système statique, c’est l’histoire théorique et mystique de l’humanité. Rousseau distingue, dans cette histoire, trois phases principales, que l’on peut symboliquement caractériser par les mots innocence, péché, rédemption. »

Cette doctrine étant celle des chrétiens depuis deux mille ans, il semble bien difficile de la qualifier de philosophie nouvelle. On sait, d’ailleurs, à quel point les élucubrations sentimentales de Rousseau sur l’état de nature se trouvèrent démenties par les découvertes de l’anthropologie moderne.

Comment d’ailleurs admettre, avec M. Boutroux, que « l’influence prodigieuse des écrits de Rousseau prouve assez la valeur de ses doctrines ». Si le succès était le critérium de la valeur d’une doctrine, on pourrait dire que le succès immense du Coran établit la valeur de son contenu. Je doute fort, d’ailleurs, que beaucoup de savants acceptent l’histoire de l’humanité de Rousseau telle que la résume M. Boutroux.

« Elle se ramène à ces trois moments : 1o état de nature ou régime de l’instinct ; 2o état social, ou état de corruption caractérisé par l’asservissement du sentiment à l’intelligence ; 3o état politique et moral ou régénération : c’est le rétablissement de l’ordre naturel, dans les conditions, à certains égards ineffaçables et salutaires, qui suivent la chute ; c’est la subordination de l’intelligence au sentiment, lequel, depuis la chute, n’est plus simplement l’instinct, mais est devenu proprement ce qu’on appelle le cœur. »

Quelques rares écrivains continuèrent après Rousseau à vanter la supériorité de l’intuition sur la raison. Schopenhauer, par exemple, grand défenseur de l’intuition, jugeait les vérités de sentiment plus proches de la réalité que les vérités rationnelles.

Le conflit entre la raison et le sentiment étant éternel, il ne faut pas s’étonner de voir de temps à autre la philosophie sentimentale se dresser contre la philosophie rationaliste.

Une des phases les plus accentuées de cette lutte est celle à laquelle nous assistons aujourd’hui et que nous allons étudier maintenant.

§ 2. — La renaissance de l’intuitionnisme.

L’intuitionnisme moderne représente une réaction très nette contre le rationalisme ou, pour être plus exact, contre l’impuissance du rationalisme. L’ancienne philosophie n’avait pu, en effet, dépasser certaines limites, ni expliquer aucun des problèmes de nos destinées.

Le rationalisme de Descartes, le scepticisme de Kant, l’étroit positivisme de Comte, l’éternelle ironie de Renan n’ayant jeté aucune lumière sur certains phénomènes de la vie et du sentiment, il était permis de penser avec Pascal que « la dernière démarche de la raison, c’est de connaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ».

Sur quels éléments, dès lors, fonder une philosophie ? Comment répondre aux aspirations indestructibles devant lesquelles la science restait muette ?

Diverses découvertes récentes firent espérer que le domaine de l’intuition, déjà tant exploré, n’avait cependant pas encore livré tous ses secrets. La biologie et la pathologie pénétraient un peu sur le terrain de l’inconscient, et, par conséquent, dans la vie intuitive. On entrevoyait chaque jour davantage en cette dernière les sources profondes de nos sentiments et de la vie consciente. L’inconscience affective n’avait pas assurément la clarté de la conscience intellectuelle, mais cependant elle la dominait, car les inspirations de la raison germent souvent au fond de l’inconscient.

L’inconscient, le subconscient comme on dit aujourd’hui, apparaît un mode d’activité mentale dont tous les autres découlent. Il constitue la source même de la vie organique, aussi bien que de l’activité psychique et se retrouve par conséquent à la base des divers problèmes philosophiques. De lui dérivent les éléments du caractère formant la personnalité. Il représente une sorte de réservoir alimenté par la pensée de tous nos ancêtres, dans lequel l’âme consciente puise constamment. Par lui surtout les hommes sont différenciés. Le civilisé ne se distingue du sauvage que grâce à la supériorité de son âme inconsciente. L’inconscient pourrait être défini l’âme condensée des aïeux.

Son étude qui commence à peine est abordée au moyen de diverses méthodes.

La pathologie nerveuse, en examinant les dédoublements de la personnalité et la dissociation des éléments psychiques, a déjà permis d’éclairer un peu cette région si profondément et si longtemps ignorée.

Toutes les philosophies dérivées de son étude demeurent forcément bien incomplètes encore et il est difficile de dire dès à présent ce qui pourra en sortir un jour.

Le représentant le plus éminent de l’intuitionnisme moderne est M. Bergson.

« Quand on va du physique au vital et au psychique, dit-il, la connaissance devient de moins en moins précise, alors intervient l’intuition. »

D’après lui, la nature nous aurait donné l’intelligence pour la vie et non pour l’explication des choses, nous dépassons donc son but en tâchant de les interpréter. Le monde matériel de la science est statique et sans durée alors que le monde de la vie et celui de l’âme se continuent en un écoulement perpétuel, suivant l’antique image d’Héraclite :

« Percevoir signifie immobiliser. » Les choses, pour M. Bergson, se passent comme si le noyau lumineux qualifié intelligence était entouré d’une sorte de nébulosité où s’élaboreraient des forces inconnues.

Cette conception de la mobilité des choses avait déjà été adoptée par d’anciens philosophes, élèves de Démocrite et de Protagoras. Ils considéraient eux aussi que les choses fixées le sont artificiellement et constituent en réalité un moment d’une vie continue.

M. Bergson établit très justement une séparation profonde entre l’instinct et l’intelligence. Je n’ai cessé, dans mes divers ouvrages, de considérer l’inexplicable instinct, avec la vie dont il est une forme, comme une des grandes pierres d’achoppement de la philosophie et de la science. Il élève sur la route de la connaissance une infranchissable muraille qu’aucune investigation n’a pu briser.

Je ne suis pas de ceux qui reprocheront à la nouvelle doctrine intuitionniste son imprécision. En matière de philosophie, il est utile de ne pas trop arrêter les contours afin de permettre des interprétations susceptibles de discussion. Une philosophie trop claire devient vite une philosophie morte. Les dieux fixés ne sont bientôt plus des dieux.

J’ai plusieurs fois employé jusqu’ici le mot intuition, mais sans chercher à le définir. Voici l’explication qu’en donne M. Bergson :

« On appelle intuition, dit-il, cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. »

Mais comment se transporter ainsi au sein des objets ? Voilà ce qu’il aurait fallu dire.

M. Bergson ne se contente pas de la recherche du rapport des choses. L’éminent philosophe veut approfondir les réalités et pénétrer dans l’absolu. L’intelligence en étant incapable, il prétend y arriver par l’intuition qui serait une source nouvelle de connaissance. C’est grâce à l’intelligence cependant que cet ennemi de l’intellectualisme croit avoir établi ses principes.

Pouvons-nous vraiment espérer obtenir de l’intuition la révélation de vérités nouvelles quand elle n’en a jusqu’ici découvert aucune ? M. Bergson, auquel j’ai posé verbalement cette objection me répondit, avec justesse d’ailleurs, qu’avant Galilée on aurait pu faire le même reproche à la méthode expérimentale en l’accusant de n’avoir encore rien produit.

La théorie de l’intuition reste dans le domaine des hypothèses qui seront peut-être fécondes un jour mais ne l’ont pas été jusqu’à présent. Continuons donc à explorer le monde de l’intuition inconsciente, sans oublier cependant que l’humanité ne réalisa ses progrès qu’après s’en être évadée. La raison seule, et non l’intuition, parvint à dominer la nature.

Si l’instinct, le sentiment et tout ce qui appartient au domaine de l’intuition constituent de puissants moteurs de la volonté, ils sont aussi des guides dangereux quand la raison ne les maîtrise pas. Redoutons toujours un peu ces forces irrationnelles que l’on essaie de diviniser aujourd’hui.

Quelles que soient les objections pouvant être opposées aux théories de M. Bergson, nous devons bien constater qu’il a tenté un vigoureux effort pour sortir la philosophie du cercle où elle tournait en vain depuis si longtemps. La pensée contemporaine s’est ainsi trouvée orientée par lui vers des problèmes que le lourd rationalisme universitaire s’efforce sans cesse de rejeter dans l’ombre, quoiqu’ils fassent l’objet des préoccupations de l’humanité depuis ses origines et doivent le suivre sans doute jusqu’à sa dernière heure.

M. Bergson est venu au moment précis où la philosophie, lasse de se heurter toujours au même mur, renonçait à créer d’inutiles systèmes. Ce penseur éminent a fait renaître au cœur d’hommes avides de foi des espérances qu’ils semblaient avoir perdues définitivement. Il leur permet d’espérer la survivance de l’âme. Il leur dit que ce monde n’est pas un immense engrenage de forces aveugles, et que l’intelligence ne représente pas la seule formule de la connaissance. Il leur dit encore que l’homme possède, avec un peu de libre arbitre, des moyens de s’insinuer dans l’inconnaissable et ne doit pas se croire la proie résignée de puissances fatales, le poussant dans des ténèbres sans limites. En assurant toutes ces choses, l’illustre philosophe s’est borné peut-être à faire revivre d’antiques illusions, mais il les a réveillées de façon à être entendu, et à l’heure où elles pouvaient préparer les éléments d’une religion nouvelle dont beaucoup d’hommes éprouvent le besoin.

§ 3. — Les deux formes de l’intuition : L’intuition affective et l’intuition intellectuelle.

En voulant séparer l’intuition de l’intelligence et la faire dériver du sentiment pur, les philosophes intuitionnistes actuels commettent, je crois, une confusion qu’il semble nécessaire de dissiper.

Ils opposent, on le sait, l’intuition à l’intelligence et le nom de philosophie anti-intellectualiste traduit cette tendance. Je ne trouve pas cette séparation justifiée. Sans doute le domaine de l’intelligence est distinct de celui du sentiment, mais l’intuition règne dans le premier comme dans le second.

Il existe à mon sens deux formes d’intuition tout à fait différentes : 1o l’intuition intellectuelle ; 2o l’intuition d’origine affective.

L’intuition intellectuelle détermine la naissance de ces idées spontanées, parfois géniales, mères des grandes découvertes, qui illuminent à certaines heures la pensée du savant. Un Galilée, un Newton, un Poincaré, furent des intuitionnistes intellectuels. Ce dernier l’a lui-même proclamé.

Les intuitions intellectuelles diffèrent des intuitions sentimentales en ce que les premières appartiennent au monde des idées et les secondes à celui des sentiments. L’intuition d’origine affective ou mystique se traduit par les impulsions inconscientes qui mènent la plupart des êtres et contre lesquelles, même chez les esprits supérieurs, la raison lutte avec tant de peine. Les enfants, les femmes, les primitifs, les sauvages, les foules ne sortent guère du domaine des intuitions inconscientes d’origine affective ou mystique.

Les intuitions intellectuelles étant le privilège d’un petit nombre d’hommes alors que les intuitions d’origine affective ou mystique se rencontrent chez tous, on conçoit facilement pourquoi les philosophies à bases sentimentales sont toujours populaires. Chacun y voit la justification d’impulsions que l’antique raison et la vieille morale s’efforçaient de refréner.

L’intuitionniste sentimental est souvent un de ces révoltés dont le nom varie suivant les époques. Le romantique de jadis s’inspira de la même philosophie instinctive que les syndicalistes révolutionnaires ou les nihilistes d’aujourd’hui.

L’intuition sentimentale peut être utile quand elle ne dépasse pas certaines limites, mais une société qui n’aurait pas d’autre guide retournerait vite à la barbarie ancestrale.

Si l’on envisage les conséquences du progrès de ces deux ordres d’intuition, affective et intellectuelle, on reconnaît vite que la marche ascensionnelle de la civilisation tient au développement de la dernière et à la diminution de la première. Le rôle de l’éducation est de favoriser le développement de l’intuition intellectuelle, celui des codes civils et religieux de refréner les intuitions d’origine affective, vestiges toujours vivants de l’animalité primitive. L’idéal serait de maintenir en équilibre ces deux formes d’intuition. « L’esprit a son ordre, dit Pascal, qui est par principe et démonstration, le cœur en a un autre. »

Le court exposé qui précède ne pouvait évidemment prétendre refaire une histoire de la philosophie, mais marquer seulement l’évolution des idées qu’elle a laissées dans la pensée humaine et montrer brièvement comment fut conçue par les différents philosophes la notion de vérité.

CHAPITRE III
L’ÉVOLUTION UTILITAIRE DE LA PHILOSOPHIE. LE PRAGMATISME.

§ 1. La philosophie pragmatiste. — § 2. Le rôle de l’instinct dans la philosophie pragmatiste.

§ 1. — La philosophie pragmatiste.

La philosophie utilitaire à laquelle a été donné le nom de pragmatisme[13], ne se propose pas de rechercher la vérité des choses, mais leur utilité. Une fiction utile est tenue pour une vérité. La notion de vérité devient donc synonyme de celle d’utilité.

[13] Le terme pragmatisme paraît fort ancien. Il a déjà été utilisé par Kant :

« Kant, écrit M. Goblot, appelle croyance pragmatique une croyance que l’on est impuissant à justifier par des raisons spéculatives, et que l’on admet pourtant, au moins provisoirement, à titre de principe d’action, en vue d’une fin déterminée. La valeur d’un tel principe sera décidée par le succès ou l’échec de l’entreprise. »

Le pragmatisme a été formulé depuis longtemps par les sophistes grecs, notamment par Protagoras, déjà cité dans un précédent chapitre.

Pour ce disciple d’Héraclite, la vérité représente simplement l’idée que nous nous faisons des choses, nulle vérité n’existe en dehors de nous. Ce que nous appelons vérité est simplement notre vérité. Il n’y a pas de vérité absolue, mais seulement des opinions individuelles, considérées comme vérités par celui qui les croit. La réalité n’est pas fixe, elle est mouvante et nous ne l’apprécions que par des sensations variables suivant chaque individu.

Pour Protagoras aucun critérium de la vérité n’existe. On ne prouve pas la vérité, on la persuade. Ce philosophe ne confond nullement cependant la vérité et l’utilité, il les distingue, mais considère qu’on peut choisir les opinions les plus utiles. La justice doit être fondée sur l’utilité et non sur la vérité.

Les pragmatistes modernes ne s’éloignent guère de leur ancêtre Protagoras. Il n’est pour eux ni vérité ni erreur, mais seulement des résultats pratiques. Le principal apôtre de cette doctrine, William James, écrit :

« La vérité d’une idée ne dépend que de ses effets… On n’a besoin d’accueillir les vérités concrètes que lorsqu’il devient profitable de le faire… Une idée est vraie tant que nous avons un intérêt vital à la croire telle. »

Dans des termes peu différents, Nietzsche avait formulé des propositions analogues.

« La fausseté d’un jugement, dit-il, n’est pas pour nous une objection contre ce jugement… Il s’agit de savoir dans quelle mesure ce jugement accélère et conserve la vie, maintient et même développe l’espèce. Et, par principe, nous inclinons à prétendre que les jugements les plus faux sont, pour nous, les plus indispensables, que l’homme ne saurait exister sans le cours forcé des valeurs logiques, sans une falsification constante du monde par le nombre, — à prétendre que renoncer à des jugements faux ce serait renoncer à la vie, nier la vie. Avouer que le mensonge est une condition vitale, c’est là, certes, s’opposer de dangereuse façon aux évaluations habituelles ; et il suffirait à une philosophie de l’oser pour se placer ainsi par delà le bien et le mal. »

Pour les pragmatistes, la solution des problèmes religieux et moraux paraît facile. Les religions sont vraies si elles rendent l’homme heureux. L’illusion utile doit être tenue pour une vérité. La foi est nécessaire. Le doute d’Hamlet ne conduit qu’à l’inaction.

Les pragmatistes raisonnent, on le voit, exactement comme s’il dépendait de la volonté de l’homme de choisir ses croyances. La psychologie enseigne justement le contraire.

Le pragmatiste, conséquent avec ses principes, sera donc croyant ou incrédule, matérialiste ou spiritualiste, vertueux ou vicieux, suivant son intérêt personnel. Une telle conception est évidemment peu recommandable.

Si au lieu de considérer le pragmatisme au point de vue individuel on l’envisage au point de vue social, on peut dire qu’il a constitué la plus ancienne philosophie de l’humanité. Dès que quelques douzaines d’hommes se groupèrent pour former une tribu, ils furent obligés de prendre l’utilité comme loi de leur association, et par conséquent de pratiquer la philosophie pragmatique. W. James a donc encore plus raison qu’il ne le croit en définissant le pragmatisme un nouveau nom pour une très vieille chose. Les livres de droit coutumier, d’où dérivent tous les codes, peuvent être considérés comme de véritables traités de pragmatisme.

Mais si le pragmatisme est la base nécessaire de la morale sociale, il ne saurait sans danger constituer celle de la morale individuelle. L’utilité se confond facilement, en effet, avec l’intérêt personnel. M. Bourdeau a dit fort justement que le pragmatisme est « une philosophie de marchands, de financiers, de gens de Bourse ». Une armée composée de soldats pragmatistes ne serait guère redoutable pour ses ennemis.

§ 2. — Rôle de l’instinct dans la philosophie pragmatiste.

Nous avons dû nécessairement simplifier les théories du pragmatisme pour mettre en lumière les points principaux de la doctrine et leurs conséquences.

Le pragmatisme comprend en réalité des idées diverses dont l’exposé serait fort long. Beaucoup de ses disciples ne le jugent pas seulement un empirisme utilitaire, mais une méthode d’acquisition de la connaissance. A cet égard, d’ailleurs, ils varient beaucoup. D’une façon générale, au lieu de considérer la vérité comme indépendante de nous, ils la supposent créée par nos besoins, avec des fragments de réalité choisis suivant leur utilité.

Cette conception est évidemment défendable, puisque nous ne faisons que découper dans la réalité les notions accessibles aux sens et aux instruments qui les complètent.

Mais si les volontés issues de nos besoins dirigent nos expériences, elles n’exercent aucune influence sur les vérités, parfois très contraires à nos désirs, que ces expériences font surgir. Quoique les vérités ainsi constatées puissent ne plus s’accorder avec nos besoins, il faut bien les subir. Le savant, dans ses recherches, ressemble un peu aux magiciens des vieilles légendes, sachant évoquer les ombres, mais incapables de les soumettre à leur volonté quand elles étaient formées.

Le pragmatisme, dédaigneux des idées rationnelles sans utilité pratique, est, comme toutes les philosophies intuitionnistes, plein de déférence pour l’instinct et l’intuition, jugés un peu synonymes.

« L’instinct, écrit un des plus éminents défenseurs de ces doctrines, est un fait, une donnée précise et positive. Quelles que soient ses origines, il représente la tendance et l’intérêt de l’espèce. Le suivre est évidemment le premier devoir de quiconque veut, comme la raison le prescrit, marcher avec la nature. »

Il me semble que la raison prescrit justement le contraire. Les progrès de la civilisation furent d’amener l’homme à surmonter les impulsions de l’instinct, à dominer ses réflexes, dirait un physiologiste. L’homme moderne ne possède que trop de tendances à se laisser dominer par les instincts de sauvagerie ancestrale, péniblement refrénés au moyen de barrières sociales qui d’ailleurs s’effritent chaque jour.

Parmi les côtés nuisibles du pragmatisme, on peut citer encore son antipathie marquée pour toutes les recherches théoriques.

« Le pragmatisme, écrit W. James, se détourne de l’abstraction… pour se tourner vers la pensée concrète ou adéquate, vers les faits, vers l’action efficace. »

S’occuper de faits concrets, d’action efficace est évidemment très sage, mais si cette conduite devenait universelle, l’humanité devrait renoncer à tout progrès. Ce sont les spéculations sans intérêt pratique qui enfantèrent les plus grandes découvertes.

Bien avant les pragmatistes modernes, Auguste Comte avait formulé des conseils analogues sur la direction pratique à donner aux études scientifiques. Il voulait même qu’un aréopage de savants interdît les recherches inutiles, telles que l’étude de la composition chimique des astres, considérée comme impossible. Si cet aréopage avait fonctionné, on n’aurait pas découvert l’analyse spectrale qui révéla précisément la composition chimique du soleil et de tous les astres. C’est souvent en poursuivant des chimères que de fort utiles découvertes furent réalisées. Sans les recherches des alchimistes sur la pierre philosophale, la chimie moderne ne serait pas née. Sans les spéculations hasardeuses de Maxwell, la télégraphie sans fil resterait inconnue.

Dès qu’une philosophie nouvelle se répand, on essaie de l’appliquer aux questions passionnant les esprits. Le pragmatisme échappa d’autant moins à cette loi que sa notion d’utilité, considérée comme synonyme de vérité, permet de justifier les pires doctrines. Nous l’avons vu, en effet, utilisé par le syndicalisme révolutionnaire, impossible à défendre d’une façon rationnelle.

De tout temps, d’ailleurs, les politiciens habitués à confondre la vérité avec l’utilité se révélèrent fidèles sectateurs du pragmatisme. Robespierre employa, dans un discours, une des formules les plus chères aux pragmatistes modernes. Après avoir exprimé quelque dédain pour les hypothèses philosophiques, il ajouta : « Aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité[14]. »

[14] Rapport fait au nom du Comité de Salut public par Maximilien Robespierre. Séance du 18 floréal an II. Imprimé par ordre de la Convention.

Le jugement porté sur le pragmatisme dans les pages qui précèdent demeure indépendant des peuples et du lieu où il a pris naissance. On peut justifier quelques parties de cette doctrine en considérant qu’elle s’est développée surtout chez des Américains utilitaires, ayant peu de temps à perdre en discussions et ne voulant retenir des principes que leurs côtés utilisables dans la vie journalière.

Envisagé sous cet angle, le pragmatisme apparaît comme une doctrine bien adaptée aux besoins des États-Unis. Il eut le grand mérite de contribuer à y fortifier la paix religieuse. En se plaçant surtout à ce dernier point de vue, on souscrira volontiers au jugement suivant porté par l’historien Ferrero :

« Le pragmatisme américain est surtout une doctrine de conciliation. Il veut donner aux hommes le moyen de concilier les idées et les doctrines ennemies en prouvant que toutes les idées, même celles qui semblent s’exclure, peuvent nous aider à devenir plus forts, plus sages et meilleurs. A quoi bon alors lutter pour faire triompher l’une au détriment de l’autre, au lieu de laisser les hommes tirer librement de chacune tout le bien qu’elle peut donner ? Ceux qui connaissent l’Amérique du Nord diront que s’il y a une doctrine vraiment américaine, c’est celle-là. »

Avec ce chapitre est terminée l’étude des conceptions religieuses et philosophiques successivement tenues par l’esprit humain pour des vérités. Après avoir vu les religions extérioriser, sous forme de divinités, nos besoins, nos rêves et nos espérances, nous avons constaté que les philosophies vécurent surtout de négations sans rien construire de durable. Elles prétendent actuellement diviniser, les unes l’intuition, les autres l’utilité ; mais ces idoles nouvelles possèdent trop peu de force et de prestige pour s’imposer longtemps.

A côté des religions anciennes et des philosophies modernes se proposant de transformer en vérités les illusions nées de nos désirs, la science a lentement édifié des vérités indépendantes de ces désirs. Nous étudierons bientôt leur genèse.

CHAPITRE IV
LES IDÉES MODERNES SUR LA VALEUR DE LA PHILOSOPHIE.

§ 1. Fondements psychologiques de la philosophie. Opinion des savants sur elle. — § 2. Valeur réelle de la philosophie. L’esprit philosophique.

§ 1. — Fondements psychologiques de la philosophie. Opinion des savants sur elle.

Les vérités religieuses que nous avons examinées possédaient des sources affectives, mystiques et collectives, mais fort peu de rationnelles. Les conceptions philosophiques dont nous venons de terminer l’étude sont d’origine exclusivement rationnelle et mystique. Les éléments collectifs et affectifs n’eurent qu’une très faible part dans leur genèse.

La philosophie actuelle n’est pas facile à définir, car son sens se transforma notablement. Elle s’imaginait jadis expliquer les phénomènes et déterminer leurs causes premières. Parfois confondue avec la théologie, elle s’en sépara progressivement et finit par la combattre.

La plupart des philosophies modernes prétendirent toujours se fonder sur la science, mais en différèrent par un point fondamental. La philosophie étant de l’imagination interprétée au moyen de la raison, représente le maximum de ce que peut cette dernière sans la ressource des méthodes expérimentales. La science contient aussi des hypothèses créées par l’imagination, mais elle les soumet au contrôle de l’expérience et de l’observation.

Cette différence constitue un des principaux motifs de l’infériorité des philosophes sur les savants. Les premiers n’ont pour observer le monde que le témoignage de leurs sens, alors que les seconds étendent les limites de ces sens au moyen d’une foule d’appareils. Grâce à leur emploi, les conceptions de l’univers subissent des transformations qu’aucune philosophie n’aurait pu pressentir. Les idées sur notre globe considéré comme centre du monde furent, par exemple, complètement renversées avec la découverte d’instruments montrant notre planète un astre infime, perdu dans l’espace parmi des millions d’autres. Les théories concernant la création se trouvèrent également ruinées quand l’observation enseigna que les êtres actuels dérivent d’espèces antérieures par l’accumulation de lentes modifications héréditaires.

C’est justement parce que les données de la philosophie ne peuvent se vérifier au moyen de l’expérience que des éléments mystiques entrent souvent dans sa formation. Les plus grands philosophes rationalistes : Descartes, Kant et Auguste Comte finirent tous par verser dans le mysticisme. Les conceptions théologiques de la Critique de la raison pratique et plus tard la fondation d’une religion dite positive en sont de frappants exemples.

A cause de ses faibles moyens d’investigation, la philosophie se vit progressivement obligée d’abandonner à la science les problèmes que jadis elle prétendait résoudre. Finalement, son domaine se restreignit presque exclusivement à la métaphysique pure.

Pour ces divers motifs, la philosophie, considérée autrefois comme la première des sciences, est jugée aujourd’hui fort secondaire par beaucoup d’esprits.

Un éminent président de l’Académie des Sciences, Émile Picard, a très bien résumé dans les termes suivants l’opinion générale des savants actuels sur la philosophie :

« Je crois, dit-il, qu’on rencontre rarement parmi les savants adonnés aux sciences de la nature, des esprits prenant quelque intérêt à ce qui est vraiment la philosophie… Les discussions chères aux écoles philosophiques de tous les temps sur le réel et sur le vrai semblent oiseuses à ceux qui observent et qui expérimentent… Le savant se méfie des critiques subtiles qui n’ont jamais conduit à des découvertes effectives… Il a en général l’impression que le philosophe parle un autre langage que lui et il ne cherche pas à le comprendre… La philosophie agite le plus souvent des questions sans réponse. »

Et dans une lettre qu’il m’adressait à ce sujet, mon savant ami confirmait ainsi son jugement :

« Je pense qu’il faudrait réserver le mot philosophie pour les poèmes et les rêveries sur la métaphysique ; ce sont là des plantes qu’on ne cultive pas dans les laboratoires. »

Beaucoup de philosophes professionnels ont fini eux-mêmes par émettre des avis semblables. Un des plus célèbres d’entre eux, W. James, écrit :

« Mettre le pied dans une classe de philosophie, c’est se voir contraint d’entrer en relations avec un univers complètement distinct de celui qu’on a laissé derrière soi dans la rue. Ces deux mondes sont si étrangers l’un à l’autre qu’il est absolument impossible de penser à l’un et à l’autre en même temps… Dans le monde où votre professeur vous fait pénétrer, tout est simple et net, tout est propre, tout est noble. Ici ne se rencontrent plus les contradictions de la vie réelle. Ce monde-là est d’une architecture toute classique : les principes de la raison en tracent les grandes lignes, les nécessités logiques en cimentent les diverses parties… En fait, c’est là beaucoup moins une description de notre monde réel qu’une construction d’un dessin très clair qu’on élève par-dessus et qu’on lui surajoute… On ne fournit là aucune explication de notre univers concret : au lieu de l’expliquer on lui substitue une chose qui en diffère absolument. »

Des appréciations analogues sur la faible valeur de la philosophie se retrouvent jusque chez les professeurs chargés de l’enseigner. Leur indifférence à son égard est aujourd’hui complète. Je renvoie les personnes qui en douteraient à la curieuse enquête faite par M. Binet auprès des professeurs officiels de l’Université, pour savoir à quelle école philosophique ils appartenaient et ce qu’ils enseignaient. Le plus grand nombre renonce à défendre aucune doctrine. Comme il faut bien cependant dire quelque chose et que les chefs de l’Université leur donnent des directions divergentes, ils se bornent à citer les théories ayant momentanément l’appui de ces chefs. L’intuitionnisme et le pragmatisme utilitaire paraissent être à l’heure actuelle les doctrines les mieux acceptées.

L’indifférence des savants et des professeurs pour les systèmes philosophiques s’est également répandue dans le public lettré. Les vieilles élucubrations sur le vrai, le beau, le bien, les facultés de l’âme, etc., semblent un verbiage méprisable, qu’il faut abandonner aux théologiens.

Dépourvus de toute influence, les philosophes officiels continuent à discuter dans une langue diffuse des questions rebattues depuis plus de vingt siècles, sans y ajouter aucun élément nouveau. L’obscurité du langage leur est d’ailleurs nécessaire pour masquer un peu le vide de la pensée[15].

[15] En philosophie, comme d’ailleurs sur la plupart des sujets, le style obscur correspond le plus souvent à une pensée obscure. Il peut exceptionnellement arriver cependant que l’obscurité soit la conséquence de la nouveauté d’une doctrine. C’est ce qu’explique fort judicieusement M. Bergson, dans une lettre qu’il a bien voulu m’écrire à ce sujet et dont voici un fragment :

« En ce qui concerne les remarques que vous faites dans votre dernière lettre (et aussi dans une lettre antérieure) sur la clarté en matière de philosophie, laissez-moi vous dire qu’une idée philosophique qui est comprise du premier coup est une idée qui existait déjà dans les esprits ou qui a été obtenue par un assemblage d’idées déjà existantes. Exiger du philosophe ce genre de clarté, c’est supposer que tous les éléments de la vérité philosophique existent déjà dans notre esprit et que la philosophie est incapable de progrès. J’estime, au contraire, que la philosophie a énormément de progrès à faire, chaque progrès véritable étant la création d’idées nouvelles destinées à lever d’anciennes difficultés, exige nécessairement du lecteur un très grand effort et lui donne par là même une impression d’obscurité. Mais, une fois qu’on est bien entré dans cette idée nouvelle, ce sont les anciennes idées qui apparaissent comme obscures, parce qu’elles conduisaient à une foule de difficultés que la nouvelle (si elle est vraie) est capable de résoudre. Il n’est pas une seule idée théorique importante, aujourd’hui claire, qui n’ait été jugée obscure à l’origine. La valeur d’une idée philosophique ne doit pas se mesurer à la facilité avec laquelle on la saisit d’abord, mais à sa plus ou moins grande puissance de résoudre les problèmes et de s’éclairer ainsi progressivement elle-même.

Les objections qu’on élève contre une doctrine philosophique au nom de cette exigence de clarté immédiate ont exactement la même origine que celles qu’on vous a opposées à vous-même dans le domaine physique : elles procèdent du même principe, de la croyance (très naturelle à notre esprit) que nous possédons tout l’essentiel de la vérité, et que toute nouveauté, pour être acceptable, doit n’être qu’une variation sur quelqu’un des thèmes déjà connus. »

L’ancienne philosophie se transforme aujourd’hui en un simple résumé des généralités de chaque science. Les thèses philosophiques soutenues devant les Facultés deviennent de plus en plus des œuvres de science pure.

Si l’on s’en rapportait uniquement aux jugements cités plus haut, le rôle actuel de la philosophie semblerait bien faible. Nous allons montrer cependant que son influence, beaucoup moins grande que jadis, reste encore considérable.

§ 2. — Valeur réelle de la philosophie. L’esprit philosophique.

Je viens de résumer les appréciations d’un grand nombre de savants et de philosophes modernes, sur la philosophie. Fondées au point de vue rationnel, elles cessent de l’être en dehors de ce cycle.

On doit considérer tout d’abord que la philosophie répondait autrefois à des besoins d’explication que la science ne pouvait alors satisfaire. Elle fut ainsi pendant longtemps la religion des esprits cultivés.

Jusqu’à l’âge moderne, les philosophes seuls se trouvaient détenteurs de quelques idées, alors que la science n’en fournissait pas. Ces idées étaient parfois peu nettes, mais leur obscurité même causa souvent leur succès. On a dit avec raison qu’un principe devenu clair cesse d’être fécond.

Les philosophes jouèrent dans l’histoire de la pensée humaine un rôle quelquefois supérieur à celui des artistes, des littérateurs et des poètes. Aristote domina l’enseignement du Moyen Age. Descartes régna sur le XVIIe siècle. L’action de Kant fut telle qu’on put affirmer justement que « la moitié au moins de la philosophie européenne du XIXe siècle est sortie de lui et se rattache à lui intimement ».

Ses successeurs, Fichte, Schopenhauer, Nietzsche et bien d’autres exercèrent également un ascendant considérable. Seules, certaines théories scientifiques, comme le transformisme, qui montrait la possibilité d’éliminer l’idée de création de l’histoire du monde, et d’en bannir la finalité, eurent une répercussion plus étendue.

Pour apprécier justement le rôle de la philosophie, il ne faut pas l’étudier uniquement dans le présent, mais encore dans un passé récent. On constate alors que son influence s’est propagée à travers tous les domaines.

Elle a fourni aux religions et même à la politique des principes demi-rationnels souvent un peu imaginaires assurément, mais qui leur étaient utiles.

De nos jours même, la philosophie constitue un arsenal où les politiciens, devenus les théologiens des temps modernes, viennent puiser. Certaines dissertations de Karl Marx sur le prolétariat et le socialisme sont imprégnées des conceptions philosophiques de Hegel. Pendant longtemps les principes d’Auguste Comte inspirèrent le radicalisme. Les syndicalistes révolutionnaires se réclament de la philosophie de l’intuition et le modernisme catholique s’appuie sur le pragmatisme.

En dehors de cette influence incontestable mais dérivée souvent d’illusions égalant celles des théologiens, on peut dire que la philosophie a jeté des lueurs très réelles sur beaucoup de sujets. Elle fut la première à montrer que, la connaissance du monde extérieur se bornant aux interprétations des sens, la réalité nous est inaccessible. Ainsi se trouvait mis en évidence le côté relatif des conceptions humaines. « Ce sont les philosophes, dit Nietzsche, qui ont inventé les causes, la succession, la finalité, la relativité, la contrainte, le nombre, la loi, la liberté, la modalité, le but. »

Cette période de découvertes philosophiques représente d’ailleurs une phase disparue. Dans l’ère nouvelle où elle est entrée, la philosophie ne saurait plus fournir des moyens d’explication, mais simplement de généralisation.

Cependant si son rôle a cessé comme agent de découvertes, elle aura du moins laissé un mode de penser constituant ce que l’on peut appeler l’esprit philosophique. Il consiste à extraire le général du particulier et à bâtir des synthèses avec les petits matériaux accumulés par des milliers de chercheurs.

La science moderne a le droit de dédaigner la philosophie, l’ayant distancée grâce à ses recherches, mais elle ne pourra jamais se passer d’esprit philosophique. Lui seul dégage, à chaque époque, les principes généraux de la poussière des faits d’où ils émanent. Ces principes orientent ensuite — bien que d’une façon inconsciente quelquefois — les recherches d’innombrables travailleurs. Chaque génération s’alimente ainsi avec deux ou trois principes tenus pour des dogmes jusqu’au jour où ils sont renversés.

CHAPITRE V
L’ÉDIFICATION SCIENTIFIQUE DE LA CONNAISSANCE.

§ 1. L’explication scientifique des phénomènes. — § 2. La connaissance qualitative des phénomènes. — § 3. Le passage du qualitatif au quantitatif. Mesure des relations entre les phénomènes. — § 4. Rôle de l’expérience et de l’observation. — § 5. Les méthodes scientifiques de raisonnement.

§ 1. — L’explication scientifique des phénomènes.

En pénétrant dans le cycle de la connaissance scientifique des phénomènes, nous allons aborder un monde entièrement nouveau. Méthodes d’étude, interprétations, résultats, tout va changer. Nous verrons l’homme enfin sorti de lui-même acquérir un pouvoir immense sur la nature qui pendant de longs siècles l’avait étroitement asservi.

Les certitudes religieuses, philosophiques et morales étudiées précédemment étaient personnelles. Fondées sur notre adhésion, elles ne possédaient guère que des éléments affectifs et mystiques pour soutiens. Dépendant des idées d’un moment, elles suivaient leurs variations.

A ces vérités personnelles les méthodes de la science substituèrent des vérités impersonnelles vérifiables par chacun et qui échappent ainsi aux contestations. Le contrôle scientifique permit à l’esprit humain de passer du subjectif à l’objectif.

L’explication des phénomènes par les philosophes appartenait bien, comme celle de la science, au cycle du rationnel. Mais leur raison s’exerçant sur des vues de l’esprit déduites d’observations qu’aucune expérience ne venait contrôler, leurs conceptions restaient toujours subjectives. La science seule fit pénétrer l’homme dans une sphère purement objective dont la théologie et la philosophie avaient ignoré l’existence.

La connaissance réelle du monde ne fut ébauchée qu’avec l’acquisition de méthodes d’observation et d’expérimentation rigoureuses. Les débuts de cette évolution remontent à l’époque de la Renaissance.

Les premières études scientifiques des phénomènes portèrent un coup sérieux aux explications théologiques en montrant le monde régi par des lois fixes où le caprice de volontés supérieures n’intervenait jamais.

Le développement progressif de cette notion conduisit la science à des conceptions nouvelles. Renonçant à obtenir de ses dieux des explications qu’ils ne lui donnaient pas, l’homme se tourna de plus en plus vers la science, qui devint ainsi pour beaucoup une idole de laquelle on pouvait tout attendre.

Il ne faut lui demander cependant que ce qu’elle peut donner. La science présente en effet ce double caractère un peu déconcertant, de résoudre des problèmes formidables et de rester impuissante devant des questions en apparence très simples. Elle découvre la vapeur et l’électricité, soumet à nos besoins les forces de la nature, mais ne peut dire encore pourquoi le gland devient chêne, pourquoi la pierre lancée en l’air retombe, pourquoi le bâton de cire frotté attire les corps légers. Le domaine scientifique est plein d’interrogations demeurées sans réponses.

Cette contradiction entre l’extrême puissance et l’extrême impuissance s’évanouit dès que l’on comprend les méthodes de la science, son but, ses limites, en un mot le mécanisme d’édification de la connaissance.

§ 2. — La connaissance qualitative des phénomènes.

Tous les phénomènes dont l’ensemble constitue l’univers nous sont révélés seulement par les impressions qu’ils produisent sur nos sens. Ceux-ci restent toujours interposés entre l’univers réel et nous.

Interprétant ces impressions, l’intelligence nous fournit une image acceptée comme une copie fidèle du monde extérieur, bien que ne lui ressemblant pas.

La nature véritable des choses ne nous échappe pas seulement parce que le monde extérieur n’est connu qu’à travers nos sens. Alors même que ces derniers nous montreraient l’univers réel et que le bruit ne serait pas une création de notre oreille, et la lumière une conséquence de la structure de notre rétine, nous ne connaîtrions les choses que très incomplètement encore, nos sens et les instruments qui les étendent nous révélant seulement de minimes fragments du monde véritable. L’œil, par exemple, ne perçoit pas la dixième partie du spectre lumineux ; s’il pouvait distinguer les radiations émanées de tous les êtres vivants en raison de leur température, il les verrait clairement pendant la nuit. L’être que nous percevons est une forme fictive créée par nos sens. Si nous parvenions à le contempler tel qu’il existe réellement, entouré de la vapeur d’eau qu’il exhale, du rayonnement que sa température engendre, ce même être nous apparaîtrait sous l’aspect d’un nuage aux changeants contours.

Nos sens extrayant seulement de la réalité ce qui leur est accessible, les formes qu’ils y découpent sont nécessairement très factices. Nous silhouettons des apparences en établissant du discontinu dans le continu, du limité dans l’illimité. Si l’on admettait que les contours réels d’un corps ne s’arrêtent qu’au point où ce corps cesse d’agir, on devrait dire qu’ils ne s’arrêtent nulle part. Le morceau de métal tenu à la main agit par son attraction sur les astres les plus lointains et échange des radiations avec eux. Il n’a donc d’autres limites dans l’espace que celles assignées par la sensibilité de nos sens ou de nos instruments. Nous les fixons, non pas aux points où un corps n’agit plus, mais à l’endroit où il cesse d’impressionner nos sens imparfaits.

Les êtres vivants créent donc ou, si l’on préfère, délimitent artificiellement les éléments de l’univers suivant leurs possibilités de perception.

Des créatures douées d’autres sens auraient une idée du monde fort différente de la nôtre. Ceux de certains animaux leur permettent probablement de percevoir des qualités ignorées de nous. Plusieurs d’entre eux, en effet, voient dans l’obscurité, d’autres possèdent le sens de l’orientation, celui de la prévision du temps, etc. S’ils étaient assez intelligents pour essayer de nous communiquer leurs impressions, nous ne comprendrions pas plus leur langage qu’un aveugle de naissance les couleurs, puisque ce langage correspondrait à des qualités inconnues de nous.

La science n’a pas d’ailleurs à s’occuper des réalités en elles-mêmes, ou noumènes des philosophes, ni à les opposer aux apparences, c’est-à-dire aux phénomènes révélés par nos sensations. Celles-ci constituent des équivalents accessibles de choses inaccessibles. Les réfractions créées au moyen de nos sens étant presque identiques pour tous les êtres bâtis sur le même type, la science peut les considérer comme des réalités et construire son édifice avec elles. Si nous n’atteignons pas le réel, nous en atteignons une image semblable pour les êtres constitués comme nous.

Dans ses recherches, la science ne saurait du reste se préoccuper de toutes ces considérations. Peu lui importe de savoir si le monde, tel que nous le percevons, est réel ou irréel. Elle l’accepte comme il apparaît et tâche de s’y adapter, sans chercher quelles idées peuvent s’en faire un insecte, un habitant de Sirius ou un être supérieur possédant d’autres sens. Nos connaissances sont à notre mesure et ne nous intéressent que parce qu’elles sont à cette mesure. Nous savons de l’univers ce que nous parvenons à y découvrir, et comme chaque jour nous y découvrons plus de choses et les percevons d’une façon plus précise, l’édifice de notre connaissance grandit constamment.

§ 3. — Le passage du qualitatif au quantitatif. La mesure des relations entre les phénomènes.

La véritable connaissance des phénomènes remonte seulement à l’époque où la science acquit un langage traduisant des relations numériques dégagées de toute appréciation personnelle. Elle y réussit en passant du qualitatif au quantitatif.

Une science n’est constituée qu’après cette évolution. La psychologie et l’histoire, n’ayant pu encore l’effectuer, restent vagues, imprécises et sujettes à des interprétations contradictoires.

L’observation la plus simple montre immédiatement l’abîme qui sépare les évaluations qualitatives et quantitatives d’un phénomène. Dire qu’un corps est lourd, froid ou chaud, c’est énoncer une impression pouvant varier avec les individus, ou suivant l’état physiologique d’un même individu. Traduire par un chiffre le poids ou la température de ce corps, c’est soustraire l’observation à toute interprétation personnelle.

Le savant accroît sa connaissance du monde, ou plutôt des relations entre les choses, à force de multiplier ces mesures, ou les définitions précises qui, dans les sciences biologiques, équivalent un peu à des mesures. Il prévoit le cours des astres, en découvre la composition, lit dans les vestiges des êtres leur histoire passée et agrandit immensément ainsi le cycle de ses représentations mentales, cycle si étroit pour les hommes qui nous ont précédés.

Le but essentiel de la science, celui qu’elle poursuit avec le plus d’opiniâtreté, est donc d’établir des relations quantitatives entre les phénomènes. Le quantitatif représente l’âge de la sensation raisonnée, le qualitatif, la période de l’obscur instinct. Le quantitatif régit l’univers et en contient l’explication.

§ 4. — Rôle de l’expérience et de l’observation.

Comment la science réussit-elle à déterminer les relations numériques entre les phénomènes ?

Elle y arrive par l’observation et l’expérience, mais au prix de difficultés extrêmes, car les phénomènes ne sont accessibles qu’extériorisés en mouvement, c’est-à-dire en changements. La chaleur, l’électricité et toutes les formes d’énergie, nous sont révélées uniquement grâce à des déplacements de masses. Les qualités appréciées par nos sens résultent toujours de modifications matérielles, visibles ou cachées. Tous les instruments de mesure : thermomètres, galvanomètres, etc., indiquent de semblables déplacements. On doit donc, pour bien saisir un phénomène, le soumettre aux transformations capables de lui faire produire des mouvements.

Il est très possible et même fort probable que la nature contienne autre chose que du mouvement et sans doute tous les phénomènes ne sont pas d’origine cinétique, mais la structure de nos sens ou des instruments qui les complètent nous empêche de connaître ceux n’ayant pas une telle origine.

La science expérimentale se base donc sur des mesures. Obtenir ces mesures de façon précise présente une telle difficulté qu’aucune grandeur physique n’est connue avec une rigoureuse exactitude. Impossible encore d’établir deux mètres égaux, et tout ce qu’on peut faire est d’évaluer, au prix d’un énorme labeur, de combien un mètre diffère d’un autre pris comme type. Le poids exact du kilogramme reste encore ignoré, malgré les efforts répétés par plusieurs générations de physiciens depuis un siècle[16].

[16] Voici, d’après Chwolson, les chiffres obtenus par les principaux physiciens qui ont tenté d’établir le poids du kilogramme, c’est-à-dire de 1 décimètre cube d’eau :

En comparant le plus élevé et le moins élevé de ces chiffres, on voit que l’incertitude est d’environ 1 décigramme.

La précision dans les mesures, qui constitue un des principaux buts de la science, est donc très difficile à atteindre. La précision absolue ne s’obtient même jamais puisque, comme il vient d’être dit, on ne connaît avec certitude la valeur réelle d’aucune grandeur physique ou chimique. Nous savons seulement mesurer avec une certaine précision le degré de notre imprécision, c’est-à-dire indiquer dans quelles limites les erreurs sont renfermées.

Si incomplet soit-il, ce résultat n’est atteint que très péniblement. Voilà pourquoi des sciences fondamentales comme l’astronomie, la physique et la chimie, mirent si longtemps à réaliser leurs progrès.

Les personnes étrangères à la science comprennent peu l’importance de telles mesures et surtout l’utilité de décimales incertaines à la poursuite desquelles les savants consacrent tant de labeurs. Seuls, ces derniers savent que les décimales, si difficilement accessibles, contiennent les secrets des choses. Grâce à leur examen approfondi ont été découverts l’argon et les gaz divers qui l’accompagnent. Un progrès dans les mesures est bientôt suivi de progrès scientifiques et même industriels importants. Toute l’artillerie moderne se trouva transformée dès que le dixième de millimètre devint une mesure courante dans le forage des fusils et des canons. Si, au lieu de mesurer péniblement le 1/10 de seconde d’arc, nous pouvions en mesurer le cent millième, notre astronomie serait complètement changée et nous découvririons les lois des mouvements d’astres lointains supposés immobiles dans l’espace par les anciens procédés de mesures, alors qu’ils se déplacent avec une immense vitesse. Si la balance avait pu révéler le cent millième de milligramme, la dématérialisation de la matière se trouverait connue depuis longtemps.

Le thermomètre, fondé sur les changements de volume de la matière réalisés par la chaleur, ne révèle que difficilement le centième de degré. La découverte d’un autre instrument, le bolomètre, basé sur la résistance électrique des métaux sous l’action de la température, permit de mesurer le cent millionième de degré, et nous apprit aussitôt que le spectre solaire était beaucoup plus étendu qu’on ne le supposait. Cette observation aura sans doute une grande influence sur nos connaissances en météorologie, si rudimentaires encore.

Chaque ordre de phénomènes possède un réactif permettant sa constatation et sa mesure. La découverte d’un réactif sensible à grande distance aux ondes éthérées qui accompagnent toute décharge électrique rendit possible la télégraphie sans fil. Les forces de la nature sont peut-être extrêmement nombreuses, mais, pour les connaître, il faut d’abord découvrir leurs réactifs.

§ 5. — Les méthodes scientifiques de raisonnement.

On ne peut faire aucun raisonnement utile sans l’appuyer sur des faits imaginaires ou réels. Rien ne se crée par le raisonnement pur. La pensée qui s’exerce sur elle-même, sans matériaux venus du dehors, reste une spéculation vide. Une notion abstraite dépourvue de support concret ne peut même pas être conçue.

Le raisonnement sert surtout à interpréter les observations fournies par les sens. Ses deux formes essentielles sont, comme on le sait, l’induction et la déduction. L’induction généralise les cas particuliers et en tire des conclusions générales. La déduction conclut du général au particulier. L’esprit humain oscille toujours entre l’induction et la déduction.

La généralisation est une opération intellectuelle normale se produisant même chez des êtres très primitifs. Les représentations mentales d’un cas particulier tendent toujours à se généraliser et à engendrer des conséquences. L’esprit inférieur, comme le cerveau supérieur, généralise. Le second diffère du premier parce qu’il sait vérifier la valeur de ses généralisations. On peut donc dire de la généralisation que, suivant la façon dont il en est fait usage, elle constitue la faculté la plus haute ou la plus basse de l’esprit humain.

Quelles que soient les méthodes de raisonnement nos acquisitions vont toujours du connu à l’inconnu. L’inconnu n’est même perceptible qu’à travers le connu.

Tous les phénomènes de la nature se trouvant dans une étroite dépendance réciproque, beaucoup de facteurs peuvent contribuer à la production de chacun d’eux. Or, il importe de savoir déterminer le rôle réel ou apparent de ces divers facteurs et surtout leur degré d’importance. C’est ce que permet la méthode comparative dont Claude Bernard fit un si judicieux usage dans ses recherches. Elle consiste, quand une expérience semble dépendre de plusieurs conditions, à la répéter, en ne faisant varier qu’une seule de ces conditions à la fois. Une telle méthode, extrêmement féconde, bien que fréquemment oubliée, s’applique aussi bien aux questions industrielles qu’aux problèmes scientifiques. Le savant ingénieur américain Taylor transforma l’industrie de l’acier en consacrant vingt-cinq années de recherches à déterminer l’influence des divers facteurs pouvant agir dans le travail des métaux. Après avoir découvert une douzaine de variables indépendantes, il n’en faisait varier qu’une seule à la fois au cours de ses expériences.

Les liens qui unissent les choses étant innombrables, nos observations et, par conséquent, nos explications des phénomènes ne peuvent jamais être complètes. Un astre, par exemple, ne suit pas tout à fait la marche que la théorie lui assigne : un corps ne tombe pas tout à fait verticalement. Il reste donc dans chaque explication des résidus dont une science plus avancée doit rechercher l’origine. L’interprétation de ces résidus conduit toujours à quelque découverte. C’est en étudiant les causes des petites perturbations inexpliquées d’une planète, que Leverrier découvrit l’existence d’un astre inconnu qui devait être Neptune. C’est en recherchant les origines de très infimes différences perçues dans la composition de l’air que l’illustre Ramsay put constater la présence à travers l’atmosphère de l’argon et de divers gaz ignorés avant lui.

L’interprétation, on le voit par les remarques précédentes, se trouve donc plus difficile encore que la simple observation. Elle n’est jamais fille du hasard, mais seulement de longues réflexions. Nombre de faits scientifiques, dont l’interprétation restait ignorée, deviennent très féconds, dès que leur signification est comprise. La décharge de corps électrisés par les flammes fut connue pendant près d’un siècle sans que personne soupçonnât que l’explication de ce fait pouvait, — comme je l’ai montré ailleurs, — conduire à la théorie de l’évanouissement de la matière jadis jugée éternelle.

Toutes nos connaissances constituant de simples relations généralement mises en évidence par des comparaisons, l’analogie offre dans la recherche un guide précieux. Elle incite à rapprocher des phénomènes plus ou moins semblables et à rechercher leurs ressemblances et leurs différences. Reconnaître les analogies cachées et éliminer les ressemblances trompeuses est fort difficile.

Quand Fourier découvrit les lois de la propagation de la chaleur à travers un mur et montra que la quantité qui le traverse est proportionnelle à la différence de température et en raison inverse de la distance des faces du mur, il n’y avait qu’à remplacer le mot température par le mot tension et le mot mur par celui de fil, pour avoir la loi de la propagation du courant électrique. Cette analogie était cependant si difficile à saisir que quand Ohm la découvrit, il lui fallut plus de dix ans pour en faire reconnaître l’exactitude. Le principe de Carnot, basé sur l’analogie de la chute de la chaleur avec celle de l’eau qui transforma la physique moderne, passa également inaperçu quand il fut énoncé. Les physiciens, même après en avoir constaté l’importance, mirent plus de vingt-cinq ans avant de comprendre que ce principe s’appliquait à toutes les formes d’énergie et non pas seulement à la chaleur. Ici encore l’analogie, quoique évidente aujourd’hui, était d’abord très difficile à percevoir.

L’établissement de ces analogies lointaines conduit souvent à de grandes découvertes, mais demande beaucoup de temps. On attendit pendant des milliers d’années les naturalistes capables de reconnaître que le crâne est une vertèbre modifiée et que l’embryon répète certaines formes ancestrales des espèces dont il dérive.

Très malaisées à découvrir, les analogies cachées sous des différences rencontrent parfois plus de difficultés encore à se faire accepter. Nous vivons tous dans une atmosphère d’idées établies et considérons volontiers comme un ennemi celui qui nous oblige à en changer. C’est pourquoi l’interprétation de faits très clairs est souvent très longue. Il fallut des siècles d’efforts pour prouver que les plantes avaient un sexe. En 1850, l’Académie des sciences d’Amsterdam décernait un prix à un savant naturaliste allemand, niant encore la sexualité des fleurs. La science ne fut fixée qu’à une époque très récente, sur ce point d’interprétation devenu aujourd’hui si élémentaire[17].

[17] On peut dire d’une façon générale que plus les faits sont difficiles à observer et interpréter, plus on leur trouve facilement d’explications. J’ai déjà cité à ce propos les ouvrages de science du XVIIe siècle. En médecine, les explications étaient alors prodigieusement absurdes. On en peut juger par la consultation d’un médecin distingué de l’époque, Guénault, sur la maladie de Pascal :

« M. Pascal souffre d’un embarras des entrailles qui provient d’une humeur mélancolique ; cette humeur, tandis qu’elle fermente, émet des vapeurs qui produisent des symptômes différents suivant la diversité des parties qu’elles atteignent ; elles fermentent parce qu’elles bouillent, et cette ébullition provient de la chaleur. Aussi faut-il saigner le malade aux deux bras, puis le purger. »

On purgea donc le grand homme, on le saigna, puis on le resaigna et on le repurgea, et comme « l’ébullition des vapeurs » ne s’arrêtait pas, on lui administra de fortes doses d’antimoine. Il en mourut rapidement.

On considère généralement les faits comme des phénomènes simples et irréductibles, il n’en est rien. Un fait, ainsi qu’une sensation ou une idée, représente toujours une synthèse d’éléments plus ou moins nombreux. Par abstraction ou par défaut de connaissance, nous négligeons ceux jugés accessoires. Un corps combustible brûle quand on le plonge dans une flamme, voilà un fait supposé par l’ignorant, élémentaire. Il constitue pourtant une synthèse si compliquée qu’elle est restée incomprise pendant des siècles. Le génie d’un Lavoisier fut nécessaire pour en saisir quelques éléments. Même aujourd’hui nous sommes très loin encore de les connaître tous.

Un fait constaté représente donc une opération dans laquelle est déjà intervenue une abstraction involontaire ou réfléchie.

Il n’existe pas de faits simples, puisque aucun phénomène ne se trouve complètement isolable dans la nature. C’est nous qui, par abstraction, créons leur simplicité en laissant de côté tout ce qui se rattache à eux. Un fait isolé se présente donc nécessairement déformé.

Il suffit de considérer le phénomène le plus connu, la verticalité de la chute d’une pierre, par exemple, pour voir combien sont nombreux les éléments négligés dans son observation. Quand nous disons qu’un corps abandonné à lui-même tombe verticalement nous énonçons une constatation supposée très simple. Elle ne l’est cependant que parce que nos moyens de mesure ne permettent pas d’enregistrer tous les facteurs : mouvement de rotation de la terre, attraction de la lune et du soleil, etc., dont l’influence impose nécessairement au corps qui tombe une trajectoire voisine de la verticale, mais qui n’est pas une verticale.

Les mathématiciens tâchent d’introduire ces influences étrangères dans leurs calculs en ajoutant à la formule générale de chaque phénomène des corrections successives, destinées à représenter les irrégularités dues à des causes accessoires. Il faudrait en introduire indéfiniment, si l’on voulait poursuivre une exactitude absolue, d’ailleurs inaccessible. La science ne peut donc être faite que d’approximations.

Tous les phénomènes s’enchaînant, la connaissance de l’un d’eux permet souvent d’en découvrir beaucoup d’autres. « La piste d’un pied fourchu, écrivait Cuvier, donne à celui qui l’observe et la forme des dents, et la forme des mâchoires, et la forme des vertèbres, et la forme de tous les os des jambes, des cuisses, des épaules et du bassin de l’animal qui vient de passer. »

C’est grâce à l’enchaînement des phénomènes que nous pouvons souvent les produire non seulement sans les comprendre, mais sans même soupçonner leur mécanisme.

« Notre puissance, écrit Berthelot, va plus loin que notre connaissance. En effet, étant données un certain nombre de conditions d’un phénomène imparfaitement connu, il suffit souvent de réaliser ces conditions pour que le phénomène se produise aussitôt dans toute son étendue ; le jeu spontané des lois naturelles continue à se développer et complète les effets, pourvu que l’on ait commencé à le mettre en œuvre convenablement… Si les forces une fois mises en jeu ne poursuivaient pas elles-mêmes l’œuvre commencée, nous ne pourrions imiter et reproduire par l’art aucun phénomène naturel ; car nous n’en connaissons aucun d’une manière complète, attendu que la science parfaite de chacun d’eux exigerait celle de toutes les lois, de toutes les forces qui concourent à le produire, c’est-à-dire la connaissance parfaite de l’univers. »

CHAPITRE VI
LES LOIS SCIENTIFIQUES ET LES THÉORIES DES PHÉNOMÈNES.

§ 1. Les lois scientifiques et leur degré d’exactitude. — § 2. Les grandes théories scientifiques et leur rôle. — § 3. Les conceptions scientifiques de l’univers. — § 4. Les limites supposées du connaissable.

§ 1. — Les lois scientifiques et leur degré d’exactitude.

Les lois scientifiques représentent simplement des relations quantitatives constantes entre certains phénomènes.

Elles constituaient pour beaucoup d’esprits le type de la certitude absolue. Cette idée fut abandonnée quand les mesures scientifiques devinrent plus exactes.

« Si nous étudions de près les phénomènes physiques, écrit le professeur Chwolson, nous pouvons nous convaincre qu’il n’y a presque aucune loi physique qui soit exactement vérifiée. Dans presque tous les cas nous observons des écarts plus ou moins grands relativement à ces lois. »

Ces écarts montrent que nous connaissons seulement quelques-unes des conditions des phénomènes. Pour établir une loi, on est obligé, répétons-le, d’éliminer, en raison de leur nombre ou de la difficulté de les découvrir, les facteurs secondaires. Tous les phénomènes de la nature se trouvant dans une dépendance réciproque, réagissent les uns sur les autres. Notre intelligence n’est pas assez vaste pour embrasser leur ensemble et nous créons des discontinuités en ne tenant compte que des facteurs les plus importants. La loi se trouve alors à peu près exacte dans certaines limites, c’est-à-dire tant que les facteurs négligés n’exercent qu’une faible influence. Si cette influence grandit, la loi perd son exactitude et peut même s’évanouir. La loi de Mariotte, par exemple, à peu près vraie pour des gaz très éloignés de leur point de liquéfaction, cesse de l’être dès qu’on s’approche de ce point critique.

La loi paraît parfois rigoureuse quand des instruments insuffisants ne permettent pas de révéler ses inexactitudes. Ainsi arriva-t-il pour les lois astronomiques de Kepler, qui ne pouvait tenir compte de perturbations inaccessibles à ses moyens d’observation quand il les formula.

Les lois scientifiques sont donc uniquement des sortes de vérités moyennes. Suffisantes dans la pratique, elles ne constituent nullement des vérités absolues.

Les théorèmes mathématiques eux-mêmes ne méritent pas davantage d’ailleurs ce qualificatif d’absolu. Poincaré l’a trop bien montré pour qu’il soit nécessaire d’y insister ; mais, sans vouloir examiner avec lui les formes possibles de la géométrie dans des mondes autrement constitués que le nôtre, il suffira de remarquer que les bases de notre géométrie euclidienne elle-même sont imaginaires. Elle nous parle en effet de corps à une ou deux dimensions n’ayant jamais existé et impossibles même à concevoir. Il n’y a dans notre univers que des corps à trois dimensions. Le point le plus infime, fût-il très inférieur au dernier des microbes, possède trois dimensions, la ligne la plus fine a toujours une épaisseur, une largeur, une longueur et par conséquent trois dimensions. On peut les négliger dans les calculs, mais cela ne les prive pas de l’existence. Si nous considérons le point comme la limite d’une sphère, la droite comme la limite d’un cylindre, etc., les figures ne perdent nullement pour cela leurs propriétés et gardent par conséquent leurs trois dimensions.

On ne doit donc pas plus rechercher l’absolu en mathématique que dans les autres sciences. Il se réfugia pendant longtemps dans le monde des vérités statiques constitué par les spéculations de la géométrie, mais ce monde paraît lui aussi n’avoir bien souvent pour base que des hypothèses un peu incertaines[18].

[18] Pour rendre exactes les définitions classiques du point, de la ligne droite et du plan, il faudrait, suivant nous, les compléter de la façon suivante :

Point. Figure géométrique à trois dimensions toutes assez petites pour pouvoir être négligeables dans les calculs.

Ligne droite. Figure géométrique à trois dimensions, dont deux sont assez petites pour être négligées dans les calculs.

Plan. Figure géométrique à trois dimensions, dont une est assez petite pour être négligeable dans les calculs.

Volume. Figure géométrique à trois dimensions, dont aucune ne peut être négligée dans les calculs.

Ces très exactes définitions conduiraient d’ailleurs à renverser certains axiomes fondamentaux de la géométrie. Elles impliqueraient notamment que par un point on peut faire passer plusieurs parallèles à une droite donnée, ce qui est juste le contraire du célèbre postulat d’Euclide, que tant de générations de mathématiciens tentèrent vainement de démontrer.

« En étudiant les plus récents travaux sur les principes de la géométrie on est effrayé, écrit l’éminent mathématicien Émile Picard, à la vue de la longue liste des postulats nécessaires à poser pour que la géométrie ait toute la rigueur logique qu’on lui attribue généralement. »

J’avoue ne pas partager cet effroi. Les postulats permettent l’établissement de formules mathématiques rigoureuses et chacun sait le prestige exercé sur les âmes simples par les propositions revêtues d’une telle forme. Il est bon de pouvoir fabriquer de temps à autre des vérités supposées absolues. Leur possession est très réconfortante pour l’esprit. Bien que la science nous refoule de plus en plus dans le relatif et l’approximatif, nous poursuivons toujours l’absolu.

§ 2. — Les grandes théories scientifiques et leur rôle.

On vient de voir que l’édifice de la science se constituait avec des faits convenablement interprétés. Mais observer et interpréter n’est pas tout le rôle du savant. Quand il possède un certain nombre de faits dont les lois sont bien expliquées, il est conduit à construire des théories générales embrassant l’interprétation d’un grand nombre de phénomènes.

Cette partie de sa tâche est tellement difficile, que les principes directeurs de chaque époque se trouvent fort peu nombreux, alors que les faits dont on les dégage sont innombrables.

Les faits représentent les matériaux indispensables des grandes théories. De nombreux ouvriers doivent être employés à leur découverte avant que se rencontrent les esprits supérieurs capables d’édifier les synthèses qui sont l’âme de la science.

« Une accumulation de faits n’est pas plus une science, écrit Poincaré, qu’un tas de pierres n’est une maison. »

Il peut arriver que celui qui observe les faits parvienne à en établir la synthèse, mais généralement les aptitudes à l’analyse et à la synthèse se rencontrent rarement chez le même savant. Les hommes ayant depuis un siècle — comme Lamarck et Darwin par exemple, — le plus profondément transformé la pensée scientifique ne sont pas ceux qui ont découvert le plus de faits, mais qui ont su voir les liens rattachant des faits déjà connus.

Toute théorie étant obligée de s’appuyer sur des faits, c’est-à-dire sur des fragments de choses et les faits restant toujours incomplets, toute théorie renferme nécessairement des parties hypothétiques. Elle ressemble un peu à ces restitutions d’édifices anciens par des archéologues. A côté d’indications à peu près sûres, il en reste toujours de problématiques.

L’histoire entière de la science montre combien furent fécondes les grandes théories scientifiques, malgré leurs parties incertaines. Ces incertitudes mêmes peuvent être fort utiles par les vérifications qu’elles provoquent. Les conceptions de Darwin sont très hypothétiques, et pourtant bien peu ont joué un rôle aussi fondamental sur la pensée scientifique de toute une génération et suscité autant de recherches. Elles introduisirent l’idée de continuité dans les sciences naturelles, montrèrent la possibilité d’explications scientifiques où l’on n’en voyait pas et permirent la synthèse de faits que rien ne semblait pouvoir rattacher. Il n’est pas démontré que la transformation des êtres se fasse par sélection et il est fort possible que les caractères spécifiques des espèces soient acquis autrement qu’au moyen de petites accumulations héréditaires. Mais tout cela importe peu. Le monde soulevé par Darwin est resté soulevé. La possibilité du transformisme grâce à des moyens naturels demeura établie, la théorie des créations successives des êtres fut ruinée pour toujours et la pensée des savants a profondément évolué.

Il en est de même pour la plupart des grandes théories. Celles de Pasteur ont aussi complètement modifié la science que celles de Darwin. Elles renouvelèrent d’importantes industries, créèrent la médecine moderne, révélèrent un monde ignoré, et cependant, des idées primitives de cet éminent esprit, les plus importantes ont déjà disparu.

Nous ne devons donc pas juger les théories d’après la part de vérité qu’elles contiennent, mais surtout en raison des recherches qu’elles provoquent. Même au seul point de vue pratique de l’utilité pure, on peut les considérer comme des instruments de découvertes d’une incomparable puissance. Elles orientent les recherches de milliers d’investigateurs. Si les théories étaient bannies, il n’y aurait plus ni science ni découvertes possibles. « Les idées théoriques, écrit justement Émile Picard, apparaissent de plus en plus comme le germe fécond d’où sortent la plupart des progrès. »

Toutes nos théories scientifiques sont certainement destinées à se transformer, mais énoncer une telle proposition c’est dire simplement que la science progressera encore. Les théories ne changent pas parce qu’elles sont fausses, mais parce que l’acquisition de faits nouveaux les force de s’adapter à ces faits. Elles sont vraies au moment où on les émet, parce qu’elles expliquent les faits alors connus. Grâce à elles on en découvre d’autres, et la théorie qui enfanta les faits nouveaux se voit ensuite transformée par eux.

Le rôle des théories générales dans la science est donc immense. Le chercheur qui n’en possède pas pour se guider demeurera toujours un modeste ouvrier attendant ses inspirations du pur hasard ou de la direction d’un maître.

A côté de leurs avantages manifestes, les grandes théories ont aussi leurs inconvénients. Pour les esprits simples, elles constituent bientôt des dogmes, et leurs sectateurs se trouvent ainsi ramenés dans le cycle des croyances. Le dogme scientifique est traité par eux comme un dogme religieux devant s’accepter sans discussion. Le finalisme d’Aristote, les créations successives de Cuvier, la sélection de Darwin et bien d’autres théories que les siècles ont vu naître et périr, eurent pendant leur règne la puissance des certitudes religieuses. Nul n’osait par conséquent tâcher d’en scruter les fondements.

§ 3. — Les conceptions scientifiques de l’univers.

La science n’est pas toujours restée sur le terrain solide de l’étude des relations des phénomènes et de l’utilisation des forces de la nature. Comme les religions et les philosophies, elle essaya de pénétrer les grands mystères de l’univers et d’en établir la synthèse.

Pour réaliser une telle tâche, les savants ne pouvaient utiliser naturellement que les fragments connus des choses. Ces fragments étant très peu nombreux encore, les constructions édifiées apparaissent, avec les nouveaux progrès de la science, médiocrement satisfaisantes.

Les conceptions scientifiques actuelles de l’univers ne sont pas d’ailleurs nombreuses, puisqu’elles se ramènent à deux : la théorie mécanique et la théorie énergétique.

La première, qui remonte à Descartes et servit de base aux calculs de Laplace, considère dans la nature deux éléments fondamentaux, les atomes et le mouvement. La masse de l’atome est l’invariant universel. Des combinaisons de ses mouvements résulteraient tous les phénomènes.

Vers la seconde moitié du dernier siècle, on découvrit, ou crut découvrir, un autre invariant, l’énergie, qui sembla pouvoir se substituer au premier pour la conception des phénomènes. De son étude dérive la théorie dite énergétique.

D’après cette théorie, tous les phénomènes sont considérés comme engendrés par les mutations d’une grande entité indestructible, l’énergie. Laissant de côté les notions de masse, d’atome, de forces quelconques, on se borne à mesurer les variations d’énergie qui accompagnent les phénomènes.

Et toutes les énergies paraissant transformables, en ce sens du moins qu’avec l’une d’elles se produisent facilement les autres, il devient possible d’exprimer au moyen d’une même unité les manifestations diverses de l’énergie. On choisit, suivant le cas, celle dont la mesure est facile, la chaleur, par exemple.

La conception énergétique rendit plus aisée la substitution du quantitatif au qualitatif dans l’étude des phénomènes, mais elle n’apporta aucune explication nouvelle de ces phénomènes. Tout en mesurant sans difficulté les effets de l’énergie, nous ne savons rien de sa nature. Les opérations de mesures réalisées sur elle sont du même ordre que celle du facteur de chemin de fer pesant des malles dont il ignore le contenu.

La possibilité de changer à volonté une forme quelconque d’énergie en une autre forme équivalente, possibilité qui est la base de toute notre industrie, justifie la réalité de cette notion philosophique, à laquelle nous avons déjà fait allusion, que les phénomènes de la nature étant intimement liés entre eux la modification des uns entraîne nécessairement celle des autres. Les choses se passent comme si l’univers formait une sorte de système articulé dont l’équilibre ne peut se trouver modifié en un point sans l’être aussitôt ailleurs d’une façon équivalente[19].

[19] Je renvoie le lecteur pour les développements de ces observations à mon livre : l’Évolution des forces, 13e édition.

Il faut voir seulement dans ces théories des méthodes de travail et renoncer à en tirer des explications sur l’origine des choses et leurs transformations. De telles théories perdent, du reste, presque toute valeur si au lieu de les appliquer uniquement aux opérations physico-chimiques, on tente de les faire intervenir dans l’explication des phénomènes qui nous intéressent le plus, ceux de la vie.

§ 4. — Les limites supposées du connaissable.

Le bref exposé qui précède résume ce que nous savons de l’édifice de nos vérités scientifiques et des méthodes permettant de le construire. Il paraît actuellement à peine ébauché, alors qu’autrefois on le croyait bâti pour toujours, parce que notre science est devenue plus pénétrante et plus précise. Ses ambitions se montrent d’ailleurs beaucoup moins grandes aujourd’hui que jadis. En présence d’une immensité encore presque ignorée, éclairée seulement par de fugitives lueurs, le savant ne peut plus songer à ces grandes synthèses qui tentèrent les philosophes de tous les âges.

Incapables de comprendre actuellement le monde dans son ensemble, nous devons en étudier d’abord de petits fragments. Avant de découvrir la raison première d’un seul phénomène, il faudra connaître la longue série de ses raisons successives. Le sujet est trop vaste pour les limites actuelles de notre intelligence. L’histoire d’un corps quelconque, celle d’un simple caillou, par exemple, impliquerait la connaissance complète de tous les mystères de l’univers.

De cette impuissance, nous ne conclurons pas, avec beaucoup de philosophes, qu’il y ait des choses inconnaissables, mais seulement qu’il en existe beaucoup encore inaccessibles à notre connaissance. Si les théories de l’inconnaissable avaient jamais exercé une influence quelconque sur la marche de la science, tous ses progrès auraient été paralysés. Nous avons déjà rappelé qu’Auguste Comte rangeait parmi les choses inconnaissables, dont il devenait inutile de s’occuper, la composition chimique des étoiles que l’analyse spectrale révéla plus tard. Du prétendu inconnaissable d’aujourd’hui sera formé sans doute le connaissable de demain.

Les découvertes modernes montrent qu’il est impossible de tracer des bornes à la science et de l’enfermer dans un cercle de prétendues vérités jugées nécessaires. On arrive toujours à reconnaître, d’abord que ces vérités ne sont pas nécessaires, et ensuite qu’elles ne sont pas vraies.

Quoi qu’il en soit des limites actuelles de la science, ses découvertes ont certainement donné à l’homme une domination de la nature qui finira sans doute par égaler celle attribuée à ses anciens dieux. Les forces prodigieuses maniées par le savant moderne lui confèrent un pouvoir déjà supérieur à celui des divinités de la mythologie antique.

CHAPITRE VII
LES VÉRITÉS ENCORE INACCESSIBLES ET LES FORMES IGNORÉES DE LA CONNAISSANCE.

§ 1. Limites actuelles de notre connaissance du monde physique. — § 2. Limites actuelles de notre connaissance des phénomènes de la vie.

§ 1. — Limites actuelles de notre connaissance du monde physique.

Savants et philosophes ont reconnu depuis longtemps que nous percevons seulement du monde les impressions produites par lui sur nos sens et non la réalité même. L’ensemble de ces impressions forme notre réalité.

Toutes nos acquisitions mentales s’opèrent suivant un mécanisme spécial : la comparaison. Il consiste à établir un rapport entre des choses dont une au moins est connue. L’esprit humain n’a pas encore réussi à trouver d’autre procédé d’investigation. Sans comparaison, rien de connaissable. Elle peut porter sur des objets concrets ou des idées abstraites, mais son processus est invariable. Un objet entièrement nouveau, isolé dans le temps et l’espace et ne pouvant être comparé à un autre, dépasserait la sphère de notre entendement. Il ne serait même pas pensable et ne se trouverait accessible qu’à une intelligence construite sur un autre plan que la nôtre. Le monde est plein, sans doute, de choses fatalement inaccessibles à des esprits incapables d’acquérir leurs connaissances autrement que par voie de comparaison.

Une comparaison impliquant deux éléments, toute connaissance se présente forcément sous forme de relations.

On le reconnaît facilement en constatant qu’une propriété quelconque d’un corps ne peut être définie que par une relation. « Toute propriété ou qualité d’une chose, écrit le grand physicien Helmholtz, se ramène à la propriété de produire quelque effet sur d’autres choses. Ainsi, on appelle solubilité d’une substance la manière dont elle se comporte à l’égard de l’eau, poids la façon dont elle se comporte à l’égard de l’attraction de la terre. Puisque ce qu’on appelle propriété implique toujours une relation entre deux choses, une propriété ou une relation ne peut jamais dépendre de la nature d’un seul agent ; elle n’existe qu’en relation et en dépendance avec la nature d’un second objet qui reçoit l’action. »

Les rapports des choses et non les choses sont donc les seules réalités accessibles et mesurables. Une qualité quelconque, le son ou la couleur, par exemple, représente un rapport entre un objet extérieur et les sens. Inséparable de l’être qui la perçoit une qualité n’est même pas concevable en dehors de lui.

Les éléments associés pour constituer le domaine de nos connaissances peuvent, d’ailleurs, être fort hétérogènes. Toutes nos sciences physiques se sont édifiées par l’établissement de relations entre des grandeurs aussi différentes que le temps, l’espace et la force.

L’association de l’espace et du temps a créé la cinématique ou science des vitesses. La force combinée avec l’espace a permis de formuler la théorie de l’énergie. L’association de la force, de l’espace et du temps rendit possible la mesure de la puissance mécanique.

Pratiquement, ces associations sont fort utiles, mais ne sauraient révéler la nature des phénomènes. Nous n’apprenons rien évidemment de l’essence de la masse en disant qu’elle représente le rapport d’une force à une accélération (M = F/γ). On ne nous dit pas non plus ce qu’est une force en la définissant une cause de mouvement ou en l’enfermant dans la formule (F = m γ), considérée comme l’équation fondamentale de notre mécanique ou du moins de l’ancienne mécanique classique, car, en variant les éléments associés, on bâtit facilement d’autres systèmes de mécaniques.

L’univers est donc simplement l’ensemble des idées que l’homme s’en fait, grâce aux relations artificielles des choses qu’il réussit à établir.

Pouvons-nous espérer jamais atteindre la réalité ? Plus tard peut-être, mais sûrement pas aujourd’hui.

« Une réalité complètement indépendante de l’esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c’est une impossibilité, écrit Poincaré. Un monde si extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais inaccessible… La seule réalité objective, ce sont les rapports des choses. Ces rapports ne sauraient être conçus en dehors de l’esprit qui les conçoit ou qui les sent… Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant, puisque nous ne pouvons penser que la pensée et que tous les mots dont nous disposons pour parler des choses ne peuvent être que des pensées. Dire qu’il y a autre chose que la pensée, c’est une affirmation qui ne peut avoir de sens. »

Ces assertions deviennent évidentes dès qu’on y réfléchit un peu. Aussi ont-elles été plus ou moins formulées par les philosophes de tous les âges. Les choses, disait Protagoras il y plus de deux mille ans, n’ont aucune réalité en dehors de nous.

« Si la réalité absolue existait, affirmait Gorgias, elle serait inconnaissable, si elle était connaissable, elle serait inexprimable. »

Cette inintelligibilité de l’univers réel n’est pas plus contestée par les savants modernes que par les philosophes antiques. Ils savent tous que si le comment des phénomènes est accessible, le pourquoi reste ignoré et avouent leur impuissance à découvrir les racines des choses. Lors de son jubilé, le plus illustre des physiciens de l’Europe, lord Kelvin, s’exprimait ainsi : « Mes cinquante années de recherches consécutives n’ont été couronnées d’aucun succès. Aujourd’hui, je ne sais rien de plus sur l’électricité, le magnétisme et l’affinité chimique que je n’en savais lorsque je fis à mes élèves ma première leçon. »

Et plus récemment encore, après une conférence prononcée devant une société d’ingénieurs électriciens, l’éminent physicien anglais J. J. Thomson, un peu impatienté par les questions qui lui étaient posées, finit par dire : « Si je pouvais répondre à vos questions, je serais bien près d’avoir résolu les problèmes de l’univers… Je ne sais pas ce que c’est que la matière et je ne sais pas davantage en quoi consiste l’électricité. »

Alors que les plus profonds savants se reconnaissent incapables de dire pourquoi une pierre tombe, pourquoi un bâton de résine frotté engendre de l’électricité, il est merveilleux de voir des philosophes prétendre expliquer longuement les problèmes bien autrement compliqués de l’âme, de la vie, de la conscience, etc.

Ce bref examen des limites de notre connaissance du monde physique et de l’impossibilité de pénétrer la nature intime des choses laisse évidemment supposer qu’il existe des éléments accessibles seulement à des intelligences possédant des modes d’investigation ignorés de nous. Les philosophes anti-intellectualistes modernes croient que l’intuition pourrait constituer un tel mode de connaissance, mais cette faculté rendit si peu de services pendant des siècles, qu’il est bien difficile d’en espérer des révélations nouvelles. L’intuition n’a fait que créer des dieux dont la volonté, comme moyen d’explication des phénomènes, n’est plus acceptable aujourd’hui.

§ 2. — Les limites de notre connaissance des phénomènes de la vie.

Les phénomènes physiques se présentent avec une simplicité apparente qui cache leur complexité. La complexité des phénomènes vitaux est au contraire tellement visible qu’on ne pourrait guère songer maintenant à les interpréter par des hypothèses simples. Il suffit pour justifier cette impossibilité de rappeler les plus essentiels de ces phénomènes.

La moindre cellule d’un être vivant, de la bactérie à l’homme, exécute, sous l’influence de puissances inconnues, des opérations supérieures à celles réalisées dans nos usines et nos laboratoires.

Chez les êtres un peu élevés, le travail cellulaire est dirigé par des centres nerveux se conduisant comme s’ils étaient capables de raisonnements extrêmement savants. Impossible de prendre ces raisonnements pour des mécanismes aveugles, la besogne que les centres nerveux font exécuter aux cellules variant à chaque instant avec le changement des buts à atteindre ou les ennemis à combattre.

Aussi inexpliquées sont les forces qui formèrent dans le passé les organes conservés par l’hérédité. Le besoin crée l’organe, disent les naturalistes, mais ont-ils beaucoup réfléchi à tout ce que comporte de puissance créatrice une telle assertion ? Nous comprenons à la rigueur que la fourrure de l’animal s’épaississe dans les pays froids, que l’aile de l’oiseau se développe avec l’usage, mais comment le besoin a-t-il pu créer l’organe électrique du gymnote ou l’œil phosphorescent du poisson des grandes profondeurs ? Que de problèmes chimiques et physiques à résoudre pour produire de tels organes ! Si le besoin est capable de semblables créations, il constitue une divinité singulièrement puissante.

J’entends bien qu’on fait intervenir comme explication les lentes acquisitions accumulées grâce à l’hérédité, mais c’est simplement reculer la question. Par quel moyen se produisent chacune de ces petites acquisitions successives ?

Beaucoup de naturalistes anciens et même modernes parlent des buts de la nature. Il semble bien douteux cependant qu’elle ait jamais poursuivi aucun but. Peut-on vraiment lui en supposer un quand elle laisse inlassablement se multiplier les bactéries de toutes les maladies ? Nous savons que le terrible microbe de la tuberculose, qui exerça plus de destructions dans l’humanité que toutes les guerres réunies, réussit à se développer grâce à une enveloppe cireuse, le protégeant contre les sucs de l’organisme. Est-il supposable que la nature l’ait doué de cette armature pour lui permettre de ravager le genre humain ? On ne conjecturera pas davantage que le phagocyte ait été créé afin de lutter contre le microbe, ce qu’il fait d’ailleurs assez mal. Il s’agit sans doute dans tous les cas analogues de phénomènes obéissant à des lois générales, fonctionnant avec une régularité aveugle. La nature n’a pas plus l’idée de nous aider ou de nous nuire que la tuile n’a pour but en tombant du haut d’un toit sur notre tête de nous fracasser le crâne.

L’étude de la vie instinctive montre des phénomènes aussi inexplicables que ceux de la vie purement organique. L’animal accomplit des actes qui font l’étonnement des naturalistes et qu’ils renoncent généralement à interpréter.

Tous ces actes, aussi bien ceux de la vie cellulaire que ceux de la vie instinctive, semblent impliquer une connaissance d’un but plus ou moins lointain. Pareille connaissance existe-t-elle réellement ?

L’hypothèse ne saurait être absolument rejetée mais il faut alors constater qu’une telle connaissance paraît sans rapport avec les conceptions possibles à notre intelligence. M. Bergson a peut-être raison de dire que l’œstre du cheval déposant ses œufs sur les jambes de cet animal, semble savoir que le cheval en se léchant transportera la larve naissante dans son tube digestif, seul endroit où elle puisse se développer. Mais comment le sait-il ? Comment certains insectes ont-ils appris que piquer une chenille à un endroit déterminé la paralyse sans la tuer, de façon qu’elle puisse attendre sans se décomposer le moment où la larve en formation viendra la dévorer ?

Parler, pour expliquer semblables phénomènes, d’intuition, de sympathie divinatrice, etc., constitue une explication simplement verbale. Devant les faits de cet ordre, il faut se borner à dire que les cellules et les centres nerveux des êtres ont des moyens de connaissance autres que ceux dont nous disposons.

Ces procédés de connaissance doivent probablement correspondre à des formes de sensibilité particulières. La sensibilité, considérée comme une aptitude à réagir sous l’influence d’un excitant, est souvent immensément plus grande chez des corps matériels que chez les corps vivants. Le mince fil du bolomètre réagit quand il est frappé par un rayon lumineux n’élevant sa température que de 1/100.000e de degré. Une sensibilité semblable changerait complètement les conditions d’existence des êtres.

Bergson, qui insiste comme nous sur l’impossibilité de l’intelligence à comprendre certains instincts, mais ne se résigne pas à cette incompréhension, croit que l’instinct deviendrait accessible à l’intelligence « s’il s’intériorisait en connaissance au lieu de s’extérioriser en action ». Nous ne connaissons malheureusement aucun moyen de transformer l’instinct en pensée, c’est-à-dire de le faire monter au jour de la conscience.

Alors même d’ailleurs que cette opération serait possible, elle nous éclairerait vraisemblablement fort peu sur la nature intime des actes de la vie organique. Il est très douteux qu’un Dieu initié au mécanisme de la vie cellulaire réussirait à nous l’expliquer. Les choses nous sont seulement connaissables par voie de comparaison. A quoi comparer les phénomènes de la vie ? Ils ne peuvent l’être qu’à eux-mêmes. Les forces dites vitales ne se trouvant comparables à rien de connu ne sont pas encore explicables. Tant que nous étudions les phénomènes vitaux dans leurs manifestations physico-chimiques, l’interprétation est relativement facile, parce que ces forces ont été déterminées. Au delà commence la nuit noire.

L’incompréhensibilité de tous les phénomènes de la vie peut s’appliquer également à ceux de l’intelligence. Ils semblent bien de même ordre. L’instinct qui fait créer à l’abeille son alvéole et à la poule son œuf est de même nature que le travail inconscient qui apporte brusquement à de grands mathématiciens comme Poincaré, la solution de problèmes difficiles, ou à d’illustres compositeurs comme Saint-Saëns, l’air original vainement cherché. Tous ces mécanismes se trouvent peut-être sous la dépendance de lois relativement très simples, mais seulement accessibles lorsque dans quelques milliers d’années notre intelligence suffisamment évoluée aura découvert des moyens nouveaux d’explorer les phénomènes.

Comme conclusion générale, nous pouvons dire, en nous appuyant simplement sur l’observation de la vie cellulaire et de la vie instinctive, qu’il existe des formes de connaissance complètement différentes de celles que la raison fournit.

L’animal guidé par l’instinct, la cellule poursuivant son évolution se trouvent orientés vers un but déterminé. Ignorant jusqu’où va leur connaissance de ce but, nous savons seulement qu’ils se conduisent comme s’ils lisaient clairement leurs destinées.

On se trouve ainsi conduit à étendre l’interprétation du mot connaissance et admettre l’existence de certaines formes de compréhension des phénomènes, entièrement différentes des nôtres. Elles seront peut-être découvertes un jour, mais restent encore inconnues.


Les considérations qui précèdent nous ont amené jusqu’aux frontières de l’immense domaine des vérités ignorées. Notre tâche est donc terminée.

Le but de cet ouvrage se trouvera atteint si nous avons su développer dans une large synthèse l’histoire des grandes vérités ayant successivement orienté les hommes depuis leurs lointaines origines.

La route qui devait conduire des primitives cavernes aux rayonnantes cités actuelles fut longue et dangereuse à parcourir. L’homme y eut souvent pour guides des fantômes illusoires sans doute, mais générateurs d’espérances et d’efforts. Quand les illusions qui mènent un peuple s’évanouissent trop vite, sa destinée s’assombrit et la nuit l’enveloppe. Si l’humanité ancienne avait découvert que ses vérités étaient éphémères et incertaines, elle n’aurait pas poursuivi sa marche vers un avenir meilleur.

L’intolérance qui pèse si lourdement encore sur notre vie sociale résulte d’une incompréhension fréquente des lois d’évolution de l’esprit. Une science assez étendue pour remonter aux racines des choses rend toujours compréhensif et par conséquent tolérant. Une science trop courte conduit fatalement au dangereux domaine d’un imaginaire absolu. De l’antiquité la plus lointaine à l’Inquisition, à la Terreur et aux persécutions de nos jours, le monde fut ravagé par des théoriciens confinés dans l’absolu de leurs rêves et se croyant détenteurs de vérités éternelles. Aucune philosophie, aucune science sociale ne peut s’établir avant d’avoir clairement compris le côté relatif de nos certitudes et saisi les lois de leur genèse. On reconnaît alors qu’il n’est pas plus de vérités définitives pour l’homme que d’êtres définitifs pour la nature.

Dominatrices des choses, souveraines de l’histoire, les certitudes qui mènent les hommes ont une vie souvent très brève, parfois très longue mais jamais éternelle.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
PRÉFACE
INTRODUCTION. — L’ÉCHELLE DES VÉRITÉS
§ 1. La notion de vérité
§ 2. Évolution des vérités
§ 3. Rôle des hypothèses tenues pour des vérités
LIVRE I
LE CYCLE DES CERTITUDES MYSTIQUES. LES DIEUX.
Chapitre I.Les divers fondements des croyances religieuses
§ 1. Les idées actuelles sur la genèse des religions
§ 2. Éléments mystiques et affectifs des croyances religieuses
§ 3. Éléments rationnels des croyances religieuses
§ 4. Éléments collectifs des croyances religieuses
§ 5. Rôle des rites et des symboles dans la constitution des croyances religieuses
§ 6. Analogies des croyances religieuses chez tous les peuples
Chapitre II.Transformations que subissent les croyances religieuses individuelles en devenant collectives
§ 1. Transformations subies par la religion des théologiens en devenant populaire
§ 2. Comment les peuples interprètent la nature de leurs divinités
§ 3. Transformations subies par une même religion en passant d’un peuple à un autre
Chapitre III.Les dieux du monde antique
§ 1. Les premiers cultes supposés de l’humanité : fétichisme, totémisme, animisme, etc.
§ 2. Les dieux du monde gréco-romain
§ 3. Le culte des morts
§ 4. La divinisation des abstractions et des héros
§ 5. Les augures et les oracles
Chapitre IV.Les grandes religions synthétiques. — Le christianisme
§ 1. La naissance du christianisme
§ 2. Les transformations du christianisme
§ 3. Propagation du christianisme dans les couches populaires
§ 4. Propagation du christianisme chez les lettrés
§ 5. Les conséquences imprévues de l’adoption du christianisme
Chapitre V.Comment les grandes religions peuvent se désagréger
§ 1. Les hérésies et les schismes
§ 2. L’évolution des dieux
§ 3. Évolution du christianisme vers la libre pensée dans les églises protestantes
§ 4. Les tentatives d’évolution du catholicisme. Le modernisme
§ 5. Le christianisme comme création collective
Chapitre VI.La naissance de nouvelles croyances
§ 1. Raisons psychologiques de la formation de religions nouvelles
§ 2. Les éléments des nouvelles croyances
§ 3. Religions nouvelles formées par la transformation d’anciennes croyances
§ 4. Religions nouvelles n’empruntant que peu d’éléments aux anciennes croyances
§ 5. Les croyances politiques à forme religieuse
§ 6. Les tentatives de religion scientifique
LIVRE II
LE CYCLE DES CERTITUDES AFFECTIVES ET COLLECTIVES. — LA MORALE.
Chapitre I.Les définitions de la morale. Le bien et le mal, le vice et la vertu
§ 1. Les incertitudes actuelles sur la morale
§ 2. Les définitions de la morale. Le bien et le mal
§ 3. Les vertus individuelles et les vertus collectives
Chapitre II.La morale des sociétés animales et des sociétés humaines
§ 1. La morale des sociétés animales
§ 2. La morale des sociétés humaines. Sa variabilité et sa fixité
Chapitre III.Les facteurs illusoires de la morale
§ 1. Classification des fondements de la morale
§ 2. La religion et la morale. Origines différentes du sentiment religieux et du sentiment moral
§ 3. Les conceptions métaphysiques de la morale
§ 4. Les illusions des moralistes sur le mérite et le démérite
§ 5. Les rapports de l’instruction et de la morale
§ 6. La morale fondée sur la raison et la science
Chapitre IV.Les facteurs réels de la morale collective
§ 1. La coutume et l’opinion comme facteurs de la morale collective
§ 2. La fusion de l’égoïsme individuel avec l’intérêt social
§ 3. Formation de la moralité des divers groupes d’une même société
Chapitre V.Les facteurs réels de la morale individuelle
§ 1. Genèse de la morale individuelle. Rôle du caractère
§ 2. La moralité individuelle primitive
§ 3. Rôle de l’utilité dans la genèse de la morale individuelle
§ 4. Rôle de l’inconscient dans la création de la morale individuelle
§ 5. Le sentiment de l’honneur comme expression finale de la morale individuelle
LIVRE III
LE CYCLE DES CERTITUDES INTELLECTUELLES. LA PHILOSOPHIE ET LA SCIENCE.
Chapitre I.Les philosophies rationalistes
§ 1. Les conceptions de la vérité chez les philosophes rationalistes de l’antiquité
§ 2. Les conceptions de la vérité des philosophes rationalistes modernes
Chapitre II.Les philosophies intuitionnistes
§ 1. Les anciennes philosophies sentimentales et mystiques
§ 2. La renaissance de l’intuitionnisme
§ 3. Les deux formes de l’intuition : l’intuition affective et l’intuition intellectuelle
Chapitre III.L’évolution utilitaire de la philosophie. — Le pragmatisme
§ 1. La philosophie pragmatiste
§ 2. Rôle de l’instinct dans la philosophie pragmatiste
Chapitre IV.Les idées modernes sur la valeur de la philosophie
§ 1. Fondements psychologiques de la philosophie. Opinion des savants sur elle
§ 2. Valeur réelle de la philosophie. L’esprit philosophique
Chapitre V.L’édification scientifique de la connaissance
§ 1. L’explication scientifique des phénomènes
§ 2. La connaissance qualitative des phénomènes
§ 3. Le passage du qualitatif au quantitatif. La mesure des relations entre les phénomènes
§ 4. Rôle de l’expérience et de l’observation
§ 5. Les méthodes scientifiques de raisonnement
Chapitre VI.Les lois scientifiques et les théories des phénomènes
§ 1. Les lois scientifiques et leur degré d’exactitude
§ 2. Les grandes théories scientifiques et leur rôle
§ 3. Les conceptions scientifiques de l’Univers
§ 4. Les limites supposées du connaissable
Chapitre VII.Les vérités encore inaccessibles et les formes ignorées de la connaissance
§ 1. Limites actuelles de notre connaissance du monde physique
§ 2. Les limites de notre connaissance des phénomènes de la vie
Conclusion

E. FLAMMARION, Éditeur
26, Rue Racine, PARIS

BIBLIOTHÈQUE
DE
PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE
Publiée sous la direction du Dr Gustave Le Bon

Collection in-18 jésus à 3 fr. 50 le volume

1re Série. — Sciences physiques et naturelles

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BIGOURDAN, Membre de l’Institut. — L’Astronomie (50 figures). — Un vol.

BLARINGHEM (L.), Chargé de Cours à la Sorbonne. — Les Transformations brusques des êtres vivants (49 figures). — Un vol.

BOINET (Dr E.), Professeur de Clinique médicale. — Les Doctrines médicales. — Leur Évolution. — Un vol.

BONNIER (Gaston), Membre de l’Institut, Professeur à la Sorbonne. — Le Monde végétal (230 figures). — Un vol.

BOUTY (E.), Membre de l’Institut, Professeur à la Sorbonne. — La Vérité scientifique. — Sa Poursuite. — Un vol.

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COMBARIEU (Jules), Chargé du Cours d’Histoire musicale au Collège de France. — La Musique. — Ses Lois, son Évolution. — Un vol.

DASTRE (Dr A.), Membre de l’Institut, Professeur de Physiologie à la Sorbonne. — La Vie et la Mort. — Un vol.

DELAGE (Yves), Membre de l’Institut et GOLDSMITH (M.)Les Théories de l’Évolution. — Un vol.

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HÉRICOURT (Dr J.).Les Frontières de la Maladie. — Un vol.

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LAUNAY (L. de), Professeur à l’École des Mines. — L’Histoire de la Terre. — Un vol.

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LE DANTEC (Félix), Chargé de Cours à la Sorbonne. — Les Influences Ancestrales. — Un vol.

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MARTEL (E.-A.), Directeur de la Nature. — L’Évolution souterraine (80 figures). — Un vol.

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PICARD (Émile), Membre de l’Institut, Professeur à la Sorbonne. — La Science moderne et son État actuel. — Un vol.

POINCARÉ (H.), de l’Académie Française. — La Science et l’Hypothèse. — Un vol.

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POINCARÉ (Lucien), Directeur au Ministère de l’Instruction publique. — La Physique moderne. — Son Évolution. Ouvrage couronné par l’Académie des Sciences. — Un vol.

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BOHN (Georges), Dr de Laboratoire à l’École des Hautes Études. — La Naissance de l’Intelligence (40 figures). — Un vol.

BOUTROUX (Émile), Membre de l’Institut. — Science et Religion dans la Philosophie Contemporaine. — Un vol.

COLSON (C.), Membre de l’Institut. — Organisme Économique et Désordre Social. — Un vol.

DAUZAT (Albert), Docteur ès lettres. — La Philosophie du Langage. — Un vol.

DROMARD (Gabriel).Le Rêve et l’Action. — Un vol.

GUIGNEBERT (Charles), Chargé de Cours à la Sorbonne. — L’Évolution des Dogmes. — Un vol.

HACHET-SOUPLET (P.).La Genèse des Instincts. Étude expérimentale. — Un vol.

HANOTAUX (Gabriel), de l’Académie Française. — La Démocratie et le Travail. — Un vol.

JAMES (William), Professeur à l’Université de Harvard, Membre associé de l’Institut. — La Philosophie de l’Expérience, traduit par E. Le Brun et M. Paris. — Un vol.

— Le Pragmatisme, traduit par E. Lebrun. — Un vol.

JANET (Dr Pierre), Professeur de Psychologie au Collège de France. — Les Névroses. Un vol.

LE BON (Dr Gustave).Psychologie de l’éducation. — Un vol.

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LE DANTEC (Félix). L’Athéisme. — Un vol.

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LEGRAND (Dr M.-A.).La Longévité à travers les âges. — Un vol.

LOMBROSO.Hypnotisme et Spiritisme. — Un vol.

MACH (E.), Professeur à l’Université de Vienne. — La Connaissance et l’Erreur, traduction du Dr Marcel Dufour, Professeur à la Faculté de Nancy. — Un vol.

MAXWELL (Dr J.), Docteur en médecine, Substitut du Procureur général près la Cour d’appel de Paris. — Le Crime et la Société. — Un vol.

PICARD (Edmond), Avocat à la Cour de Cassation de Belgique. — Le Droit pur. — Un vol.

PIÉRON (Henri), Maître de Conférences à l’École des Hautes Études. — L’Évolution de la Mémoire. — Un vol.

REY (Abel), Professeur agrégé de philosophie. — La Philosophie moderne. — Un vol.

VASCHIDE (Dr).Le Sommeil et les Rêves. — Un vol.

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ALEXINSKY (Grégoire).La Russie moderne. — Un vol.

AURIAC (D’). Formation de la nationalité française. — Un vol.

AVENEL (Vicomte Georges d’).Découvertes d’Histoire Sociale. — Un vol.

BIOTTOT (Colonel). — Les Grands Inspirés devant la Science. JEANNE D’ARC. — Un vol.

BLOCH (G.), Professeur à la Sorbonne. — La République romaine. — Un vol.

BOUCHÉ-LECLERCQ (A.), Membre de l’Institut, Professeur à la Sorbonne. — L’Intolérance religieuse et la politique. — Un vol.

BRUYSSEL (Ernest Van), Consul général de Belgique.La Vie Sociale. — Ses évolutions. — Un vol.

CAZAMIAN (Louis), Maître de Conférences à la Sorbonne. — L’Angleterre moderne. — Un vol.

CHARRIAUT (Henri), Chargé de mission par le Gouvernement Français. — La Belgique moderne, Terre d’Expériences. — Un vol.

COLIN (J.), Chef d’escadron d’Artillerie à l’École supérieure de Guerre. — Les Transformations de la Guerre. — Un vol.

CROISET (Alfred), Membre de l’Institut, Doyen de la Faculté des Lettres de l’Université de Paris. — Les Démocraties Antiques. — Un vol.

GARCIA-CALDERON.Les Démocraties Latines de l’Amérique du Sud, Préface de M. Raymond Poincaré. — Un vol.

GENNEP (A. van), Directeur de la « Revue des Études Ethnographiques ». — La Formation des Légendes. — Un vol.

HARMAND (J.), Ambassadeur. — Domination et Colonisation. — Un vol.

HILL (David-Jayne), Ancien ambassadeur des États-Unis à Berlin. — L’État Moderne et l’Organisation internationale, Traduction de Mme Émile Boutroux. Préface de M. Louis Renault, membre de l’Institut. — Un vol.

LE BON (Dr Gustave).La Révolution Française et la Psychologie des Révolutions. — Un vol.

LICHTENBERGER (Henri), Maître de Conférences à la Sorbonne. — L’Allemagne moderne. — Son Évolution. — Un vol.

MEYNIER (Commandant O.), Professeur à l’École militaire de Saint-Cyr. — L’Afrique Noire. — Un vol.

NAUDEAU (Ludovic).Le Japon moderne, son Évolution. — Un vol.

OLLIVIER (Émile), de l’Académie Française. — Philosophie d’une Guerre (1870). — Un vol.

OSTWALD (W.), Professeur à l’Université de Leipzig. — Grands hommes. Traduction du Dr Marcel Dufour. — Un vol.

PIRENNE (H.), Professeur à l’Université de Gand. — Les Anciennes Démocraties des Pays-Bas. — Un vol.

ROZ (Firmin).L’Énergie Américaine, Évolution des États-Unis. — Un vol.

1467. — Paris. — Imp. Hemmerlé et Cie. (10-13).

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