The Project Gutenberg eBook of Voyage d'une femme autour du monde

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Title: Voyage d'une femme autour du monde

Author: Ida Pfeiffer

Release date: November 15, 2025 [eBook #77239]

Language: French

Original publication: Paris: Lirairie de L. Hachette et cie, 1858

Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE D'UNE FEMME AUTOUR DU MONDE ***

CHAPITRE PREMIER., II., III., IV., V., VI., VII., VIII., IX., X., XI., XII., XIII., XIV., XV., XVI., XVII., XVIII., XIX., XX., XXI., XXII., XXIII., XXIV.
TABLE DES MATIÈRES.
NOTES.

VOYAGE

D’UNE FEMME

AUTOUR DU MONDE

TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaugirard, 9

VOYAGE

D’UNE FEMME

AUTOUR DU MONDE

PAR

MME IDA PFEIFFER

Membre honoraire
des Sociétés de géographie de Paris et de Berlin
et des Sociétés de zoologie de Berlin et d’Amsterdam

TRADUIT DE L’ALLEMAND

AVEC L’AUTORISATION DE L’AUTEUR

PAR W. DE SUCKAU


PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
RUE PIERRE-SARRAZIN, Nº 14

1858


{pg i}

NOTICE

SUR MADAME IDA PFEIFFER

NÉE REYER[1].

Mme Ida Pfeiffer est, à coup sûr, la plus étonnante et la plus intrépide voyageuse qui ait jamais existé. Née en 1795 à Vienne (Autriche), elle se maria vers 1820 et passa dans cette ville la plus grande partie de sa vie, livrée aux soins domestiques et à l’éducation de ses deux fils; mais elle était possédée d’une violente passion de voyager qui, dans son esprit, se confondait avec la noble ambition d’ajouter quelque chose par ses efforts personnels à la somme des connaissances humaines.

Dans un âge où le repos devient une nécessité, Mme Ida Pfeiffer a quitté ses foyers pour parcourir le monde. Si l’on trouve chez elle tous les traits caractéristiques de la ménagère allemande, ces qualités pâlissent devant l’éclat de hautes qualités beaucoup plus rares chez ses compatriotes, une curiosité ardente, un courage inébranlable, un sang-froid intrépide et une volonté de fer. Quand Mme Pfeiffer a dit: «J’irai là, je verrai telle chose,» les rochers ont beau dresser leurs{ii} pics, les précipices ouvrir leurs gouffres béants, rien, pas même la menace d’une mort presque certaine, ne la fait reculer, et, grâce à sa persévérance inouïe et à son étoile, elle sait toujours se frayer un chemin pour parvenir à son but!

Dès l’âge le plus tendre, nous dit M. Depping, Mme Pfeiffer a été piquée de la tarentule. Enfant, elle s’échappait, pour voir les chaises de poste; elle enviait le sort du postillon et le suivait des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu dans un nuage de poussière. L’horizon de la jeune fille s’agrandit bientôt, car les relations de voyages qu’elle lisait, ou plutôt qu’elle dévorait, lui avaient montré l’Océan, des vaisseaux flottants, et le monde dont ils faisaient le tour. La vue des montagnes qui se perdaient dans le lointain lui arrachait des larmes; c’est elle qui le dit dans la préface d’un de ses ouvrages. Femme, son plus grand bonheur était d’accompagner son mari dans de longues excursions. Restée seule après la mort de M. Pfeiffer et l’établissement de ses enfants, elle n’eut plus d’autre pensée que de transformer en réalité les rêves de toute sa vie. Elle pouvait disposer d’une petite somme, fruit de vingt années d’économie, et nous la voyons, en 1842, à l’âge de quarante-sept ans, commencer le cours de ses longs voyages.

«Née à la fin du dernier siècle, dit-elle, je pouvais voyager seule

Elle partit pour la Terre-Sainte dans un véritable ravissement. Sans guide, elle traversa les deux Turquies, la Palestine et l’Égypte[2]. «Et voyez, ajoute-t-elle: j’en suis revenue.»

Mais ce ne fut pas pour longtemps. Des plages brûlantes de la Syrie, elle passa par une transition assez brusque dans les régions glacées du Nord, visita la Suède, la Norvége, la Laponie et même l’Islande, pays sur lesquels elle a publié de curieux détails[3].

«Les voyages en Islande, dit Mme Pfeiffer, sont beaucoup plus pénibles qu’en Orient. Je supportais plus aisément la chaleur excessive de la Syrie que ces affreux ouragans accom{iii}pagnés de vent et de pluie, que l’âpreté de l’air et la rigueur du froid qui glaçait cette île.»

Mais ces deux excursions au nord et au midi n’étaient que des parties de plaisir, comparées au long voyage que Mme Pfeiffer allait entreprendre. Petite de taille, mais douée d’une complexion robuste, d’une force morale à toute épreuve, elle quitta Vienne le 1er mai 1846 pour faire son premier voyage autour du monde.

Partie de Hambourg sur un navire danois qui se rendait directement au Brésil, elle aborde à Rio-de-Janeiro, dont elle décrit la rade sans pareille; puis elle franchit le cap Horn, touche à Valparaiso, et fait voile vers Canton en relâchant à Taïti. La Chine n’est pour elle qu’une étape sur la route de Ceylan, de Madras, de Calcutta; mais le luxe et les mœurs de l’Angleterre, qu’elle retrouve dans ces cités opulentes, ont peu de séductions pour Mme Pfeiffer. Elle s’embarque sur un bateau à vapeur qui la conduit par le Gange à Bénarès, l’Athènes de l’Inde, d’où elle gagne Delhi, l’ancienne capitale de l’empire mongol. De là, une charrette à bœufs la conduit à Bombay, sur les côtes de la mer d’Arabie, qui forme le golfe Persique. Mme Pfeiffer, bien entendu, pénétrera dans le golfe, remontera le Tigre, et visitera Bagdad, la ville des califes; une mule se chargera de la transporter de Bagdad à Mossoul, au milieu des ruines de l’ancienne Ninive.

De Mossoul à Tauris, la seconde ville de Perse, il n’y a qu’un pas, trois ou quatre cents lieues. Mme Pfeiffer fut reçue très-gracieusement à Tauris, par le vice-roi, héritier du trône de Perse; mais il n’en fut pas de même aux frontières de l’empire russe, où elle se réjouissait de retrouver une terre civilisée. Elle avait compté sans les bureaux de douanes, sans les stations de poste, sans les formalités infinies du passe-port. Aussi s’écrie-t-elle dans son désespoir:

«Oh! mes bons Arabes! Oh! Turcs, Persans, Hindous, j’ai traversé paisiblement vos contrées. Qui m’aurait dit que je rencontrerais tant d’obstacles sur cette terre chrétienne?»

Quoi qu’il en soit, Mme Pfeiffer entrait saine et sauve à Vienne, dans le cours de 1848. L’intéressant récit de ses aventures parut deux ans plus tard[4].

{iv}

Mais il restait encore à Mme Pfeiffer bien des contrées à voir, sans parler de l’Afrique intérieure, où, faute d’argent, elle dut renoncer à pénétrer.

Elle se remit en route avec une somme de deux mille cinq cents francs que lui avait accordée le gouvernement autrichien à titre de récompense. Partie de Londres en 1851 (au mois de mai), elle s’aventura seule à pied au centre de Bornéo, visita Java et Sumatra, passa quelque temps au milieu de la tribu cannibale des Battaks, et trouva, aux îles Moluques, un passage gratuit pour la Californie. Elle ne tarda pas à fuir cet abominable pays de l’or, comme elle dit, et alla débarquer au Pérou. Là, naturellement attirée par la chaîne des Andes, elle fit l’ascension des pics toujours neigeux du Chimborazo et du Cotopaxi. Quelques mois après, elle parcourait à loisir les principaux États de l’Union américaine, et débarquait à Londres vers la fin de 1854. C’est de la relation de ce second voyage, publiée à Vienne en 1856, que nous avons donné la traduction sous le titre: Mon second voyage autour du monde (Meine zweite Weltreise).

En 1856, au mois de juillet, Mme Ida Pfeiffer a visité Paris, où la Société de géographie l’a reçue parmi ses membres et lui a décerné une médaille d’honneur. C’était un nouveau stimulant pour l’infatigable voyageuse, qui devait entreprendre la plus dangereuse de ses expéditions, doubler encore une fois le Cap et visiter l’île de Madagascar, où on lui avait cependant dit qu’il régnait des fièvres mortelles.

Il n’a fallu rien moins que le bruit d’une expédition du gouvernement français contre l’île de Madagascar et les plus pressantes supplications des membres de la Société de géographie de Paris (MM. Alfred Maury et V. A. Malte-Brun), qu’elle fréquentait pendant son séjour dans cette ville, pour la faire renoncer à son voyage à Madagascar.

Mme Ida Pfeiffer, après avoir quitté Paris dans les premiers jours du mois d’août, se rendit d’abord à Londres, où elle fut présentée à la Société royale de géographie. De Londres elle s’embarqua pour la Hollande, où elle ne resta que peu de jours. Le 31 août, elle quittait Rotterdam sur le bateau Zalt{v} Bommel, qui faisait route pour Java. C’est ici que s’arrêtent nos dernières nouvelles sur cette célèbre voyageuse.

Le récit des voyages de Mme Pfeiffer est empreint des nobles sentiments qui distinguent cette femme honorable à tous égards. Son style est simple et naturel. Elle raconte sans emphase ce qu’elle a vu, et, loin d’imiter beaucoup de voyageurs qui laissent le champ libre à leur imagination trop brillante, elle ne prend pour guide que la vérité, et retrace fidèlement ses impressions sans jamais charger les couleurs de ses tableaux. Aussi les suffrages du monde savant et lettré ne lui ont-ils pas manqué, et nous citerons comme l’un des plus précieux la lettre suivante de M. Alexandre de Humboldt:

Je prie ardemment tous ceux qui, en différentes régions de la terre, ont conservé quelque souvenir de mon nom et de la bienveillance pour mes travaux, d’accueillir avec un vif intérêt et d’aider de leurs conseils le porteur de ces lignes,

Madame Ida Pfeiffer,

célèbre non-seulement par la noble et courageuse confiance qui l’a conduite, au milieu de tant de dangers et de privations, deux fois autour du globe, mais surtout par l’aimable simplicité et la modestie qui règne dans ses ouvrages, par la rectitude et la philanthropie de ses jugements, par l’indépendance et la délicatesse de ses sentiments. Jouissant de la confiance et de l’amitié de cette dame respectable, j’admire et je blâme à la fois cette force de caractère qu’elle a déployée partout où l’appelle, je devrais dire où l’entraîne son invincible goût d’exploration de la nature et des mœurs dans les différentes races humaines. Voyageur le plus chargé d’années, j’ai désiré donner à Mme Ida Pfeiffer ce faible témoignage de ma haute et respectueuse estime.

Potsdam, au château de la ville, le 8 juin 1856.

Signé: Alexandre de Humboldt.

A ces paroles si bien senties du doyen des savants de l’Europe, nous ajouterons seulement quelques lignes d’une lettre adressée par Mme Pfeiffer à un de ses amis. Elles serviront à rectifier l’idée qu’on s’est faite à tort de son caractère viril:

«Je souris, dit-elle, en songeant à tous ceux qui, ne me connaissant que par mes voyages, s’imaginent que je dois ressembler plus à un homme qu’à une femme. Combien ils me jugent mal! Vous qui me connaissez, vous savez bien que ceux qui s’attendent à me voir avec six pieds de haut, des ma{vi}nières hardies, et le pistolet à la ceinture, trouveront en moi une femme aussi paisible et aussi réservée que la plupart de celles qui n’ont jamais mis le pied hors de leur village!»

Tous ceux qui ont eu l’avantage de voir Mme Pfeiffer confirmeront le témoignage qu’elle se rend à elle-même; ceux qui ne la connaissent point se convaincront qu’elle a dit vrai, en lisant ses voyages. Malgré ses fortes études et son caractère héroïque, Mme Pfeiffer a conservé toutes les qualités aimables et gracieuses de son sexe, et ses récits et les réflexions qui les accompagnent sont empreints de toutes les délicatesses d’une âme douce et bonne.

C’est le perpétuel contraste d’une femme bien élevée avec les situations les plus difficiles et les scènes les plus étranges de la vie sauvage, qui a si vivement intéressé le monde entier à la vie aventureuse de Mme Pfeiffer. La publication de ses premiers voyages lui a fait obtenir plus tard le libre passage sur les navires de plusieurs compagnies, et partout elle a trouvé le plus généreux accueil et excité la plus vive sympathie.

Les ouvrages de Mme Pfeiffer sont déjà traduits en anglais depuis plusieurs années, et la traduction que nous donnons aujourd’hui de ses voyages autour du monde ne sera pas, nous l’espérons, moins bien accueillie en France, que la traduction anglaise ne l’a été chez nos voisins.

{vii}

DISTANCES DES VOYAGES PAR EAU.

 Milles marins.
De Hambourg à Rio-de-Janeiro8500
De Rio-de-Janeiro à Santos400
De Santos à Valparaiso6500
De Valparaiso à Taïti5000
De Taïti à Macao5060
De Macao à Hong-Kong60
De Hong-Kong à Canton90
De Hong-Kong à Singapore1100
De Singapore à Ceylan1500
De Ceylan à Calcutta1200
De Calcutta à Bénarès (sur le Gange)1085
De Bombay à Mascate848
De Mascate à Bouchire567
De Bouchire jusqu’à l’embouchure du Tigre130
De l’embouchure du Tigre jusqu’à Bagdad (sur le Tigre)590
De Redutkalé, le long de la côte, jusqu’à Odessa860
D’Odessa à Constantinople370
De Constantinople à Trieste1150

DISTANCES DES VOYAGES PAR TERRE.

 Milles anglais [5].
De Pointe-de-Galle à Colombo72
De Colombo à Kandy72
De Bénarès à Allahabad76
De Allahabad à Agra300
De Agra à Delhi122
De Delhi à Kottah330
De Kottah à Indor180
De Kottah à Aurang-Abad240
De Aurang-Abad à Panwell248
De Bagdad à Babylone60
De Bagdad à Mossoul300
De Mossoul à Sauh-Bedak120
De Sauh-Bedak à Tauris140
De Tauris à Tiflis376
De Tiflis à Marand156

{ix}
{viii}

A

MA CHÈRE COUSINE

ANTONIE DE REYER

NÉE EDELMANN

ET A

M. J. G. SCHWARZ

CONSUL DES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE, ETC., ETC.


TÉMOIGNAGE

DE MON AMITIÉ ET DE MA HAUTE ESTIME


Ida PFEIFFER

{x} 

{xi} 

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR.

C’est bien à tort que dans plusieurs journaux et plusieurs écrits on m’a donné le nom de touriste; car, si on prend ce nom dans son acception ordinaire, je suis loin de le mériter. D’une part, il me manque l’esprit et le talent nécessaires pour écrire d’une manière amusante, et d’autre part mes connaissances ne sont pas assez étendues pour que je puisse exprimer mes opinions d’une manière compétente sur tous les pays que j’ai visités.

Je ne sais que raconter sans art et sans ornement ce qui m’est arrivé, ce que j’ai vu; et, quand je veux porter un jugement, je ne puis le faire que du simple point de vue de mes appréciations personnelles.

Il est peut-être des personnes qui croient que la vanité seule m’a poussée à entreprendre un aussi long voyage. Je n’ai rien à leur répondre: je les engagerai seulement à faire ce que j’ai fait; elles se convaincront alors que, pour s’exposer de gaieté de cœur à de telles privations et à de tels dangers, il faut être animé d’une véritable passion pour les voyages et avoir un désir invincible de s’instruire et d’explorer des pays jusqu’ici peu connus.

{xii}

De même que le peintre tient à reproduire une image, et le poëte à rendre ses pensées, de même je tiens à voir le monde. Si les voyages ont été le rêve de ma jeunesse, le souvenir de ce que j’ai vu fera le charme de ma vieillesse.

Le public ayant accueilli avec bonté et bienveillance mon Voyage dans la Terre-Sainte, ainsi que mon Voyage en Islande et dans la Scandinavie, cette faveur m’a inspiré le courage de lui présenter aujourd’hui la relation d’un voyage de plus long cours.

Je serai heureuse si le récit de mes aventures peut causer à mes honorables lecteurs seulement une faible partie du plaisir infini qu’elles m’ont fait éprouver.

Vienne, le 16 mars 1856.

{1}

VOYAGE

D’UNE FEMME

AUTOUR DU MONDE.


CHAPITRE PREMIER.

Je quitte Vienne.—Séjour à Hambourg.—Bateaux à vapeur et vaisseaux à voiles.—Départ.—Cuxhaven.—La Manche.—Les poissons volants.—La physolide.—Constellations.—Passage de la ligne.—Les Vamperos.—Forte brise et tempête.—Le cap Frio.—Entrée dans le port de Rio-de-Janeiro.

Le 1er mai 1846 je quittai Vienne, et, après quelques excursions à Prague, à Dresde et à Leipzig, j’allai à Hambourg avec l’intention de m’y embarquer pour le Brésil. A Prague j’eus le bonheur de rencontrer le comte Berchthold, qui m’avait accompagnée dans une partie de mes voyages en Orient. Il me témoigna le désir de faire avec moi le voyage du Brésil. Je lui promis de l’attendre à Hambourg.

Je fis une seconde rencontre intéressante sur le bateau à vapeur, entre Prague et Dresde, celle de la veuve du professeur Mikan, qui en 1817, à l’occasion du mariage de la princesse d’Autriche Léopoldine avec dom Pedro Ier, avait suivi son mari au Brésil, et avait fait plus tard un voyage scientifique avec lui dans l’intérieur du pays.

J’avais déjà souvent entendu parler de cette dame, qui{2} était alors assez âgée, et grande fut ma joie de faire sa connaissance. Avec une amabilité pleine de grâce, elle me communiqua les observations qu’elle avait faites, et me donna pour mon voyage des conseils dont j’appréciai plus tard l’utilité.

Le 12 mai j’arrivai à Hambourg, et le 13 j’aurais eu l’occasion de m’embarquer sur un brick magnifique et très-fin voilier, qui de plus s’appelait Ida comme moi. Mon cœur se serra quand je vis partir ce beau bâtiment; j’étais obligée de rester, puisque j’avais promis à mon compagnon de voyage de l’attendre. Semaines sur semaines se passèrent, et la présence seule de mes parents put abréger pour moi le temps de l’attente. Enfin au milieu de juin le comte de Berchthold arriva, et bientôt après nous trouvâmes un vaisseau, un brick danois appelé Caroline, et commandé par le capitaine Bock, qui mettait à la voile pour Rio-de-Janeiro.

J’avais devant moi une longue traversée, qui ne pouvait durer moins de deux mois et qui peut-être en prendrait trois ou quatre. Heureusement j’avais déjà fait dans mes précédents voyages des traversées assez longues sur des bâtiments à voiles, et j’étais familiarisée avec leur organisation, qui diffère entièrement de celle des bateaux à vapeur.

Sur un bateau à vapeur, on rencontre à la fois le luxe et la commodité; le trajet se fait rapidement par tous les temps, et le voyageur trouve une nourriture fraîche et excellente, une large cajute et une société agréable.

Il en est tout autrement sur les vaisseaux à voiles, qui, à l’exception des grands bâtiments de transport des Indes orientales, sont rarement disposés pour recevoir des voyageurs. On regarde les marchandises comme la chose principale, et les passagers ne sont qu’un accessoire embarrassant qui augmente le personnel du navire; aussi a-t-on pour eux généralement peu d’égards. Le capitaine est le seul qui s’intéresse à eux, parce qu’il reçoit le tiers, et souvent même la moitié du prix du passage.

{3}

L’espace est d’ordinaire si restreint qu’on peut à peine se retourner dans les cabines, et que dans la coje, où l’on passe la nuit, on ne peut pas se tenir debout. En outre, le roulis du vaisseau à voiles est beaucoup plus fort que celui du bateau à vapeur. Quelques personnes trouvent que le tangage toujours régulier de ce dernier, et la mauvaise odeur de l’huile et du charbon, sont insupportables. Je ne suis pas de cet avis: sans doute c’est une chose désagréable; mais on peut s’y faire bien plus facilement qu’à tous les inconvénients d’un bateau à voiles.

Ici, tout est abandonné au bon plaisir du capitaine. Il est maître absolu et décide de tout. La nourriture dépend aussi de sa libéralité: elle n’est pas ordinairement tout à fait mauvaise; mais, lors même qu’elle est bonne, elle ne vaut jamais celle des bateaux à vapeur.

L’ordinaire se compose de thé, de café sans lait, de lard, de petit-salé, de soupes aux pois et aux choux, d’herbes, de pommes de terre, de boulettes de pâte durcies, de morue et de biscuit; c’est par exception qu’on a quelquefois du jambon, des œufs, du poisson, des crêpes ou des poulets maigres. Sur les petits navires, on ne fait cuire de pain que très-rarement.

Pour avoir une nourriture plus agréable, on fait bien, surtout dans un voyage de long cours, de se munir de quelques provisions particulières. Les plus convenables sont des tablettes de bouillon et du biscuit plus délicat, que l’on conserve dans des boîtes d’étain, pour les préserver de l’humidité et des fourmis. De plus, il sera bon d’emporter une certaine quantité d’œufs: seulement on est obligé, si l’on va dans le Sud, de les plonger dans de l’eau de chaux, ou de les emballer dans de la poudre de charbon; enfin, du riz, des pommes de terre, du sucre, du beurre, et tous les ingrédients nécessaires pour une soupe au vin et une salade de pommes de terre. La soupe au vin est très-fortifiante, et la salade aux pommes de terre très-rafraîchis{4}sante. J’engage fortement les personnes qui voyagent avec des enfants à prendre une chèvre avec elles.

Quant au vin, il ne faut pas oublier de demander au capitaine s’il est compris dans le prix du passage; sans cela, on serait obligé de le lui acheter très-cher.

Il faut se pourvoir aussi d’autres choses que de comestibles, et, avant tout, d’un matelas, d’un oreiller et de couvertures, car on ne trouve ordinairement qu’une coje vide. On peut acheter ces objets bon marché dans tous les ports de mer. On fait bien aussi d’avoir du linge de couleur; comme c’est un matelot qui est chargé du blanchissage, on conçoit sans peine que le linge ne soit pas toujours rendu en très-bon état.

Quand les matelots sont occupés à hisser les voiles, il faut prendre bien garde à soi pour ne pas être blessé par la chute d’un cordage.

Cependant tous ces désagréments ne sont encore rien: le moment le plus ennuyeux est celui où l’on touche au terme du voyage. Le vaisseau est comme une maîtresse pour le capitaine. En mer, il lui permet un négligé commode: mais il faut qu’il soit nettoyé et paré pour faire son entrée dans le port. Il ne doit paraître sur lui aucune trace du long trajet, de la tempête, de la chaleur brûlante du soleil. Alors commence un bruit de marteaux, de rabots et de scies, à ne plus s’entendre; on répare toutes les fentes, tous les éclats enlevés et toutes les avaries, et enfin on repeint tout le bâtiment à l’huile. Ce qu’il y a de plus affreux, ce sont les coups de marteau qui résonnent continuellement quand on bouche les jours du pont et qu’on les remplit de goudron. C’est presque à ne pas y tenir.

Mais je n’insisterai pas là-dessus davantage. Ce que je viens de dire ne peut servir qu’à préparer ceux qui n’ont pas encore voyagé sur mer aux désagréments qu’ils auront à subir. Les personnes qui habitent les ports de mer,{5} n’ont pas besoin de ces avertissements, car ce sont choses dont elles entendent parler tous les jours.

Il n’en est pas de même de nous autres, pauvres habitants de l’intérieur des terres; nous savons souvent à peine quel aspect a un voilier ou un vapeur, et bien moins encore comment on y vit. Je parle par expérience, et je ne sais que trop ce que j’ai souffert dans mon premier voyage, où n’étant prévenue de rien, je n’avais emporté qu’un peu de linge et quelques vêtements.

Le 28 juin donc, au soir, nous nous embarquâmes, et le 29 avant l’aurore on leva les ancres. Le voyage ne commença pas d’une manière bien encourageante: nous n’avions qu’un vent très-faible, ou pour mieux dire presque pas de vent; le moindre piéton eût été un rapide coureur à côté de nous. Nous mîmes sept heures à faire les 8 milles[6] qui séparent Hambourg de Blankenese.

Mais heureusement nous n’eûmes pas trop à souffrir de cette lenteur; car nous aperçûmes encore longtemps le magnifique port de Hambourg, et quand enfin nous le perdîmes de vue, nous jouîmes constamment du spectacle aussi varié qu’intéressant qu’offrent les côtes du Holstein et les belles maisons de campagne des riches négociants de Hambourg, situées sur des collines ravissantes, et entourées des plus jolis jardins. Autant la rive du Holstein est belle, autant la rive gauche du Hanovre est unie et monotone. L’Elbe a déjà dans plusieurs endroits une largeur de 3 et 4 milles.

Au-dessous de Blankenese, les matelots font provision d’eau de l’Elbe; cette eau, sale et trouble en apparence, a, dit-on, la propriété de se garder pendant des années sans se corrompre.

{6}

Nous n’arrivâmes à Glückstadt, qui est à 32 milles de Hambourg, que le 30 au matin. Le vent tomba tout à fait, le flux devint le plus fort, et nous reculâmes. Le capitaine fit jeter les ancres, et profita de ce calme inattendu pour faire attacher les coffres et les bagages dessus et dessous le pont. A nous autres oisifs, il fut permis d’aller à terre et de visiter la petite ville, où nous ne trouvâmes du reste rien de remarquable.

Les passagers étaient au nombre de huit; les quatre places de la cajute étaient, outre le comte B.... et moi, occupées encore par deux jeunes gens, qui espéraient faire plus rapidement fortune au Brésil qu’en Europe. Le prix d’une place de cajute était de 100 dollars[7], et celui d’une place de l’entre-pont, de 50 dollars.

A l’entre-pont se trouvaient, outre deux bourgeois estimables, une matrone âgée qui se rendait à l’appel de son fils unique établi au Brésil, et une autre dame dont le mari exerçait depuis six ans le métier de tailleur à Rio-de-Janeiro. On fait vite connaissance à bord, et l’on se réunit le plus que l’on peut pour rendre supportable la monotonie d’une longue traversée.

Le 1er juillet, par un vent assez violent, nous mîmes de nouveau à la voile. Nous fîmes quelques milles, mais nous fûmes bientôt obligés de jeter l’ancre encore une fois. L’Elbe était devenu déjà si large qu’on pouvait à peine en apercevoir les rives. La force des vagues donna le mal de mer à quelques passagers. Le 2 juillet, nous essayâmes encore de lever l’ancre, mais avec aussi peu de succès que la veille. Dans la soirée, nous aperçûmes quelques dauphins ou marsouins, et plusieurs mouettes. C’était un signe du voisinage de la mer.

Beaucoup de vaisseaux passèrent rapidement à côté de nous. Ah! ils pouvaient profiter de la tempête et du vent{7} qui enflait leurs voiles et les poussait vers la ville voisine. Nous ne fûmes pas jaloux de leur bonheur, et peut-être est-ce à ce sentiment chrétien que nous devons de n’être arrivés le 3 juillet qu’à Kuxhaven, à 64 milles de Hambourg.

Le 4 juillet il fit une belle et magnifique journée pour les gens qui pouvaient rester tranquillement à terre: mais elle fut très-mauvaise pour les marins, car il ne faisait pas le plus petit vent. Pour faire cesser nos plaintes, le capitaine nous vanta la beauté de la ville et nous fit descendre à terre. Nous visitâmes l’établissement de bains et le phare, nous allâmes même jusqu’à un endroit nommé le bosquet, où nous devions trouver, nous avait-on dit, beaucoup de fraises. Après avoir couru une bonne heure à travers champs par une chaleur ardente, nous trouvâmes bien le bosquet; mais au lieu de fraises, nous ne rencontrâmes que des grenouilles et des vipères.

Nous entrâmes alors dans le bosquet, où nous vîmes une vingtaine de tentes dressées: un aubergiste affairé vint au-devant de nous, et, en nous servant quelques bols de mauvais lait, il nous raconta qu’il se tenait tous les ans dans ce bosquet un marché qui durait trois semaines, ou pour mieux dire trois dimanches, car les autres jours les tentes étaient fermées. L’hôtesse vint à son tour en sautillant et nous engagea d’une façon aimable à revenir le dimanche suivant. Elle nous promettait beaucoup de plaisir: nous qui étions les plus âgés, nous nous amuserions aux tours étonnants des danseurs de corde et des escamoteurs, et les jeunes gens trouveraient de jolies demoiselles pour danser.

Nous parûmes enchantés de cette invitation, à laquelle nous promîmes bien de ne pas manquer, et nous allâmes encore voir Ritzebüttel, où nous admirâmes un petit château et un parc en miniature.

5 juillet. Rien de si changeant que le temps: hier nous{8} jouissions d’un beau soleil; aujourd’hui nous sommes enveloppés d’un brouillard épais et sombre. Cependant le mauvais temps d’aujourd’hui nous fut plus agréable que le beau temps de la veille: il s’éleva un peu de vent, et à neuf heures du matin nous entendîmes hisser les ancres.

Nos jeunes gens furent obligés de renoncer à la partie du bosquet, et de ne plus songer à danser avec de jolies filles qu’à leur arrivée dans le Nouveau-Monde: car nous ne devions plus débarquer sur aucun rivage d’Europe.

Le passage de l’Elbe dans la mer du Nord est presque insensible. L’Elbe, en effet, n’a qu’un seul bras, et à son embouchure sa largeur est de 8 à 10 milles. Il forme comme une petite mer, et ses eaux ont déjà une couleur verte. Aussi fûmes-nous très-surpris quand le capitaine nous cria joyeusement: «Nous voilà enfin sortis du fleuve.» Nous croyions déjà être en mer depuis longtemps.

A midi nous aperçûmes l’île d’Helgoland (île anglaise), qui s’élève au-dessus des flots d’une façon véritablement magique. C’est un rocher nu et colossal, et, si je n’avais pas lu dans les géographies les plus nouvelles qu’elle a une population de 2500 âmes, je l’aurais cru entièrement inhabitée. De trois côtés les flancs du rocher s’élèvent tellement à pic au-dessus de la mer, qu’on ne peut pas y aborder.

Nous passâmes à une assez grande distance et nous ne pûmes distinguer que l’église, le phare et ce qu’on appelle le Moine: c’est un rocher isolé et perpendiculaire, qui est séparé de la masse principale et laisse entre elle et lui une bande brillante qui ressemble à un étroit canal.

Les habitants sont très-pauvres. Leurs seules ressources sont la pêche et les baigneurs, dont il vient chaque{9} année un grand nombre, parce que les bains d’Helgoland produisent, dit-on, beaucoup d’effet, à cause de la force des lames. Malheureusement on craint que l’établissement n’ait plus une longue existence; chaque année la mer empiète sur l’île; des masses considérables de rochers se détachent sans cesse, et Helgoland pourra bien un jour ou l’autre être englouti tout entier.

Du 5 au 10 juillet, nous eûmes constamment un vent froid et violent; la mer était forte et le roulis insupportable. Nous autres crabes de terre, comme les marins appellent dédaigneusement les habitants du continent, nous avions tous le mal de mer. Nous n’arrivâmes au canal d’Angleterre, appelé aussi canal de la Manche (à 360 milles de Cuxhaven), que dans la nuit du 10 au 11.

Nous attendions avec impatience le lever du soleil: il devait nous montrer deux des plus puissants royaumes de l’Europe. Par bonheur, nous eûmes une belle et pure journée; les deux pays se montraient si voisins et si magnifiques, qu’on se sentait porté à les croire habités par un même peuple. Sur la côte d’Angleterre, nous vîmes le North-Foreland, le grand château de Sandowe et la ville de Deal. Deal est située au-dessous de falaises de craie de plusieurs milles de long et de près de 50 mètres de haut. Plus loin nous aperçûmes le South-Foreland, et enfin l’antique fort de Douvres, fièrement assis sur une hauteur et dominant au loin la campagne. La ville du même nom est située sur le bord de la mer.

En face de Douvres, car c’est là que le canal a le moins de largeur, nous vîmes sur la côte de France le cap Grisnez, où Napoléon fit construire un petit belvédère pour pouvoir, du moins à ce qu’on dit, apercevoir l’Angleterre; plus loin nous vîmes l’obélisque[8] que Napoléon{10} fit construire en souvenir du camp de Boulogne, mais qui ne fut terminé que sous Louis-Philippe.

Pendant la nuit, le vent, qui nous avait été toujours contraire, nous força de croiser dans les environs de Douvres. Au milieu des profondes ténèbres qui couvraient la terre et la mer, ces parages étaient rendus dangereux par le voisinage de la côte et par la grande quantité de vaisseaux qui sillonnaient le canal en tous sens. Pour éviter tout accident, on plaça une lanterne sur le mât de misaine; de temps en temps on alluma une torche qu’on tenait élevée au-dessus du pont; plusieurs fois aussi on sonna la cloche du navire: toutes précautions très-effrayantes pour quelqu’un qui n’est pas encore habitué aux voyages sur mer.

Nous demeurâmes quinze jours dans ce canal, qui n’a que 360 milles: souvent nous restions deux ou trois jours comme cloués à la même place; souvent nous étions obligés de louvoyer des journées entières pour avancer de quelques milles. Dans le voisinage de Start, nous essuyâmes une violente tempête. Pendant la nuit je fus appelée subitement sur le pont. Je craignais déjà qu’il ne fût arrivé quelque malheur. Je passai une robe à la hâte et je montai rapidement. J’eus alors le surprenant spectacle d’une mer en flammes: le remous formait un si vaste rayon de feu qu’on aurait pu lire à sa clarté; les lames ressemblaient à des torrents de lave brûlante, et chaque vague en s’élevant lançait des étincelles. Des bandes de poissons nageaient au milieu de cette admirable clarté, et tout, alentour, brillait du plus vif éclat.

Cet embrasement de la mer est un phénomène rare, qui ne se produit guère qu’après des tempêtes continues et violentes. Le capitaine me dit qu’il n’avait pas encore vu les lames projeter autant de lumière. Je n’oublierai jamais cet aspect. Nous eûmes un jour, après un orage, un spectacle presque aussi beau: c’était le reflet que les nuages éclairés par le soleil envoyaient sur la surface de la mer.{11} Ils présentaient une variété de couleurs resplendissantes qui surpassait encore celles de l’arc-en-ciel.

Nous pûmes contempler à loisir Eddystower, le plus beau phare de l’Europe, en vue duquel nous croisâmes pendant deux jours. La hauteur, la hardiesse et la solidité de sa construction sont vraiment étonnantes, mais plus étonnante encore est sa position sur un récif; éloigné de 4 milles de la côte, il paraît sortir de la mer.

Nous passâmes souvent si près de la côte de Cornouailles, que nous pouvions examiner de près chaque village, et distinguer même les hommes dans les rues et dans les champs: le pays est accidenté, fertile, et paraît bien cultivé.

Tout le temps que nous restâmes dans la Manche, la température fut froide et rude; le thermomètre monta rarement à plus de 15 degrés[9].

Enfin, le 24 juillet, nous arrivâmes à l’extrémité du détroit, et nous entrâmes en pleine mer. Le vent était assez bon; mais le 2 août, à la hauteur de Gibraltar, nous eûmes un calme plat qui dura vingt-quatre heures. Le capitaine jeta dans l’eau des morceaux de faïence blanche et de grands os, pour nous faire remarquer la belle couleur verte que prennent ces objets quand ils descendent lentement au fond de la mer; naturellement on ne peut constater ce phénomène que par un calme complet.

Le soir nous vîmes dans la mer beaucoup de mollusques phosphorescents, qui avaient l’air d’étoiles flottantes grosses comme le poing; le jour nous en voyions aussi beaucoup sous l’eau. D’un rouge foncé, ils ressemblaient pour la forme à un champignon: quelques-uns avaient la tige très-épaisse et un peu échancrée dans le bas; d’autres, au contraire, avaient au lieu de tige de nombreux filaments.

4 août. Cette journée fut la première qui s’annonçât{12} avec la chaleur du Midi, mais il ne lui manqua pas moins, comme aux jours qui lui succédèrent, ce ciel pur et bleu foncé, qui forme au-dessus de la Méditerranée une voûte si belle. Cependant nous fûmes un peu dédommagés par les levers et les couchers du soleil, qui étaient souvent accompagnés des réunions de nuages les plus extraordinaires et des teintes les plus variées.

Arrivés à la hauteur du Maroc, nous eûmes le bonheur de voir une grande quantité de bonitons. Tout l’équipage se mit aussitôt en mouvement, et de tous côtés on jeta des hameçons à la mer: malheureusement un seul se laissa prendre à nos amorces; il mordit, et sa confiance nous procura un plat frais, avantage dont nous étions privés depuis si longtemps.

Le 5 août nous revîmes la terre, que nous avions perdue de vue depuis douze jours: nous aperçûmes au lever du soleil la petite île de Porto-Santo, assemblage de montagnes pointues, dont la forme atteste l’origine volcanique. A quelques milles de cette petite île s’élève, comme un avant-poste, le beau rocher Falcon.

Le même jour nous passâmes devant Madère (à 20 milles de Porto-Santo), mais malheureusement à une telle distance, que nous découvrîmes à peine la grande chaîne de montagnes dont l’île est traversée. Non loin de Madère se trouvent les îles montueuses de Deserta, qui font déjà partie de l’Afrique.

Nous rencontrâmes près de ces îles un vaisseau qui allait sous le vent, à courtes voiles, d’où notre capitaine conclut que c’était un croiseur à la piste des pirates.

Le 6 août nous vîmes pour la première fois des poissons volants; mais ils étaient si loin de nous qu’on pouvait à peine les distinguer.

Le 7 août nous amena dans le voisinage des îles Canaries; mais par malheur elles étaient enveloppées d’un brouillard si épais qu’elles restèrent invisibles pour nous.

{13}

Nous commencions à être poussés par les vents alizés qui soufflent de l’est et que tous les marins désirent. Dans la nuit du 9 au 10 août, nous entrâmes dans les tropiques[10]. Nous nous attendions de jour en jour à avoir une chaleur plus forte et un ciel plus pur: nous n’eûmes ni l’un ni l’autre. L’atmosphère était sombre et brumeuse, et le ciel au moins aussi nuageux qu’il l’est dans notre froid pays un jour de novembre. Tous les soirs, les nuages s’amoncelaient au-dessus de nos têtes en couches si épaisses que nous nous attendions toujours à les voir éclater; ce n’était ordinairement qu’à minuit que le ciel s’éclaircissait et nous laissait admirer les belles et brillantes constellations du Sud.

Le capitaine nous dit qu’il faisait le voyage du Brésil pour la quatorzième fois, qu’il avait toujours trouvé la chaleur très-supportable, et qu’il n’avait jamais vu le ciel autrement que couvert du manteau le plus sombre. Cela tient aux exhalaisons humides et malsaines de la côte de Guinée, dont la mauvaise influence se fait sentir à d’énormes distances, car nous en étions au moins à 300 milles.

Dans les tropiques, le passage du jour à la nuit est déjà très-rapide; trente-cinq ou quarante minutes après le coucher du soleil, il règne une profonde obscurité. La différence entre la longueur du jour et de la nuit diminue de plus en plus à mesure qu’on approche de la ligne. Sous la ligne même, le jour et la nuit sont d’égale durée.

Le 14 et le 15 août, nous naviguâmes parallèlement aux îles du cap Vert. Nous en étions à peine éloignés de 20 milles, mais l’atmosphère était trop sombre pour nous permettre de les apercevoir.

Nous fûmes, dès ce moment, souvent distraits par la{14} vue de petites bandes de poissons volants; ils s’élevaient quelquefois si près du pont que nous pouvions les considérer tout à notre aise. Ils ont à peu près la grosseur et la couleur des harengs; mais leurs nageoires latérales sont plus longues et plus larges, et ils peuvent les ouvrir et les fermer comme de petites ailes. Ils s’élèvent de trois à quatre mètres au-dessus de l’eau, et font souvent en volant un trajet de trente mètres environ, puis ils plongent sous l’eau pour reparaître quelque temps après; c’est surtout lorsqu’ils sont poursuivis par des bonitons ou d’autres ennemis, qu’on leur voit prendre leur vol. A une certaine distance du vaisseau, on serait tenté de les prendre pour de gracieux habitants de l’air. Nous vîmes très-souvent des bonitons s’élancer contre les poissons ailés au moment où ils allaient s’élever au-dessus de l’eau; mais alors on apercevait rarement autre chose que leur tête.

Il est très-difficile d’attraper un de ces poissons volants, car ils ne se laissent prendre ni dans les filets ni à la ligne; quelquefois seulement, pendant la nuit, le vent en pousse quelques-uns sur le pont ou dans les porte-haubans[11], où on les trouve morts le lendemain matin, parce que dans les endroits secs ils n’ont pas la force de s’enlever. C’est ainsi que je pus avoir quelques individus.

Aujourd’hui 15 août, nous eûmes un spectacle très-intéressant: nous nous trouvâmes juste à midi au zénith du soleil, dont les rayons tombaient si perpendiculairement qu’aucun objet ne donnait la moindre ombre. Nous mîmes au soleil des livres, des chaises, nous nous y plaçâmes nous-mêmes, et nous prîmes infiniment de plaisir à considérer cet effet extraordinaire. Grâces soit rendues à l’heureux hasard qui nous conduisit au bon moment au bon endroit! si nous nous étions trouvés à la même{15} heure un degré plus près ou un degré plus loin, nous n’aurions rien vu de pareil. Notre position était 14 degrés, 6 minutes de latitude (un degré a soixante minutes, et la minute égale juste un mille marin). Il nous fallut renoncer à faire usage du sextant[12], jusqu’à ce que nous nous fussions éloignés de quelques degrés du zénith.

17 août. Des bandes entières de sauteurs (poissons de 1 mètre à 4m,50 de long, de l’espèce du dauphin) tournaient autour du vaisseau. On se hâta de préparer un harpon, et on envoya un matelot sur le beaupré pour en harponner un, mais, soit qu’il n’eût pas de bonheur, soit qu’il ne fût pas habitué à se servir du harpon, il manqua son coup. Ce qu’il y eut d’extraordinaire, ce fut que les sauteurs disparurent comme par un coup de baguette et ne se rencontrèrent plus de plusieurs jours: on eût dit qu’ils s’étaient donné le mot les uns aux autres, et qu’ils s’étaient prévenus du danger qui les menaçait.

Nous vîmes plus souvent un autre habitant de la mer, le beau mollusque physolide, appelé en termes de marine voilier portugais. Il vient nager à la surface de la mer avec sa longue crête, qu’il peut lever ou baisser à volonté, comme une véritable voile. J’aurais bien voulu avoir un de ces mollusques; mais on ne pouvait les prendre qu’avec un filet, et non-seulement je n’en avais pas, mais je n’avais ni fil ni navette pour m’en faire un sur-le-champ. Heureusement la nécessité rend ingénieux: je me fis une navette avec un morceau de bois, je tournai autour un fil{16} grossier, et au bout de quelques heures j’avais un filet. Bientôt aussi un physolide était pris et placé dans un vase plein d’eau de mer: le corps de ce petit animal a environ dix-huit centimètres de longueur et cinq de hauteur; la crête s’étend sur toute la longueur du dos. Au milieu, à l’endroit où elle est le plus haute, elle a près de quatre centimètres. La crête et le corps sont transparents et ont une légère teinte rose. Au-dessous du corps, qui est violet, se trouvent attachés beaucoup de filaments ou de bras de la même couleur.

Je pendis mon physolide en dehors du vaisseau, à l’arrière, pour le faire sécher. Quelques-uns des filaments descendaient jusqu’à la mer, c’est-à-dire qu’ils avaient une longueur de plus de trois mètres et demi; mais la plupart se détachèrent. La crête resta dressée jusqu’à la mort et le corps parfaitement étendu; mais la belle teinte rose se changea en blanc.

18 août. Aujourd’hui nous eûmes un violent orage qui rafraîchit l’air et nous fit beaucoup de plaisir. Au onzième degré de latitude septentrionale, comme entre le deuxième et le cinquième, il y a de fréquents changements dans l’air et dans la température. Ainsi, le matin du 20, il s’éleva un vent violent qui souleva des vagues hautes comme des maisons, et dura jusqu’au soir, où il fut suivi d’une pluie tropicale, que l’on appellerait chez nous une pluie torrentielle. Le pont fut en un instant changé en un lac; à cette pluie succéda un calme si absolu que le gouvernail même n’avait plus d’action.

Cette pluie me coûta une nuit; car, lorsque je voulus prendre possession de ma coje, je trouvai toute la literie traversée, et il me fallut chercher un refuge sur un banc de bois.

Le 27 août nous sortîmes de ces latitudes si funestes pour nous, et nous fûmes poussés dès lors par le vent alizé du sud-ouest, qui nous fit avancer avec rapidité.

{17}

Nous étions très-près de la ligne, et nous aurions désiré, comme d’autres passagers, voir les constellations si vantées du Sud.

J’avais surtout beaucoup entendu parler de la Croix du Sud. Comme je ne pouvais la distinguer moi-même au milieu des étoiles, je priai notre capitaine de me la montrer. Il prétendait n’en avoir jamais entendu parler, et le premier pilote nous en dit autant; le second pilote seulement crut qu’elle ne lui était pas tout à fait inconnue. Avec son aide nous trouvâmes, à la vérité, dans le firmament, quatre étoiles qui formaient à peu près une croix légèrement penchée; mais elles n’avaient rien de particulier et nous laissèrent assez froids. En revanche, nous en vîmes de magnifiques: Orion, Jupiter et Vénus; cette dernière brillait d’un si vif éclat que sa lumière traçait sur les flots un beau sillon argenté.

Je ne remarquai pas non plus les nombreuses et grandes étoiles filantes que l’on m’avait annoncées. Il en tombait plus, il est vrai, que dans les pays froids, mais cela n’arrivait pas encore bien souvent; et, pour ce qui est de leur grosseur, je n’en vis qu’une plus remarquable que les nôtres: elle paraissait avoir trois fois la grosseur d’une étoile ordinaire.

Depuis quelques jours nous remarquions aussi les petits nuages de Magellan et du Cap, et ce qu’on appelle le nuage noir. Les premiers sont brillants, et, comme la voie lactée, ils sont formés par un nombre infini de petites étoiles qu’on ne peut pas distinguer à l’œil nu; le dernier paraît noir, parce que, à cet endroit du firmament, il n’y a, dit-on, aucune étoile.

Tous ces signes attirèrent notre attention sur le moment le plus intéressant du voyage, le passage de la ligne.

Le 29 août, à 10 heures du soir, nous saluâmes l’hémisphère du Sud! Un sentiment d’orgueil s’empara presque de tout le monde, surtout des personnes qui pas{18}saient la ligne pour la première fois. Nous nous secouâmes chaleureusement les mains et nous nous félicitâmes comme si nous avions fait un acte héroïque. Un des passagers avait apporté pour cette cérémonie quelques bouteilles de champagne. Les bouchons sautèrent gaiement en l’air, et un toast joyeux fut porté au nouvel hémisphère.

Parmi les gens de l’équipage il n’y eut aucune cérémonie; l’usage n’en est resté que sur un petit nombre de vaisseaux, à cause du désordre et de l’ivresse qu’amenaient presque toujours ces sortes de fêtes. Nos matelots ne voulurent pas cependant faire entièrement grâce à notre mousse, qui passait la ligne pour la première fois, et il fut baptisé rudement avec quelques seaux d’eau.

Longtemps déjà avant d’arriver à la ligne, nous parlions, entre passagers, de tous les maux et de toutes les souffrances que nous aurions à supporter sous l’équateur. Chacun avait lu ou entendu raconter quelque chose d’effrayant, et le communiquait aux autres. L’un s’attendait à des douleurs de tête ou à des crampes d’estomac; un second voyait les matelots tomber de lassitude; un troisième craignait une chaleur accablante, qui non-seulement ferait fondre le goudron[13], mais dessécherait entièrement le vaisseau, au point qu’on ne pourrait empêcher l’embrasement qu’en arrosant continuellement; un quatrième voyait, de son côté, toutes les provisions se gâter, et nous tous près de mourir de faim.

Pour ce qui me concernait, je m’étais réjouie longtemps d’avance des récits tragiques que je pourrais faire à mes chers lecteurs: je les voyais verser des larmes sur nos souffrances; il me semblait déjà que j’étais une demi-martyre. Hélas! je m’étais amèrement trompée. Nous restâmes tous bien portants; aucun des matelots ne tomba{19} d’épuisement; le vaisseau ne brûla pas et les vivres ne se gâtèrent point: ils restèrent aussi mauvais qu’auparavant.

3 septembre. Du deuxième au huitième degré de latitude au sud de la ligne, les vents sont irréguliers et souvent très-violents. Nous venions précisément de passer le huitième degré, et cela sans apercevoir la terre, ce qui mit notre capitaine de la meilleure humeur du monde. Il nous déclara que, si la terre avait été visible, il nous aurait fallu reculer jusqu’à la ligne, à cause du courant qui est très-violent près du rivage; pour ne s’exposer à aucun danger, il faut s’en maintenir toujours à une certaine distance.

7 septembre. Entre le dixième et le vingtième degré, il règne encore des vents tout particuliers. On les appelle vamperos, et ils forcent le marin d’être toujours sur ses gardes, car ils fondent subitement sur vous et souvent avec une incroyable furie. Cette nuit, nous fûmes assaillis d’un de ces vents, mais heureusement ce ne fut pas un des plus violents. Au bout de quelques heures tout était fini; seulement la mer resta longtemps avant de s’apaiser.

Le 9 et le 11 septembre, nous eûmes encore à essuyer des bourrasques de peu de durée; mais les plus fortes arrivèrent le 12 et le 13 septembre. Le capitaine appela le premier coup de vent une forte brise; le second, il le porta déjà sur son livre de loch[14] comme un ouragan. La forte brise nous coûta une voile, l’ouragan nous en enleva deux. La mer fut constamment si houleuse que nous avions la plus grande peine à manger: d’une main on était obligé de tenir son assiette et de se cramponner à la table, tandis{20} que de l’autre on portait à grand’peine les morceaux à sa bouche. Pendant la nuit, je fus obligée de m’envelopper, de m’empaqueter dans mon manteau et dans mes autres vêtements pour préserver mon corps des meurtrissures.

Le matin du 13, j’étais montée sur le pont avec le jour; le pilote me conduisit près du parapet, et m’invita à pencher la tête en dehors et à aspirer l’air: j’aspirai la plus délicieuse odeur de fleurs. Surprise, je regardai tout autour de moi, m’attendant à apercevoir la terre; mais elle était encore bien loin, et ce n’était que la tempête qui nous avait apporté ce délicieux parfum. Ce qu’il y avait d’extraordinaire, c’est qu’il n’y avait pas la moindre trace de cette odeur dans l’intérieur du vaisseau.

La mer elle-même était couverte de nombreux cadavres de pauvres papillons et de phalènes que l’ouragan avait entraînés dans la mer. Sur un des câbles du vaisseau reposaient deux charmants petits oiseaux encore épuisés de leur longue course.

Pour nous, qui, pendant deux mois et demi, n’avions vu que le ciel et l’eau, tous ces phénomènes étaient très-intéressants, et nous soupirions ardemment après le cap Frio, dont nous n’étions plus bien loin. Mais l’horizon s’était couvert de brume, et le soleil n’avait pas la force de percer le voile de nuages qui le cachait à nos yeux. Nous comptions sur le lendemain; mais il éclata pendant la nuit une nouvelle tempête qui dura jusqu’à deux heures du matin. Le vaisseau dut se réfugier au loin en pleine mer, et nous nous trouvâmes encore heureux de regagner ce jour-là la longitude et la latitude que nous occupions la veille au soir.

Aujourd’hui encore, 14 septembre, le soleil ne réussit que rarement à percer les sombres nuages; il fit si froid que le thermomètre ne montait qu’à 14 degrés. Dans l’après-midi nous eûmes le bonheur d’apercevoir les contours du cap Frio (éloigné de 60 milles de Rio-de-Janeiro),{21} mais seulement pendant quelques heures, car une nouvelle tempête nous força à reprendre encore la haute mer.

Le 15 septembre la terre fut et resta continuellement cachée à nos regards; seulement quelques mouettes et quelques goëlands du cap Frio en trahissaient le voisinage, et nous procuraient quelques distractions. Ils nageaient tout contre les flancs du vaisseau, et dévoraient avidement tous les morceaux de viande et de pain que nous leur jetions. Les matelots se mirent à pêcher avec des hameçons et ils eurent le bonheur d’en prendre quelques-uns. Ils les placèrent sur le pont et je vis, à mon grand étonnement, qu’ils pouvaient à peine s’élever au-dessus du sol. Quand nous les touchions, ils se traînaient à grand’peine quelques pas plus loin, tandis que de la surface de l’eau ils s’élevaient avec une très-grande rapidité et pouvaient voler très-haut.

Un des passagers voulait en tuer un pour l’empailler; mais les matelots s’y opposèrent: dans leurs idées superstitieuses, la mort d’un oiseau tué à bord est suivie d’un calme plat de longue durée. Nous cédâmes à leur désir et nous rendîmes les oiseaux à leur double élément.

Ce fut pour nous une nouvelle preuve que la superstition est encore bien enracinée chez les marins. Dans la suite j’en eus beaucoup d’autres exemples. Ainsi un capitaine voyait avec peine qu’à bord les passagers jouassent aux cartes ou à d’autres jeux; un autre ne voulait pas qu’on écrivît le dimanche, etc. Pendant les calmes plats on jetait souvent à la mer des tonnes vides ou des morceaux de bois, sans doute en manière de sacrifice aux dieux des vents.

Le 16 septembre, dès le matin, nous eûmes enfin le bonheur d’apercevoir les montagnes situées devant Rio-de-Janeiro; parmi elles nous découvrîmes aussitôt le Pain de sucre. A 2 heures de l’après-midi, nous entrâmes dans la baie et dans le port de Rio.

{22}

Tout à l’entrée de cette baie, on remarque plusieurs collines coniques, qui, enchaînées les unes aux autres à leur base, se détachent ensuite et s’élèvent isolément au-dessus de la mer, comme le Pain de sucre. Elles sont presque inaccessibles[15].

Ces montagnes de mer, comme je serais tentée de les appeler, présentent les points de vue les plus variés: à travers leurs déchirures on aperçoit tantôt des gorges magnifiques, tantôt une partie ravissante de la ville, tantôt encore la haute mer, et tantôt la baie. Dans la baie elle-même, à l’extrémité de laquelle se trouve la ville, s’élèvent des masses de rochers qui servent de base aux fortifications. Sur le sommet de quelques-unes des montagnes ou des collines sont situés des chapelles et des forts. Il faut passer tout près d’un des plus grands forts, celui de Santa-Cruz, pour se mettre en règle vis-à-vis des autorités.

A droite de ce fort s’étend la belle chaîne de montagnes du Serados-Orgôas, qui, avec d’autres collines ou montagnes, forme la ceinture d’une baie magnifique sur les bords de laquelle est assise la petite ville de Praya-Grande, ainsi que des villages et des hameaux isolés.

A l’extrémité de la baie principale s’étend Rio-de-Janeiro, entouré par une chaîne de montagnes de moyenne hauteur dans laquelle on remarque le Corcovado, qui a 650 mètres; derrière cette chaîne se dresse, du côté de la terre, la montagne des Orgues, ainsi nommée à cause de nombreuses pointes gigantesques rangées en ligne comme des tuyaux d’orgue; la plus haute de ces pointes a 1500 mètres.

Une partie de la ville est, comme nous l’avons remarqué plus haut, cachée par la montagne du Télégraphe et par{23} plusieurs collines sur lesquelles sont perchés, outre le télégraphe, un couvent de capucins et quelques autres habitations. On n’aperçoit de la ville que quelques pâtés de maisons, des places, le grand hôpital, les cloîtres Sainte-Lucie et Moro do Castella, le couvent Santo Bento, la belle église Santa Candelaria et quelques portions d’un aqueduc véritablement grandiose. Tout contre la mer s’étend le jardin public (passeo publico), qui se fait remarquer par ses beaux palmiers, ainsi que par une jolie galerie en pierre terminée par deux pavillons. A gauche, sur des hauteurs, s’élèvent des chapelles et des cloîtres isolés, tels que Santa Gloria, Santa Theresia, et autres, autour desquels viennent se grouper Praya Flaminge et Botafogo, grands villages ornés de belles villas, de maisons élégantes et de riants jardins, qui vont se perdre dans le voisinage du Pain de sucre et terminent ce magnifique panorama. Si vous examinez encore les nombreux vaisseaux mouillés en partie dans les bassins de la ville, en partie dans les diverses baies; la richesse d’une végétation luxuriante; le caractère vraiment original de tout l’ensemble, vous aurez un tableau dont ma plume ne saurait décrire le charme.

Rarement on a le bonheur de jouir dès son arrivée d’un coup d’œil aussi beau et aussi vaste que celui qu’il me fut donné d’admirer: les brouillards, les nuages ou une atmosphère humide, cachent souvent diverses parties et détruisent par là le merveilleux effet de l’ensemble.

Dans ce cas, je conseillerais à toute personne qui veut rester quelque temps à Rio-de-Janeiro, d’aller en bateau jusqu’à Santa Cruz, par un jour clair, pour se procurer ce magnifique spectacle.

Il commençait presque à faire nuit quand nous arrivâmes à l’ancrage. Il nous avait fallu d’abord nous arrêter à Santa Cruz et répondre aux questions des autorités, puis attendre la visite de l’officier chargé de recevoir les{24} passe-ports et les lettres cachetées, puis celle du médecin qui vint s’assurer que nous n’apportions pas la peste ou la fièvre jaune; enfin arriva un second officier auquel on remit les caisses et les paquets, et qui nous assigna la place où nous devions jeter l’ancre.

Comme il était trop tard pour nous débarquer, le capitaine alla seul à terre. Nous autres nous restâmes sur le pont et nous contemplâmes longtemps encore le superbe panorama jusqu’à ce que la nuit couvrît de ses ombres épaisses et la mer et la terre.

Nous allâmes tous gaiement nous coucher: nous avions atteint, sans trop de traverses, le but si ardemment désiré de notre long voyage. Seulement une cruelle nouvelle attendait la femme du tailleur. Le bon capitaine la lui laissait encore ignorer, pour qu’elle pût goûter tranquillement le repos de la nuit. Quand le tailleur avait été positivement informé que sa femme était en route pour le rejoindre, il était parti avec une négresse, sans rien laisser que des dettes.

La pauvre femme avait abandonné une position assurée (elle était blanchisseuse de dentelles et de robes); elle avait sacrifié ses économies pour payer le voyage, et maintenant elle se trouvait sans secours dans un pays étranger[16].

 

De Hambourg à Rio-de-Janeiro il y a environ 7500 milles marins.

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CHAPITRE II.

Arrivée à Rio-de-Janeiro.—Description de la ville.—Les noirs et leurs rapports avec les blancs.—Arts et sciences.—Fêtes religieuses.—Baptême de la princesse impériale.—Fêtes dans les casernes.—Climat et végétation.—Mœurs et coutumes.—Quelques mots aux émigrants.—Renseignements statistiques sur le Brésil.

Je restai plus de deux mois à Rio-de-Janeiro; mais dans ces deux mois je ne comprends pas le temps consacré par moi à des excursions plus ou moins longues dans l’intérieur du pays. Comme je ne veux pas fatiguer mes lecteurs par des récits détaillés de tous les accidents insignifiants de chaque jour, je me bornerai à leur donner un aperçu général des principales curiosités de la ville, des mœurs et coutumes de ses habitants, en un mot de tout ce que j’ai eu l’occasion de voir pendant mon séjour. Ce n’est qu’après avoir raconté mes excursions sous forme d’appendice que je reprendrai la suite de mon journal.

Ce fut le 17 septembre au matin, qu’après deux mois et demi environ de traversée, je remis le pied sur la terre ferme. Le capitaine nous accompagna lui-même, après avoir bien recommandé à chacun en particulier de ne pas chercher à faire rien entrer par contrebande, et surtout pas de lettres cachetées. Nulle part, nous disait-il, les douaniers n’étaient aussi rigoureux ni les amendes aussi fortes.

Quand nous aperçûmes le vaisseau de garde, nous eûmes presque peur, et nous pensions qu’on allait nous fouiller de la tête aux pieds. Le capitaine ayant demandé{26} la permission d’aller avec nous à terre, on la lui accorda aussitôt, et tout fut fini par là. Tant que nous restâmes sur le vaisseau, et que nous ne fîmes qu’aller à la ville et revenir, nous ne fûmes jamais soumis à aucune visite: seulement, lorsque nous prenions avec nous des caisses et des coffres, il nous fallait aller à la douane, où la visite est très-rigoureuse et où les droits sur les marchandises, livres ou autres objets, sont très-élevés.

Nous descendîmes sur la praya dos Mineiros, place sale, dégoûtante, peuplée de quelques noirs aussi sales et aussi dégoûtants, qui s’étaient accroupis sur le sol, et vendaient des fruits et des friandises dont ils faisaient l’éloge à grands cris. De là nous allâmes directement dans la Grand’rue (rua Dircita), qui n’a d’autre beauté que sa largeur. Elle contient plusieurs monuments publics, entre autres, la douane, la poste, la Bourse, le corps de garde, qui n’offrent rien de particulier, et on ne les remarquerait même pas sans la foule qui stationne toujours à la porte.

Au bout de cette rue se trouve le palais de l’empereur, grande construction fort ordinaire, sans aucune prétention de goût ni d’architecture. La place, qui s’étend devant le palais (largo do Paco), décorée d’une fontaine fort simple, est très-sale et sert la nuit de dortoir à beaucoup de pauvres et à des nègres libres, qui le matin font sans gêne leur toilette devant tout le monde. Une partie du terrain est entourée de murs et sert de marché au poisson, aux fruits, aux légumes et à la volaille.

Parmi les autres rues, les plus remarquables sont la rua Misericorda et la rua Ouvidor. C’est dans cette dernière que sont les plus riches et les plus grands magasins: il ne faut néanmoins pas s’attendre à y trouver les étalages de nos villes d’Europe. On n’y voit non plus rien de remarquablement beau ni de bien précieux. La seule chose qui me fit vraiment plaisir, ce furent les magasins{27} où étaient étalées des fleurs artificielles de toute beauté, habilement faites avec des plumes d’oiseau, des écailles de poisson et des ailes d’insecte.

Parmi les places, la plus belle est le largo do Rocio, la plus grande le largo Santa-Anna. La première est en général assez proprement tenue; on y voit l’Opéra, le palais du gouvernement, la police et d’autres constructions. C’est de là que partent la plupart des omnibus qui parcourent la ville dans toutes les directions.

La seconde se distingue entre toutes par sa saleté; lorsque j’y allai pour la première fois, j’y vis des cadavres de chiens et de chats, et même un mulet déjà en putréfaction. Une fontaine est le seul ornement de cette place, et peut-être aimerais-je encore mieux ne pas l’y voir: car, comme l’eau douce est très-rare à Rio-de-Janeiro, la noble corporation des blanchisseuses établit son quartier général auprès des fontaines, surtout quand il y a de la place à côté pour sécher le linge. On y blanchit donc, on y étend du linge, on y crie, on y fait du bruit; aussi le voyageur n’a-t-il rien de plus pressé que de s’éloigner.

Les églises n’offrent rien de curieux au dedans ni à l’extérieur. Celles qui font le plus d’effet sont l’église et le cloître Santo Bento et l’église Candelaria, qui de loin ont assez bonne mine.

La seule construction véritablement belle et imposante est l’aqueduc, qui, dans certains endroits, ressemble tout à fait à un ouvrage romain.

Les maisons sont construites à l’européenne, mais petites et mesquines; la plupart n’ont qu’un rez-de-chaussée et un étage: un second étage est une chose rare. On ne trouve pas non plus ici, comme dans les autres pays chauds, des terrasses et des verandas ornées d’élégantes balustrades et de belles fleurs. On voit suspendus aux murs de petits balcons sans goût, et des volets de bois massifs ferment les fenêtres pour empêcher le moindre{28} rayon du soleil de pénétrer dans les appartements. On est dans une obscurité presque complète, ce qui d’ailleurs est assez indifférent aux dames brésiliennes, car elles ne se fatiguent pas les yeux à lire ou à travailler.

La ville n’a donc, ni dans ses places, ni dans ses rues, ni dans ses monuments, rien de remarquable à offrir aux étrangers. On ne rencontre que des créatures repoussantes, des nègres et des négresses avec de vilains nez aplatis, de grosses lèvres et des cheveux courts et crépus. En outre ils sont presque toujours à moitié nus, et n’ont que de misérables haillons; quelques-uns sont habillés à l’européenne avec les vieux habits râpés de leurs maîtres. Pour quatre ou cinq noirs on rencontre un mulâtre, et par-ci par-là seulement on voit apparaître un blanc.

Cet aspect est rendu plus horrible encore par les nombreuses infirmités qui attristent le regard à chaque pas: la plus commune est l’éléphantiasis, qui dégénère souvent en affreux pied-bot; il y a aussi beaucoup d’aveugles. La laideur générale s’étend jusqu’aux chiens et aux chats, qui parcourent les rues en grand nombre; ils sont pour la plupart pelés ou couverts de plaies et de gale.

Je voudrais pouvoir transporter ici les voyageurs qui se plaignent des rues de Constantinople, et qui disent que l’intérieur de cette ville détruit l’effet de l’extérieur. Il est vrai que l’intérieur de Constantinople est aussi très-sale, que ses petites maisons, ses rues étroites, ses chemins tortueux, ses chiens dégoûtants, ne présentent pas au voyageur un spectacle très-pittoresque; mais bientôt il voit de magnifiques constructions du temps des Maures et des Romains, de superbes mosquées, de majestueux palais; il traverse des cimetières immenses et des bois de cyprès qui le font rêver. Il se range pour laisser passer un pacha ou un grand-prêtre monté sur un magnifique coursier, et entouré d’une brillante escorte; il rencontre des Turcs drapés dans leurs beaux costumes, des femmes{29} turques dont les yeux de feu brillent à travers leur voile; il voit des Persans avec leurs hauts bonnets; des Arabes à la noble physionomie; des derviches coiffés de calottes de fou et vêtus de robes de femme plissées; et de temps en temps des voitures couvertes de peintures et de dorures, et traînées par des bœufs magnifiquement harnachés. Ce sont là des spectacles qui dédommagent amplement des choses désagréables qu’on aperçoit çà et là. Dans l’intérieur de Rio-de-Janeiro, au contraire, il n’y a rien qui puisse vous charmer et vous dédommager: on n’a devant les yeux que des objets repoussants.

Ce ne fut qu’après avoir passé quelques semaines ici que je pus m’habituer un peu à la vue des noirs et des mulâtres; je trouvai même parmi les jeunes négresses quelques jolis visages, et, parmi les Brésiliennes et les Portugaises de couleur un peu foncée, des figures pleines d’expression; le don de la beauté semble plus rare chez les hommes.

L’animation des rues est loin d’être aussi grande qu’on pourrait le supposer d’après les descriptions qu’on en a faites; elle ne peut pas se comparer à celle des rues de Naples et de Messine. Ceux qui font le plus de bruit, ce sont les portefaix nègres, et surtout ceux d’entre eux qui chargent les sacs de café sur les vaisseaux: un chant monotone leur sert à marcher en mesure et à régler leur pas. Ce chant est fort laid, mais il a l’avantage d’avertir le piéton et de lui laisser le temps de se garer.

Au Brésil, tous les travaux sales et pénibles de la maison ou du dehors sont faits par les noirs, qui représentent en général ici le bas peuple. Beaucoup, cependant, apprennent des métiers, et plusieurs excellent dans leur art au point de pouvoir être comparés aux plus habiles Européens. Je vis dans les ateliers les plus distingués des noirs occupés à confectionner des habits, des souliers, des ouvrages de tapisserie, des broderies d’or et d’argent; et plus d’une né{30}gresse assez bien habillée travailler aux toilettes de femme les plus élégantes et aux broderies les plus délicates. Je croyais souvent rêver en voyant ces pauvres créatures, que je m’étais figurées comme des sauvages libres et vivant dans leurs forêts natales, occupées dans des boutiques et dans des chambres à des travaux qui demandent tant de soins. Et cependant cela ne semble pas leur être aussi pénible qu’on pourrait le croire; elles se mettaient toujours gaiement et avec plaisir à leur travail.

Dans les classes qu’on appelle d’ordinaire éclairées, il y a des gens qui, après tant de preuves d’adresse et d’intelligence données par les noirs, les mettent encore si au-dessous des blancs qu’ils les considèrent à peine comme une transition entre le singe et l’homme. J’admets volontiers que, sous le rapport de l’instruction, ils n’approchent pas des blancs; seulement il ne faut pas, je crois, en chercher la cause dans leur manque d’intelligence, mais dans le manque complet d’éducation. Il n’y a pas d’école établie pour eux; ils ne reçoivent aucune instruction; en un mot, on ne fait rien pour développer leurs facultés intellectuelles. On les maintient à dessein dans une sorte d’enfance, suivant le vieil usage des États despotiques, car le réveil de ce peuple opprimé pourrait être terrible.

Les noirs sont quatre fois plus nombreux que les blancs, et, le jour où ils viendraient à comprendre quelle force met en leurs mains cette supériorité numérique, la population blanche pourrait bien prendre la place qui est occupée aujourd’hui par les malheureux noirs.

Mais je m’égare dans des hypothèses et des considérations qui sont exclusivement du domaine des hommes compétents; une femme est peu capable de juger ces hautes questions: elles ne sont pas à sa portée. Après tout, je n’ai voulu qu’énoncer simplement mes idées sur ce sujet.

Quoique, au Brésil, le nombre des esclaves soit très-considérable, on n’y trouve cependant nulle part un{31} marché d’esclaves. La loi défend d’en introduire, mais chaque année on en introduit et on en vend plusieurs milliers par des voies soi-disant secrètes, que tout le monde connaît et dont tout le monde profite. Des vaisseaux anglais croisent continuellement, il est vrai, sur les côtes de l’Afrique et du Brésil; mais quand un vaisseau d’esclaves leur tombe entre les mains, les pauvres noirs sont aussi peu libres que s’ils étaient arrivés au Brésil. On les transporte dans les colonies anglaises, où ils devraient être libres au bout de dix ans; mais avant ce terme les possesseurs les font presque tous mourir sur le papier, et les pauvres esclaves... restent esclaves. Cependant, je le répète, je ne sais rien là-dessus que par ouï-dire.

Du reste, le sort des esclaves n’est pas si mauvais que se l’imaginent beaucoup d’Européens. Au Brésil, ils sont en général assez bien traités; on ne les écrase pas de travail: ils ont une nourriture bonne et saine, et les punitions ne sont ni trop fréquentes ni trop rigoureuses. La désertion seule est sévèrement punie: on commence par rouer de coups les nègres marrons qu’on reprend, puis on leur met aux pieds et au cou des fers qu’ils sont obligés de porter assez longtemps. Un autre genre de punition consiste à appliquer sur le visage du condamné un masque de fer-blanc, attaché derrière la tête au moyen d’un cadenas. On inflige ordinairement cette punition aux ivrognes et à ceux qui mangent de la terre et de la chaux. Pendant mon long séjour au Brésil, je ne vis qu’un seul nègre se promener avec un masque de ce genre. J’oserais presque prétendre que le sort de ces esclaves est, en somme, moins cruel que celui des paysans russes, polonais ou égyptiens, qui n’ont pas le nom d’esclaves.

A ma grande satisfaction, je fus un jour priée par un nègre de lui servir de marraine; mais dans cette cérémonie il ne s’agissait ni de baptême, ni de confirmation. Lors-{32}qu’un esclave s’est rendu coupable d’un délit qui l’expose à un châtiment, il cherche ordinairement à se réfugier auprès d’un ami de son maître, et le prie d’écrire un mot pour obtenir la remise de sa peine. Celui qui donne une lettre semblable reçoit le titre de parrain, et ce serait lui faire une grave injure que de repousser sa requête. Je fus assez heureuse pour soustraire de cette manière un esclave à la punition qui l’attendait.

 

Rio-de-Janeiro est assez bien éclairée, ainsi que ses faubourgs dans un rayon assez considérable; c’est une mesure qui a été prise à cause du grand nombre des noirs. Passé neuf heures du soir, les noirs ne doivent plus se montrer dans les rues sans avoir un billet de leur maître, constatant qu’ils sortent par son ordre; quand on en trouve un qui n’est pas muni de ce billet, on le mène aussitôt à la maison de correction, où on lui rase la tête et où on le garde jusqu’à ce que son maître vienne le racheter moyennant quatre ou cinq milreis[17]. Grâce à cette disposition, on peut circuler avec assez de sécurité dans les rues à toute heure de la nuit.

Un des plus grands inconvénients de Rio-de-Janeiro est le manque complet d’égouts. Par les fortes pluies, les rues deviennent de véritables torrents que l’on ne peut passer à pied: on est obligé pour les traverser de se faire porter par des nègres. Ordinairement alors toutes relations cessent, les rues sont désertes: on ne se rend à aucune invitation; on n’acquitte même pas les lettres de change. On hésite à prendre une voiture, car les tarifs sont si ridicules que l’on paye pour la moindre course comme pour une journée entière. Dans un cas comme dans l’autre, on donne toujours six milreis. Les voitures sont à moitié{33} couvertes, à deux places, et attelées de deux mulets, sur l’un desquels est monté le conducteur. Les voitures à l’anglaise avec des chevaux sont très-rares.

Pour ce qui est des arts et des sciences, je ne dirai que quelques mots de l’Académie des arts plastiques, du Musée, du théâtre, etc. A l’Académie des arts plastiques, on voit un peu de tout, ou, à proprement parler, on ne voit rien. Il y a quelques statues, quelques bustes, presque tous en plâtre, quelques plans d’architecture, des dessins, et une collection d’anciens tableaux à l’huile. Je croyais véritablement qu’on avait fait le triage d’une galerie particulière et qu’on en avait mis le rebut à l’Académie. La plupart des tableaux à l’huile sont si endommagés qu’on reconnaît à peine le sujet qu’ils peuvent représenter, ce qui, du reste, n’est pas un grand malheur. Leur âge vénérable est leur seul mérite. Les copies des élèves font avec eux le contraste le plus frappant. Si dans les anciens tableaux les couleurs sont effacées, elles ont dans les copies un éclat exagéré: toutes les nuances, rouge, jaune, vert, etc., s’y montrent dans toute leur crudité; elles n’y sont jamais mélangées, ni adoucies, ni fondues les unes avec les autres. Je me demande encore aujourd’hui si les bons élèves avaient l’intention de fonder une nouvelle école pour le coloris, ou s’ils voulaient réparer dans leurs copies ce que le temps avait gâté dans les originaux!

Parmi les élèves, il y avait autant de noirs et de mulâtres que de blancs; en somme, ils étaient peu nombreux.

La musique est peut-être moins bien partagée encore, surtout pour le piano et le chant. Dans toutes les familles on entend les filles jouer et chanter, mais les bonnes gens n’ont aucune idée de la cadence, de la justesse, de l’ensemble et de la mesure; aussi a-t-on souvent de la peine à reconnaître les morceaux les plus faciles et les plus mélodieux. La musique d’église s’exécute un peu mieux; néanmoins, celle de la chapelle de la cour{34} laisse encore beaucoup à désirer. Ce qui mérite la préférence, c’est encore la musique militaire, exécutée surtout par les nègres et les mulâtres.

Le théâtre de l’Opéra n’offre à l’extérieur rien de beau ni de remarquable, et l’on est tout étonné à l’intérieur de voir une salle grande et magnifique, et une scène large et profonde. La salle peut contenir environ deux mille personnes. Il y a quatre étages de loges spacieuses, avec des balustrades formées de barreaux de fer travaillés avec art; l’ensemble est d’un goût parfait. Les hommes seuls sont admis au parterre. Je vis représenter Lucrèce Borgia par une troupe italienne assez bonne; les décorations et les costumes n’étaient pas trop mal non plus.

Si dans ma visite au théâtre je fus agréablement surprise, le contraire arriva dans celle que je rendis au Musée. Je m’attendais, dans un pays aussi richement doué par la nature, à trouver de grandes et riches collections; je parcourus de nombreuses et vastes salles qui pourront être remplies un jour, mais qui étaient encore assez vides. Ce que je vis de plus intéressant et de véritablement beau, ce fut la collection des oiseaux; celle des minéraux est incomplète, et celle des quadrupèdes et des insectes est au-dessous de toute critique. Ce qui excita le plus ma curiosité, ce furent quatre têtes de sauvages parfaitement conservées: deux appartenaient à la race malaise et deux à celle de la Nouvelle-Zélande; je ne pouvais surtout me lasser de considérer ces dernières, qui étaient entièrement tatouées, couvertes des dessins les plus beaux et les plus artistement faits, et aussi bien conservées que si la vie venait seulement de les quitter.

Pendant le temps de mon séjour à Rio-de-Janeiro, les salons du Musée étaient en réparation, et l’on parlait aussi d’une organisation nouvelle. Les collections n’étaient donc pas visibles, et ce ne fut que grâce à la bonté de M. le directeur Riedl que je pus les visiter. Il me servit{35} lui-même de cicerone, et regretta avec moi que, dans un pays où il serait si facile de former un riche musée, on s’en occupât si peu.

Je visitai aussi l’atelier du sculpteur Petrich, originaire de Dresde, qui avait été appelé de Rome à la cour de Rio-de-Janeiro, pour faire une statue de l’empereur en marbre de Carrare. L’empereur est représenté debout, en grandeur naturelle, avec tous les insignes de sa dignité, le manteau d’hermine rejeté sur les épaules. La tête est d’une ressemblance frappante, et la statue entière a été tirée de la pierre avec une grande habileté. Je crois que ce monument était destiné à un édifice public.

 

J’eus le bonheur, pendant mon séjour à Rio-de-Janeiro, de voir célébrer plusieurs fêtes.

La première eut lieu le 21 septembre, dans l’église de Santa-Cruz, où l’on fête le patron du pays. Dès le matin, plusieurs centaines de soldats s’étaient rangés devant l’église, et une musique habilement dirigée exécutait des morceaux pleins de gaieté. Entre dix et onze heures commencèrent à entrer les officiers et les employés, par ordre hiérarchique, à ce que l’on me dit, en commençant par les officiers inférieurs. Au fur et à mesure qu’ils entraient dans l’église, on leur mettait un mantelet de soie rouge foncé, qui couvrait tout leur uniforme. Chaque fois qu’il se présentait un officier supérieur, tous les militaires déjà placés se levaient et allaient au-devant du nouvel arrivant, jusqu’à la porte de l’église, puis le conduisaient respectueusement à son siége. Enfin, l’empereur arriva avec l’impératrice. L’empereur est très-jeune (il n’avait pas encore vingt et un ans accomplis), mais c’est un homme de six pieds[18], excessivement fort. Il descend{36} de la dynastie lorraine des Habsbourg. L’impératrice, princesse napolitaine, est petite et mince, et fait un singulier contraste avec les formes athlétiques de son mari.

Aussitôt après l’entrée de la cour commença la grand’messe, que tout le monde entendit avec un grand recueillement. Quand elle fut finie, le couple impérial, en traversant l’église pour se rendre à sa voiture, tendit ses mains à baiser à la foule empressée. On n’admit pas seulement à cette faveur les officiers supérieurs et les hauts fonctionnaires, mais indistinctement tous ceux qui se présentaient.

La seconde fête, bien plus brillante que la première, eut lieu le 19 octobre. C’était la fête de l’empereur: elle fut célébrée à la chapelle de la cour par une grand’messe. Cette chapelle se trouve près du palais impérial, avec lequel elle communique par une galerie couverte. A la grand’messe assistèrent, outre les membres de la famille impériale, l’état-major et les hauts fonctionnaires, mais en grand uniforme, sans ces manteaux de soie si disgracieux. Les lanciers de la garde formaient la haie. On ne saurait se faire une idée de la quantité et de la richesse des broderies d’or, des épaulettes, des ordres entourés de pierreries, etc., et j’ai peine à croire qu’on voie rien de semblable dans aucune cour d’Europe.

Pendant la grand’messe, les ambassadeurs des puissances étrangères, ainsi que les seigneurs et les dames de la cour, se réunirent au palais, où il y eut, après le retour de l’empereur, un baisement de mains général. Les ambassadeurs, cependant, n’y prirent point part, et se contentèrent de faire de simples salutations.

On pouvait très-facilement voir de la place cette édifiante cérémonie, car les fenêtres sont très-basses, et elles étaient grandes ouvertes.

Sur les vaisseaux impériaux et sur quelques autres, on tire continuellement le canon pendant ces fêtes.

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Le 2 novembre, jour des Morts, je vis encore des fêtes d’un autre genre, fêtes toutes religieuses. Ce jour-là, jeunes et vieux vont d’une église à l’autre prier pour les morts.

Une singulière coutume établie au Brésil, c’est que tous les morts ne sont pas enterrés dans les cimetières; mais quelques-uns, moyennant une rétribution particulière, sont enterrés dans l’église même. A cet effet, on a construit dans chaque église des caveaux dont les côtés contiennent des catacombes en pierre. On jette de la chaux sur le mort déposé dans ces catacombes, et, au bout de huit ou dix mois, la chair est consumée. On retire alors les os, on les nettoie en les faisant bouillir, et on les place dans une urne, sur laquelle on met le nom du défunt, le jour de sa naissance, etc. Ces urnes sont placées dans les corridors, ou emportées par les parents dans leurs maisons.

Le jour des Morts, les murs des caveaux sont tendus d’étoffes noires, avec des franges d’or et d’autres ornements. Les urnes sont placées sur des tables élevées, richement ornées de fleurs et de rubans, et éclairées par des candélabres et des lustres chargés de centaines de bougies. Depuis les premières heures du matin jusqu’à midi, la foule afflue; les femmes et les jeunes filles viennent prier pour leurs parents morts, et les jeunes gens sont aussi curieux que chez nous, en Europe, de voir les jeunes filles prier.

Femmes et jeunes filles vont ce jour-là vêtues de noir, et portent souvent, au grand déplaisir des jeunes gens, un voile noir qui leur couvre la tête et la figure. D’ailleurs, on ne peut aller à aucune fête d’église avec un chapeau.

La plus brillante de toutes les fêtes que je vis ici fut le baptême de la princesse impériale. Cette cérémonie eut lieu le 15 novembre, dans la chapelle de la cour, qui, pour{38} cette circonstance, avait été réunie au palais par une galerie découverte.

Vers trois heures de l’après-midi, une grande quantité de soldats vint se ranger sur la place du château. Les gardes se partagèrent dans les galeries et dans l’église. La musique joua de belles mélodies, parmi lesquelles revenait souvent l’hymne national, composé, dit-on, par le dernier empereur, Pierre Ier. Les équipages vinrent l’un après l’autre déposer devant le palais des messieurs et des dames richement parés.

A quatre heures, le cortége commença à sortir du palais. En tête marchait la musique de la cour, habillée de velours rouge. Suivaient trois hérauts, dans l’ancien costume espagnol, avec des chapeaux à plumes magnifiquement ornés, et des vêtements de velours noir. Plus loin venaient les juges, les magistrats de tous les tribunaux, les chambellans, les médecins de la cour, les sénateurs, les députés, les généraux, les ecclésiastiques, les conseillers d’État et les secrétaires. A la fin de ce long cortége paraissait le majordome de la petite princesse, qui la portait dans ses bras sur un coussin magnifique de velours blanc, avec de larges bordures d’or. Immédiatement après lui venaient l’empereur et la nourrice, entourés des principaux seigneurs et des premières dames de la cour. Lorsque l’empereur entra sous l’arc de triomphe de la galerie, devant le portique de l’église, il prit lui-même sa petite fille sur ses bras, et la présenta au peuple: coutume qui me plut infiniment, et que je trouvai très-convenable.

L’impératrice[19], avec ses dames, était déjà arrivée dans l’église par les galeries intérieures, et la cérémonie commença sans retard. Le baptême fut annoncé à toute la ville par des coups de canon, par des feux de peloton et des{39} pétards[20]. A la fin de la cérémonie, qui dura plus d’une heure, le cortége repartit dans le même ordre, et le peuple fut admis à visiter la chapelle. La curiosité m’y entraîna aussi, et je dois dire que je fus ravie de la magnificence et du goût avec lesquels elle était décorée. De magnifiques étoffes de soie et de velours, ornées de franges d’or, étaient tendues sur les murs, et de riches tapis couvraient le sol. Au milieu de la nef, sur de grandes tables, étaient exposées les pièces principales du trésor de l’église: il y avait des burettes d’or et d’argent, des plats immenses, des patènes, des ciboires ornés de riches ciselures en relief et en creux. De superbes vases de cristal renfermaient les plus belles fleurs, et des candélabres massifs portaient une quantité innombrable de bougies. Sur une table séparée, près du maître autel, on voyait les vases magnifiques et les objets qui avaient servi au baptême; et dans une chapelle de côté était le berceau de la princesse, couvert de satin blanc et garni de franges d’or.

Le soir on illumina la ville, ou, pour mieux dire, les monuments publics. En effet, on n’invite pas les particuliers à illuminer leurs maisons, et ceux qui veulent illuminer se contentent de placer quelques lanternes aux fenêtres qui donnent sur la rue. Cela s’explique facilement, quand on songe que ces illuminations durent de six à huit jours. En revanche, les édifices publics sont garnis, de haut en bas, de lampes qui forment une véritable mer de feu.

Je trouvai uniques dans leur genre et véritablement ravissantes les fêtes qui furent données plusieurs soirs de suite à l’occasion du baptême dans les différentes casernes; l’empereur même y parut quelques instants. De toutes les fêtes que je vis à Rio, celles-là seules ne furent{40} pas accompagnées de cérémonies religieuses. Elles avaient pour acteurs les soldats eux-mêmes, parmi lesquels on avait choisi les plus beaux, les plus adroits et les plus exercés à la danse et aux évolutions. La plus splendide de ces fêtes eut lieu dans la caserne Rua Barbone. Dans la grande cour on avait établi une galerie demi-circulaire disposée avec beaucoup de goût, au milieu de laquelle s’élevait un petit temple avec les bustes de l’empereur et de l’impératrice. La galerie était destinée aux dames élégantes de la haute société, qui arrivèrent parées comme pour le bal le plus brillant: à l’entrée de la cour elles furent reçues par les officiers et conduites à leurs places. Devant la galerie s’étendait la scène, des deux côtés de laquelle on avait placé plusieurs rangées de bancs pour les dames d’un rang moins élevé: derrière les bancs se tenaient les messieurs.

A huit heures, l’orchestre commença à se faire entendre, et, peu après, on donna le signal de la représentation. Les soldats parurent sous divers costumes, en Écossais, en Polonais, en Espagnols, etc.; il ne manquait pas non plus de danseuses figurées naturellement aussi par de simples soldats. Ce qui m’étonna le plus, ce fut que le costume et les manières de ces prétendues danseuses étaient d’une extrême décence. Je m’étais préparée au moins à quelques excentricités, et je ne m’attendais pas en tout cas à un spectacle fort agréable. Je fus véritablement surprise de la correction de la danse et des évolutions, comme de l’ensemble parfait avec lequel toute la représentation fut conduite.

La dernière fête à laquelle j’assistai eut lieu le 2 décembre, jour anniversaire de la naissance de l’empereur. Après la grand’messe, les dignitaires vinrent de nouveau faire leur cour, et il y eut un baisement de mains général. Ensuite l’empereur et l’impératrice se mirent à une fenêtre du palais, et la troupe défila devant eux, musique en{41} tête. Il serait difficile de trouver ailleurs des troupes plus richement vêtues qu’ici: le simple soldat pourrait facilement passer pour un lieutenant, ou tout au moins pour un sous-officier. Il est seulement fâcheux que la tenue, la taille et la couleur ne soient pas très-bien en rapport avec la magnificence de l’habillement: l’on voit un petit gamin de quatorze ans à côté d’un homme grand et fort, un noir à côté d’un blanc.

Les cadres de l’armée sont remplis par l’enrôlement forcé, et la durée du service est de quatre à six ans.

J’avais beaucoup entendu parler en Europe, j’avais lu beaucoup de descriptions de la beauté et de la richesse de la nature au Brésil, de son ciel toujours pur et riant, des charmes merveilleux de son printemps continuel.

Il est vrai que la végétation est peut-être plus riche et plus abondante ici qu’en aucun pays du monde, et que, quand on veut voir la nature dans toute sa fécondité et dans une activité constante, c’est au Brésil qu’il faut aller. Cependant que l’on se garde de croire que tout soit beau, et qu’il n’y ait rien qui puisse affaiblir les premières impressions.

On regarde d’abord avec joie cette verdure continuelle, cette parure constante du printemps, mais on finit par convenir qu’avec le temps tout cela perd de son charme. On désirerait un peu d’hiver: le réveil de la nature, la floraison nouvelle des plantes, le retour des parfums embaumés du printemps font d’autant plus de plaisir qu’on en a été privé quelques mois.

Je trouvai l’air et le climat extrêmement lourds et désagréables, et la chaleur accablante, quoiqu’à cette époque de l’année elle ne dépassât guère 24 degrés à l’ombre. Dans les grandes chaleurs, de la fin de décembre au mois de mai, le thermomètre à l’ombre marque plus de 30 degrés et au soleil plus de 40. Je supportais bien plus facilement en Égypte une chaleur plus forte: ce qu’il faut peut-être{42} attribuer à ce que le climat de l’Égypte est sec, tandis qu’il règne au Brésil une extrême humidité. Les nuages et les brouillards sont à l’ordre du jour; les montagnes, les hauteurs, quelquefois des districts entiers, sont plongés dans une obscurité profonde, et l’atmosphère est toute chargée de brouillards humides.

Au mois de novembre, je tombai dans un malaise continu: je me sentais, surtout dans la ville, oppressée, fatiguée, épuisée, et je ne dus ma guérison qu’à la bonté et à l’amitié de M. Geiger, secrétaire du consulat d’Autriche, et de sa femme, qui m’emmenèrent avec eux à la campagne et m’entourèrent de soins. Je n’attribuais ma maladie qu’à cette humidité de l’air à laquelle je n’étais pas habituée.

La saison la plus agréable de l’année est l’hiver; il dure du mois de juin au mois d’octobre, et, avec une température de 14 à 18 degrés, il est presque toujours sec et serein. C’est aussi l’époque qu’on choisit pour voyager. L’été, il y a aussi souvent, dit-on, de violents orages; pendant mon séjour au Brésil, je n’en comptai que trois vraiment considérables, dont chacun dura une heure et demie. Les éclairs se succédaient sans interruption et formaient sur presque toute la ligne de l’horizon une mer de feu: en revanche le tonnerre n’était pas très-fort.

Les jours purs, sans nuages, du 16 septembre au 9 décembre, furent si rares que j’aurais pu les compter, et je ne comprends pas comment tant de voyageurs peuvent représenter le ciel du Brésil comme un ciel toujours beau, serein et bleu: ils ont sans doute visité ce pays à une autre époque de l’année que moi.

On n’a pas non plus ici de longues soirées et de beaux crépuscules: aussitôt le coucher du soleil, tout le monde se hâte de rentrer, car les ténèbres et l’humidité surviennent immédiatement.

Le soleil, dans le fort de l’été, se couche à six heures{43} trois quarts, le reste de l’année à six heures; la nuit arrive vingt ou trente minutes après.

Un autre désagrément, ce sont les moustiques, les fourmis, les barates, les tiques, etc. Je passai plusieurs nuits sur mon séant, tourmentée et torturée par les piqûres d’insectes. C’est à peine si on peut mettre les provisions à l’abri des barates et des fourmis. Ces dernières se montrent souvent en troupes innombrables et passent sur tout ce qu’elles rencontrent. Pendant mon séjour à la campagne chez M. Geiger, il vint un jour une bande de fourmis de ce genre, qui traversa une partie de la maison. Il était véritablement intéressant de voir comme elles suivaient une ligne régulière sans se laisser détourner par aucun objet. Mme Geiger me raconta qu’une nuit elle avait été réveillée par une démangeaison terrible. Elle s’était jetée précipitamment à bas de son lit, qu’une bande de fourmis était en train de traverser. A cela, il n’y a rien à faire, et il faut attendre patiemment que le cortége ait fini de défiler, ce qui dure souvent de quatre à six heures. On garantit les provisions de diverses manières: on met sous les pieds des tables et des armoires de petites écuelles remplies d’eau. On serre les habits et le linge dans des boîtes de fer-blanc hermétiquement fermées, pour les soustraire non-seulement aux fourmis, mais aussi aux barates et à l’humidité.

On est surtout tourmenté par les tiques, qui s’attachent aux doigts de pieds. Dès qu’on y sent une démangeaison, il faut regarder aussitôt, et si l’on aperçoit un petit point noir entouré d’un cercle blanc, le premier est l’insecte et le second son sac à œufs qu’il a introduit dans la chair. On soulève alors la peau avec une aiguille, jusqu’à ce que le cercle blanc soit visible, puis on enlève le tout et l’on met dans la plaie un peu de tabac à priser. Mais le plus sûr est d’avoir recours à un noir, car ils s’acquittent de cette opération avec une extrême habileté.

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Enfin, si l’on considère les productions du Brésil, il lui manque plusieurs articles importants. Il a bien le sucre et le café, mais il n’a ni blé, ni pommes de terre, ni aucun de nos excellents fruits. Le manioc, que l’on broie dans des mortiers, tient la place du pain, mais il n’est ni aussi substantiel ni aussi nourrissant. Diverses plantes à tubercules assez doux au goût ne sont pas comparables à nos pommes de terre, et parmi les fruits il n’y a de bons que les oranges, les bananes et les mangoustes. L’ananas si vanté n’a ni grand arome ni grand goût: j’en ai mangé d’infiniment plus savoureux qui étaient venus dans des serres d’Europe. Les autres fruits ne sont pas dignes d’être nommés. Enfin deux aliments essentiels, le lait et la viande, laissent beaucoup à désirer: le premier est très-aqueux, le second très-sec.

En somme, soit que l’on s’en tienne à l’ensemble, soit que l’on entre dans le détail et que l’on compare les avantages et les inconvénients, la balance penchera d’abord vers le Brésil, mais ensuite elle inclinera infailliblement vers l’Europe. Pour le voyageur, le Brésil est peut-être le pays le plus intéressant du monde. Mais comme séjour ordinaire je n’hésite pas à dire que je choisirais assurément l’Europe.

Les mœurs et les coutumes du Brésil ne me sont pas assez familières pour me permettre de porter un jugement précis, et je suis obligée de me borner à quelques renseignements. En somme, elles semblent se distinguer peu de celles des Européens; car les possesseurs actuels du pays viennent du Portugal, et l’on pourrait nommer avec raison les Brésiliens des Européens transportés en Amérique. Que dans ce transport quelques habitudes se soient perdues et qu’il en soit né de nouvelles, cela est bien naturel. La qualité distinctive des Européens devenus Américains est une soif de l’or qui tourne à la frénésie, et qui de l’Européen pusillanime fait souvent un héros: car il faut véri{45}tablement de l’héroïsme pour demeurer seul dans une plantation au milieu de plusieurs centaines d’esclaves, loin de tout secours et avec la perspective d’être perdu sans ressource à la première révolte.

Cet amour extraordinaire du gain n’est pas propre exclusivement aux hommes; il se trouve aussi chez les femmes, et il y a ici une coutume très-répandue qui le favorise beaucoup: c’est que le mari, au lieu de donner à sa femme ce qu’on appelle des épingles, lui achète, suivant ses moyens, un ou plusieurs esclaves mâles ou femelles, dont elle peut disposer à son gré. La femme fait ordinairement apprendre à ses esclaves à faire la cuisine, à coudre et à broder, ou même à exercer des métiers, et elle les loue ensuite au jour, à la semaine ou au mois[21], à des gens qui n’ont pas d’esclaves; ou bien elle les autorise à blanchir dans sa propre maison le linge de personnes étrangères, ou encore elle leur fait exécuter d’élégants travaux et de fines broderies qu’elle les envoie ensuite vendre dehors. L’argent qu’elle en retire ainsi est ordinairement consacré à sa toilette et à ses menus plaisirs.

Chez les gens d’affaires et les artisans, si la femme aide son mari dans ses travaux, ce n’est que moyennant un salaire.

En général, au Brésil, les mœurs sont peu satisfaisantes. La corruption qui y règne peut en grande partie être imputée à la première éducation des enfants, qui est entièrement abandonnée aux soins des nègres. Ce sont des négresses qui leur servent de nourrices, de gouvernantes et de surveillantes, et j’ai vu souvent de petites filles de huit à dix ans que de jeunes nègres accompagnaient à l’école ou partout ailleurs. La sensualité des noirs est trop{46} connue pour que ce seul fait ne suffise pas à expliquer une corruption générale et très-précoce. Nulle part je n’ai vu autant d’enfants au visage pâle et usé que dans les rues de Rio-de-Janeiro. Une seconde cause d’immoralité est assurément le manque de religion. Le Brésil est profondément catholique; sous ce rapport, l’Espagne et l’Italie peuvent peut-être seules lui être comparées. Presque tous les jours il y a des processions, des prières, des fêtes religieuses; mais tout cela n’est qu’un divertissement, et les principes religieux manquent entièrement.

C’est à ces deux causes qu’il faut aussi attribuer la fréquence des meurtres; au Brésil, on tue moins pour voler que par haine et par vengeance. Le meurtrier commet le crime lui-même ou le fait commettre à vil prix par un de ses esclaves. Si le coupable est riche, il ne doit pas s’inquiéter beaucoup d’être découvert; car l’or ici, m’a-t-on dit, peut tout arranger. Je vis à Rio-de-Janeiro quelques hommes qu’on assurait avoir commis ou fait commettre, non pas un meurtre, mais plusieurs; et non-seulement ils étaient en liberté, mais ils étaient reçus dans toutes les sociétés.

 

En finissant, qu’il me soit permis d’adresser quelques mots à ceux de mes compatriotes qui veulent quitter leur pays pour aller chercher fortune sur les côtes lointaines du Brésil; quelques mots seulement que je voudrais voir répandre le plus possible.

Il y a en Europe des gens qui ne sont guère meilleurs que les négriers africains; ils parlent sans cesse à tous les malheureux de la richesse de l’Amérique, de la beauté des pays lointains, de la fertilité du sol et du manque de travailleurs. Mais ont-ils le moindre souci de voir s’améliorer le sort des malheureux? Non; ils ont des vaisseaux,{47} ils veulent les fréter, et ils prennent à leurs pauvres victimes les derniers restes de leur petit avoir.

Pendant mon séjour ici, il arriva quelques vaisseaux chargés de ces malheureux émigrants, que le gouvernement n’avait pas appelés et auxquels il ne donna aucun secours. Ils n’avaient pas d’argent; ils ne pouvaient pas acheter de terres, ni se présenter comme travailleurs dans des plantations: car personne ici ne prend à son service des Européens, que le travail tuerait bientôt sous un climat auquel ils ne sont pas habitués. Les infortunés ne savaient donc que résoudre et qu’espérer; ils commencèrent par aller mendier de tous côtés dans la ville, et à la fin se résignèrent aux positions les plus misérables. Il en est autrement de ceux qui sont appelés par le gouvernement du Brésil pour cultiver le sol dans les colonies: ils reçoivent un lot de terrain boisé, des vivres et aussi d’autres secours; mais, s’ils viennent sans argent, leur sort n’est guère plus digne d’envie: le besoin, la faim et la maladie emportent la plupart d’entre eux, et un petit nombre seulement arrivent, après des fatigues sans relâche, et grâce à une santé de fer, à se faire une existence meilleure que celle qu’ils avaient dans leur patrie. Les artisans seuls trouvent vite à s’établir et parviennent à une position aisée: mais cela aussi pourrait changer bientôt, car il arrive chaque année à Rio beaucoup d’artisans, et chaque jour les nègres deviennent plus habiles dans les métiers de toute sorte.

Avant de quitter sa patrie, on devrait chercher à s’éclairer, réfléchir longtemps et mûrement, et ne pas se laisser entraîner par des espérances trompeuses. La déception est d’autant plus terrible qu’elle arrive quand on ne peut plus remédier au mal, et que le malheureux succombe au besoin et à la misère.

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RENSEIGNEMENTS STATISTIQUES SUR LE BRÉSIL.

La superficie du Brésil est de 130 000 milles carrés. Sa population est de 6 millions d’habitants, sur lesquels on compte à peu près 900 000 blancs; le reste est un mélange de nègres, de mulâtres, de métis et d’habitants primitifs ou Indiens. On compte environ 3 millions d’esclaves nègres et 500 000 Indiens, parmi lesquels figurent les sauvages les plus barbares, tels que les Botocudes.

La ville principale et la capitale est Rio-de-Janeiro, qui a 215 000 habitants, 50 églises et chapelles, 5 couvents, une université, un port excellent et un marché très-vaste.

Le Brésil est un empire constitutionnel, avec deux chambres, le sénat et la chambre des représentants. Jusqu’en 1822, le pays a été gouverné par un vice-roi envoyé du Portugal. C’est en cette qualité que le prince royal du Portugal, dom Pedro, après une révolte, déclara le Brésil empire indépendant avec un gouvernement représentatif: il se fit proclamer lui-même empereur, sous le nom de dom Pedro Ier. En 1831, il abdiqua en faveur de son fils, l’empereur actuel, dom Pedro II.

La religion dominante est la religion catholique; la langue la plus répandue est le portugais.

Au Brésil, le pays de l’or et des pierres précieuses, on n’emploie pour les échanges ordinaires que le papier et le cuivre. L’or et l’argent sont conservés en lingots ou expédiés à l’étranger.

L’unité monétaire est le reis, dont 1 mille (1 milreis) vaut environ 1 florin 7 kreutzers[22]. Cependant, en fait de monnaies de cuivre, il y a:

Le demi-vingt et un, valant 10 reis,

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Le vingt et un, valant 20 reis,

Le double vingt et un, valant 40 reis.

Le patah vaut 320 reis, le crusado 400 reis.

Le plus petit billet de banque est d’un milreis.

Le mille brésilien, appelé legua, est un peu plus court que le mille géographique: 18 leguas font 15 milles géographiques.

 

Le prix d’un passe-port est considérable: il s’élève à 16 milreis.

 

La distance de Hambourg à Rio-de-Janeiro peut s’évaluer à 8 ou 9000 milles marins.

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CHAPITRE III.

ENVIRONS DE RIO-DE-JANEIRO.

I. Cascade de Teschuka.—Boa Vista.—Le jardin botanique et ses environs.

Cette promenade est une des plus intéressantes; mais on est obligé d’y consacrer deux jours, car le jardin botanique à lui seul demande déjà plusieurs heures.

Le comte Berchthold et moi nous allâmes en omnibus jusqu’à Andaracky, à une legua, et nous continuâmes la route à pied, à travers des parties boisées et de petites collines. D’élégantes maisons de campagne sont situées à peu de distance sur les collines et sur la route.

Après avoir fait encore une legua, nous arrivâmes par un sentier à une petite cascade qui n’est ni haute ni abondante; c’est pourtant la plus importante des environs de Rio-de-Janeiro. Nous retournâmes sur la grand’route, et, au bout d’une demi-heure, nous atteignîmes une petite éminence d’où l’on apercevait une vallée d’un aspect original. Une partie ressemblait à un véritable chaos, l’autre à un jardin fleuri. La première était remplie de blocs de granit, parmi lesquels se dressaient d’énormes colosses, tandis qu’à d’autres places de grands quartiers de rocher s’étageaient les uns au-dessus des autres; de l’autre côté, on voyait les plus magnifiques arbres fruitiers au milieu d’une luxuriante verdure. Cette vallée pittoresque est entourée de trois côtés par de belles montagnes; le quatrième côté est ouvert et donne une libre vue sur la mer.

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Nous trouvâmes dans cette vallée une petite venda, où nous réparâmes nos forces avec un peu de pain et de vin; puis nous nous remîmes en route vers la grande cascade. Nous trouvâmes la grande moins remarquable que la petite. Un tout petit ruisseau descendait sur une paroi de rocher large, mais peu inclinée, et tombait en plusieurs filets dans la vallée.

Après avoir traversé la vallée, nous arrivâmes au Porto Massalu. Des troncs d’arbres creusés, placés dans la baie devant quelques huttes, nous annonçaient que les habitants étaient des pêcheurs. Nous louâmes un de ces jolis bateaux pour traverser l’étroite baie. Ce fut tout au plus l’affaire d’un quart d’heure; mais, en notre qualité d’étrangers, on nous fit payer deux milreis.

Il nous fallut ensuite tantôt traverser des plaines de sable, tantôt gravir et descendre de mauvais chemins de montagnes. Nous fîmes bien encore de cette manière fatigante trois leguas, et nous arrivâmes à la pointe d’une montagne qui s’élève comme un mur de séparation entre deux grandes vallées. Cette pointe s’appelle la Boa Vista (la belle vue) et à bon droit; car on aperçoit de son sommet les deux vallées avec les montagnes et les chaînes de collines qui les traversent. On voit encore d’autres montagnes élevées, notamment le Corcovado et les Deux Frères; plus loin, la capitale, les maisons de campagne et les villages environnants, les baies et la pleine mer.

Nous quittâmes à regret ce beau point de vue; mais, ne sachant pas quelle distance nous avions à parcourir pour trouver un gîte, nous étions forcés de nous hâter. On ne voit sur ces routes solitaires que des nègres avec qui une rencontre de nuit ne serait pas précisément très-désirable. Nous descendîmes dans la vallée, résolus de passer la nuit dans la première hôtellerie venue.

Nous fûmes plus heureux qu’on ne l’est d’ordinaire dans{52} ces occasions: nous trouvâmes non-seulement un excellent hôtel avec des chambres propres et de beaux meubles, mais une compagnie qui nous amusa beaucoup. Une famille de mulâtres attira surtout mon attention. La femme, beauté assez massive, d’une trentaine d’années, était parée comme ne le serait pas chez nous une femme du plus mauvais goût: elle portait tous ses bijoux sur elle. Partout où elle avait pu mettre des diamants et de l’or, elle n’y avait pas manqué. Une robe de soie épaisse et un châle magnifique couvraient son corps brun foncé, et un petit chapeau de soie blanche, mignon et coquet, était comiquement placé sur son énorme tête. Le mari et les cinq enfants faisaient un digne pendant à leur épouse et mère. Il n’y avait pas jusqu’à la bonne d’enfant, une négresse pur sang, qui ne fût surchargée d’ornements. Elle avait à un bras cinq bracelets et six à l’autre: c’étaient des bracelets en pierre, en perles et en coraux; mais, autant qu’il me sembla, ils n’étaient pas de la plus belle qualité.

Quand la famille partit, il arriva deux landaus attelés de quatre chevaux, dans lesquels monsieur, madame, les enfants et la bonne, montèrent avec une dignité également majestueuse.

Je regardais encore les voitures, qui se dirigeaient avec une grande rapidité vers la ville, quand un cavalier nous aborda en nous saluant gracieusement: c’était notre ami M. Geiger. Quand il apprit que nous voulions passer la nuit dans cet endroit, il nous engagea à l’accompagner à la propriété de son beau-père, située dans le voisinage.

Nous y fîmes connaissance d’un digne vieillard de soixante-dix ans, qui était encore directeur de la Société d’architecture et des arts plastiques. Nous admirâmes son beau jardin et sa coquette habitation, construite dans le style italien et avec beaucoup de goût.

Le lendemain, de grand matin, j’allai avec le comte Berchthold au jardin botanique, que nous avions un très{53}-grand désir de visiter: nous espérions y voir des arbres et des fleurs de tous les pays dans leur plus grande beauté; mais nous fûmes bien désenchantés. Le jardin est encore trop nouvellement planté: aucun arbre n’a atteint son développement; il n’y a pas un grand choix de fleurs et de plantes, et le peu qui s’y trouve ne porte pas d’étiquettes qui apprennent les noms aux curieux. Pour nous, ce qui nous intéressa le plus ce furent les calebassiers, dont les fruits pèsent de dix à vingt-cinq livres et contiennent une grande quantité de graines que mangent non-seulement les singes, mais encore les hommes. Il y avait, en outre, des girofliers, des camphriers, des cacaoyers, des cannelliers, des arbres à thé, etc. Nous vîmes aussi des palmiers d’une espèce toute particulière. La partie inférieure du tronc, jusqu’à une hauteur de deux ou trois pieds environ, était brune, lisse, et avait la forme de cuves; la tige qui en partait était vert clair, également lisse et brillante comme si on l’avait vernie. Ils n’étaient pas très-élevés, et la couronne de feuilles se trouvait, comme dans les autres palmiers, à l’extrémité de l’arbre. Malheureusement, nous ne pûmes pas en savoir le nom, et dans le cours de mon voyage je n’en vis pas un seul de la même espèce.

Nous ne quittâmes le jardin que dans l’après-midi; nous fîmes une legua jusqu’à Botafogo, et là nous prîmes l’omnibus pour retourner à la ville.

II. Excursion au mont Corcovado, 675 mètres au-dessus du niveau de la mer.

M. Geiger nous avait invités, le comte Berchthold, M. Rister (un Viennois) et moi, à faire une excursion au mont Corcovado.

Le 1er novembre, époque où souvent chez nous il vente et il pleut, tandis qu’ici le soleil est brillant et chaud et le ciel sans nuages, nous partîmes de bonne heure.

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Le bel aqueduc nous guida vers la source, où nous arrivâmes au bout d’une heure et demie de marche. De hautes forêts nous abritèrent sous leur feuillage épais, si bien que la grande chaleur qui, dans le courant du jour, s’éleva à 38 degrés (au soleil), ne nous gêna pas trop.

Nous nous arrêtâmes à la source, et, sur un signe de M. Geiger, parut un nègre athlétique, chargé d’une grande corbeille pleine de provisions. La collation fut vite apprêtée: on étendit par terre une nappe blanche, et l’on plaça dessus les plats et les bouteilles. La gaieté et le rire assaisonnèrent le repas, et, fortifiés de corps et d’esprit, nous continuâmes notre course.

Le dernier cône de la montagne nous offrit quelques difficultés: il nous fallut monter à pic sur les rochers nus et brûlés par le soleil. En revanche, nous vîmes se dérouler devant nos yeux un panorama comme, assurément, le monde en offre peu. Tout ce que j’avais vu à mon entrée dans la baie se développait devant nous, plus découvert, plus étendu, et on en saisissait mieux le détail; on dominait d’un côté toute la ville, toutes les collines qui la couvrent à moitié, la grande baie qui s’étend jusqu’à la montagne des Orgues, et de l’autre côté la romantique vallée où se trouvent le jardin botanique et beaucoup de belles propriétés. Si vous allez à Rio-de-Janeiro, je vous recommande, n’eussiez-vous que quelques jours à y rester, de faire cette excursion, car on peut embrasser d’un seul coup d’œil toutes les richesses dont la nature a doté les environs de cette ville avec tant de prodigalité. On voit ici des forêts vierges qui, si elles ne sont pas aussi épaisses et aussi belles que celles qu’on trouve dans l’intérieur du pays, offrent néanmoins une force de végétation remarquable. On y voit des mimoses et des fougères d’une grandeur gigantesque, des palmiers, des caféiers venus sans culture, des orchidées, des plantes parasites et grim{55}pantes, des fleurs et des arbrisseaux sans nombre; on y voit aussi les oiseaux aux couleurs les plus variées, les plus grands papillons, les plus brillants insectes, voltiger et sauter de fleur en fleur, de branche en branche. Un effet véritablement admirable est produit, dans l’obscurité de la nuit, par des milliers de vers luisants qui montent jusqu’à la cime des plus hauts arbres, et qui brillent, au milieu du feuillage et de la verdure, comme autant d’étoiles.

On m’avait dit que l’ascension de cette montagne était très-difficile, mais je ne trouvai pas qu’il en fût ainsi; en effet, on arrive très-facilement au sommet en trois heures et demie, et encore les trois quarts de la route peuvent se faire à cheval.

III. Châteaux de la famille impériale.

La véritable résidence de la famille impériale est le château Christovao, qui est situé à une demi-heure de la ville. L’empereur y passe presque toute l’année, et c’est même là que se traitent toutes les affaires politiques.

Ce château est petit, et ne se distingue ni par l’élégance ni par l’architecture; son seul mérite est sa position. Il s’élève sur une colline, et domine la montagne de l’Orgue et une des baies. Le parc est insignifiant et descend, de terrasses en terrasses, jusque dans la vallée. Un plus grand jardin, servant à la fois de pépinière et de jardin des plantes, y est joint: tous deux sont intéressants au plus haut degré pour des Européens. On y trouve une grande quantité de plantes que l’on ne voit pas chez nous, ou que l’on ne voit dans nos serres qu’avec des proportions naines. M. Riedl, directeur des deux jardins, eut la complaisance de me conduire lui-même partout, en atti{56}rant principalement mon attention sur les plantations de thé et de bambous.

Un autre jardin impérial se trouve à Ponte de Caschu, à une legua de la ville. Dans ce jardin il y a trois manguiers remarquables par leur âge et leur grosseur. Leurs branches couvrent une circonférence de plus de 25 mètres. Ils ne portent plus de fruits.

Parmi les promenades des environs, il faut encore signaler la montagne du Télégraphe, le jardin public (Jardin publico), la praya do Flamingo, les cloîtres Santa Gloria et Santa Theresa, etc.

IV. Excursion à la colonie allemande nouvellement établie à Pétropolis.—Tentative de meurtre d’un nègre marron.

On me parla tant à Rio-de-Janeiro du rapide accroissement de Pétropolis, colonie nouvellement fondée par des Allemands dans les environs, de la beauté du pays où elle est située, des forêts vierges que traverse une partie de la route, que je ne pus résister au désir d’y faire une excursion. Mon compagnon de voyage, le comte Berchtold, était de la partie. Nous prîmes, le 26 septembre, deux places dans une des barques qui vont journellement au Porto d’Estrella, éloigné de 20 à 22 milles marins, et d’où on continue la route par terre. Nous traversâmes une baie qui se fait remarquer par ses vues vraiment pittoresques, et qui me rappela plusieurs fois bien vivement les lacs de la Suède, à l’aspect si particulier. Elle est bornée de collines ravissantes et couverte de petites îles et de groupes d’îles qui tantôt sont couvertes de palmiers, d’autres arbres et de buissons si serrés qu’elles semblent presque impénétrables, tantôt sortent isolément de la mer comme des roches colossales, et s’élèvent comme des tours les unes au-dessus des autres. Ce qu’il y a de remarquable dans ces dernières, ce sont leurs{57} formes arrondies, qui semblent avoir été travaillées au ciseau.

Notre barque était conduite par quatre nègres, et commandée par un blanc. Au commencement nous allâmes à la voile, et les marins profitèrent de cet instant favorable pour prendre leur repas, qui se composait d’une portion de farine de manioc, de poissons séchés, de millet (blé turc) rôti, d’oranges, de cocos, et d’autres noix plus petites; il y avait même du pain blanc, ce qui est un objet de luxe pour les noirs. J’eus un plaisir infini à voir ces hommes aussi bien traités. Au bout de deux heures, le vent cessa, et les matelots furent obligés de recourir aux rames. Je trouvai la manœuvre de la rame très-incommode. Le matelot était obligé chaque fois de monter sur un banc placé devant lui, et de se jeter en arrière avec beaucoup de force pour relever la rame. Au bout de deux autres heures, nous quittâmes la mer et nous entrâmes à gauche dans le fleuve Geromerim, à l’embouchure duquel se trouve un hôtel où l’on s’arrêta une demi-heure. Je vis ici un phare assez singulier: c’était simplement une lanterne suspendue aux rochers. Au moment où la contrée perdait sa beauté pour le touriste, elle commençait seulement à devenir, pour le botaniste, magnifique et admirable: car les plus belles plantes aquatiques, entre autres la nymphæa, la ponteder et le cypripède, s’étalaient dans l’eau et sur les bords du fleuve. Les deux premières s’élançaient autour des arbres voisins et grimpaient jusqu’à leur cime, et le cypripède montait à une hauteur de 2 mètres à 2 mètres et demi. Les bords du fleuve sont plats, bordés de buissons peu élevés et de petits bois; le fond est formé par des chaînes de collines; les petites maisons que l’on aperçoit çà et là sont bâties en pierre et couvertes de tuiles, mais elles n’en paraissent pas moins assez misérables.

Nous restâmes sept heures sur le fleuve, et nous at{58}teignîmes sans encombre Porto d’Estrella, qui ne manque pas d’importance, puisqu’il sert d’entrepôt aux marchandises qui viennent de l’intérieur du pays, et qui de là sont expédiées, par eau, à la capitale du Brésil. Il s’y trouve deux jolis hôtels et un bâtiment semblable à un caravanséraï turc, avec un immense toit en verre appuyé sur de forts piliers en maçonnerie. Le premier était destiné aux marchandises, et le second aux âniers, que nous vîmes agréablement campés et préparant leur repas du soir autour d’un feu qui pétillait gaiement. Quelque agrément que nous offrît cette sorte de gîte de nuit, nous préférâmes aller à l’hôtel de l’Étoile, où les chambres et les lits bien propres, et les mets parfaitement assaisonnés, nous plurent encore davantage.

27 septembre. De Porto d’Estrella à Pétropolis il y a encore sept leguas. Ordinairement on fait ce trajet sur des mulets, que l’on paye 4 milreis par tête. Mais à Rio-de-Janeiro on nous avait dépeint ce chemin comme une belle promenade à travers de magnifiques forêts, très-fréquentée, très-sûre, formant la principale route de jonction avec Minas Gueras; nous nous décidâmes donc à faire la route à pied, d’autant plus que le comte désirait herboriser, et moi ramasser des insectes. Les deux premières leguas traversaient une large vallée, couverte en grande partie de buissons épais et de jeunes bois, et entourée de hautes montagnes. Les ananas sauvages se présentaient assez bien sur le bord du sentier; ils n’étaient pas encore tout à fait mûrs et brillaient d’une couleur rosée; malheureusement ils sont loin d’être aussi savoureux au goût qu’ils sont beaux à la vue, et on ne les cueille que rarement. Ce qui me fit beaucoup de plaisir, ce furent les colibris; j’en vis plusieurs de la plus petite espèce. On ne peut véritablement rien imaginer de plus délicat et de plus gracieux que ce petit oiseau. Il va chercher sa nourriture dans le calice des fleurs, et tourne autour d’elles en{59} voltigeant comme le papillon, avec lequel on peut facilement le confondre dans son vol rapide. Rarement on le voit se poser sur les branches.

Après avoir traversé la vallée, nous arrivâmes à la serra (c’est le nom que les Brésiliens donnent au sommet de toutes les montagnes qu’il faut franchir; celle que nous avions devant nous a 900 mètres de haut). Une large route pavée mène, à travers des forêts vierges, à la cime de la montagne. Je m’étais toujours figuré que dans une forêt vierge les arbres devaient avoir des troncs d’une grosseur et d’une hauteur extraordinaires: ce ne fut pas ce que je trouvai ici; probablement la végétation est trop forte, et les troncs principaux sont étouffés par la masse des petits arbres, des lianes et des plantes grimpantes. Ces deux dernières espèces sont si nombreuses et couvrent tellement les arbres, que souvent on en aperçoit à peine les feuilles: ce n’est pas pour en voir les troncs. Un botaniste, M. Schleierer, nous assura avoir trouvé une fois sur un arbre des lianes et des plantes grimpantes de six espèces différentes.

Nous fîmes une riche récolte de fleurs, de plantes et d’insectes, et nous parcourûmes gaiement notre chemin, charmés par les forêts magnifiques et par les vues non moins ravissantes qui s’ouvraient devant nous, au delà de la montagne et de la vallée, jusqu’à la mer avec ses baies, et jusqu’à la capitale du Brésil.

De nombreuses truppas[23] conduites par des nègres, ainsi que des piétons isolés que nous rencontrions à chaque instant, nous ôtèrent toute crainte, si bien que nous ne fûmes nullement effrayés de voir un nègre nous suivre constamment. Mais, quand nous nous trouvâmes seuls dans{60} un endroit un peu écarté, il s’élança subitement, en tenant d’une main un long couteau, et de l’autre un laso[24]; il se jeta sur nous et nous donna à entendre, plus par gestes que par paroles, qu’il voulait nous entraîner et nous tuer dans la forêt.

Nous ne portions pas d’armes avec nous, puisqu’on nous avait représenté ce pays comme tout à fait sans danger, et nous n’avions pour nous défendre que nos parasols. Je possédais un couteau de poche, que je tirai à l’instant, et je l’ouvris, fermement décidée à vendre chèrement ma vie. Nous évitâmes les coups autant que nous le pouvions avec nos ombrelles: mais les ombrelles ne tinrent pas longtemps; de plus, le nègre parvint à saisir la mienne; en essayant de me l’arracher, il la cassa et il ne me resta dans la main qu’un bout du manche; pendant ce combat, le couteau avait échappé des mains du nègre et roulé à quelque pas: je me précipitai promptement dessus, et je croyais déjà le saisir, quand lui, plus rapide que moi, me repoussa de la main et du pied et s’empara de nouveau de son arme: il la brandit furieux au-dessus de ma tête et me fit deux blessures, dont l’une assez profonde, au haut du bras gauche[25]: je me regardais comme perdue, et le désespoir seul me donna le courage de faire aussi usage de mon couteau. Je portai un coup dans la poitrine du nègre; il l’évita et je le blessai profondément à la main. Le comte sauta sur lui et le saisit par derrière, tandis que je me hâtais de me relever. Tout cela s’était passé dans l’espace de quelques instants; la blessure qu’il avait reçue avait rendu le nègre furieux, il grinçait des{61} dents comme un animal féroce et brandissait son couteau avec une rapidité terrible. Bientôt le comte reçut aussi une blessure qui lui déchira toute la main, et nous étions perdus si Dieu ne nous avait envoyé du secours. Nous entendîmes des pas de chevaux sur le pavé, et immédiatement le nègre nous laissa et se sauva dans la forêt. L’instant d’après, deux cavaliers parurent au coin de la route; nous nous empressâmes d’aller au-devant deux: nos blessures saignantes et nos parasols déchirés eurent bientôt expliqué notre situation. Ils nous demandèrent quelle direction le fugitif avait prise, s’élancèrent à bas de leurs chevaux et cherchèrent à le rattraper; mais leur peine aurait été inutile, s’il n’était venu deux nègres qui leur prêtèrent secours et saisirent bien vite le fugitif. On le lia et, comme il ne voulait pas marcher, on l’accabla de tant de coups, surtout à la tête, que je craignais qu’on ne brisât le crâne du pauvre diable. Mais il ne changea pas de contenance et demeura comme attaché au sol. Il fallut que les deux nègres l’enlevassent; alors il se mit à mordre autour de lui avec une rage de bête féroce. On le porta ainsi jusqu’à la maison la plus proche. Nous suivîmes nos sauveurs, le comte et moi, et, après avoir fait panser nos blessures, nous continuâmes notre voyage non sans quelque crainte, surtout quand nous rencontrions un ou plusieurs nègres, mais sans nouvel accident, et toujours avec la même admiration pour les beautés du paysage.

La colonie de Pétropolis est située au milieu d’une forêt vierge, à 833 mètres au-dessus de la mer. Il n’y a guère plus de quatorze mois qu’elle a été fondée, et son but principal est de cultiver pour les besoins de la capitale différentes espèces de fruits et de légumes d’Europe, qui dans les pays tropicaux ne viennent qu’à une hauteur considérable. Une petite rangée de maisons formait déjà une rue, et sur une place défrichée se dressait la charpente d’une plus grande construction: c’était une maison de plaisance de{62} l’empereur; mais cette résidence ne pouvait avoir que difficilement un aspect impérial, car les portes d’entrée, basses et étroites, faisaient un étrange contraste avec les larges et grandes fenêtres. C’est autour du château que se formera la ville. Cependant il y a beaucoup de huttes isolées, plus loin, dans l’intérieur de la forêt. Une partie des colons, comme les ouvriers, les petits marchands, occupaient de petites constructions dans le voisinage du château; les agriculteurs étaient établis sur des emplacements plus considérables, mais qui n’avaient pas cependant plus de deux ou trois arpents. Quelle misère ne faut-il pas que ces braves gens aient soufferte dans leur patrie pour aller chercher quelques arpents de terre dans un autre hémisphère!

Nous retrouvâmes ici avec son fils notre bonne petite vieille, qui avait fait avec nous le voyage d’Allemagne à Rio-de-Janeiro. La joie de pouvoir travailler à côté de son cher enfant l’avait rajeunie. Son fils fut notre guide; il nous conduisit partout dans la nouvelle colonie. Elle est établie dans des gorges larges; les montagnes qui l’entourent sont tellement à pic, que lorsqu’elles auront été déboisées et transformées en jardins, la terre végétale sera facilement entraînée par les fortes pluies.

A une legua de la colonie, il y a une cascade qui se précipite dans un gouffre naturel. Elle est plus remarquable par les belles montagnes où elle est enfermée, par la sainte obscurité des forêts vierges qui l’entourent, que par la hauteur ou l’abondance de la chute.

29 septembre. Malgré notre accident, nous revînmes à Porto d’Estrella à pied; nous montâmes dans une barque, et nous naviguâmes par une belle nuit vers Rio-de-Janeiro, où nous arrivâmes heureusement le matin. Partout, à Pétropolis comme dans la capitale, on s’étonna beaucoup de l’attaque à laquelle nous avions été exposés, et sans nos blessures on n’aurait pas voulu y croire. On{63} prétendait que le drôle était ivre ou fou. Ce n’est que plus tard que nous sûmes le véritable motif qui l’avait poussé. Son maître l’avait châtié peu auparavant pour quelque délit quand il nous rencontra dans la forêt, et il crut sans doute qu’il s’offrait à lui une occasion de satisfaire impunément sa fureur contre les blancs.

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CHAPITRE IV.

Voyage dans l’intérieur du Brésil.—Les petites villes de Morroqueimado (Novo Friburgo) et d’Aldea da Pedro.—Plantations des Européens.—Bois incendiés.—Forêts vierges.—Dernier établissement des blancs.—Visite aux Indiens, appelés aussi Puris ou Rabocles.—Retour à Rio-de-Janeiro.

J’entrepris encore ce voyage en compagnie du comte Berchtold, après être convenue avec lui que nous pénétrerions dans l’intérieur du pays et que nous ferions une visite aux aborigènes du Brésil.

2 octobre. Le matin nous quittâmes Rio-de-Janeiro pour nous rendre sur un vapeur au port de Sampajo, éloigné de 24 milles marins. Ce port, situé à l’embouchure du fleuve Maccacou, n’a qu’un seul hôtel et deux ou trois petites maisons. Nous y louâmes des mulets pour aller à la ville de Morroqueimado, éloignée de 20 leguas.

A cette occasion, je dois faire remarquer qu’au Brésil on a l’habitude de louer des mulets sans guide, ce qui est une marque de grande confiance donnée aux voyageurs. Quand on est arrivé au lieu de sa destination, on remet les bêtes à un endroit désigné par le loueur. Cependant, comme nous ne connaissions pas le chemin, nous préférâmes emmener un guide. Nous eûmes d’autant moins à nous repentir de cette précaution, que nous trouvâmes en beaucoup d’endroits le chemin intercepté par des barrières de bois qu’il fallait toujours ouvrir et fermer après soi.

Arrivés à deux heures à Porto Sampajo, nous résolûmes de pousser 4 leguas plus loin, et d’aller jusqu’à{65} Ponte de Pinheiro. Le chemin, dans presque toute sa longueur, passait par des vallées couvertes de buissons ou de broussailles et entourées de basses montagnes. En somme, tout ce pays offrait un aspect très-sauvage, et on ne voyait que par-ci par-là quelques maigres pâturages et quelques misérables cabanes.

La petite ville de Ponte de Cairas, où nous passâmes, ne renferme que quelques magasins, quelques vendas, plusieurs maisonnettes, une petite église et une pharmacie. La principale place avait l’air d’un pacage. Ponte de Pinheiro est un peu plus grand. Nous y trouvâmes un très-bon gîte et un excellent souper composé d’un poulet au riz, de pain blanc, de farine de manioc et de vin du Portugal; on nous donna de bons lits, mais aussi notre dépense s’éleva, avec le déjeuner, à 4 milreis.

3 octobre. Nous ne pûmes partir qu’à sept heures du matin. Ici, comme partout ailleurs dans ce pays, on a beaucoup de peine à se mettre en route de bonne heure.

Pendant toute la journée le paysage demeura ce que nous l’avions vu la veille; mais nous commencions à nous approcher des montagnes plus élevées. Le chemin était généralement assez bon, mais les ponts jetés sur les ruisseaux et sur les flaques d’eau étaient détestables; aussi nous estimions-nous toujours très-heureux de les franchir sans accident. Après avoir mis à peu près trois heures pour faire deux leguas, nous arrivâmes à la grande fazinda (plantation) de sucre de Collegio, qui ressemble parfaitement à une terre seigneuriale. A une habitation spacieuse est jointe une chapelle; les fermes et métairies sont placées autour, et toute la propriété est enceinte d’un mur élevé.

A une grande distance, les plaines et les coteaux étaient plantés de cannes à sucre; mais malheureusement nous ne pûmes pas voir faire le sucre, car les cannes n’étaient pas encore mûres.

Au Brésil, la richesse d’un possesseur de plantations{66} est évaluée d’après le nombre des esclaves. Il y avait dans cette plantation huit cents esclaves, ce qui constituait une fortune considérable, puisque chaque esclave mâle coûte de 6 à 700 milreis.

Santa-Anna est un endroit peu considérable, qui ne consiste qu’en quelques maisons, une petite église et une pharmacie. On trouve toujours une pharmacie, là même où il n’y a qu’un groupe de douze à quinze maisonnettes. Un hôtelier nommé Gebhart nous écorcha sans pitié en nous faisant payer 3 milreis pour une omelette, une bouteille de vin et un peu de mil donné à nos mulets.

Nous allâmes ce jour-là seulement jusqu’à Mendoza (3 leguas), qui est encore plus insignifiant que Santa Anna. Une mercerie et une venda furent les seules habitations que nous rencontrâmes le long de la route; mais nous finîmes par découvrir dans le fond du paysage une fazinda de manioc. Nous la visitâmes, et le maître de la plantation eut la complaisance de nous offrir du café noir, comme c’est l’usage au Brésil, et de nous faire voir tout son établissement.

Le manioc est un arbuste à tige tortue, haut de 2 à 3 mètres, noueux, tendre, cassant, à feuilles palmées, à fleurs rougeâtres qui s’épanouissent en bouquets aux mois de juillet et d’août; son fruit capsulaire a trois coques, et les graines sont luisantes, d’un gris blanchâtre. La partie la plus importante de cet arbuste est sa racine tuberculeuse, qui pèse de deux à trois livres et remplace le blé dans tout le Brésil.

La racine, ratissée et lavée, est râpée à l’aide d’une meule couverte d’aspérités, qu’on fait tourner par des nègres jusqu’à ce qu’elle soit entièrement en poudre. La masse est alors placée dans une corbeille, fortement lavée et ensuite complétement écrasée avec le pressoir; enfin, on étend la farine sur de grandes plaques de fer où on la fait sécher doucement à une chaleur modérée. Elle ressem{67}ble alors tout à fait à de la farine grossière et se consomme en guise de pain, ou mouillée ou sèche.

Dans le premier cas, on apprête la fécule avec de l’eau chaude et on en fait une sorte de bouillie; dans le second, on la sert dans de petits paniers, et chaque convive en prend autant qu’il en veut pour en répandre sur les mets.

4 octobre. Les montagnes se resserrent de plus en plus et les bois deviennent plus épais et plus touffus. Ce qui est d’une beauté au-dessus de toute description, ce sont les plantes grimpantes qui ne couvrent pas seulement tout le sol, mais qui s’enlacent si bien aux arbres que leurs belles fleurs pendent aux branches les plus élevées et semblent une floraison merveilleuse des arbres eux-mêmes; il y a aussi des plantes dont les touffes de feuilles jaunes et rouges ressemblent aux plus belles fleurs; on en voit d’autres dont les grandes feuilles blanches brillent comme de l’argent au milieu d’une mer de verdure. On pourrait vraiment appeler ces bois les jardins gigantesques du monde. Les palmiers ont presque entièrement disparu.

Nous fûmes bientôt arrivés au pied de la montagne que nous avions à franchir. Nous atteignîmes quelquefois des points si élevés et si découverts, qu’en jetant nos regards en arrière nous apercevions jusqu’à la capitale. Nous trouvâmes une venda sur le sommet de la montagne (Alta da Serra, à 4 leguas de Mendoza). De ce point il y a encore 4 leguas jusqu’à Morroqueimada. Nous fîmes ce chemin très-lentement, car il fallait toujours monter et descendre. Nous étions presque toujours entourés de tous côtés de superbes forêts, et quelques petites plantations de cabi[26] ou de millet nous rappelaient rarement le voisinage des hommes. Nous n’aperçûmes la petite ville qu’après avoir passé la dernière colline et qu’en nous trouvant pour{68} ainsi dire en face d’elle. La ville est encaissée dans un grand bassin de montagnes très-pittoresques, à environ 1000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Comme le jour baissait, nous fûmes bien aises d’arriver à notre gîte avant la nuit. Nous trouvâmes un asile à côté de la ville, chez un Allemand du nom de Lindenroth, qui nous traita bien et ne nous fit pas payer cher, car il ne nous prit qu’un milreis par personne pour le logement et pour trois bons repas.

5 octobre. La petite ville de Novo Friburgo ou de Morroqueimada, fondée il y a environ une vingtaine d’années par des Allemands et des colons de la Suisse française, ne compte pas encore cent maisons en briques. Une grande partie de ces maisons forme une rue excessivement large, et les autres sont disséminées tout autour.

Déjà, à Rio-de-Janeiro, nous avions beaucoup parlé de MM. Beske et Freese. Nous nous étions bien promis de ne pas manquer de leur faire une visite.

M. Beske est naturaliste, et vit à Novo Friburgo avec sa femme, qui est presque aussi instruite que lui. Nous eûmes avec eux plusieurs conversations intéressantes; ils nous montrèrent des collections curieuses de quadrupèdes, d’oiseaux, de serpents, d’insectes; et parmi ces derniers, nous trouvâmes des échantillons plus remarquables qu’au musée de Rio-de-Janeiro.

M. Beske, sans cesse chargé de nombreuses commandes d’objets d’histoire naturelle, fait des envois fréquents en Europe.

M. Freese, chef et propriétaire d’une institution de garçons, n’a pas voulu établir sa maison dans la ville même; il a cherché un emplacement moins exposé aux rayons ardents du soleil.

Il fut assez aimable pour nous faire visiter son établissement dans les moindres détails. Comme nous étions allés le voir dans la soirée, les leçons étaient toutes finies;{69} mais il nous présenta ses élèves, leur fit faire quelques exercices de gymnastique et leur proposa plusieurs questions d’histoire, de géographie, d’arithmétique, auxquelles ils répondirent avec beaucoup de sagacité et de justesse. Son institution compte soixante places, qui étaient toutes occupées, quoique le prix de la pension soit de mille milreis par an.

6 octobre. Nous avions eu l’intention de ne nous arrêter qu’un seul jour à Novo Friburgo, et de continuer aussitôt après notre voyage. Mais, malheureusement, la blessure que le comte avait reçue à la main, dans notre excursion à Petropolis, avait empiré, par suite des grandes chaleurs; l’inflammation s’y était mise, et il ne pouvait plus penser à continuer le voyage. Pour moi, je fus plus heureuse: comme mes blessures se trouvaient au bras, je pouvais les préserver et les soigner; d’ailleurs elles étaient en voie de guérison, ne me causaient aucune gêne, et n’offraient aucun danger.

Il ne me restait d’autre alternative que de voyager seule ou de renoncer à la partie la plus intéressante du voyage, la visite chez les Indiens! Il me fut impossible de me résoudre à ce dernier sacrifice. Aussi je m’informai si l’on pouvait entreprendre ce voyage avec quelque sécurité. Comme on m’assura que j’en pouvais courir la chance sans risquer beaucoup, et que M. Lindenroth me procura en outre un guide sûr, je me mis en route sans crainte, armée d’un pistolet à deux coups.

Nous marchâmes d’abord entre les montagnes, et nous descendîmes ensuite dans une région plus chaude.

Les vallées étaient pour la plupart étroites, et l’uniformité des contrées boisées se trouvait souvent coupée par des plantations; mais toutes ces plantations n’étaient pas belles à voir. Le plus grand nombre étaient tellement remplies de mauvaises herbes, que souvent l’on ne distinguait pas les plantes, surtout quand elles étaient encore jeunes{70} et petites. Il n’y a que les plantations de sucre et de café qui soient entretenues avec beaucoup de soin.

Les caféiers s’élèvent par rangées sur des collines assez peu inclinées: ils atteignent une hauteur de 1m,80 à 3m,60; ils commencent à porter des graines dès la seconde année, au plus tard dès la troisième, et ils en portent pendant dix ans. Les feuilles du caféier sont oblongues, pointues, et ondulées aux bords; ses fleurs sont blanches; sa baie a la forme d’une cornouille, qui est d’un vert brillant, puis d’un rouge vermeil, et qui prend enfin une teinte brune tirant sur le noir. Tant que le grain est rouge, sa cosse extérieure est encore tendre, mais elle finit par durcir complétement et par offrir l’aspect d’une capsule ligneuse. Comme on trouve en même temps sur les arbrisseaux des fleurs et des graines tout à fait mûres, on recueille des fruits presque toute l’année. Quant à la récolte, elle se fait de deux manières: ou l’on cueille les graines, ou bien on étale de grandes nattes sous les arbrisseaux, et on les secoue en suite. Le premier mode est de beaucoup le plus pénible, mais il est infiniment supérieur à l’autre.

Un nouveau spectacle, qui se présenta pour la première fois à ma vue, fut l’embrasement d’un bois; on a souvent recours à ce procédé exécutif pour défricher la terre. Jusqu’ici je n’avais vu que de loin des nuages de fumée s’élever en l’air, et je désirais vivement m’approcher le plus possible d’un pareil incendie. Mon désir devait se réaliser le même jour; car mon chemin me conduisit entre ce bois en flammes et un terrain couvert de buissons auxquels on avait mis le feu.

L’espace qui séparait le bois de ce terrain n’était guère que de cinquante pas, et était tout à fait enveloppé de fumée. On entendait le pétillement du feu, et on voyait monter, au milieu des nuages de fumée, de fortes colonnes de flammes. De temps en temps éclataient des bruits sembla{71}bles à des coups de canon, qui annonçaient la chute des grands arbres.

Quand mon guide approcha à cheval de ce foyer enflammé, j’eus un moment de peur; mais ma crainte ne fut pas de longue durée, car je réfléchis qu’il n’exposerait pas sa vie à la légère, et qu’il devait savoir par expérience comment on traversait ces endroits.

Il y avait à l’entrée de ce passage deux nègres chargés d’enseigner au voyageur la route qu’il avait à suivre, et de lui recommander la plus grande hâte. Mon guide me traduisit ces indications, et éperonna son cheval; je suivis son exemple, et nous nous jetâmes bride abattue dans la gorge fumante. Des cendres brûlantes volaient autour de nous, et la vapeur étouffante de la fumée nous oppressait encore plus que la chaleur produite par la flamme. Le souffle parut manquer à nos bêtes, et nous eûmes beaucoup de peine à les maintenir au galop. Heureusement l’espace à parcourir n’était que de cinq à six cents pas, et nous le traversâmes sans accident.

Un tel embrasement ne prend jamais une trop grande extension au Brésil, parce que la végétation est trop fraîche et résiste à l’action de la flamme. Il faut mettre le feu à plusieurs endroits, encore s’éteint-il souvent; aussi trouve-t-on des places entièrement intactes au milieu de la forêt incendiée. Bientôt après avoir passé cet endroit dangereux, nous arrivâmes à de superbes rochers, dont les flancs, presque perpendiculaires, pouvaient avoir de 200 à 250 mètres de hauteur.

Beaucoup de pans de rocher détachés gisaient le long du chemin et formaient de jolis groupes.

Je fus bien étonnée d’apprendre de mon guide que nous approchions du gîte où nous devions passer la nuit. Nous avions fait à peine 5 leguas; mais, à l’entendre, l’autre venda où nous aurions pu passer la nuit était trop éloignée. Dans la suite, je reconnus bien qu’il songeait sim{72}plement à prolonger un voyage qui ne lui rapportait pas mal d’argent, puisqu’il recevait chaque jour 4 milreis, sans compter sa nourriture et celle des deux mulets.

Nous passâmes donc la nuit chez M. Molass, dans une venda isolée, au milieu d’une forêt épaisse.

Pendant tout le jour, nous avions beaucoup souffert de la chaleur. Le thermomètre marquait au soleil 39 degrés.

Ce qui doit surprendre le plus un étranger dans la vie des colons et des habitants du Brésil, c’est le contraste assez étrange qu’offrent, d’une part la crainte, et de l’autre le courage. Ainsi, chaque personne qu’on rencontre dans la rue est armée de pistolets et de longs couteaux, comme si le pays était infesté de brigands et d’assassins. Mais les possesseurs de plantations demeurent, sans rien appréhender, au milieu d’une masse d’esclaves, et le voyageur passe la nuit sans crainte, au milieu de bois impénétrables, dans des vendas isolées qui n’ont ni barreaux aux fenêtres, ni portes solides et munies de serrures. Le logement des propriétaires se trouve, en outre, à une grande distance des pièces destinées aux étrangers; quant aux gens de la maison, tous esclaves, on ne pourrait guère attendre d’eux quelque secours, car ils demeurent dans quelque coin de l’écurie ou de la grange.

Dans les premiers temps, j’avais peur de passer la nuit seule dans une chambre mal fermée, entourée d’une forêt sombre et sauvage, éloignée de tout secours; mais, comme on m’assura partout que l’attaque d’une maison était une chose inouïe, je congédiai la crainte comme une compagne inutile, et je dormis depuis parfaitement tranquille, sans que rien vînt troubler mon repos.

En Europe, je ne connais que peu de pays où je voudrais traverser des forêts épaisses en compagnie d’un seul guide, et rester la nuit dans des maisonnettes aussi sombres et aussi isolées.

{73}

Le 7 octobre, nous ne fîmes également qu’une petite journée de 5 leguas, jusqu’à la petite ville de Canto-Gallo. Le pays ne changea pas d’aspect: ce furent toujours des vallées étroites sans aucune vue, et des montagnes couvertes de bois dont on n’apercevait pas la fin. Si quelques faziendas éparses ou quelques incendies dans les bois ne vous rappelaient la présence de l’homme, on pourrait s’imaginer qu’on foule une partie encore inexplorée du Brésil.

La monotonie de ce voyage ne fut interrompue que par un simple hasard qui nous détourna un peu de notre route. Pour retrouver notre chemin, il nous fallut traverser des voies non frayées dans le bois, tâche dont aucun Européen ne saurait se faire une idée. Nous descendîmes de nos montures; notre guide coupa à droite et à gauche les branches d’arbres qui pendaient jusqu’à terre, et fendit le réseau serré des plantes grimpantes. Tantôt nous étions obligés de grimper par-dessus des troncs brisés, ou de nous frayer un passage au milieu des souches; tantôt nous enfoncions jusqu’aux genoux dans d’innombrables plantes grimpantes. Je doutai plus d’une fois de la possibilité de sortir de ce labyrinthe, et aujourd’hui encore j’ai de la peine à comprendre comment nous pûmes nous tirer de ce dédale de plantes.

La petite ville de Canto-Gallo, située dans une vallée étroite, compte à peine quatre-vingts maisons. La venda est dans un endroit isolé d’où l’on n’aperçoit pas la ville. Ici, la température est aussi chaude que celle de Rio-de-Janeiro.

A mon retour d’une petite promenade à la ville, je m’assis dans la venda, à côté de mon hôtesse, pour voir de plus près l’organisation d’un intérieur brésilien. Mais la bonne hôtesse ne s’occupait guère du ménage et de la cuisine. C’était l’affaire du mari, comme en Italie. Une négresse et deux négrillons s’occupaient de la broche et{74} des fourneaux. A la cuisine, tout se faisait d’une manière excessivement simple. On écrasait le sel au moyen d’une bouteille; on en faisait autant pour les pommes de terre, qu’on pressait ensuite dans la poêle avec une assiette pour leur donner la forme d’un gâteau. Un morceau de bois pointu servait de fourchette, etc. Pour chaque mets, il y avait un grand feu allumé.

Tous les blancs prenaient place à la table, sur laquelle on servait en même temps tous les mets: c’étaient du bœuf rôti froid, des fèves avec de la carna secca cuite[27], des pommes de terre, du riz, de la farine de manioc et des racines de manioc cuites. Tout le monde se servait à sa guise et prenait ce qu’il voulait. Le repas se terminait par du café noir. Quant aux esclaves, on leur donnait des fèves, de la carna secca et de la farine de manioc.

8 octobre. Le but de notre voyage d’aujourd’hui fut la fazienda de Boa-Esperanza, éloignée de 6 leguas. A une legua de Canto-Gallo, nous rencontrâmes une petite cascade, après laquelle nous traversâmes les plus superbes forêts vierges que j’aie jamais vues. On y passait par un sentier étroit tracé le long d’un petit ruisseau. Des palmiers, avec leurs couronnes majestueuses, s’élevaient fièrement au-dessus des autres arbres, dont l’épais feuillage formait au-dessous d’elles de magnifiques bosquets. Des orchidées poussaient en abondance sur les branches et les rameaux autour desquels elles s’enlaçaient, et formaient des murs de fleurs qui brillaient des couleurs les plus resplendissantes et embaumaient l’air de leurs parfums. De légers colibris gazouillaient çà et là. Le cotinga aux belles couleurs variées s’élevait timidement; des perroquets se berçaient sur les branches, et beaucoup d’autres beaux oi{75}seaux, que je ne connaissais que pour les avoir vus dans des musées, animaient ce bois enchanté. Il me semblait que j’étais dans le parc d’une fée, et à tout instant je croyais voir paraître des sylphes et des nymphes.

J’étais au comble du bonheur, et je me trouvais amplement dédommagée des fatigues de mon voyage. Une seule pensée vint jeter une ombre sur ce tableau plein de vie et de lumière: le faible mortel ose entrer en lutte avec cette nature gigantesque pour l’assouplir à sa volonté. Bientôt peut-être ce calme profond et sacré sera troublé par la hache retentissante de hardis et avides colons, épuisant toute leur industrie pour satisfaire aux besoins croissants de la vie.

En fait d’animaux dangereux, je ne vis que quelques serpents d’un vert foncé et longs d’un mètre et demi à deux mètres; une once tuée, qu’on avait dépouillée de sa peau; un lézard d’un mètre de long, qui traversa la route avec inquiétude. Quant aux singes, je n’en aperçus nulle part. Ils semblent se cacher avec plus de soin encore, dans ces bois où le pas de l’homme ne vient pas troubler leurs sauts et leurs ébats.

Sur toute la route de Canto-Gallo, jusqu’au petit village de Santa-Ritta (4 leguas), nous ne rencontrâmes que quelques plantations de café qui nous prouvèrent que le pays n’est pas entièrement désert.

Près de Santa-Ritta, dans la rivière du même nom, il y a quelques lavages d’or, et, non loin de là, on trouve aussi des diamants. Depuis que le gouvernement impérial a renoncé au monopole des fouilles, chacun est libre de chercher des diamants; cependant on y met d’ordinaire le plus grand mystère possible.

Personne ne veut avouer quel est l’objet de ses recherches, parce qu’on désire frustrer l’État de la part qui lui revient légalement. Les pierres précieuses, amenées en certains endroits, après de fortes ondées, parmi les terres,{76} les sables et les pierres, sont déterrées et recueillies avec le plus grand soin.

A Canto-Gallo, j’avais trouvé pour la dernière fois un asile dans une venda. A partir de ce moment je me trouvai réduite à l’hospitalité des maîtres de faziendas. Quand on arrive à une fazienda où l’on veut rester à dîner ou bien passer la nuit, il est d’usage de s’arrêter devant la cour et de faire demander par un domestique la permission d’entrer. Ce n’est qu’après avoir obtenu cette autorisation, presque toujours accordée, qu’on descend de son mulet et qu’on pénètre dans la cour.

Je fus reçue de la manière la plus cordiale dans la fazienda de Boa-Esperanza, et, comme j’arrivais justement à l’heure du dîner (entre trois et quatre heures de l’après-midi), on mit aussitôt deux couverts pour moi et mon domestique. Les mets étaient nombreux et assez bien préparés à l’européenne.

Dans chaque venda, ainsi que dans chaque fazienda, on s’étonnait toujours excessivement de voir arriver une femme seule avec un domestique.

La première question qu’on m’adressait était si je n’avais pas peur de traverser seule les forêts. On prenait partout mon guide à part pour s’informer du but de mon voyage. Comme je recueillais beaucoup de fleurs et que je faisais souvent la chasse aux insectes, on me croyait naturaliste, et on présumait que je voyageais dans l’intérêt de la science.

Après le dîner, la bonne et aimable ménagère me proposa de visiter les plantations de café, les magasins et autres parties curieuses de la fazienda. J’acceptai avec empressement cette proposition, qui me fournissait le moyen de voir le café passer par les diverses phases de sa préparation.

J’ai déjà raconté la manière de recueillir le café. Après cette opération, on l’étale sur de grandes aires en terre{77} battue, entourées de petits murs en maçonnerie d’un pied à peine. Ces murs ont de petites chantepleures, pour qu’en cas de pluie l’eau puisse s’écouler. C’est sur ces aires que le café est séché à un soleil brûlant. On le verse ensuite dans de grands mortiers de pierre; dix ou vingt de ces mortiers sont établis sous des chevrons, d’où des marteaux de bois viennent frapper les grains, détachent facilement la cosse. Ces marteaux sont mus par la force de l’eau. La masse écossée passe ensuite dans des boîtes de bois fixées au milieu d’une longue table; aux deux extrémités de ces boîtes sont pratiquées de petites ouvertures par lesquelles le grain tombe lentement avec la balle.

A la table sont assis des nègres qui détachent le grain de la balle et le mettent ensuite dans des chaudrons de cuivre plats chauffés légèrement. On le tourne souvent et on l’y laisse jusqu’à ce qu’il soit parfaitement séché. Ce dernier travail exige quelques soins, puisque la couleur du café dépend du degré de la chaleur; si on le sèche trop vite, il prend bientôt, au lieu de la teinte verte qu’il doit avoir, une couleur jaunâtre.

En général la culture du café n’est pas pénible, et sa récolte ne donne pas autant de mal que chez nous la récolte du blé. Le nègre reste debout pour cueillir les grains de café, et il est garanti de la grande chaleur du soleil par l’arbrisseau lui-même. Le seul danger qu’il puisse courir, c’est d’être mordu par des serpents venimeux, accident qui est heureusement très-rare.

Mais en revanche les travaux dans une plantation de sucre passent pour être excessivement pénibles, surtout l’arrachement des mauvaises herbes et la taille des cannes à sucre. Je n’ai pas encore assisté à une récolte de sucre; peut-être cela m’arrivera-t-il dans le cours de mes voyages.

Le travail finit au coucher du soleil. On compte ensuite les nègres rangés devant la maison du maître. Après{78} une courte prière on leur donne le souper, qui se compose de fèves cuites au lard, de carna secca et de farine de manioc. Au lever du soleil ils se réunissent, on les compte de nouveau, et après la prière et le déjeuner ils se mettent à l’ouvrage.

Je remarquai dans cette plantation, comme dans d’autres faziendas, vendas et maisons particulières, qu’on ne traite pas les esclaves aussi durement que nous le croyons d’ordinaire en Europe. Bien loin d’être écrasés de travail, ils n’en prennent qu’à leur aise et sont bien nourris. Leurs enfants servent de compagnons aux enfants de leurs maîtres et se chamaillent avec eux comme avec leurs égaux. Il arrive sans doute que des esclaves sont parfois maltraités et châtiés sans l’avoir mérité; mais ces injustices n’ont-elles pas lieu aussi en Europe?

Je suis certainement une grande ennemie de l’esclavage, et je saluerais son abolition avec une joie inexprimable. Mais je n’en répète pas moins que l’esclave nègre placé sous l’égide de la loi jouit d’un meilleur sort que le fellah libre d’Égypte et que beaucoup de paysans d’Europe, qui gémissent encore sous le poids de corvées. Ce qui semble surtout contribuer à rendre le sort d’un esclave préférable à celui d’un paysan corvéable, c’est que l’achat et l’entretien du premier sont dispendieux, tandis qu’on ne débourse rien pour le dernier.

La disposition des maisons des maîtres dans les faziendas est extrêmement simple. Les fenêtres n’ont pas de vitres, et sont fermées la nuit par des volets de bois. Souvent le toit sert de couverture commune à toutes les chambres, qui ne sont séparées l’une de l’autre que par des cloisons, de sorte qu’on entend distinctement la moindre parole de son voisin et le bruit de la respiration des dormeurs. Les meubles sont très-simples aussi; ils se composent d’une grande table à manger, de divans de paille tressée et de quelques chaises. Les habits pendent ordinai{79}rement aux murs; le linge seul se met dans des coffres de laiton pour le garantir contre les piqûres des fourmis et des barates.

Les enfants, même ceux des gens riches, courent souvent dans la campagne sans souliers et sans bas. Avant de les coucher, on examine s’il ne s’est pas logé de tiques dans leurs petits pieds, et, s’il s’en trouve, les plus âgés des enfants noirs les leur retirent au moyen d’une épingle.

9 octobre. De grand matin, je pris congé de mes aimables hôtes; l’excellente hôtesse me donna à emporter un poulet rôti, de la farine de manioc et du fromage, et ainsi bien munie de provisions, je continuai mon voyage.

La station voisine, Aldea do Pedro, située sur les bords du Parahyby, était éloignée de 4 leguas. On passe par de superbes forêts, et à moitié route on arrive au fleuve Parahyby, un des plus grands du Brésil, qui se distingue en outre par l’aspect tout à fait original de son lit. Il est parsemé d’écueils et de rochers innombrables, qui ressortaient alors d’autant mieux que l’eau était très-basse; partout on voyait s’élever de petites îles couvertes d’arbrisseaux ou de buissons, qui lui donnaient un charme magique. Par les temps de pluie, la plupart des rochers et des écueils sont couverts d’eau, et le fleuve lui-même paraît alors plus grand et plus majestueux; mais il n’est navigable que pour les bateaux et pour les petits radeaux.

Quand on suit les bords du fleuve, le paysage change; sur le devant, les hauteurs se transforment en monticules, en coteaux, les montagnes reculent, et, plus on approche d’Aldea do Pedro, plus la vallée s’élargit et s’étend. Ce n’est que dans le fond que s’élèvent de nouveau de belles montagnes, parmi lesquelles on en voit une isolée, assez haute et un peu nue. Ce fut celle-là que m’indiqua mon guide; il fallait la franchir, disait-il, pour pénétrer chez les pouris, qui habitaient de l’autre côté.

{80}

J’arrivai vers midi à Aldea do Pedro, petit village avec une église en briques, qui pouvait contenir deux cents habitants. J’avais eu l’intention de continuer le même jour mon voyage jusque chez les pouris; mais mon guide avait une douleur au genou, qui ne lui permit pas d’aller plus loin. Il ne me resta d’autre ressource que de descendre chez le curé, qui s’empressa de me donner l’hospitalité. Son habitation, assez commode, était contre l’église.

10 octobre. Le mal de mon guide ayant empiré, l’ecclésiastique m’offrit son nègre pour le remplacer. J’acceptai cette proposition avec reconnaissance, mais malgré cela je ne partis qu’à une heure de l’après-midi. Je n’en fus pas précisément fâchée; car, comme c’était dimanche, j’espérais voir beaucoup de gens de la campagne affluer à la messe. Mais il n’en fut rien. Bien qu’il fît un temps magnifique, il ne vint guère plus de trente personnes. Les hommes étaient tout à fait habillés à l’européenne; les femmes portaient de longs manteaux à collets et avaient autour de la tête des mouchoirs blancs, dont une partie leur couvrait aussi la figure, mais qu’elles relevèrent à l’église. Les hommes comme les femmes allaient pieds nus.

Le hasard me fournit l’occasion d’assister à un enterrement et à un baptême.

Avant que la messe commençât, je vis un bateau traverser le Parahyby; à son arrivée au rivage, on en sortit un hamac dans lequel se trouvait le mort. On le plaça dans un cercueil ouvert, et on l’exposa dans une maison proche du cimetière. Le corps était recouvert d’un voile blanc, qui laissait passer les pieds et la moitié de la tête. Celle-ci était ornée d’une coiffe pointue faite d’étoffe noire brillante.

Avant la messe mortuaire, on célébra le baptême. Le néophyte, jeune nègre de quinze ans, se tenait avec sa mère à la porte de l’église. Quand le prêtre entra pour dire la messe, il lui imprima le sceau du chrétien en passant, sans la moindre cérémonie, d’une manière peu édi{81}fiante, et même sans témoins. Aussi cette scène rapide ne parut pas faire plus d’effet sur le pauvre jeune homme qu’elle n’en aurait fait à un nouveau-né. Je crois que ni lui ni sa mère n’avaient idée de l’importance de cet acte.

Le prêtre dit ensuite rapidement la messe et bénit le mort, qui, soit dit en passant, appartenait à une famille assez aisée, et à qui, par cette raison, on fit des obsèques convenables. Mais quand on voulut le déposer dans la tombe, elle se trouva trop courte et trop étroite. On poussa, on pressa le cercueil dans tous les sens, de sorte que je m’attendais à le voir s’ouvrir, et le mort rouler sur le sol. Mais tous les efforts furent inutiles. Après plusieurs tentatives infructueuses, il fallut mettre le cercueil de côté et agrandir la fosse, ce qui ne se fit pas sans grommeler et sans proférer plus d’un juron.

Enfin, toutes ces tristes cérémonies étant finies, je retournai chez moi, et, après avoir fait un bon déjeuner à la fourchette en compagnie du prêtre, je me mis en route avec mon guide noir. Nous traversâmes à cheval une longue vallée bordée de deux superbes forêts, et nous passâmes deux fleuves, le Parahyby et le Pimba, dans des troncs d’arbres creusés. Il fallut payer un milreis pour chacun de ces misérables passages, qui offraient en outre de grands dangers, moins à cause du courant et de la petitesse de la barque qu’à cause de nos montures, qui, tenues par le licou, nageaient à côté du bateau et souvent en approchaient si près, que je craignais de le voir chavirer.

Après avoir fait 3 leguas, nous arrivâmes au dernier établissement des blancs[28]. Sur une place découverte, conquise avec peine sur la forêt primitive, s’élevait une assez grande maison en bois, entourée de quelques misérables chaumières. La maison servait de demeure aux{82} blancs, tandis que les huttes abritaient leurs esclaves. Grâce à une lettre d’introduction que m’avait donnée le curé, je fus parfaitement bien reçue. Tout dans cet établissement était organisé de manière à me faire croire que je me trouvais déjà au milieu des sauvages.

La maison était précédée d’un grand vestibule qui conduisait dans quatre pièces, dont chacune était habitée par une famille blanche. Toutes ces pièces n’avaient pour mobilier que quelques hamacs et quelques nattes de paille. Les blancs étaient accroupis à terre et jouaient avec les enfants ou s’aidaient mutuellement à se débarrasser de la vermine dont ils étaient couverts. La cuisine touchait à la maison et ressemblait à une vaste grange ouverte de tous côtés. Dans l’âtre, qui en occupait presque toute la longueur, il y avait beaucoup de feux allumés. Au-dessus de ces feux étaient suspendus de petits chaudrons, et sur les côtés on avait fixé des tourne-broches pour faire rôtir des viandes qui cuisaient moins par le feu que par la fumée. La cuisine était remplie de monde; on y voyait des blancs, des pouris et des nègres, des métis de blancs et de pouris ou de pouris et de nègres; véritables échantillons des mélanges les plus divers de ces trois principales races.

La cour fourmillait de poules, de canards et d’oies aux belles couleurs; j’y aperçus aussi trois gros porcs et des chiens affreux. Sous des cocotiers et des tamarins chargés de superbes fruits, des blancs et des hommes de couleur étaient assis isolément ou par groupes, occupés la plupart à assouvir leur faim. Les uns avaient devant eux des pots cassés ou des citrouilles dans lesquelles ils pétrissaient à pleines mains des fèves cuites et de la farine de manioc; et, quoique cela fît une pâtée peu appétissante, ils la mangeaient avec beaucoup d’avidité. D’autres se nourrissaient de viande qu’ils dépeçaient à l’aide de leurs doigts et qu’ils se fourraient dans la bouche avec des poignées de{83} farine de manioc. Les enfants avaient aussi devant eux leurs citrouilles, mais ils étaient forcés de défendre bravement leurs provisions, car tantôt une poule, tantôt un chien leur enlevait quelque morceau, ou bien c’était un petit cochon de lait qui arrivait en chancelant et qui grognait de plaisir quand il n’avait pas fait une course inutile.

Pendant que je poursuivais le cours de mes observations, des cris joyeux partirent tout à coup en dehors de la cour. Je me dirigeai aussitôt du côté d’où ils venaient, et je vis deux garçons traînant par une corde d’écorce un grand serpent d’un noir foncé, qui avait certainement plus de 2 mètres de long. Ce serpent était déjà mort. Autant que je pus comprendre ce que l’on me disait, sa morsure est si dangereuse, qu’aussitôt après avoir été mordu on enfle et on meurt.

Ces renseignements ne laissèrent pas de m’inspirer quelque inquiétude. Du moins je ne voulus pas me hasarder le soir dans les bois, où il m’aurait peut-être fallu passer la nuit sous quelque arbre, et je remis au lendemain la visite que je comptais faire aux Indiens. Les bonnes gens s’imaginèrent que j’avais peur des sauvages et ne cessèrent de m’assurer que c’étaient des hommes inoffensifs, dont je n’avais absolument rien à craindre. Comme toute ma connaissance du portugais se réduisait à peu de mots, j’eus quelque peine à me faire comprendre, et ce ne fut qu’à l’aide de gestes et quelquefois de dessins que je parvins à leur expliquer la véritable cause de ma peur.

Je passai donc la nuit chez ces blancs à moitié sauvages, qui me témoignèrent constamment le plus grand respect et me comblèrent de prévenances. Sur ma demande, on m’étendit dans la cour une natte de paille en guise de lit. Pour souper on me servit un poulet rôti, du riz, des œufs durs, et pour dessert on me donna des oranges et des gousses de tamarin; ces dernières renferment une{84} pulpe brune, dont la saveur acide est assez agréable. Les femmes se groupèrent autour de moi, et peu à peu je finis par m’entendre avec elles le mieux du monde.

Je leur montrai les fleurs et les insectes de tout genre que j’avais recueillis pendant la journée. Cela me fit regarder sans doute par elles comme une personne très-savante, à laquelle elles attribuèrent aussi des connaissances en médecine. Elles me demandèrent des conseils pour différentes maladies, douleurs d’oreilles, éruptions de peau, accidents scrofuleux chez les enfants, etc. J’ordonnai des bains tièdes, des ablutions, des frictions d’huile et de savon. Veuille le ciel que mes ordonnances aient réellement soulagé leurs maux!

Le 11 octobre je partis, accompagnée d’une négresse et d’un pouri, pour aller dans les forêts faire une visite aux Indiens. Nous eûmes souvent beaucoup de peine à nous frayer un chemin à travers les taillis; mais quelquefois aussi nous tombions sur de petits sentiers étroits par lesquels nous avancions un peu plus facilement. Au bout d’environ huit heures de marche, nous rencontrâmes quelques pouris qui nous conduisirent à peu de distance dans leurs cabanes. J’y trouvai la plus grande indigence et la plus complète misère.

Dans mes différents voyages, j’avais déjà eu le spectacle d’une pauvreté extrême, mais nulle part je ne l’avais vue aussi affreuse.

Sur un petit espace, au-dessous d’arbres élevés, se trouvaient cinq huttes, ou plutôt des toits de feuillage d’environ 5 mètres et demi de long et 3 mètres et demi de large. Quatre perches enfoncées dans la terre et une autre perche en travers formaient la charpente; quant au toit, c’étaient de grandes feuilles de palmier à travers lesquelles la pluie pouvait passer aisément. De trois côtés, ce berceau était tout à fait ouvert. Dans l’intérieur, il y avait deux ou trois hamacs, et par terre on voyait briller dans les cendres un{85} peu de feu où l’on faisait rôtir quelques racines, des épis de maïs et des bananes. Dans un petit coin, sous le toit, se trouvait entassée une petite provision de ces vivres; quelques citrouilles étaient répandues çà et là: elles servent, comme on sait, aux sauvages, de plats, de pots et de cruches. Des arcs et des flèches, leurs seules armes, étaient appuyées contre le mur au fond de la hutte.

Je trouvai les Indiens encore plus laids que les nègres. Ils ont le teint couleur bronze clair; ils sont bouffis, trapus et de grandeur moyenne. Ils ont des figures larges un peu épatées, des cheveux noirs comme du charbon et qui leur tombent épais et roides sur le visage. Les femmes tressent une partie de leur chevelure en nattes et la rattachent par derrière; elles laissent négligemment retomber le reste. Leur front est large et bas; ils ont le nez un peu écrasé, les yeux petits et peu fendus, presque semblables à ceux des Chinois, la bouche très-grande et les lèvres assez grosses. Pour faire mieux ressortir ces diverses beautés, il y a sur leur figure une forte empreinte de bêtise, exprimée surtout par leur bouche toujours ouverte.

La plupart, tant hommes que femmes, étaient tatoués en rouge ou en bleu, mais seulement autour de la bouche en forme de moustaches. Hommes et femmes fument avec passion; ils aiment l’eau-de-vie par-dessus toute chose. Leur habillement se compose de quelques haillons attachés autour des hanches.

J’avais déjà recueilli, à Novo-Friburgo, sur ces pouris, quelques détails assez intéressants que je reproduis ici sommairement.

Le nombre des Indiens encore existants au Brésil ne s’élève guère à plus de 500 000, qui, disséminés dans le cœur du pays, vivent au fond des bois.

Il ne s’établit jamais plus de six à sept familles dans le même endroit, et elles le quittent dès qu’elles ont mangé les fruits et les racines qui s’y trouvent, et tué le gibier{86} d’alentour. Beaucoup de ces Indiens ont été baptisés. Pour un peu d’eau-de-vie et de tabac ils sont tout disposés à se soumettre à cette cérémonie, et ils regrettent seulement qu’elle ne puisse pas se répéter plus souvent, d’autant plus qu’elle se fait d’une manière très-rapide. Le prêtre croit que c’est assez pour gagner une âme au ciel, et il ne s’occupe plus de l’instruction ni des mœurs des néophytes. Dès lors, ils portent bien le nom de chrétiens ou de sauvages apprivoisés, mais ils n’en vivent pas moins en païens et selon leurs anciennes mœurs.

C’est ainsi qu’ils contractent des mariages pour un temps indéterminé, qu’ils choisissent des caciques ou des chefs parmi les hommes les plus grands et les plus forts, et qu’ils observent avant comme après le baptême leurs anciennes coutumes pour les mariages et les décès, etc.

Leur langue est excessivement pauvre. Ils ne savent, dit-on, compter que jusqu’à deux, et ils se trouvent réduits à répéter toujours les chiffres un et deux quand ils veulent exprimer un plus grand nombre. Le même mot jour leur sert à désigner aujourd’hui, demain et hier. Aussi, pour en déterminer chaque fois le sens exact, ils le complètent par des signes. Ainsi ils désignent aujourd’hui en se tâtant la tête ou bien en levant la main en l’air; demain en étendant le doigt devant eux, et hier en montrant derrière eux.

Les pouris ont l’odorat excessivement développé et possèdent, dit-on, un talent tout particulier pour découvrir les nègres échappés. Ils sentent la trace du fugitif aux feuilles des arbres, et, si le nègre ne rencontre pas de fleuve où il puisse marcher ou nager pendant quelque temps, il est très-rare qu’il échappe à la poursuite de l’Indien envoyé à sa recherche. On emploie aussi ces sauvages à des travaux pénibles: pour abattre du bois, pour cultiver le maïs et le manioc, etc.; car ils sont laborieux et on ne les paye qu’avec un peu de tabac, d’eau-de-vie, ou quelque étoffe de couleur. Mais il ne faut pas songer à se{87} saisir d’eux de force. Ce sont des hommes libres, qui ne viennent chercher du travail que quand ils sont à moitié morts de faim.

Je visitai toutes les huttes de ces sauvages, et, comme mes compagnons me proclamaient partout une femme d’une grande instruction, je fus encore consultée par tous les malades.

Dans une des cabanes, je trouvai une vieille femme qui gémissait courbée dans un hamac. Quand je m’approchai d’elle, on la découvrit, et je vis que son sein était complètement rongé par un cancer. La pauvre femme ne semblait avoir aucune idée d’un pansement ni d’aucun remède pour adoucir ses souffrances. Je lui conseillai de nettoyer souvent la plaie avec une décoction de mauve[29], et d’y appliquer en outre des feuilles de mauve. Je désire que ce remède si simple ait servi au moins à rendre ses douleurs moins aiguës.

Ce terrible mal semble être assez fréquent chez les pouris; car je vis plusieurs femmes qui avaient des concrétions pierreuses aux seins ou bien qui y avaient de petits ulcères.

Après avoir tout examiné dans les huttes, j’allai avec quelques-uns des sauvages faire la chasse aux perroquets et aux singes. Nous n’eûmes pas beaucoup de peine à trouver ces deux espèces d’animaux, et j’eus occasion d’admirer l’habileté avec laquelle ces gens maniaient leurs arcs. Ils tiraient les oiseaux au vol et les manquaient rarement. Après avoir tué trois perroquets et un singe, nous retournâmes aux huttes.

Ces bonnes gens m’offrirent la meilleure de leurs cabanes, et m’invitèrent à passer la nuit chez eux. J’acceptai leur offre avec plaisir, car je me sentais un peu fatiguée de ma course forcée, ainsi que de la chaleur et de la chasse.{88} D’ailleurs, le jour commençait à baisser, et je n’aurais plus eu le temps d’arriver dans la soirée à l’établissement des blancs. J’étalai donc mon manteau par terre, je pris un morceau de bois en guise d’oreiller, et je m’assis préalablement sur ma superbe couche. Mes hôtes préparèrent le singe et les perroquets; ils les enfilèrent dans des broches de bois et les firent rôtir. Pour augmenter la bonne chère, ils mirent encore dans les cendres quelques épis de maïs et quelques tubercules. Ils apportèrent ensuite de grandes feuilles d’arbre fraîches, dépecèrent le singe avec leurs mains, en mirent une bonne partie sur des feuilles, avec un perroquet, du maïs et des tubercules, et placèrent le tout devant moi. J’avais un appétit extraordinaire, car depuis le matin je n’avais rien pris. Je commençai donc par le rôti de singe, que je trouvai délicieux; il s’en fallait de beaucoup que la chair du perroquet fût aussi délicate et aussi savoureuse.

Après le repas, je priai les Indiens de vouloir bien m’exécuter une de leurs danses, et ils s’empressèrent d’accéder à mes désirs. Comme il faisait déjà nuit, ils apportèrent beaucoup de bois, construisirent une espèce de bûcher et y mirent le feu. Les hommes formèrent un cercle tout autour et se mirent à danser. Ils jetaient leurs corps en arrière, de tous côtés, d’une manière gauche et massive, tout en remuant la tête en avant. Après cela les femmes approchèrent, mais se tinrent toujours un peu en arrière du cercle des hommes et exécutèrent les mêmes mouvements grotesques. Les hommes poussaient des cris épouvantables qui devaient représenter un chant, en faisant des grimaces et des contorsions horribles. Un des sauvages se tenait à côté des danseurs et jouait d’une espèce d’instrument fait d’une nervure de feuille de chou palmiste et long d’environ 75 centimètres; on y avait pratiqué un trou qui le traversait, et on avait relevé six fibres du tube qui étaient maintenues en l’air des deux côtés par un{89} petit chevalet. On jouait de cet instrument comme d’une guitare, avec les doigts; il avait des sons étouffés, désagréables et rauques.

Les Indiens appelèrent cette première danse une danse de paix ou de joie. Les hommes seuls en exécutèrent une autre bien plus sauvage. Après s’être armés d’arcs, de flèches et de gros bâtons, ils formèrent encore un cercle; mais leurs mouvements furent bien plus vifs et plus violents que dans la première danse; ils frappaient autour d’eux avec leurs bâtons d’une manière effroyable. Puis ils se dispersèrent brusquement, tendirent les arcs, y mirent les flèches et simulèrent une décharge sur les ennemis en fuite. Ils poussèrent en même temps des cris perçants qui retentirent dans toute la forêt; saisie d’épouvante, je me levai en sursaut, car je me croyais réellement entourée d’ennemis et tombée en leur pouvoir, sans espoir de salut et de délivrance. Aussi je fus enchantée que cette affreuse danse de victoire fût bientôt finie.

Enfin, comme j’allais me livrer au repos et que peu à peu le silence s’établissait autour de moi, une autre angoisse s’empara de mon esprit. Je tremblais en songeant à la quantité de bêtes féroces, aux terribles serpents qui pouvaient se trouver autour de nous, et en pensant à l’endroit ouvert et sans défense où je devais passer la nuit. Longtemps la crainte me tint éveillée, et souvent je crus entendre du bruit dans les feuilles, comme si une des bêtes redoutées se fût frayé un chemin pour arriver à moi. Mais enfin le corps épuisé de fatigue réclama ses droits; j’appuyai ma tête sur le bloc de bois, et je me consolai en pensant que le danger n’était pas si grand que veulent le faire croire tant de voyageurs; car autrement les sauvages ne vivraient pas dans des cabanes ouvertes sans prendre les moindres précautions.

Le 12 octobre au matin je pris congé des sauvages et je leur fis cadeau de différents objets de parure en bronze;{90} ils en furent si ravis, qu’ils m’offrirent tout ce qu’ils possédaient. J’emportai comme souvenir de cette visite un arc et deux flèches; et après avoir, à mon retour, distribué des cadeaux semblables aux habitants de la maison en bois, je montai sur mon mulet et j’arrivai le même soir assez tard à Aldea do Pedro.

Le 13 octobre au matin je fis mes adieux à l’ecclésiastique qui s’était montré si complaisant envers moi, et je me mis en route avec mon ancien domestique. Je retournai à Novo-Friburgo par le même chemin que j’avais suivi en venant, et je n’employai que trois jours au lieu de quatre. Je trouvai le comte de Berchtold tout à fait remis. Aussi, nous résolûmes, avant de rentrer à Rio-de-Janiero, de faire encore une excursion à une belle cascade éloignée d’environ 3 leguas de Novo-Friburgo. Mais ayant appris par hasard que le baptême de la princesse Isabelle devait avoir lieu le 19 octobre, et ne voulant pas manquer cette fête intéressante, nous préférâmes retourner immédiatement à Rio-de-Janeiro. Nous prîmes la même route que nous avions déjà suivie pour venir, jusqu’à environ une legua avant Ponto de Pinheiro. Là, nous nous détournâmes de notre chemin pour aller à Porto de Praja. Cette tournée était par terre de 8 leguas plus longue, et elle se fait par mer d’autant plus vite, que de Porto de Praja on va à Rio-de-Janeiro en une demi-heure par le bateau à vapeur.

Le pays de Pinheiro était en grande partie triste et ennuyeux, un véritable désert dont la monotonie n’était interrompue que rarement par des bois chétifs ou de basses collines. Nous ne jouîmes de nouveau du beau spectacle des hautes montagnes qu’en approchant de la capitale.

Il me faut encore rappeler une erreur plaisante de M. Beske, de Novo-Friburgo, que nous eûmes d’abord de la peine à nous expliquer, mais qui nous fit beaucoup rire plus tard, quand nous l’eûmes comprise. M. Beske nous{91} avait recommandé un guide qu’il nous avait dépeint comme un véritable comptoir de renseignements; il devait pouvoir répondre d’une manière parfaite à toutes nos questions sur les arbres, les plantes, les contrées, etc. Nous nous estimions fort heureux d’avoir rencontré un tel phénix; aussi n’eûmes-nous rien de plus pressé que de mettre à chaque instant son savoir à l’épreuve; mais il ne sut nous renseigner sur rien. Lui demandions-nous le nom d’une rivière, elle était à ses yeux trop petite pour avoir un nom; les arbres étaient trop insignifiants, les plantes trop communes. Cette ignorance nous parut par trop forte; aussi, ayant voulu avoir le mot de l’énigme, nous apprîmes que M. Beske n’avait pas voulu parler de l’homme qui nous servait de guide, mais du frère de celui-ci, qui malheureusement était mort depuis six mois, circonstance que M. Beske devait avoir oubliée.

Le 18 octobre au soir, nous arrivâmes heureusement à Rio-de-Janeiro. Nous nous informâmes aussitôt de la fête du baptême, et nous apprîmes qu’on ne célébrait, le lendemain 19, que la fête de l’empereur; nous nous étions pressés inutilement de revenir, nous aurions eu tout le loisir de contempler la belle chute d’eau des environs de Novo-Friburgo.

J’avais fait pendant cette excursion:

De Rio-de-Janeiro à Sampajo8leguas.
De Sampajo à Novo-Friburgo20 
De Novo-Friburgo chez les Indiens28 
En tout 56 leguas.

Pour revenir, nous ne fîmes qu’un détour de 2 leguas.

{92}

CHAPITRE V.

Départ de Rio-de-Janeiro—Santos et Santo-Paulo.—Circumnavigation du cap Horn.—Arrivée à Valparaiso.

Quand j’arrêtai ma place sur le beau bateau anglais John Renwick, commandé par le capitaine Bell, au prix de 25 livres sterling, ce dernier me promit d’être prêt à s’embarquer au plus tard le 25 novembre, et de n’entrer dans aucun port intermédiaire, mais de faire directement voile pour Valparaiso. Je crus à la première assertion, parce qu’il m’avait assuré que chaque jour de retard lui coûtait sept guinées. J’ajoutai foi à la seconde promesse, parce que j’aime à croire tous les hommes, même les capitaines de vaisseau.

Je fus trompée sur les deux points; car ce ne fut que le 8 décembre que je fus prévenue de me rendre le soir à bord, et le capitaine m’apprit qu’il s’arrêterait à Santos pour se munir de vivres; car, disait-il, les provisions y étaient bien moins chères qu’à Rio-de-Janeiro. Il devait aussi, par la même occasion, débarquer une cargaison de charbon de terre et prendre du sucre en échange; mais il me cacha cette dernière circonstance jusqu’à son arrivée à Santos même. Il m’assura toutefois que tout cela ne lui prendrait pas plus de trois à quatre jours.

Je pris congé de mes amis, et je me rendis le soir à bord, où m’accompagnèrent le comte Berchthold et MM. Geiger et Rister.

Le 9 décembre de grand matin on leva l’ancre; mais le vent fut si peu favorable, qu’il nous fallut louvoyer toute la journée pour entrer en pleine mer.

{93}

Le 10 seulement nous perdîmes la terre de vue.

Indépendamment de moi, il y avait encore sur le vaisseau huit passagers: cinq Français, un Belge et deux Milanais. Je pouvais considérer ces deux derniers presque comme mes compatriotes; aussi nous nous liâmes bientôt.

Les deux Italiens doublaient le cap Horn pour la seconde fois de cette année. Leur premier trajet n’avait pas été heureux; ils étaient arrivés au cap pendant la saison d’hiver, qui dure, dans ces froides régions du Sud, depuis le mois d’avril jusque vers le mois de novembre[30]. Ils n’avaient pas pu doubler le cap; toujours repoussés par de violents coups de vent et par des tempêtes, pendant quinze jours d’une longueur mortelle, ils avaient lutté en vain sans avancer d’un pas. L’équipage perdit alors courage et prétendit qu’il valait mieux retourner et attendre des vents plus favorables; mais le capitaine ne partagea pas cette opinion, et sut enflammer le courage de ses gens à tel point, qu’ils tentèrent une nouvelle lutte contre les éléments: ce fut la dernière. La même nuit, une lame épouvantable passa par-dessus le vaisseau, détruisit tout ce qui se trouvait sur le pont, et entraîna le capitaine et six matelots au fond de la mer. L’eau pénétra par flots dans les cajutes et chassa tout le monde hors des lits. Il fallut couper le grand mât; le parapet du vaisseau, les chaloupes, la barre du gouvernail, tout fut entraîné par l’eau. Les pilotes virèrent de bord; et, après un long et pénible voyage, ils parvinrent à rentrer dans le port de Rio-de-Janeiro avec leur vaisseau à moitié désemparé.

Ce récit n’était pas pour nous de bon augure; mais la belle saison et la bonté de notre vaisseau nous ôtèrent toute crainte. En effet, notre navire était excellent sous tous les{94} rapports; il avait de grandes et belles cabines, un capitaine extrêmement complaisant, et la nourriture aurait pu satisfaire l’homme du goût le plus délicat. Tous les jours on nous servait des poulets rôtis ou à la daube, des canards ou des oies, de la viande fraîche de mouton ou de porc, des mets aux œufs, des plumpuddings et des pâtés; outre cela, des hors-d’œuvre, du jambon, du riz, des pommes de terre, des légumes, et pour dessert des fruits secs, des noix, des amandes, du fromage, etc. On ne manqua pas non plus un seul jour de pain frais ni de bon vin. Nous reconnûmes tous que nous n’avions encore été traités aussi bien sur aucun voilier; aussi pouvions-nous, sous ce rapport, affronter gaiement le voyage.

Dès le 12 décembre, nous vîmes les montagnes de Santos, et à neuf heures du soir nous arrivâmes à une baie que le capitaine prit pour celle de Santos. On alluma des torches à différentes reprises, et on les tint très-haut au-dessus du bord pour appeler un pilote côtier, mais il n’en parut aucun; nous nous vîmes forcés de jeter l’ancre à tout hasard à l’entrée de la baie.

Le 13 décembre, au matin, un pilote arriva à bord et nous surprit en nous déclarant que nous étions à l’ancre dans une fausse baie. Nous en sortîmes avec beaucoup de peine, pour entrer vers midi seulement dans la baie de Santos. Nous y aperçûmes tout d’abord un joli petit château que nous prîmes pour un des édifices avancés de la ville, et nous fûmes enchantés d’avoir atteint si tôt notre première destination. Mais en approchant, nous ne vîmes point de ville, et nous apprîmes que le château était un petit fort et que Santos était situé sur une seconde baie communiquant avec celle-ci par un étroit bras de mer. Malheureusement le vent était tombé; il nous fallut rester toute la journée à l’ancre, et le 14 décembre seulement, vers le milieu du jour, une légère brise nous permit de pénétrer dans le port de la ville.

{95}

Santos est dans une position ravissante, à l’entrée d’une grande vallée. De jolies collines ornées de chapelles et de maisons isolées s’élèvent des deux côtés, et d’assez grandes montagnes formant un vaste hémicycle autour de la vallée se rattachent à ces collines; au premier plan se trouve une île charmante.

A peine fûmes-nous arrivés à Santos que le capitaine nous annonça que nous y resterions au moins cinq jours. Les deux Milanais, un des Français et moi, nous résolûmes de profiter de ce délai pour faire une excursion à Santo Polo et pour voir cette ville continentale[31], la plus grande du Brésil, éloignée de 10 leguas de Santos. Nous louâmes le même soir des mulets à raison de 5 milreis chacun, et nous nous mîmes en route.

Le 15 décembre, de grand matin, nous nous armâmes de doubles pistolets chargés à balles, car on nous avait fait grand’peur des nègres marrons[32], dont une centaine environ, à ce qu’on nous disait, demeuraient dans les montagnes, et, ajoutait-on, leur audace était si grande, qu’ils étendaient leurs courses jusque dans le voisinage de Santos.

Les deux premières leguas conduisaient, à travers la vallée, vers la haute montagne que nous avions à franchir. La route était très-bonne et plus fréquentée que toutes celles que j’avais parcourues jusqu’alors dans le Brésil. On a jeté sur les rivières de Vicente et de Cubatao de jolis ponts de bois dont un est même couvert; aussi est-on forcé de payer un péage assez élevé.

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Dans une des auberges ou vendas placées au pied des montagnes, nous mangeâmes une bonne omelette; nous fîmes provision de cannes à sucre, dont le suc offre un excellent rafraîchissement dans la grande chaleur, et ensuite nous nous mîmes à gravir la Serra, haute de 1000 mètres environ. Le chemin était épouvantable, escarpé, rempli de fondrières, de crevasses et de bourbiers dans lesquels nos pauvres bêtes enfonçaient souvent jusqu’au-dessus des genoux. Il nous fallut longer des gorges et des précipices au fond desquels on entendait retentir le fracas des torrents, mais sans les apercevoir jamais, car ils étaient couverts d’épais buissons. Notre chemin nous conduisit aussi à travers des forêts primitives; mais elles étaient loin d’être aussi épaisses et aussi belles que celles que j’avais traversées dans mon voyage chez les pouris. Les palmiers y manquaient presque entièrement, et ceux que nous rencontrâmes, en petit nombre, rappelèrent à notre souvenir, par leur tige frêle et par leur maigre couronne, des régions plus froides.

Nous eûmes de la Serra une vue extraordinaire: toute la vallée avec ses bois et ses campagnes s’étalait devant nous jusqu’aux baies; les petites huttes disséminées çà et là disparaissaient à nos yeux; nous découvrions seulement, tout à fait dans le lointain, une partie de la ville et les mâts de quelques vaisseaux.

Bientôt une courbure du chemin nous déroba ce tableau charmant. Nous quittâmes la Serra, et nous entrâmes dans un pays de collines boisées, coupé çà et là de vastes champs de verdure couverts de basses broussailles et de nombreuses taupinières hautes de deux pieds.

Entre Santos et Santo Paulo, à mi-route, se trouve Rio-Grande, dont les maisons sont tellement éloignées l’une de l’autre, comme c’est la mode au Brésil, qu’elles ne semblent pas faire partie du même endroit. C’est à Rio-Grande que demeure le propriétaire des mulets dont on{97} se sert pour ce voyage, et c’est là qu’on le paye. Si l’on tient à continuer le voyage immédiatement, on échange les mulets fatigués contre d’autres tout frais. Mais si l’on préfère s’arrêter pour dîner ou pour passer la nuit, on trouve une bonne nourriture et des chambres fort propres pour lesquelles il n’y a rien à payer, car tout cela est compris dans les cinq milreis.

Nous nous fîmes servir promptement quelque chose à manger, et nous nous empressâmes de partir pour faire la seconde partie du chemin avant le coucher du soleil. Plus on approche de la ville, plus on voit la plaine s’élargir. La beauté du paysage diminue beaucoup, et je vis là pour la première fois depuis mon départ d’Europe des champs et des collines de sable. La ville elle-même, située sur une colline, se présente assez bien; elle compte environ 22 000 habitants; c’est une place importante pour le commerce intérieur du pays. Cependant elle n’a pas un hôtel ni même une simple auberge où les étrangers puissent trouver à se loger.

Quand nous demandâmes une auberge, on nous désigna, après beaucoup de questions, un Allemand et un Français, en nous faisant observer que tous les deux recevaient des étrangers par complaisance. Nous commençâmes par l’Allemand; mais celui-ci nous renvoya tout simplement en nous disant qu’il n’avait plus de place. De chez l’Allemand nous nous rendîmes chez le Français, qui nous adressa à un Portugais, et, quand nous arrivâmes chez le Portugais, il nous fit la même réponse que l’Allemand.

Nous nous trouvâmes alors dans le plus grand embarras; notre pénible voyage avait tellement fatigué le Français, qu’il ne pouvait presque plus se tenir en selle.

Dans cette situation critique, je me souvins de la lettre de recommandation que M. Geiger, de Rio-de-Janeiro, m’avait donnée pour un Allemand établi à Santo Paulo,{98} M. Loskiel. J’avais eu d’abord l’intention de ne remettre la lettre que le lendemain; mais, comme nécessité ne connaît pas de loi, j’allai le trouver dans la soirée même.

Il eut la bonté de s’intéresser vivement à nous. Il me garda chez lui ainsi qu’un de mes compagnons d’infortune; quant aux deux autres, il les logea chez son voisin et il nous invita tous à dîner. Nous apprîmes alors que personne à Santo Paulo, pas même un aubergiste, ne recevrait un étranger sans une lettre de recommandation. Il est heureux pour les voyageurs que cette singulière coutume ne règne pas partout.

16 décembre. Après nous être reposés parfaitement de nos fatigues de la veille, nous résolûmes d’examiner les curiosités de la ville. Quand nous consultâmes à cet égard notre aimable hôte, il haussa les épaules et nous dit qu’il n’en connaissait aucune, à moins que nous ne voulussions considérer comme telle le jardin botanique.

Nous sortîmes donc après le déjeuner pour voir d’abord la ville, et nous y trouvâmes plus de jolies maisons bâties que n’en possède, comparativement à sa grandeur, Rio-de-Janeiro. Mais les constructions y manquaient également de goût et de style. Les rues sont assez larges, mais excessivement désertes, et le silence général qui règne dans toute la ville n’est interrompu que par le bruit incessant des charrettes de paysans. Ces charrettes reposent sur deux roues, ou pour mieux dire sur deux poulies de bois qui souvent ne sont pas même retenues par un cercle de fer. Les essieux, également en bois, ne sont jamais graissés, ce qui produit une musique infernale.

Le climat de Santo Paulo est très-chaud, et une mode assez étrange s’est établie dans le pays. Tous les hommes, à l’exception des esclaves, portent de grands manteaux de drap qu’ils rejettent par-dessus l’épaule; je vis même beaucoup de femmes enveloppées de larges collets de drap.

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Santo Paulo possède une université; mais les étudiants qui viennent de la campagne ou des villages ont le désagrément de ne trouver personne qui veuille les recevoir. Ils sont forcés de louer des logements, de les meubler et d’avoir un ménage à eux.

Nous visitâmes encore quelques églises qui n’ont rien de curieux, ni à l’intérieur ni au dehors. Nous terminâmes par le jardin botanique, qui, à l’exception d’une plantation de thé, n’offrait également rien d’intéressant.

Tout cela ne nous demanda que peu d’heures, et nous aurions pu facilement reprendre le lendemain le chemin de Santos. Mais le Français, que sa trop grande fatigue avait empêché de nous accompagner dans notre promenade, nous pria de retarder notre départ d’une demi-journée, et de vouloir bien passer la nuit à Rio-Grande. Nous nous rendîmes volontiers à son désir, et nous nous mîmes en route dans l’après-midi du 17 décembre, après avoir remercié cordialement M. Loskiel de l’aimable hospitalité qu’il avait bien voulu nous accorder.

A Rio-Grande, nous trouvâmes un excellent souper, des chambres très-commodes, et le lendemain matin un bon déjeuner.

Le 18 décembre, nous arrivâmes heureusement à midi à Santos, et le Français nous avoua alors que le voyage (de 10 leguas) de Santo Paulo l’avait tellement épuisé, qu’il craignait d’en faire une maladie. Cependant il reprit ses forces au bout de quelques jours; mais il nous assura qu’il ne ferait pas de sitôt une excursion dans notre société.

Notre première question au capitaine fut: «Quand mettra-t-on à la voile?» Il nous répondit très-poliment qu’il partirait aussitôt qu’il aurait déchargé deux cents tonnes de charbon de terre, et embarqué une cargaison de six mille sacs de sucre. C’est ainsi que nous restâmes à Santos trois semaines qui me parurent une éternité.

La seule distraction des hommes, pendant ce temps, fut{100} la chasse; pour moi, je n’en eus pas d’autre que de me promener et de prendre des insectes.

Nous fêtâmes encore à Santos le jour de l’an de 1847. Enfin le 2 janvier nous fûmes assez heureux pour dire adieu à la ville. Mais nous n’allâmes pas loin, car dès la première baie le vent nous abandonna et ne se leva plus qu’après minuit. C’était justement un dimanche, et, comme ce jour-là un véritable Anglais ne met pas à la voile, nous restâmes toute la journée du 3 janvier à l’ancre, et nous suivîmes avec des regards douloureux deux vaisseaux, dont les capitaines, malgré la sainteté du jour, profitèrent d’une légère brise et passèrent gaiement devant nous.

Le même soir, il entra dans la baie un vaisseau que notre capitaine déclara être un négrier. Ce vaisseau se tint aussi éloigné que possible du fort et jeta l’ancre à l’extrémité de la baie. Comme il faisait un très-beau clair de lune, nous nous promenâmes encore fort tard sur le pont, et nous vîmes, en effet, de petits canots chargés de nègres approcher de la côte. Un officier du fort alla, il est vrai, visiter le vaisseau suspect; mais les explications du capitaine lui parurent sans doute satisfaisantes, car il quitta bientôt après le négrier, et le débarquement des esclaves continua très-tranquillement toute la nuit sans que rien vînt y mettre obstacle.

Quand nous passâmes, le 4 janvier au matin, près de ce vaisseau, nous vîmes encore beaucoup de ces malheureux sur le pont. Notre capitaine demanda au négrier combien d’esclaves il avait eus à bord, et nous apprîmes avec surprise que le nombre s’était élevé à six cent soixante-dix.

On a déjà assez parlé et assez écrit sur cette traite affreuse. Tout le monde l’abhorre comme une tache honteuse pour le genre humain; cependant elle continue toujours d’exister.

Cette journée se présenta en général à nous sous de fort{101} tristes auspices; car à peine avions-nous perdu de vue le négrier, que nous faillîmes avoir à notre bord un suicide.

Le steward (maître d’hôtel) du vaisseau, jeune mulâtre, avait la mauvaise habitude de faire un trop grand usage de boissons fortes. Le capitaine l’avait menacé plusieurs fois, mais sans résultat, des châtiments les plus sévères. Ce matin, il était tellement ivre, que les matelots furent forcés de le porter dans un coin de l’avant du vaisseau, pour qu’il se dégrisât au grand air. Mais tout à coup le malheureux se leva, grimpa sur le beaupré et se précipita dans la mer. Heureusement il y avait presque calme plat; la mer était tout à fait paisible et on pouvait espérer le sauver. Il reparut bientôt contre les haubans du vaisseau, et aussitôt on lui jeta des cordages de tous côtés. L’amour de la vie se réveilla en lui et lui fit saisir involontairement les cordes; mais il n’eut pas assez de force pour s’y cramponner; il se laissa retomber. Ce ne fut qu’après beaucoup d’efforts que les braves matelots parvinrent à le soustraire à la mort. A peine revenu à lui-même, il voulut de nouveau se jeter à la mer, en criant qu’il était las de vivre. Comme il se démenait en véritable forcené et qu’on ne pouvait pas venir à bout de lui, le capitaine lui fit lier les mains et les pieds et le fit enchaîner au mât. Le lendemain il fut destitué de sa charge et adjoint comme aide au nouveau maître d’hôtel nommé à sa place.

5 janvier. Calme presque constant. Notre cuisinier prit un poisson long d’un mètre et remarquable par ses couleurs changeantes. En sortant de l’eau il est jaune comme de l’or, couleur qui lui vaut son nom de dorade. Mais au bout d’une ou deux minutes, le jaune éclatant se change en un bleu azur, et, après qu’il est mort, son ventre reprend une nuance jaune clair et son dos une teinte brun vert. On le range parmi les poissons de la meilleure espèce, mais je trouvai sa chair un peu sèche.

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Le 9 janvier, nous nous trouvâmes au milieu du fleuve de Rio-Grande. Le soir, nous nous attendions à une violente tempête. Le capitaine courait à chaque instant au baromètre et faisait prendre toutes les mesures de précaution. Bientôt des nuages noirs s’amoncelèrent au-dessus de nous, et le vent augmenta tellement, que le capitaine fit fermer avec soin toutes les écoutilles et ordonna à l’équipage de se tenir prêt à carguer les voiles au premier commandement. A huit heures la tempête éclata. Des éclairs sillonnaient sans cesse l’horizon dans tous les sens et éclairaient la manœuvre des matelots. Les roulements du tonnerre étouffaient la voix du capitaine, et les flots écumants se précipitaient avec une extrême violence par-dessus le pont, comme s’ils voulaient tout emporter et tout engloutir. Si l’on n’avait pas tendu le long du pont supérieur des cordages auxquels les matelots pouvaient se tenir, ils auraient été indubitablement entraînés par ces masses d’eau.

C’est vraiment une chose unique qu’une pareille tempête. On se trouve seul sur l’immensité de l’Océan, loin de tout secours humain, et on sent plus que jamais qu’on est tout entier dans la main de Dieu. Si, dans un moment aussi redoutable et aussi sublime, on ne croit pas à Dieu, c’est qu’on a l’esprit frappé à jamais d’aveuglement. Une sérénité calme remplissait mon âme à la vue de ces grands phénomènes de la nature; je me faisais souvent attacher près du gouvernail, je laissais passer les terribles vagues par-dessus moi pour bien me repaître de ce spectacle, et je n’éprouvais aucune crainte, mais j’étais pleine de confiance et de résignation.

Au bout de quatre heures, la tempête avait cessé de sévir et elle fit place à un calme complet.

Le 10 janvier nous aperçûmes quelques grandes tortues de mer et une baleine. Cette dernière était encore jeune et avait environ 12 mètres de long.

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11 janvier. Nous étions au milieu du Rio-Plato[33], et nous trouvâmes la température déjà assez rafraîchie.

Jusqu’ici nous n’avions pas encore rencontré de varech ni de mollusques. Cette nuit seulement, nous vîmes pour la première fois, au fond de la mer, des mollusques qui brillaient comme des étoiles.

Dans ces régions, la constellation de la Croix du Sud jette un éclat de plus en plus brillant, mais pas aussi merveilleux que l’ont dit bien des voyageurs dans leurs descriptions. Les étoiles, au nombre de quatre, et qui ont à peu près cette forme _{*}* _{*}*, sont, il est vrai, grandes et brillantes; mais elles ne nous inspirèrent pas plus d’enthousiasme que les autres constellations. En général, beaucoup de voyageurs mettent une grande exagération dans leurs récits; ils dépeignent des choses qu’ils n’ont pas vues eux-mêmes et qu’ils ne connaissent que par ouï-dire, ou bien, s’ils les ont vues, ils les décrivent avec trop d’imagination.

16 janvier. Sous le 37e degré de latitude, nous arrivâmes à un courant rapide qui allait du sud au nord, et qu’une ligne jaune traversait par le milieu. Le capitaine pensa que cette ligne jaune provenait d’une bande de petits poissons. Je me fis monter de l’eau dans une tonne, et j’y trouvai en effet une grande quantité de petites bêtes vivantes, mais qui, à mon avis, appartenaient à l’espèce des mollusques, et non pas à celle des poissons. Tous ces êtres avaient environ 7 ou 8 centimètres de long et étaient transparents comme les bulles d’eau les plus fines; sur le devant, ils avaient des points blancs et jaune clair, et en dessous quelques tentacules.

Dans la nuit du 20 au 21 janvier, nous fûmes assaillis par une très-forte tempête; notre grand mât en fut tellement endommagé, que le capitaine prit la résolution d’en{104}trer le plus tôt possible dans un port afin de le remplacer. Pour le moment, il se contenta de le maintenir avec des cordages, des chaînes et des crampons de fer.

Sous le 43e degré de latitude, nous rencontrâmes les premiers varechs. La chaleur commençait à diminuer sensiblement; nous avions souvent à peine de 12 à 14 degrés.

23 janvier. La Patagonie est si près de nous, que nous distinguons facilement les contours du pays.

26 janvier. Nous longeons constamment la côte. Sous le 50e degré de latitude, nous voyons les montagnes de craie de la Patagonie. Nous passons près des îles Falkland, qui s’étendent du 51e au 52e degré, mais sans les apercevoir, car nous nous tenions le plus près possible du continent, pour ne pas dépasser le détroit de Magellan.

Le capitaine étudiait depuis plusieurs jours un livre anglais qui, selon lui, prouvait clairement que la traversée par le détroit de Magellan était moins dangereuse et beaucoup plus courte que la circumnavigation du cap Horn. Je lui demandai comment il se faisait que les autres navigateurs n’eussent aucune connaissance de ce livre important, et pourquoi tous les vaisseaux allant à l’ouest de l’Amérique tournaient le cap Horn. Il ne sut rien me répondre, si ce n’est que ce livre était trop cher, et que c’était pour cela que personne ne l’achetait[34].

J’accueillis avec plaisir cette pensée hardie du capitaine. Je voyais déjà des Patagons de six pieds de haut naviguer vers nous dans leurs barques, j’échangeais déjà des rubans et des mouchoirs de couleur pour des coquillages, des plantes, des parures et des armes. Ce qui mettait le{105} comble à ma joie, on devait aborder à Famine (port de Patagonie) pour réparer la partie supérieure de notre grand mât. Combien je rendais secrètement grâce à la tempête d’avoir mis notre vaisseau en ce triste état!

Mais je ne fus que trop tôt arrachée à ces beaux rêves et à ces belles espérances. Le 27 janvier, on prit la longitude et la latitude, et on trouva que le détroit de Magellan était déjà à vingt-sept minutes ou vingt-sept milles marins derrière nous. Cependant, comme il faisait un calme plat, le capitaine promit, s’il se levait un vent favorable, d’essayer de rentrer dans le détroit.

Je ne crus plus à la réalisation de ce projet, et j’eus raison. Une brise à peine sensible s’éleva vers midi, et le capitaine, rayonnant de joie, la déclara très-favorable pour tourner le cap Horn. S’il avait sérieusement voulu traverser le détroit de Magellan, il n’aurait eu qu’à croiser quelques heures, car bientôt après le vent changea et souffla justement du côté du canal.

29 janvier. Nous restâmes toujours si près de la Terre de feu, qu’à l’œil nu nous distinguions chaque buisson. Au bout d’une heure nous aurions pu aborder, et cela n’aurait en rien retardé notre voyage, puisqu’à chaque instant le vent tombait et nous forçait de nous arrêter; mais le capitaine ne le permit pas, car d’un moment à l’autre le vent pouvait se lever.

Les bords paraissaient assez escarpés, mais peu élevés: sur le devant, de maigres prés alternaient avec des plaines de sable; dans le fond, on voyait des chaînes de collines boisées, et au delà, des montagnes couvertes de neige. En somme, le pays me parut beaucoup plus habitable que l’Islande, que j’avais visitée dix-huit mois auparavant. La chaleur doit aussi y être plus forte, puisque le thermomètre marquait de dix à douze degrés en pleine mer.

Je vis trois espèces de varech ou goëmon, mais je ne pus m’en procurer qu’un seul échantillon. Il ressemblait{106} assez à celui que j’avais vu sous le 44e degré de latitude. La seconde espèce en différait aussi fort peu; la troisième seule avait des feuilles en pointe qui, réunies toujours plusieurs ensemble, formaient des éventails de quelques pieds de hauteur et de largeur.

Le 30 janvier, nous approchâmes tout contre les îles Staatenland. Elles sont situées entre le 56e et le 57e degrés de latitude, se composent de hautes montagnes toutes nues, et sont séparées de la Terre de feu par un détroit large de sept milles et à peu près aussi long, nommé le Maire.

Le capitaine nous raconta, à la manière des marins, qu’un jour, en passant par ce détroit, son vaisseau, entraîné par un fort courant, s’était mis à danser et avait bien tourné mille fois, je dis mille fois, sur lui-même. Les récits du capitaine avaient, il est vrai, perdu beaucoup de leur créance à mes yeux; cependant je ne détournai pas les yeux d’un brick de Hambourg qui passait par hasard à côté de nous: je voulais absolument le voir danser; mais ni lui ni notre vaisseau ne me fit ce plaisir. Aucun des deux bâtiments ne daigna tourner une seule fois, et la seule chose curieuse, ce fut de voir le détroit agité et écumant tandis qu’à ses deux extrémités, la mer s’étendait devant nous dans une paisible majesté. En une heure nous eûmes franchi le détroit, et je pris la liberté de demander au capitaine pourquoi notre vaisseau n’avait pas dansé. Il me répondit que cela tenait à ce que le vent et le courant nous avaient favorisés. Peut-être, s’il en avait été autrement, aurait-il tourné quelques fois sur lui-même, mais certainement il n’aurait pas fait mille tours.

Du reste, c’était là le nombre favori de notre bon capitaine. C’est ainsi qu’un monsieur de notre société lui demandant quels étaient les premiers hôtels de Londres, il répondit aussitôt qu’il était impossible d’en savoir les noms, puisqu’il y avait plus de mille hôtels de premier ordre.

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De l’avis des navigateurs, c’est au détroit le Maire que commence le trajet dangereux autour du cap Horn, et il ne finit que sur la côte occidentale d’Amérique, à la hauteur du détroit de Magellan. Nous fûmes accueillis immédiatement à l’entrée par deux coups de vent excessivement violents, dont chacun dura environ une demi-heure, et qui venaient des gorges de glace de la Terre de feu; ils nous déchirèrent deux voiles et brisèrent la grande vergue de misaine, et cependant les matelots étaient lestes et nombreux. On ne compte que soixante milles depuis la sortie du détroit le Maire jusqu’à l’extrémité du cap, et nous mîmes trois jours à faire ce trajet.

Ce n’est que le 3 février que nous fûmes assez heureux pour atteindre la pointe méridionale de l’Amérique, si redoutée par tous les marins. Des montagnes nues et pointues, dont une ressemble à un cratère éteint, terminent cette chaîne imposante, et un superbe groupe de roches noires et colossales (peut-être en basalte), aux formes et aux figures les plus diverses, s’élève devant ces montagnes et n’en est séparé que par un bras de mer très-étroit. La pointe culminante du cap Horn a 180 mètres de haut. C’est à cet endroit que, suivant la géographie, l’océan Atlantique change de nom et prend celui d’océan Pacifique. Mais les marins ne lui donnent ce nom qu’à la hauteur du détroit de Magellan, parce que jusqu’à cet endroit la mer est toujours houleuse. Nous en fîmes nous aussi l’expérience. De violentes tempêtes nous poussèrent jusqu’au 60e degré de latitude et brisèrent le mât de perroquet, qu’il avait fallu hisser malgré la mer agitée; le roulis du vaisseau fut si fort, que souvent il nous fut impossible de dîner à table; nous étions forcés de nous accroupir par terre et de maintenir notre assiette avec la main. Par une de ces belles journées, le garçon tomba sur moi avec sa cafetière et m’arrosa du contenu, qui était bouillant; par bonheur il n’y en eut qu’une faible par{108}tie répandue sur mes mains, et le mal ne fut pas bien grand.

Enfin, après avoir lutté pendant quinze jours contre les flots et les tempêtes, contre la pluie et le froid[35], nous arrivâmes à la hauteur du détroit de Magellan, sur la côte occidentale, laissant ainsi derrière nous la partie la plus dangereuse du voyage.

Pendant ces quinze jours nous ne vîmes que très-rarement des baleines et des albatros[36]; quant aux montagnes de glace flottante, nous n’en aperçûmes pas du tout.

Sur la foi de son nom, nous comptions naviguer paisiblement sur l’océan Pacifique. En effet, tout alla bien pendant trois jours; mais, dans la nuit du 19 au 20 février, nous fûmes assaillis par une tempête tout à fait digne de la mer Atlantique. Elle dura près de vingt-quatre heures et nous enleva quatre voiles. Le plus grand mal provint de vagues terribles, qui passèrent avec tant de violence par-dessus le vaisseau, qu’elles arrachèrent une planche du pont supérieur, et que l’eau pénétra dans la cargaison de sucre. Le pont fut en quelque sorte changé en lac; il fallut ouvrir les grandes écoutilles sur les côtés, pour faire écouler l’eau plus vite; le vaisseau lui-même faisait par heure près de deux pouces d’eau. On ne put pas allumer de feu; aussi nous trouvâmes-nous réduits au pain, au fromage et au jambon cru, aliments que nous portions à notre bouche avec beaucoup de peine, en nous tenant accroupis sur le plancher.

Le dernier petit baril d’huile à brûler devint aussi la proie de cette tempête. Il fut arraché par le vent et mis en pièces. Le capitaine craignant de manquer d’huile pour{109} éclairer la boussole jusqu’à Valparaiso, toutes les lampes du vaisseau furent remplacées par des bougies, et le petit reste d’huile fut réservé exclusivement pour la boussole. Malgré tous ces désagréments, nous ne perdîmes pas courage, et même, pendant la tempête, nous ne pûmes nous empêcher de rire en voyant les postures comiques de ceux qui essayaient de se lever. Le reste de la traversée jusqu’à Valparaiso se passa tranquillement, mais d’une manière peu agréable. Notre capitaine tenait à faire une entrée brillante à Valparaiso, pour persuader aux bonnes gens de l’endroit que les flots et la tempête étaient impuissants contre son beau navire. Aussi le fit-il peindre à l’huile de haut en bas, sans en excepter les portes étroites des cabines. Le charpentier ne bouleversa pas seulement tout au-dessus de nos têtes, mais pour notre malheur il força même nos cabines et remplit tous nos effets de copeaux et de poussière. Il n’y eut plus pour les pauvres passagers sur tout le vaisseau une seule petite place sèche et tranquille. Quelque poli qu’eût été le capitaine Bell pendant toute la traversée, ses procédés des cinq ou six derniers jours ne laissèrent pas de nous indisposer beaucoup. Mais il n’y avait rien à dire ni à faire; car un capitaine est maître absolu sur son vaisseau; il ne reconnaît aucune constitution et n’admet aucun tempérament à son pouvoir despotique.

Nous entrâmes dans le port de Valparaiso le 2 mars 1847, à six heures du matin.

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CHAPITRE VI.

Aspect de Valparaiso.—Édifices publics.—Quelques mots sur les coutumes et les usages du peuple.—La gargote de Polanka.—Le petit ange (angelito).—Le chemin de fer.—Mines d’or et d’argent.

L’aspect de Valparaiso est triste et uniforme. La ville s’étend en deux longues rues au pied de collines inhospitalières qui ressemblent à d’énormes monceaux de sable, mais qui ne sont réellement que des masses de rochers couvertes de minces couches de terre et de sable. Plusieurs de ces collines sont surmontées de maisons; sur une éminence est le cimetière, qui, joint aux clochers en bois construits dans le goût espagnol, pare au moins un peu cette vue aussi triste que monotone. Je ne fus pas moins désagréablement surprise de l’aspect désert du port que du misérable quai de débarquement: une haute jetée en bois, longue d’environ 30 mètres se prolonge jusque dans la mer. On y monte par des escaliers roides et étroits appuyés contre le mur. C’était toujours un triste spectacle que de voir une dame gravir ou descendre ces escaliers. Pour les personnes tant soit peu infirmes ou maladroites, il faut les descendre à l’aide d’une corde.

Les deux principales rues sont assez larges et animées de cavalcades continuelles. Les habitants du Chili naissent tous cavaliers, et ils ont de si beaux chevaux, que l’on s’arrête souvent pour les regarder et qu’on ne peut assez admirer leur noble et fière allure et les belles proportions de leur corps.

Les étriers ont une forme singulière: ils consistent en{111} grands et lourds morceaux de bois, avec une échancrure dans laquelle le cavalier met la pointe du pied. Les molettes des éperons sont aussi d’une dimension surprenante et ont près de 10 centimètres de diamètre.

Les maisons sont bâties dans le style de l’Europe, avec des toits italiens tout plats. Les anciennes constructions n’ont qu’un rez-de-chaussée et sont petites et vilaines; mais la plupart des maisons modernes ont un premier étage et sont jolies et spacieuses. L’intérieur est ordinairement disposé avec beaucoup de goût. En montant au premier par de larges escaliers, on arrive à un vestibule haut et aéré, sur lequel donnent de grandes portes vitrées qui conduisent aux salles de réception et aux autres appartements. Ce ne sont pas seulement les Européens établis à Valparaiso, mais aussi les indigènes, qui se font honneur de leur salle de réception, dont la décoration coûte souvent des sommes considérables. Tout le parquet est couvert de tapis moelleux, les murs sont revêtus de riches tentures. On fait venir d’Europe les glaces et les meubles les plus précieux, et sur les tables on voit étalés de magnifiques albums renfermant des gravures d’un grand prix. Des cheminées élégantes me firent voir que les hivers de Valparaiso ne sont pas aussi doux que voulaient me le faire croire plusieurs de ses habitants.

Quant aux édifices publics, le Théâtre et la Bourse sont les plus beaux. La salle de spectacle est très-bien distribuée; elle renferme un parterre spacieux avec deux rangs de loges. Le théâtre est très-fréquenté des habitants de la ville, mais moins pour l’opéra italien que comme rendez-vous de la bonne société. Les dames y vont en grande toilette; on se fait réciproquement des visites dans les loges, qui sont toutes très-grandes et admirablement décorées de tapis, de glaces, de canapés et de fauteuils.

La Bourse a une assez grande salle fort gaie avec de jolies pièces à l’entour. De la salle on jouit d’une jolie vue{112} sur une partie de la ville et sur la mer. La maison du Cercle allemand renferme de beaux salons avec de grandes salles de jeu et de lecture.

Dans les églises je ne trouvai de bien que les clochers, composés de deux ou trois tours octogones superposées et supportées chacune par huit colonnes. Ces tours sont en bois ainsi que les autels et les colonnes de la nef. Ces édifices religieux ont généralement un air assez nu et assez pauvre, ce qui tient surtout à l’absence de siéges. Les hommes restent debout; les femmes apportent de petits tapis, les étalent devant elles et s’agenouillent ou s’assoient dessus; les dames riches font porter ces tapis par leurs servantes. La cathédrale s’appelle la Matriza.

Les promenades de Valparaiso ne sont pas très-agréables, car la plupart des routes de voitures et des chemins de piétons sont couverts de près d’un pied de sable, qui au moindre vent se soulève en tourbillons et en grands nuages de poussière. Souvent, à dix heures du matin, moment où se lève d’ordinaire la brise de la mer, toute la ville est enveloppée de ces nuages. Aussi beaucoup d’habitants, m’a-t-on dit, meurent de maladies de poitrine et de phthisie pulmonaire. Les endroits les plus fréquentés sont Polanka et le phare. La vue que l’on a du phare est excessivement belle; par un temps tout à fait clair, on découvre les cimes couvertes de neige des chaînes avancées des Andes.

Les rues sont, comme je l’ai déjà dit, assez animées, et on y voit sans cesse se croiser dans tous les sens des omnibus (tivola) et des cabriolets (berlogen), dans lesquels on peut aller pour un réal[37] d’un bout de la ville à l’autre. On voit aussi beaucoup d’ânes, employés surtout à porter de l’eau ou des provisions.

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Je trouvai le bas peuple d’une extrême laideur. Les indigènes ont le teint cuivré ou brun jaune, les cheveux noirs et épais, les traits extrêmement disgracieux et une physionomie si désavantageuse, que tout phrénologiste les déclarerait aussitôt brigands ou voleurs. Le capitaine Bell avait, il est vrai, parlé souvent de l’extrême honnêteté des gens de ce pays, et nous avait assuré, avec son exagération ordinaire, que l’on pouvait laisser une bourse pleine d’or dans la rue et que l’on serait sûr de la retrouver le lendemain à la même place. Malgré tout, j’avoue que j’aurais eu peur de rencontrer ces honnêtes gens en plein jour, dans des endroits isolés, avec de l’or dans ma poche.

Dans la suite, j’eus l’occasion de me convaincre de la fausseté de l’opinion du capitaine, en voyant dans beaucoup d’endroits des prisonniers enchaînés et employés aux constructions publiques, au balayage des rues, etc. Aussi les fenêtres et les portes sont munies de barreaux et de poutres comme on n’en rencontre dans presque aucune ville d’Europe. La nuit, il y a dans toutes les rues, sur toutes les collines habitées, des postes d’agents de police qui s’appellent sans cesse comme les avant-postes en temps de guerre. En outre, la police à cheval parcourt la ville dans tous les sens, et les personnes qui rentrent seules du théâtre ou d’une soirée se font souvent accompagner par ces gendarmes. Les vols avec effraction et à main armée sont punis de mort.

Toutes ces mesures ne me semblent pas trop parler en faveur de la grande honnêteté du peuple!

A cette occasion, je ne puis m’empêcher de mentionner une petite scène dont j’ai été témoin, puisqu’elle se passait sous mes fenêtres. Un petit garçon portait sur une planche plusieurs assiettes et plusieurs plats; par malheur, la planche lui échappa des mains, et la vaisselle se brisa à ses pieds. Dans le premier moment le pauvre garçon fut si interdit, qu’il resta comme une statue à contempler{114} la vaisselle brisée; puis il se mit à pleurer amèrement. Les passants s’arrêtèrent et le regardèrent; mais personne ne prit part à son malheur: on se borna à rire, et chacun poursuivit son chemin. Dans d’autres endroits on aurait certainement fait aussitôt une collecte, ou du moins on aurait plaint ou consolé le pauvre enfant, et certes personne n’aurait songé à rire de son malheur. Ce n’est sans doute qu’un événement de peu d’importance, mais c’est justement dans ces bagatelles que l’on apprend à connaître le caractère des hommes.

Pendant mon séjour à Valparaiso, il se passa, du reste, une autre histoire d’un autre genre, vraiment épouvantable.

Je l’ai déjà fait remarquer, l’usage ici, comme dans plusieurs pays d’Europe, est d’employer les malfaiteurs à des travaux publics. Un de ces malheureux chercha à gagner le gardien pour qu’il l’aidât à fuir; et le gardien s’engagea, moyennant une once (17 écus d’Espagne), à lui fournir l’occasion de se sauver. Comme les prisonniers sont visités chaque jour, matin et soir, par leurs parents et leurs amis, et qu’ils peuvent aussi en recevoir des provisions, sa femme lui apporta un jour l’once qu’il s’empressa de remettre au gardien. Celui-ci prit si bien ses mesures que, le lendemain, le malfaiteur ne fut pas, suivant l’habitude, accouplé à la même chaîne avec un autre compagnon. Il fut ainsi maître d’aller seul, et par conséquent il pouvait se sauver plus facilement, d’autant plus que l’endroit où il devait travailler était assez isolé.

Le plan avait été habilement conçu; mais, soit que le gardien se fût ravisé, soit préméditation de sa part, il tira sur le fugitif et l’étendit mort à ses pieds.

On ne trouve que très-rarement des descendants des indigènes[38] restés purs de tout mélange. Ils me parurent assez{115} semblables aux pouris du Brésil, si ce n’est qu’ils n’avaient pas les yeux si petits ni si mal fendus. Il n’y a pas d’esclaves au Chili.

Le costume des chrétiens est tout à fait à l’européenne, surtout celui des femmes. Les hommes portent seulement, au lieu d’un habit, le poncho, composé de deux bandes de drap ou de mérinos, dont chacune a un mètre de large et deux mètres de long. On les coud ensemble, et on ne laisse au milieu qu’une ouverture pour passer la tête. Tout le vêtement descend jusqu’aux hanches, et a à peu près la forme d’un collet de manteau carré. On porte ces ponchos de toutes les couleurs: verts, bleus, ponceau, etc. Ils font très-bien, surtout quand ils sont ornés (comme le sont ceux des gens riches) de broderies en soie.

Les femmes portent toujours, dans la rue, une grande écharpe, et à l’église elles la tirent sur leur tête.

J’étais venue au Chili avec l’intention d’y rester quelques semaines, pour pouvoir faire également une excursion à Santiago, la capitale, et ce n’est qu’ensuite que je voulais continuer mon voyage pour la Chine.

A Rio-de-Janeiro, on m’avait assuré qu’il partait tous les mois de Valparaiso des vaisseaux pour la Chine; mais malheureusement il n’en était pas ainsi. J’appris à Valparaiso que l’on y trouvait très-rarement des occasions pour passer en Chine, mais qu’il y avait précisément un vaisseau prêt à partir pour ce pays dans cinq ou six jours. Tout le monde me conseilla de ne pas laisser échapper cette bonne fortune, et de renoncer plutôt à la visite de Santiago. Après une longue réflexion, je m’y décidai à contre-cœur; et, pour couper court à de plus longues hésitations, j’allai sans retard chez le capitaine, qui, pour une somme de 200 écus d’Espagne, se déclara tout disposé à m’emmener. Je conclus le marché, et, n’ayant plus à disposer que de cinq jours, je me proposai de les employer à visiter avec soin Valparaiso et ses environs. Ce temps aurait bien{116} suffi pour aller voir Santiago rapidement, car cette ville n’est éloignée que de 32 leguas de Valparaiso; mais cette excursion aurait entraîné de très-grandes dépenses, puisqu’il n’y a pas de voiture publique qui aille à Santiago, et qu’on est obligé de louer une voiture particulière. D’ailleurs, j’aurais regretté de n’avoir que des impressions fugitives de ces deux villes.

Je me contentai de Valparaiso. Je montai souvent sur les collines d’alentour; je visitai les huttes des basses classes, je fis exécuter devant moi les danses nationales, etc. Je voulus du moins tout voir dans cette ville.

Sur quelques-unes des collines, particulièrement sur la Serra-Allegri, il y a des villas très-élégantes au milieu de jardins bien dessinés, avec de belles petites fenêtres donnant sur la mer. L’aspect du pays est moins attrayant, car il s’élève derrière ces collines des chaînes de montagnes laides et nues, qui masquent toute autre vue.

Les huttes des pauvres gens sont horriblement mal construites; la plupart, faites avec de la terre glaise et du bois, menacent ruine.

C’est à peine si j’osais y pénétrer; je me figurais que l’intérieur devait répondre à l’extérieur, et je ne fus pas peu surprise de trouver non-seulement des lits, des tables et des chaises en bon état, mais aussi de jolis autels domestiques ornés de fleurs. Les habitants non plus n’étaient pas trop mal habillés, et le linge suspendu devant plusieurs de ces baraques me parut plus beau que celui que j’avais vu devant les fenêtres de maisons élégantes, dans les rues les plus vivantes des villes de Sicile.

On peut aussi apprendre à bien connaître la vie et les mœurs du peuple quand on parcourt les environs de Polanka les dimanches et les jours de fête, et qu’on y visite les guinguettes.

Je veux introduire mes lecteurs dans une de ces guinguettes. Dans un coin on voit briller un bon feu entouré{117} de beaucoup de pots, parmi lesquels on aperçoit un grand nombre de broches garnies de bœuf et de porc. Tout bout, cuit et rôtit, et promet un bon repas. Des tréteaux de bois, sur lesquels est posée une planche longue et large, se trouvent au milieu de la pièce, et sont couverts d’un drap dont il serait, je crois, difficile de dire la couleur primitive.

C’est autour de cette table que se rangent les convives. Pendant le repas, on voit régner les anciennes coutumes patriarcales, à cette distinction près que non-seulement tous les convives mangent à la même gamelle, mais que tous les mets sont servis dans le même plat. Les fèves et le riz, les pommes de terre et le rôti de bœuf, les pommes de paradis[39] et les oignons, se trouvent paisiblement côte à côte, et sont mangés de grand appétit et dans le plus profond silence.

A la fin du repas, le broc fait le tour de la table et passe de main en main; quelquefois il est rempli de vin, et souvent d’eau.

Le soir on danse aussi beaucoup dans ces endroits au son de la guitare; mais par malheur on était en carême, époque où tous les divertissements publics sont interdits. Cependant ces bonnes gens ne sont pas si scrupuleux, et pour quelques réaux ils furent bien vite prêts à me donner, dans une pièce de derrière, une représentation de leurs danses nationales, la Samaquecca et la Refolosa; mais j’en eus bientôt assez: les mouvements et les gestes des danseurs dépassaient toutes les bornes de l’indécence, et je plaignais seulement la jeunesse, dont la délicatesse naturelle est étouffée en naissant par la vue de ces danses.

Ce qui ne me déplut pas moins, ce fut la singulière coutume en vertu de laquelle la mort d’un petit enfant est célébrée par les parents comme une fête de joie. Ils appel{118}lent l’enfant décédé un angelito (petit ange), et le parent de toutes les manières.

On ne lui ferme pas les yeux, mais on les lui ouvre, au contraire, le plus possible; on lui teint les joues en rouge, on le revêt de ses plus beaux habits, en le couvrant de fleurs, et on le place sur un petit siége, dans une espèce de niche également ornée de fleurs. Les autres parents et voisins viennent ensuite féliciter le père et la mère d’avoir un tel petit ange. La première nuit, les parents et les amis exécutent les danses les plus désordonnées devant l’angelito, et on se livre aux festins les plus joyeux.

Dans les campagnes il arrive souvent, dit-on, que le père et la mère portent le petit cercueil au cimetière, tandis que les parents, une bouteille d’eau-de-vie à la main, suivent en poussant des cris d’allégresse.

Un marchand de Valparaiso me raconta que deux de ses amis, employés depuis peu du gouvernement, avaient eu à juger une singulière plainte. Un fossoyeur, chargé de porter un angelito au cimetière, entra, chemin faisant, dans un cabaret, pour y prendre à la hâte un petit verre; le cabaretier lui demanda ce qu’il portait sous son poncho, et ayant appris que c’était un angelito, il pria le fossoyeur de le lui céder pour deux réaux; celui-ci y ayant consenti, le cabaretier dressa aussitôt, dans la salle des buveurs, une petite niche de fleurs, y mit le petit ange acheté, et prévint ses voisins. Tous accoururent, regardèrent le cher angelito, et burent et festinèrent en son honneur; mais les parents en furent bientôt informés: ils coururent aussitôt au cabaret, enlevèrent leur enfant, et allèrent porter plainte contre le cabaretier auprès du juge. Celui-ci, en les entendant, put à peine s’empêcher de rire, et arrangea l’affaire à l’amiable, le code n’ayant pas prévu un délit de ce genre.

La manière dont les malades sont portés à l’hôpital est encore des plus étranges. On les place sur des chaises à{119} bras en bois très-simples, avec une corde par devant pour les empêcher de tomber, et une autre en dessous sur laquelle ils posent les pieds. C’est affreux à voir, surtout quand le malade est déjà trop faible pour pouvoir se tenir assis droit.

Je ne fus pas peu surprise d’entendre parler à Valparaiso (où il n’y a ni directeur de poste, ni communications régulières) de l’établissement d’un chemin de fer qui doit être continué jusqu’à Santiago. Une compagnie anglaise s’est chargée de cette entreprise, et les plans ont déjà été levés. Comme le pays est très-montueux, il faudrait faire de longs détours pour gagner les plaines; cela entraînerait de très-grands frais qui ne se trouvent nullement en rapport avec l’état actuel du commerce et le nombre restreint des voyageurs. Il y a aujourd’hui à peine quelques voitures en circulation, et quand il vient par hasard dix ou quinze voyageurs de Santiago à Valparaiso, toute la ville en parle comme d’une chose extraordinaire. Aussi croit-on que les entrepreneurs du chemin de fer n’ont vu dans la construction projetée qu’un prétexte pour pouvoir aller chercher, sans opposition, de l’or et de l’argent de tous côtés.

Celui qui découvre une mine jouit d’une très-grande protection; on lui accorde un droit de propriété absolue, et il n’a d’autre formalité à remplir que de déclarer sa prise de possession au gouvernement. Cela va si loin, que si quelqu’un prétend d’une manière plus ou moins plausible qu’on pourrait trouver une mine ici ou là, fût-ce sous une maison ou sous une église, on l’autorise à faire abattre l’une ou l’autre, pourvu qu’il soit en état d’indemniser.

Il y a environ quinze ans, un ânier découvrit une mine d’argent par le plus grand des hasards. Il conduisait plusieurs ânes au delà de la montagne; un d’entre eux se sauva un beau matin. L’ânier ayant voulu ramasser une{120} pierre pour la jeter après la bête, il trébucha et tomba par terre. La pierre lui échappa des mains et roula en bas de la montagne. Il arracha brusquement une autre pierre de la terre, et il allait la lancer, lorsqu’elle le frappa par son aspect extraordinaire; il la regarda d’un peu plus près, et il y découvrit de riches veines d’argent pur. Il garda précieusement la pierre, marqua l’endroit pour pouvoir le retrouver, retourna chez lui avec ses ânes, et communiqua aussitôt l’importante découverte à un mineur de ses amis. Tous deux se rendirent sans retard à l’endroit marqué; le mineur l’examina avec soin, et il y reconnut une mine d’argent très-productive. Pour l’exploiter, il ne leur manquait plus qu’un capital; mais ils le trouvèrent en s’associant le maître du mineur, et, au bout de quelques années, tous les trois étaient devenus très-riches.

 

Les six jours étant passés, le capitaine me fit dire que le lendemain je devais venir à bord avec mes effets, car il comptait mettre à la voile dans la soirée. Mais le même jour, au matin, mon mauvais génie amena un vaisseau de guerre français en destination d’Otahiti. Je ne songeais aucunement que ce vaisseau pût déranger en rien mes projets, et je me rendis tranquillement au lieu de l’embarquement. Mais le capitaine vint au-devant de moi et me raconta une longue histoire où il était question de sa demi-cargaison, du capitaine français, de la commission qu’il avait de pourvoir de vivres la garnison française à Otahiti, etc. Bref, la fin de tout cela fut un retard de cinq jours.

Dans mon dépit, j’allai voir le consul de Sardaigne, M. Bayerbach, et je lui fis part de mes contrariétés. Ce bon monsieur me consola de son mieux, et, apprenant que je demeurais déjà à bord, il me pressa de venir occuper{121} une chambre de sa villa dans la Serra-Allegri. En outre, il m’introduisit dans plusieurs maisons où je passai des moments bien agréables, et où j’eus occasion de voir quelques belles collections d’insectes et de coquillages.

Au bout des cinq jours, le départ se trouva encore remis; et, quoique j’aie passé ainsi réellement quinze jours au Chili, je n’ai pourtant rien vu que Valparaiso et ses plus proches environs. Comme Valparaiso est au sud de la ligne et que les saisons de l’hémisphère méridional, comme on sait, sont opposées à celles de l’hémisphère septentrional, nous étions ici en automne. Je trouvai (au 34e degré de latitude) presque les mêmes espèces de fruits et de légumes qu’en Allemagne, particulièrement des raisins et des melons. Les pommes et les poires étaient moins bonnes; mais c’étaient les mêmes espèces que chez nous.

Pour finir, je joindrai à ces détails le prix de quelques objets.

Une chambre tant soit peu convenable, dans une maison particulière, coûte 4 ou 5 réaux par jour; la table d’hôte se paye une piastre (5 francs 9 centimes); une bouteille de vin d’Espagne revient également à une piastre. Mais l’article le plus dispendieux, c’est le linge (ce qui provient du grand manque d’eau). Pour chaque pièce grande ou petite, on exige un réal. Pour le passe-port, on paye 8 écus d’Espagne.

NOTICE STATISTIQUE SUR LE CHILI.

La république du Chili a une superficie de 6000 lieues carrées, et une population d’environ 1 500 000 habitants, dont 125 000 créoles, autant de métis et de mulâtres, quelques milliers de nègres; le reste se compose d’Indiens indigènes et des descendants des Espagnols émigrés.

Avant de proclamer son indépendance et de se consti{122}tuer en république, le Chili était une capitainerie générale d’Espagne. La langue dominante est l’espagnol; la religion de la plus grande partie des habitants est la religion catholique. La capitale du pays, Santiago, a 66 000 habitants et renferme beaucoup d’édifices et d’établissements publics. Valparaiso, avec ses 50 000 habitants, offre le plus grand port et la place de commerce la plus importante du Chili; elle est aussi l’une des plus considérables de l’océan Pacifique. Le Chili produit une très-grande quantité de bœufs, parmi lesquels il y en a beaucoup de sauvages; d’excellents chevaux, du vin, du tabac, des olives, du lin, du froment et tous les fruits de la zone tempérée; de plus, du cuivre, de l’or, de l’argent, du fer, du plomb et d’autres métaux.

Monnaies et mesures milliaires.

Les monnaies d’or sont les onces, les demi-onces et les quarts d’once.

Les monnaies d’argent sont: les piastres, nommées pesos ou gros écus; les réaux, les medios et les quadrillos.

Les monnaies de cuivre sont les centavos.

Une once contient 17 piastres; une piastre, 8 réaux, 1 réal, 2 medios ou 4 quadrillos, et 1 quadrillo, 4 centavos.

Une piastre vaut 2 florins et 5 kreutzers d’Autriche[40].

 

18 leguas font 15 milles allemands ou 111 kilomètres de France[41].

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CHAPITRE VII.

Départ de Valparaiso.—Taïti.—Coutumes et usages du peuple.—Fête et bal à l’occasion de la fête de Louis-Philippe.—Excursions.—Un repas de Taïti.—Le lac Vaihiria.—Le défilé de Fautaua et le diadème.—Départ.—Arrivée en Chine.

Le 17 mars, le capitaine van Wyk Jurianse me fit prévenir que son vaisseau était prêt à mettre à la voile et qu’il devait entrer en mer le lendemain.

Cette nouvelle m’arriva fort mal à propos, car depuis deux jours je souffrais d’une diarrhée continuelle, mal qui peut devenir bien dangereux sur un vaisseau où l’on n’a ni bouillon ni nourriture légère, et où l’on est bien plus exposé aux changements de température que sur terre. Mais je ne voulais pas manquer l’occasion, assez rare, d’aller en Chine, ni perdre non plus 200 dollars que j’avais déjà payés pour la traversée. J’allai donc à bord pleine de confiance en ma bonne étoile, qui jusqu’ici ne m’avait jamais abandonnée dans mes voyages.

Les premiers jours, je cherchai à combattre mon mal par une diète rigoureuse, et je m’abstins presque de toute nourriture. Tout fut inutile. Enfin, j’eus l’heureuse idée de faire usage de bains de mer froids. Je les prenais dans une tonne, et je demeurais un quart d’heure dans l’eau: dès le second bain, je sentis une grande amélioration dans mon état; après le sixième, je me trouvai guérie. Si je parle de ce mal, auquel j’étais très-exposée dans les pays chauds, c’est seulement pour indiquer à mes lecteurs que les meilleurs moyens pour en triompher{124} sont les bains de mer ou des boissons rafraîchissantes, comme le babeurre, le lait caillé, les sorbets, l’orangeade, etc.

Le vaisseau sur lequel je fis cette traversée était un beau bâtiment hollandais, du nom de Lootpuit. La propreté y était très-grande et la nourriture généralement assez bonne, à l’exception de quelques mets hollandais et des oignons, dont on abusait. Ils jouaient un grand rôle dans tous les mets, et je ne pouvais point m’y faire; mais par bonheur une grande partie de ce noble produit se gâta dans le cours du voyage.

Le capitaine était un homme poli et aimable, et les matelots aussi étaient bons et complaisants. En général, je n’ai pas trouvé sur les vaisseaux que j’ai été à même de voir, les marins aussi grossiers qu’on les entend souvent peindre par les voyageurs. Ils n’ont sans doute pas des manières élégantes et un parfait bon ton, et ils n’ont pas non plus d’attentions ni de prévenances très-grandes pour le voyageur, mais on trouve chez la plupart une bonté naturelle et de la cordialité.

Au bout de trois jours, le 21 mars, nous vîmes l’île de Saint-Félix, et le lendemain Sancto Ambrosio. Tous les deux se composent de masses de roches nues et inhospitalières et abritent tout au plus quelques mouettes.

Nous entrâmes alors dans les régions tropicales; mais la chaleur, tempérée par les vents alisés, ne nous incommoda que dans la cajute.

Pendant près d’un mois, nous naviguâmes de la manière la plus monotone, sans tempête ni orage, avec la vue uniforme du ciel et de l’eau. Enfin, le 19 avril, nous arrivâmes à l’archipel des basses îles. Cet archipel, qui s’étend du 36e au 14e degré de longitude, est très-dangereux pour les marins, parce que la plupart des îles s’élèvent à peine de quelques pieds au-dessus de la surface de la mer. Pour découvrir au milieu d’elles l’île de David Clark, dont nous{125} n’étions éloignés que de douze milles, le capitaine fut forcé de monter dans la hune.

Dans la nuit du 21 au 22 avril, nous eûmes des coups de tonnerre accompagnés d’une tempête subite et violente, que notre capitaine appela une bourrasque de tonnerre. Pendant cette tempête, nous vîmes à différentes reprises, au haut du mât de perroquet, le feu Saint-Elme. Ce feu se compose de petites flammes électriques qui voltigent autour des pointes les plus élevées et qui s’éteignent ensuite au bout de deux ou trois minutes.

La nuit du 22 au 23 avril fut une nuit de périls, au dire même du capitaine. Nous eûmes à doubler plusieurs des îles basses par un temps sombre et pluvieux, qui nous cachait entièrement la lumière de la lune. Vers minuit, un vent épouvantable rendit notre position encore plus fâcheuse. Le vent et des éclairs continus nous firent craindre une forte bourrasque; mais nous vîmes poindre le jour sans avoir éprouvé le moindre accident, et nous échappâmes heureusement à la tempête et aux îles.

Dans le cours de la journée, nous passâmes près des îles des oiseaux, et deux jours plus tard, dès le 25 avril, nous vîmes déjà une des îles de la Société, Maithia.

Le lendemain, le trente-neuvième jour de notre voyage, nous nous trouvâmes en vue de l’île Taïti et de celle qui lui fait face, l’île Emao, appelée aussi Moreo. L’entrée du port de Taïti, Papeïti est extrêmement dangereuse; des récifs de coraux l’entourent comme un rempart, des flots mugissants s’y brisent de toutes parts, et il ne reste qu’un espace fort étroit. Un pilote vint au-devant de nous, et, quoique le vent fût si contraire qu’il fallut changer les voiles à tout instant, nous entrâmes cependant sains et saufs dans le port. Quand nous fûmes débarqués, on nous félicita cordialement; on avait suivi nos efforts avec beaucoup d’inquiétude, et, à la dernière manœuvre du vaisseau, on avait eu très-grand’peur de le voir donner contre un{126} banc de corail. Ce malheur était arrivé à un vaisseau de guerre français qui était ici depuis plusieurs mois à l’ancre, et qu’on était en train de radouber.

L’ancre n’avait pas encore été jetée que nous nous trouvâmes entourés d’une demi-douzaine de pirogues remplies d’Indiens qui grimpèrent de toutes parts sur le pont pour nous offrir des fruits et des coquillages; mais ils ne les cédaient pas comme autrefois (ces temps fortunés sont passés) pour des chiffons rouges ou des perles de verre. Aujourd’hui ils demandaient de l’argent, et ils étaient aussi cupides et aussi adroits que les Européens les plus civilisés. J’offris à un des Indiens un petit anneau de bronze; il le prit, le flaira, secoua la tête et me donna à entendre qu’il n’était pas en or. Il remarqua une bague à mon doigt, me prit la main, et flaira également cette bague, en faisant une joyeuse grimace; il voulait me faire entendre que je devais la lui donner. J’ai eu encore plus d’une occasion de remarquer que ces insulaires savent distinguer à l’odeur l’or pur de l’or faux.

L’île de Taïti, placée il y a plusieurs années sous la protection de l’Angleterre, jouit aujourd’hui de celle de la France. Elle a été longtemps un sujet de discorde pour les deux nations, jusqu’au mois de novembre 1846, où la paix fut enfin conclue. La reine Pomaré, qui s’était réfugiée dans une autre île, était revenue à Papeïti depuis cinq semaines. Elle habite ici une maisonnette de quatre pièces, et mange tous les jours avec sa famille chez le gouverneur. Le gouvernement français lui fait construire une jolie maison, et lui donne par an une pension de 25 000 francs. Elle ne peut recevoir aucune visite d’étranger sans l’autorisation du gouvernement français; mais cette autorisation s’accorde très-facilement. Papeïti était rempli de troupes françaises, et plusieurs vaisseaux de guerre se trouvaient dans le port. La ville renferme trois ou quatre cents habitants, et se compose d’une rangée de petites maisons de{127} bois, placées le long du port et séparées l’une de l’autre par de petits jardins. Il y a dans le fond une belle forêt où sont encore disséminées plusieurs huttes.

Les principaux édifices sont: la maison du gouverneur, les magasins français, la boulangerie militaire, la caserne et la maison de la reine, qui n’était pas encore entièrement terminée. On construisait en outre beaucoup de petites maisons composées, la plupart, d’une seule pièce, pour remédier le plus tôt possible au manque de demeures: car, du temps de mon séjour à Taïti, des officiers supérieurs même étaient obligés de se contenter des plus misérables cabanes indiennes. Je cherchai en vain une petite chambre à louer, et j’allai de cabane en cabane; mais tout était occupé. Il fallut enfin me contenter d’un petit coin dans une hutte. Je trouvai ce réduit chez un charpentier dont la chambre contenait déjà quatre locataires. On m’assigna, derrière la porte, une petite place qui avait juste 2 mètres de long et 1 mètre 20 centimètres de large. Le sol n’était pas planchéié; les murs n’étaient que des palissades. Pour un lit et une chaise, il n’en était pas question, et cependant il me fallut payer ce réduit un florin trente kreutzers par semaine.

La demeure ou la hutte d’un Indien consiste en un toit de feuilles de palmier, appuyé sur quelques pieux, ou bien elle est formée de murs en palissades. Chaque hutte n’a qu’une pièce, longue de 17 à 16 mètres, large de 3 à 9, et abrite souvent plusieurs familles. Il n’y a à l’intérieur que des nattes de paille tressées, des couvertures, des caisses en bois et quelques tabourets; mais ces derniers sont déjà des objets de luxe. Les Indiens n’ont pas besoin de vases pour cuire leur nourriture; ils ne connaissent ni soupes ni sauces, et ils font rôtir leurs mets entre des pierres rougies au feu. Tous leurs besoins se réduisent à un couteau et à une écuelle de coco pour puiser de l’eau.

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Devant les huttes ou sur le rivage se trouvent leurs pirogues (troncs d’arbres creusés) qui sont si étroites, si plates et si petites, qu’on ne peut les empêcher de chavirer qu’en fixant à un des côtés, en haut et en bas, des perches d’environ 2 mètres de long, qui, réunies par une traverse, maintiennent l’équilibre. Cependant, si on ne monte pas avec beaucoup de précaution dans un pareil canot, il se renverse très-facilement, et, un jour que j’arrivai à notre vaisseau dans une pirogue, notre capitaine en fut très-effrayé, me gronda même dans sa bonhomie, et me conjura de ne plus m’exposer à un tel danger.

Depuis l’établissement des missionnaires à Taïti, il y a une cinquantaine d’années, le costume des Indiens est assez convenable, surtout dans le voisinage de Papeïti. Les hommes et les femmes portent une espèce de tablier en étoffe de couleur, nommé pareo, qu’ils se passent autour des hanches. Le pareo des femmes descend jusqu’aux chevilles, celui des hommes leur va jusqu’aux cuisses. Les hommes mettent par-dessus une courte chemise de couleur, et souvent aussi un large pantalon. Les femmes ont une espèce de longue blouse plissée. Les deux sexes portent des fleurs dans le lobule de l’oreille, qui est percé de trous assez larges pour y passer facilement toute espèce de tige. Les Indiennes, jeunes et vieilles, se parent en outre de guirlandes de feuilles et de fleurs, qu’elles font avec beaucoup d’adresse et d’élégance. Souvent les hommes en portent aussi.

Dans les occasions solennelles, ils jettent encore par-dessus leur costume ordinaire un vêtement nommé tiputa, dont ils font eux-mêmes l’étoffe avec l’écorce du cocotier et de l’arbre à pain. Quand l’écorce est encore tendre, on la frappe avec des pierres jusqu’à ce qu’elle devienne mince comme du papier, et ensuite on la peint en jaune et en brun.

Un dimanche, j’allai à la maison en bois qui sert d’ora{129}toire, pour voir le peuple assemblé[42]. En entrant dans le temple, tout le monde ôta ses fleurs pour s’en parer de nouveau en sortant. Quelques Indiennes avaient des blouses en satin noir et des chapeaux européens d’un goût antique. On ne pouvait guère rien voir de plus laid que ces grosses têtes et ces lourds visages sous ces chapeaux.

Tout le temps qu’on chanta les psaumes, le peuple se montra assez attentif, et beaucoup d’Indiens joignirent assez bien leurs voix à celles des chantres; mais, pendant le sermon du ministre, ils ne montrèrent point le moindre recueillement: les enfants étaient à jouer, à badiner et à manger; les grandes personnes causaient ou dormaient; et quoiqu’on m’eût assuré que beaucoup d’indigènes savent lire et même écrire, je ne vis que deux vieillards faire usage de leurs bibles.

Le peuple appartient à une race excessivement forte et vigoureuse. Il n’est pas rare de voir des hommes de six pieds[43]. Les femmes sont aussi très-grandes, mais trop fortes et massives. Les traits des hommes sont plus jolis que ceux des femmes. Ils ont de très-belles dents et de beaux yeux noirs; mais généralement une grande bouche, de grosses lèvres et un vilain nez. On écrase un peu aux nouveau-nés le cartilage du nez, ce qui l’aplatit et le rend gros et épaté. Cette mode semble surtout être en grande faveur chez les femmes, car c’est chez elles que l’on trouve les plus vilains nez. Leurs cheveux sont noirs comme du charbon et abondants, mais gros et rudes; les hommes et les femmes les portent d’ordinaire en une ou deux tresses. Ils ont le teint cuivré et sont tous tatoués, généralement depuis les hanches jusqu’à la moitié des cuisses. Cet ornement se trouve rarement sur les mains, sur les pieds ou{130} sur d’autres parties du corps. Les dessins sont en forme d’arabesques, très-réguliers et tracés avec beaucoup de goût. On est fort étonné de trouver ici une race d’hommes aussi forte, quand on sait la vie déréglée et immorale qu’ils mènent. De petites filles de sept à huit ans ont leurs amoureux de douze à treize ans, et les parents en sont enchantés. Plus elles ont d’amants, plus les jeunes filles s’en font gloire. Tant qu’une fille n’est pas mariée, elle vit d’une manière tout à fait dissolue, et, même mariées, les femmes ne passent pas pour être des épouses fidèles.

J’eus plusieurs fois occasion d’assister à leurs danses. Ce sont les plus indécentes que j’aie jamais vues. Et cependant il n’est pas un peintre qui ne m’eût envié une pareille scène. Qu’on se figure un bois de palmiers et d’autres arbres gigantesques de la zone torride; et au-dessous des huttes de palmier ouvertes, et une troupe d’Indiens assemblés pour jouir à leur manière de la beauté de la soirée. Ils forment devant une des huttes un cercle, au milieu duquel sont assis deux Indiens aux formes herculéennes et à moitié nus, qui frappent avec force et en cadence sur de petits tambourins. Cinq autres colosses semblables sont assis devant eux et font les gestes les plus terribles et les plus violents avec le haut de leur corps et particulièrement avec les bras, les mains et les doigts, dont ils font mouvoir toutes les articulations isolément avec la plus grande adresse. Ils me semblaient chercher à exprimer qu’ils chassent l’ennemi, qu’ils se moquent de sa lâcheté et se réjouissent de la victoire remportée sur lui. Ils poussent en même temps des cris discordants et font les grimaces les plus épouvantables. Les hommes commencent par se démener seuls sur la scène comme des furieux; mais bientôt deux femmes sortent du rang des spectateurs et se mettent à danser et à s’agiter comme des possédées. Plus leurs mouvements sont désordonnés et indécents, plus les applaudissements, dit-on, éclatent{131} avec frénésie. Toute la représentation dure environ deux minutes; après une pause qui n’est guère plus longue, ils recommencent de plus belle. Un tel divertissement dure souvent plusieurs heures. Les jeunes gens prennent rarement part à ces danses. C’est une grande question de savoir si l’influence de la civilisation française mettra un frein à l’immoralité des Indiens! D’après ce que j’ai pu observer par moi-même et ce que j’ai appris de gens bien informés, il paraît qu’on ne doit guère en espérer beaucoup pour le moment! Au contraire, les indigènes apprennent à se créer une foule de besoins qui éveillent en eux la soif de l’or. Comme ils sont excessivement paresseux et qu’ils ont horreur du travail, les charmes des femmes leur servent à gagner de l’argent. Les parents, les frères et même les maris amènent aux étrangers leurs filles, leurs sœurs et leurs femmes. Celles-ci y consentent sans peine, car elles se procurent ainsi de la toilette pour elles-mêmes et de l’argent pour leur famille. La maison d’un officier est le rendez-vous naturel de plusieurs belles indigènes qui y vont à toute heure. Même en dehors de la maison, elles n’ont pas plus de scrupules et suivent le premier venu; il n’est personne qui puisse se soustraire à leur compagnie. Mon âge me permet de parler d’un tel sujet, et je dois avouer franchement que, quoique j’aie bien couru le monde et que j’aie beaucoup vu, je n’ai encore jamais rencontré une manière d’agir aussi éhontée.

Je ne mentionnerai ici qu’une petite scène qui se passa un jour devant ma cabane, et qui peut servir de preuve à mon assertion.

Quatre lourdes Grâces étaient accroupies par terre dans des postures plus ou moins élégantes, et fumaient du tabac. Un officier vint à passer, et ayant aperçu ce groupe séduisant, il se dirigea vers lui à pas précipités et prit une des belles par l’épaule. Il lui parla d’abord avec dou{132}ceur; mais, à mesure que sa colère augmentait, ses paroles se transformèrent en injures. Cependant ni les prières, ni les menaces ne firent aucune impression sur cette fière beauté; elle garda tranquillement sa posture, et continua à fumer sans accorder un mot ni un regard à son céladon transporté de fureur. L’amant fort irrité s’oublia au point d’arracher les boucles d’or des oreilles de la jeune fille, et de la menacer de lui reprendre toute la parure dont il lui avait fait cadeau. Mais rien ne réussit à faire sortir la belle indolente de son apathie, et le brave officier se vit à la fin obligé d’abandonner la place.

Aux discours qu’il tint, moitié en français moitié dans la langue du pays, je reconnus que cette fille lui avait coûté, dans l’espace de trois mois, près de quatre cents francs, dépensés pour elle en toilette et en bijoux. Comme elle avait obtenu de lui tout ce qu’elle désirait, elle l’abandonna sans le moindre scrupule.

J’ai entendu souvent louer la bonté et l’attachement de ces Indiens; mais je ne puis souscrire d’une manière absolue à ces éloges. Je ne contesterai pas tout à fait leur bonté; ils invitent facilement l’étranger à partager leur repas, ils tuent même, en son honneur, un cochon de lait, partagent avec lui leur couche, etc. Mais toutes ces choses ne leur coûtent pas beaucoup, et si on leur offre de l’argent en échange, ils le prennent avec beaucoup d’avidité, sans dire un seul mot de remercîment. Pour un sentiment et un attachement véritables, je ne les en crois pas trop capables. Je ne vis chez eux que de la sensualité, et aucune passion noble et élevée. Dans le cours de mes voyages dans cette île, j’aurai occasion de revenir souvent sur ce sujet.

Le 1er mai, je fus témoin d’une scène très-intéressante. On célébra la fête du roi des Français, Louis-Philippe, et le gouverneur, M. Bruat, s’efforça d’amuser le peuple de Taïti. Dans la matinée, les matelots français exécutè{133}rent une joute sur l’eau. Plusieurs bateaux, montés par d’excellents rameurs, entrèrent en mer. Il y avait à l’avant de chaque bateau une espèce d’escalier ou d’échelle où se trouvait un combattant armé d’une perche. Les bateaux s’étant rapprochés l’un de l’autre, les jouteurs essayèrent chacun de faire tomber son adversaire dans la mer.

On avait aussi élevé un mât de cocagne, au sommet duquel se balançaient des chemises de couleur, des rubans et d’autres bagatelles offerts à ceux qui seraient les plus agiles à y grimper. A midi, on traita les chefs et les principaux personnages du peuple. Sur la prairie, devant la maison du gouverneur, on avait entassé dans beaucoup d’endroits des vivres, de la viande salée, du lard, du pain, des porcs rôtis, des fruits et d’autres objets. Mais au lieu d’un repas pris sur place, comme on aurait dû s’y attendre, les chefs divisèrent tout en portions, et chacun emporta sa part chez soi. Le soir, il y eut feu d’artifice et bal.

Rien ne me parut plus amusant que ce bal. On y voyait les contrastes les plus tranchés entre l’art et la nature, une Française élégante à côté d’une Indienne cuivrée, un officier d’état-major en brillant uniforme à côté d’un insulaire à moitié nu. Beaucoup d’indigènes portaient, il est vrai, ce soir-là, de larges pantalons blancs avec une chemise, mais d’autres n’avaient pour tout vêtement que le pareo et une courte chemise. Il y avait surtout un des chefs affligé d’une éléphantiasis[44], qui était affreux dans ce costume.

A ce bal, je vis la reine Pomaré pour la première fois. C’est une femme de trente-six ans, grande et forte, mais encore assez bien conservée. (Je trouvai qu’en général la{134} beauté des femmes passe ici moins vite que dans d’autres pays chauds.) Elle n’est pas mal de figure, et a une rare expression de bonté peinte autour de la bouche et du menton. Elle portait une robe, ou plutôt une espèce de blouse en satin bleu de ciel, garnie d’un double rang de blondes noires. Elle avait aux oreilles de grandes fleurs de jasmin, et dans les cheveux une guirlande de fleurs; elle tenait fort élégamment à la main un beau mouchoir en batiste brodé et garni de larges dentelles. Pour ce soir elle avait emprisonné ses pieds dans des bas et des souliers, car ordinairement elle va pieds nus. Tout son costume était un cadeau du roi de France.

Le mari de la reine, plus jeune qu’elle, est le plus bel homme de Taïti. Les Français l’appellent en riant le prince Albert de Taïti, non-seulement à cause de sa beauté, mais aussi parce que, comme le prince Albert en Angleterre, il n’a pas le titre de roi, mais le nom d’époux de la reine. Il avait un uniforme de général français qui lui allait très-bien, d’autant plus qu’il savait le porter; seulement il ne fallait pas regarder ses pieds, qui étaient très-vilains et très-massifs.

Indépendamment de ces deux grands personnages, il y avait encore dans la société une tête couronnée, le roi Otoume, possesseur d’une des îles voisines. Celui-ci avait l’air très-comique; il portait par-dessus une culotte courte blanche et très-large, un habit d’indienne jaune de soufre, qui n’avait certainement pas été fait par un artiste parisien, car il ressemblait à une carte de mauvais échantillon. Ce roi allait pieds nus.

Les dames de compagnie de la reine, au nombre de quatre, femmes et filles des chefs, avaient toutes des blouses de mousseline blanche. Elles portaient aussi des fleurs dans les lobules de leurs oreilles et des guirlandes dans leurs cheveux. A ma grande surprise, je trouvai leurs manières et leur tenue généralement très-convenables. Trois{135} des jeunes dames dansèrent même le quadrille français avec des officiers sans manquer les figures. Seulement j’avais toujours peur pour leurs pieds: car, à l’exception du couple royal, personne ne portait ni bas ni souliers. Quelques vieilles femmes se montrèrent en chapeaux à la mode de l’Europe. De jeunes femmes avaient amené leurs enfants, jusqu’aux plus petits, auxquels, pour les faire taire, elles donnèrent le sein devant tout le monde. Avant que l’on se mît à table, la reine se retira dans une pièce à côté pour fumer quelques cigares; pendant ce temps, son mari s’amusa à jouer au billard.

A table, je me trouvai assise entre le prince Albert de Taïti et le roi Otoume à l’habit jaune serin. Tous deux étaient déjà assez avancés dans la civilisation européenne pour avoir pour moi à table les petites attentions ordinaires, comme de remplir mon verre d’eau ou de vin, ou de me présenter les mets, etc. On voyait qu’ils cherchaient à apprendre autant que possible les usages de l’Europe. Néanmoins, quelques-uns des convives sortirent de temps à autre de leur rôle: c’est ainsi qu’au dessert la reine demanda une seconde assiette qu’elle remplit de friandises, et elle les fit mettre de côté pour les emporter chez elle. Il fallut veiller à ce qu’on ne fêtât pas trop le vin de Champagne; mais la conversation demeura en général jusqu’à la fin très-gaie et très-convenable.

Dans la suite, je dînai encore plusieurs fois chez le gouverneur, en société de la famille royale. La reine s’y montra avec son costume national, ainsi que son époux; tous deux étaient pieds nus. L’héritier présomptif de la couronne, garçon de neuf ans, est fiancé à la fille d’un roi voisin. La fiancée, de quelques années plus âgée que le prince, vit à la cour de la reine Pomaré, et est instruite dans la religion chrétienne, dans les langues taïtienne et anglaise.

L’habitation de la reine est très-simple. Jusqu’à ce que la maison en pierre que le gouvernement français fait{136} élever soit terminée, la reine Pomaré habite une maisonnette en bois composée de quatre pièces meublées en grande partie à l’européenne.

Comme la paix était conclue à Taïti, on pouvait parcourir toute l’île sans obstacle. Mon capitaine m’ayant laissée maîtresse de quinze jours, je désirai disposer d’une partie de ce temps pour faire des excursions dans l’île. Je crus pouvoir me joindre à un des officiers chargés de temps à autre par le gouverneur de visiter l’île; mais je ne fus pas peu surprise de voir qu’on alléguait chaque fois des raisons particulières pour m’empêcher de faire partie du voyage. Je ne pouvais aucunement me rendre compte de ce manque de complaisance, jusqu’à ce qu’enfin un des officiers m’expliqua lui-même cette énigme: chacun de ces messieurs voyageait avec sa concubine.

M. ***[45] qui me confia ce secret, m’offrit de me mener jusqu’à Papara, où il demeurait; mais lui-même ne voyageait pas sans une compagne, ce qui ne l’empêchait pas d’être accompagné par Tati, le principal chef de l’île, avec sa famille. Ce dernier était venu à Taïti pour assister aux fêtes du 1er mai.

Le 4 mai, nous nous embarquâmes dans un bateau pour nous rendre à Papara, le long de la côte (36 milles marins). Je trouvai dans le chef un vieillard très-gai, de près de quatre-vingt-dix ans, qui se rappelait encore très-bien la seconde descente du célèbre navigateur Cook. Son père, disait-il, alors premier chef, avait contracté une alliance avec Cook, et, comme c’était encore alors l’usage à Taïti, avait changé de nom avec lui.

Le gouvernement français fait à Tati une pension annuelle de six mille francs, reversible après sa mort sur son fils aîné.

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Il avait avec lui sa jeune femme et cinq de ses filles; la première était âgée de vingt-trois ans; les derniers avaient de douze à dix-huit ans. Les enfants étaient issus d’autres mariages; quant à la femme, c’était sa cinquième épouse.

Comme nous n’avions quitté Papeïti que vers midi, que le soleil se couchait peu de temps après six heures, et que le trajet entre les nombreux écueils est excessivement dangereux, nous abordâmes à Paya (22 milles marins), où régnait un sixième fils de Tati.

L’île est coupée de tous côtés par de belles montagnes, dont la cime la plus élevée, l’Orœna, a plus de 2000 mètres de haut. Au milieu de l’île, les montagnes se séparent, et de leur sein surgit un rocher tout à fait singulier. Il a la forme d’un diadème garni de plusieurs pointes, ce qui lui a fait donner le nom de Diadème. Toutes ces montagnes sont entourées d’une ceinture de quatre à six cents pas de large, qui est habitée et produit dans de belles forêts les fruits les plus délicieux. Nulle part je ne mangeai d’oranges, de goyaves ni de fruits de l’arbre à pain aussi bons qu’ici. Quant à la noix de coco, on en use avec tant de prodigalité, qu’on ne boit d’ordinaire que l’eau douce qu’elle renferme, et qu’on jette le noyau avec l’écorce. Dans les montagnes et dans les gorges, il y a aussi une grande quantité de pisangs (espèce de grandes bananes ou fehis), mais qu’on ne mange d’ordinaire que rôtis. Les huttes des indigènes sont disséminées sur les bords de la mer; il est rare d’en voir une douzaine réunies.

Le fruit du jaquier ou arbre à pain, d’un goût exquis, a à peu près la forme d’un melon d’eau et pèse de quatre à six livres. L’écorce est verte, un peu rude et mince. Les Indiens la raclent et l’enlèvent avec des coquillages aigus; ils fendent le fruit par la moitié et le font griller entre deux pierres rougies au feu. Il est d’un goût fin et délicat, et ressemble tellement au pain, qu’il le remplace facilement.

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Les îles de la mer du Sud ou de la mer Pacifique sont la véritable patrie de ce fruit; on le trouve aussi, il est vrai, dans d’autres régions tropicales, mais il y diffère entièrement de celui de l’île de Paya. Au Brésil, par exemple, où on le nomme calebasse, il est jaunâtre, pèse de vingt à trente livres, et est rempli de pepins que l’on retire et que l’on mange quand le fruit est rôti. Le goût de ces pepins ressemble à celui des châtaignes.

La mangue, fruit semblable à une prune, est de la grosseur du poing. La peau et la chair sont jaunes. Elle a un goût de térébenthine, mais elle le perd à mesure qu’elle mûrit. Ce fruit est un des meilleurs; il est charnu, juteux et très-savoureux; il a au milieu un large noyau oblong. Les jaquiers et les manguiers poussent très-haut et ont un feuillage très-étendu. Les feuilles des jaquiers, ou artocarpes, ont un mètre de long, un demi-mètre de large, et sont très-déchiquetées. Les feuilles des manguiers ne sont pas beaucoup plus grandes que celles de nos pommiers.

Avant d’arriver à Paya, nous passâmes près de quelques endroits intéressants, comme Foar, petit fort français situé sur une colline. A Taipari, il faut passer entre deux brisants dangereux, que l’on appelle l’Entrée du diable. Les vagues y montaient, en sifflant, aussi haut que des remparts. Dans la plaine de Punavia, il y a un grand fort flanqué de plusieurs tours construites sur des collines voisines. Le paysage y est charmant. Les montagnes s’ouvrent, et on peut suivre au loin les sinuosités d’une gorge pittoresque, dans le fond de laquelle s’élève la haute et noire cime d’Olofena.

Ce qui ne m’occupa pas moins que la belle nature, ce fut le fond de la mer. Notre bateau passa par-dessus d’innombrables bas-fonds, dans lesquels l’eau était transparente comme le cristal, de manière que l’on pouvait voir la plus petite pierre. Il s’y trouvait des groupes et des réunions{139} de coraux et de madrépores colorés, d’une beauté sans égale: on aurait pu dire qu’on apercevait au fond de l’eau des vergers et des parterres de fées. Je vis des fleurs et des feuilles gigantesques, des champignons et des légumes de tout genre, dessiner mille arabesques au milieu de petits groupes de rochers teints de vives couleurs. D’admirables et étranges coquillages y étaient attachés ou se trouvaient à côté sur le sable, et de petits poissons, aux nuances les plus variées, glissaient au milieu comme des papillons et des colibris. Ces poissons délicats avaient à peine 10 centimètres de long, et offraient une variété de couleurs que je n’avais encore jamais vues. Plusieurs brillaient du bleu de ciel le plus pur, d’autres étaient d’un jaune clair, et d’autres d’un gris ou d’un brun presque transparent, etc.

Quand nous fûmes arrivés à Paya, à six heures du soir, le jeune Tati fit tuer, en l’honneur de son père, un petit cochon de dix-huit à vingt livres, et le fit préparer à la mode taïtienne. On alluma un grand feu dans une fosse sèche où il y avait beaucoup de pierres. On apporta ensuite une grande quantité de fruits de l’arbre à pain (majoré), qui avaient été pelés, et qu’on fendit en deux à l’aide d’une hache en bois très-tranchante. Quand le feu eut cessé de brûler, et que les pierres furent suffisamment échauffées, on y posa le cochon et les fruits, on remit par-dessus quelques-unes des pierres échauffées, et on couvrit le tout de branches vertes, de feuilles sèches et de terre.

Pendant que les mets grillaient entre les pierres, on prépara la table. On étendit par terre une natte de paille, et on la couvrit de grandes feuilles. On plaça devant chaque hôte une écuelle de coco remplie à moitié de miti, boisson assez aigre que l’on tire du cocotier.

Au bout d’une heure et demie, on déterra les mets. Si le cochon ne fut pas découpé suivant les règles de l’art{140} et d’une manière très-appétissante, on y procéda, du moins, avec la rapidité de l’éclair: un couteau et la main dépecèrent la bête en autant de parties qu’il y avait de convives. On présenta ensuite à chacun sa part, avec la moitié d’un fruit de l’arbre à pain, sur une grande feuille. Il n’y eut personne à notre table que l’officier, sa bonne amie, le vieux Tati, sa femme et moi; car il est contraire à la coutume du pays que l’amphitryon mange avec son hôte, ou les enfants avec leurs parents. Sauf cette cérémonie, je ne vis point la moindre preuve d’amour ou d’attachement entre le père et le fils. C’est ainsi que le père, nonagénaire et affligé d’une toux violente, fut forcé de passer la nuit sous une tente légère, tandis que le fils dormait dans une hutte bien close.

Le 5 mai, nous quittâmes Taipari l’estomac vide. Le vieux Tati voulait nous régaler dans une de ses possessions, éloignée de deux lieues.

Quand nous y fûmes arrivés, et pendant que l’on chauffait les pierres pour notre repas, plusieurs des indigènes vinrent des huttes voisines pour profiter de la cuisson générale. Ils apportaient avec eux des poissons, du porc, des fruits de l’arbre à pain, des pisangs, etc. Les poissons et la viande étaient enveloppés dans de grandes feuilles. Indépendamment des fruits de l’arbre à pain et des poissons, on nous servit une tortue de mer qui pesait peut-être plus de vingt livres. Nous prîmes notre repas dans une cabane, où affluèrent bientôt tous les voisins, qui, se plaçant à quelque distance de nos hautes personnes, et en différents groupes, se mirent à manger les mets apportés. Chacun avait devant soi une coupe de coco pleine de miti, dans laquelle il jetait chaque morceau, pour le repêcher ensuite avec la main; puis il buvait le reste à la fin du repas. On avait placé devant nous des noix de coco fraîchement cueillies et percées, dont chacune contenait certainement plus d’une mesure d’eau aussi pure qu’agréa{141}ble au goût. C’est à tort qu’on donne chez nous à cette eau le nom de lait: elle ne s’épaissit et ne devient blanche comme du lait que quand la noix est déjà tout à fait vieille, et dans cet état on n’y touche plus ici.

Nous quittâmes Tati et sa famille pour continuer notre course à pied jusqu’à Papara (une lieue). La route était charmante et conduisait, en grande partie, par des bois épais d’arbres fruitiers; seulement, il ne fallait pas avoir peur de l’eau, car bien des fois nous dûmes passer à gué des rivières et des ruisseaux.

M. *** possédait à Papara quelques terres avec une maisonnette en bois, de quatre chambres. Il eut la complaisance de me donner l’hospitalité chez lui.

Nous apprîmes ici la mort d’un des fils de Tati, qui en avait eu vingt et un. Le fils était déjà mort depuis trois jours, et on n’attendait plus que le père pour les funérailles. Je m’étais, il est vrai, proposé de faire une excursion au lac Vaihiria, mais je remis cette partie pour assister aux cérémonies funèbres, qui devaient avoir lieu incessamment.

Le lendemain (6 mai) je visitai la hutte mortuaire. M. *** me donna un mouchoir neuf pour en faire hommage au mort, usage que le peuple taïtien a transporté de son ancienne croyance dans le christianisme. Ces cadeaux doivent tranquilliser l’âme du défunt. Le corps était dans un cercueil étroit, sur une bière basse, couverte ainsi que lui d’un drap blanc. On avait étendu devant la bière deux nattes de paille; sur l’une se trouvaient les habits du mort, sa coupe, son couteau, etc., tandis que sur l’autre on avait étalé les cadeaux funèbres: ces derniers formaient un tas de chemises, de pareos, de morceaux d’étoffes, etc. Tout cela était neuf et joli, et aurait suffi pour garnir une petite mercerie.

Le vieux Tati vint bientôt après dans la hutte mortuaire, mais il n’y demeura que quelques instants, et en sortit{142} aussitôt pour prendre l’air, car le corps sentait déjà très-mauvais. Il s’assit sous un arbre et se mit à causer avec les voisins, comme s’il n’était rien arrivé. Dans la hutte étaient assises les parentes et les voisines, qui s’entretenaient tranquillement, tout en mangeant ou en fumant. Je fus obligée de me faire montrer l’épouse, les enfants et les parents du mort; car à les voir je ne m’en serais pas doutée. Au bout de quelque temps la belle-mère et l’épouse se levèrent, se jetèrent sur le cercueil, et hurlèrent pendant une demi-heure; mais on voyait bien que ces cris forcés ne venaient pas du cœur. Toutes les deux retournèrent ensuite à leur place, l’air riant et l’œil sec, et parurent reprendre la conversation au point où elles l’avaient laissée. On brûla la pirogue du mort sur le rivage.

J’en avais assez vu, et je rentrai afin de faire quelques préparatifs pour la partie qui devait avoir lieu le lendemain sur le lac. La distance est de dix-huit milles anglais; aussi on y va et on en revient commodément dans l’espace de deux jours; un guide n’en eut pas moins le front de nous demander la somme exorbitante de dix dollars: cependant, grâce à l’intervention du vieux Tati, j’en trouvai un pour trois dollars.

Les promenades à pied dans Taïti sont excessivement incommodes; car dans cette île, qui abonde en eau, il faut souvent traverser des plaines de sable et des rivières. Mon costume était tout à fait approprié à ces courses; je portais de gros souliers d’homme, pas de bas, un pantalon et une blouse que je retroussais jusqu’aux hanches. Équipée de la sorte, j’entrepris, le 7 mai, un petit voyage, sous la conduite de mon guide. Pendant le premier tiers de la route, nous longeâmes la côte, et je comptai à peu près trente-deux ruisseaux qu’il fallut traverser. Ensuite nous pénétrâmes, par des gorges, dans l’intérieur de l’île, après être entrés d’abord dans une hutte indienne pour y demander quelques rafraîchissements; on s’empressa de{143} nous offrir quelques fruits à pain et d’autres petits fruits; mais on ne se fit pas prier pour accepter un petit cadeau.

Dans l’intérieur de l’île, les arbres fruitiers furent bientôt remplacés par le pisang, le tarro et l’oputu (maranta), arbrisseau d’environ 3 mètres. Ce dernier poussait partout en si grande quantité, que nous eûmes souvent beaucoup de peine à nous frayer un passage. Le tarro, qu’on plante, atteint une hauteur de près d’un mètre; il a de belles et grandes feuilles, et des fruits tuberculeux semblables aux pommes de terre, qu’on fait rôtir, mais qui n’ont pas très-bon goût. Le pisang ou bananier est un joli arbuste haut de 4 à 6 mètres, avec des feuilles semblables à celles du palmier. Sa tige a souvent 20 centimètres de diamètre; elle n’est pas ligneuse, mais creuse, et se casse très-facilement. Le bananier appartient proprement à la famille des herbacées, et pousse extrêmement vite. Dans la première année il a atteint sa hauteur; dans la seconde il porte des fruits, après quoi il meurt. Il se propage par des rejetons qui s’élèvent d’ordinaire à côté de l’ancien tronc.

Il nous fallut traverser soixante-deux fois un torrent assez large, qui se précipite dans le ravin sur un lit très-pierreux, rapide en beaucoup d’endroits, et qui, par suite d’une forte pluie, avait souvent plus d’un mètre de profondeur; aux endroits difficiles, l’Indien me tenait d’une main, et, nageant de l’autre, il me tirait après lui. L’eau m’allait souvent jusqu’aux hanches, et il n’y avait pas moyen de se sécher. Le sentier devint aussi toujours plus pénible et plus dangereux. Il fallait grimper par-dessus des rochers et des pierres que recouvraient tellement des feuilles de l’oputu, qu’on ne savait jamais où placer le pied avec sûreté. Je me déchirai bien des fois les mains et les pieds, et je tombai souvent à terre en voulant me retenir au tronc perfide d’un pisang qui se brisait entre mes mains; c’était une excursion vraiment périlleuse, qui n’a encore été exécutée que par un petit nombre d’offi{144}ciers, et qui ne sera probablement jamais entreprise par d’autres femmes.

Le ravin se resserrait tellement en deux endroits, qu’en dehors du lit du fleuve il ne restait plus d’espace vide. Pendant la guerre avec les Français, les Indiens avaient élevé dans ces endroits des murs de pierre hauts de près de 2 mètres, pour se défendre contre l’ennemi s’il les avait attaqués de ce côté.

Au bout de huit heures nous avions fait les dix-huit milles et gravi une hauteur de 6000 mètres. Nous n’aperçûmes le lac, placé dans un petit enfoncement, que quand nous fûmes sur ses bords. Il peut avoir tout au plus 270 mètres de diamètre. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le paysage qui l’entoure. Il est tellement resserré dans une ceinture de hautes et vertes montagnes à pic, qu’il n’y a pas place pour le plus étroit sentier. On pourrait prendre le lit du lac pour un cratère éteint qui s’est rempli d’eau. Cette conjecture se trouve fortifiée par les grandes masses de basalte qui figurent sur le devant. Le lac est poissonneux et renferme une espèce de poisson toute particulière. On dit qu’il a un canal d’écoulement souterrain, mais jusqu’ici il n’a pas encore été découvert.

Quand on veut traverser le lac, il faut le faire à la nage, ou bien se servir d’un singulier esquif que les Indiens fabriquent dans l’espace de quelques minutes. Curieuse de tenter une expédition de ce genre, je donnai à entendre à mon guide que je voulais passer le lac. Aussitôt il arracha quelques troncs de pisangs (fehi), les attacha les unes aux autres au moyen de longues tiges d’herbes flexibles, posa des feuilles dessus, les poussa dans l’eau et m’engagea à prendre possession de ce fragment de canot. Je ne fus pas sans éprouver une certaine anxiété; mais j’aurais eu honte de la faire voir. Je me mis dans cet esquif extraordinaire, et mon guide, qui me suivit en nageant, le poussa devant lui. J’allai et je revins sans accident; mais à{145} dire vrai, pendant tout le trajet, je ne me sentis pas très à mon aise. L’esquif était petit, il était plus au-dessous qu’au-dessus de l’eau; on ne pouvait se cramponner nulle part, et on pouvait craindre à tout instant de tomber par-dessus le bord. Je ne conseillerais point à qui n’est pas nageur de tenter une telle traversée.

Après avoir contemplé longuement la mer et ses environs, nous revînmes par le même sentier, à quelques centaines de pas, jusqu’à un endroit où nous trouvâmes un toit de feuillage. Mon guide y alluma aussitôt un feu pétillant à la manière indienne. Il tailla en pointe très-fine un petit morceau de bois, et pratiqua dans un autre une rainure étroite et peu profonde, sur laquelle il frotta avec le bois pointu jusqu’à ce que les fils fins, qui s’en détachaient, commençassent à fumer. Il avait eu soin de préparer auparavant de l’herbe et des feuilles sèches, il y jeta les fils fumants, puis il prit le paquet dans sa main et l’agita plusieurs fois en l’air jusqu’à ce qu’il fût enflammé. Toute l’opération dura à peine deux minutes.

Pour notre souper, il cueillit quelques pisangs et les mit sur le feu. Je me servis aussi de notre feu pour sécher mes habits, en me mettant tout contre et en me retournant souvent. A moitié trempée et fatiguée, j’allai, bientôt après mon maigre souper, chercher une couche sur le feuillage sec.

Il est heureux que, dans ces contrées sauvages et désertes, on n’ait à craindre ni les hommes ni les animaux; les uns sont excessivement calmes et paisibles, et, à part quelques sangliers, les autres ne sont nullement dangereux. L’île est à cet égard si privilégiée, qu’elle ne renferme ni insectes ni reptiles venimeux ou nuisibles. On y trouve tout au plus des rats et quelques scorpions, et ces derniers sont si petits et si inoffensifs, qu’on peut les prendre dans la main. Je ne fus incommodée ici que des moustiques, ces hôtes si désagréables de toutes les régions méridionales.

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8 mai. La nuit il commença à pleuvoir beaucoup, et, vers le matin, il n’y eut point à espérer que le temps se remît. Au contraire, les brouillards devinrent de plus en plus noirs, et, se précipitant de toutes parts comme de mauvais génies, ils se répandirent en torrents sur la malheureuse contrée. Néanmoins nous n’avions d’autre parti à prendre que d’affronter hardiment la mauvaise humeur du dieu qui fait la pluie et de nous remettre en route; au bout d’une demi-heure, j’étais ruisselante, et je pus alors marcher tranquillement, sûre que je ne pouvais pas être mouillée davantage.

A mon retour à Papara, j’appris que le fils de Tati n’était pas encore enterré. Les obsèques eurent lieu le lendemain. Le prêtre prononça un petit discours devant la tombe, et après avoir descendu le cercueil on jeta dans la fosse les nattes, le chapeau de paille ainsi que les habits du mort et quelques-uns des cadeaux. Les parents présents à la cérémonie se montrèrent aussi indifférents que moi.

Le cimetière est tout près de quelques muraï. On donne ce nom à de petits carrés d’un mètre, anciennes sépultures des Indiens. On plaçait les morts sur des tréteaux, où ils restaient jusqu’à ce que la chair fût détachée des ossements, qu’on rassemblait alors et qu’on enterrait dans quelque endroit solitaire.

Le même soir je vis prendre des poissons d’une manière très-curieuse. Deux enfants entrèrent dans la mer; l’un était armé d’un bâton, l’autre de copeaux enflammés. Celui qui tenait le bâton faisait sortir les poissons de dessous les pierres et les frappait ensuite pendant que l’autre l’éclairait. Cependant la chasse fut très-maigre. La pêche au filet est plus pratiquée et plus fructueuse.

Presque chaque jour M. *** recevait des visites d’autres officiers en tournée et de leurs amies. Je n’ai pas besoin de dire que la décence n’était pas toujours respectée scrupuleusement. Ne voulant pas par ma présence déranger{147} ces messieurs dans leurs conversations intéressantes et spirituelles, je préférais m’établir avec mon livre dans la chambre des domestiques, qui sans doute riaient et plaisantaient aussi, mais dont les plaisanteries au moins ne vous forçaient pas à rougir.

Il était très-comique d’entendre M. *** vanter la fidélité, l’attachement et la reconnaissance de son Indienne. S’il avait pu voir la conduite de sa belle pendant les heures de son absence! Je ne pus m’empêcher d’exprimer un jour à un de ces messieurs ma surprise de voir ces créatures cupides et rapaces traitées avec les soins les plus empressés et les plus assidus, comblées de présents, prévenues dans leurs moindres désirs en même temps qu’on excusait et qu’on supportait leurs défauts les plus grossiers. Il me répondit que sans ces attentions et ces cadeaux on serait bientôt abandonné de ces dames, et que les soins les plus tendres ne les attachaient même que fort peu de temps.

D’après tout ce que j’ai vu, je suis obligée de maintenir l’opinion que j’ai énoncée plus haut, c’est que le peuple de Taïti est incapable de sentiments plus nobles et qu’il ne vit absolument que pour jouir. La nature l’y aide merveilleusement, car il n’a pas besoin de gagner son pain à la sueur de son front. L’île surabonde en excellents fruits, en tubercules, en porcs, etc. Les bonnes gens n’ont absolument rien à faire qu’à cueillir les fruits et qu’à tuer les porcs. C’est pourquoi on a tant de peine à trouver chez eux des domestiques et des ouvriers. Le moindre journalier ne se loue pas à moins d’un dollar par jour. Pour douze pièces à blanchir on paye également un dollar, et il faut, en outre, fournir le savon. Je voulais emmener un Indien dans mes excursions: il me demanda par jour un dollar et demi.

Je revins de Papara à Papeïti dans la société d’un officier et de sa maîtresse. Nous fîmes les 36 milles à pied en un seul jour. Sur notre chemin, nous passâmes devant{148} la hutte de la mère de la jeune fille qui nous accompagnait. Nous nous y arrêtâmes et on nous régala d’un mets délicieux, composé d’une pâte de jaquier, de mangues et de bananes qu’on fait rôtir sur des pierres ardentes et qu’on mange toute chaude avec du jus d’orange.

En partant, l’officier donna à la jeune fille un dollar pour le remettre à sa mère. L’une prit l’argent avec autant d’indifférence que s’il n’avait pas eu le moindre prix, l’autre le reçut de la même manière, et toutes deux sans remercier ni témoigner la moindre satisfaction.

Nous trouvâmes par-ci par-là quelques parties de route bien établies, qui avaient été faites par les condamnés. Quand un Indien a commis un crime, il n’est point jeté dans les fers, mais condamné à construire ou à réparer une portion de route déterminée; et cela se fait avec tant d’exactitude qu’on n’a aucun besoin d’inspecteurs. Ce genre de punition, introduit sous le roi Pomaré Ier, est une invention des Indiens, et les Européens n’ont eu qu’à continuer ce système.

A Punavia nous descendîmes au fort, nous nous fortifiâmes à la manière des soldats, avec du pain, du lard et du vin, et à 7 heures du soir nous arrivâmes heureusement chez nous.

Indépendamment de Papara, je visitai encore la pointe de Vénus, petite langue de terre où Cook observa le passage de Vénus par le soleil. On voit encore la pierre sur laquelle on avait fixé les instruments pour faire cette observation. Chemin faisant, je passai devant la tombe ou le muraï du roi Pomaré Ier. Cette tombe consiste en une petite place entourée de pierres et surmontée d’un toit de palmiers. Il s’y trouvait encore quelques restes à moitié pourris d’étoffes et de vêtements. Mais une de mes excursions les plus intéressantes fut celle de Fautaua et du Diadème. Fautaua est un point que les Indiens avaient cru imprenable, et où cependant ils furent entièrement vaincus par{149} les Français. Le gouverneur, M. Bruat, eut la bonté de me prêter ses chevaux pour faire cette partie et de me donner pour compagnon un sous-officier qui avait assisté lui-même au combat, et qui sut m’expliquer toutes les positions des Français et des Indiens.

Pendant plus de deux heures la route nous conduisit à travers d’horribles gorges, des forêts épaisses et des torrents rapides. Les gorges se transformaient souvent en vrais défilés resserrés entre des montagnes escarpées et inaccessibles, où une poignée de braves aurait pu, comme jadis aux Thermopyles, repousser des armées entières. L’entrée de Fautaua est aussi considérée comme la véritable clef de l’île. Pour s’en rendre maître il fallait gravir un des bords les plus escarpés de la montagne, et avancer ainsi sur la côte étroite afin de prendre l’ennemi par derrière. M. Bruat ayant fait demander des volontaires pour l’exécution de cette entreprise périlleuse, il s’en présenta plus qu’il n’était nécessaire. On choisit parmi eux soixante-deux hommes qui ne gardèrent de leurs vêtements que leurs souliers et des caleçons, et n’emportèrent que leurs armes et leurs cartouches.

Après avoir grimpé avec beaucoup de périls pendant douze heures, ils arrivèrent, au moyen de cordes et en s’aidant de pointes de fer et de baïonnettes, sur une des cimes, où ils apparurent d’une manière si inattendue aux Indiens, que ceux-ci découragés jetèrent leurs armes et se rendirent. Ils pensaient que des hommes ne pouvaient pas pénétrer jusque-là; ce devaient donc être des esprits contre lesquels la défense était impossible.

Aujourd’hui on a construit un petit fort à Fautaua et on a placé un corps de garde sur une des cimes les plus élevées. On arrive à ce dernier par un sentier, le long d’une arête de montagne étroite qui plonge des deux côtés sur des abîmes sans fond. Des personnes sujettes au vertige n’arrivent que difficilement à la crête, ou plutôt n’y arrivent pas du tout,{150} et elles y perdent beaucoup, car on a d’en haut une vue magnifique. On domine des vallées, des gorges et des montagnes sans nombre (parmi les dernières je mentionnerai surtout le colossal et romantique rocher le Diadème), d’épaisses forêts de palmiers et d’autres arbres gigantesques; et, au delà, le vaste Océan dont les flots viennent se briser sans cesse contre les écueils et les récifs, et qui se confond à l’horizon avec le ciel azuré.

Il y a, à peu de distance du fort, une chute d’eau qui tombe par-dessus une muraille perpendiculaire dans une gorge étroite; malheureusement des rochers et des collines qui avancent masquent l’extrémité de la chute, et la masse d’eau est peu considérable; car autrement la hauteur de la chute dépassant certainement 130 mètres, cette cascade mériterait d’être rangée parmi les plus remarquables.

Le chemin du fort au Diadème est excessivement pénible et nous demanda trois heures entières. Mais la vue y est encore plus belle, car on aperçoit la mer des deux côtés au delà de l’île.

Ce fut ma dernière excursion dans cette belle île. Le lendemain, 17 mai, il me fallut aller à bord. La cargaison avait été déchargée et le lest embarqué. On est obligé d’apporter d’Europe tout ce dont les troupes françaises ont besoin, comme farine, viande salée, pommes de terre, légumes et vin; car l’île ne fournit aucun de ces articles[46].

Je ne quittai qu’à regret cette île ravissante, et la pensée seule que j’allais directement au plus étrange pays, la Chine, ne put adoucir pour moi ce départ.

Le 17 mai au matin nous sortîmes du port de Papeïti avec le vent le plus favorable; nous nous éloignâmes vite et heureusement de tous les récifs de coraux qui entourent{151} l’île, et au bout de sept heures nous eûmes perdu de vue la côte. Vers le soir, nous aperçûmes les montagnes de l’île Huaheme, devant laquelle nous passâmes pendant la nuit.

Les premiers jours de notre voyage furent très-agréables. Avec la brise toujours favorable, nous jouîmes de la compagnie du beau brick belge le Rubens, sorti du port en même temps que nous. Nous ne nous trouvâmes que rarement assez près de ce brick pour pouvoir tenir des conversations suivies avec ses passagers; mais celui qui connaît tant soit peu les longs voyages sur mer et leur extrême monotonie, peut comprendre le plaisir et la joie qu’on éprouve à savoir une société d’hommes près de soi.

Nous poursuivîmes la même route jusqu’aux Philippines; mais malheureusement, dès le matin du troisième jour, notre compagnon disparut sans qu’il nous fût possible de savoir qui de deux avait dépassé l’autre. Nous nous trouvâmes seuls au milieu de l’immense et monotone solitude de l’Océan.

Le 23 mai nous approchâmes beaucoup de l’île Penrhyn. Un grand nombre de ses habitants, des Indiens à moitié nus, voulurent nous honorer d’une visite. Ils s’avançaient dans six canots et faisaient force de rames vers notre vaisseau. Cependant nous voguions si vite, que nous les eûmes bientôt laissés derrière nous. Plusieurs de nos matelots prétendirent que ces insulaires faisaient encore partie des vrais sauvages, et que nous pouvions réellement nous féliciter d’avoir échappé à leur visite. Le capitaine parut partager cette opinion, et je restai la seule à regretter de ne pas avoir vu ces Indiens de plus près.

28 mai. Depuis quelques jours nous avions le plaisir de recevoir parfois d’assez fortes ondées, phénomène extraordinaire pour la saison, puisqu’il n’y a de pluies que dans les trois premiers mois de l’année, et que pendant tous les autres le ciel est d’ordinaire pur et sans nuages. Cette exception nous fut d’autant plus agréable que nous nous{152} trouvions sous la ligne, et que sans cela nous aurions certainement souffert davantage de la chaleur. C’est ainsi que le thermomètre n’indiquait à l’ombre que 22 degrés, et 29 au soleil.

Nous passâmes l’équateur à midi par le 168e degré de longitude, et nous nous retrouvâmes dans l’hémisphère septentrional.

On tua et on mangea un petit cochon d’Otahiti en l’honneur de l’heureux passage de la ligne, et nous saluâmes l’hémisphère de notre patrie avec du véritable vin du Rhin.

Le 4 juin, et sous le 8e degré de latitude, nous aperçûmes de nouveau pour la première fois la belle étoile polaire.

Le 17 juin, nous approchions tellement de Saypan, une des plus grandes îles Ladrones, que nous en pûmes distinguer parfaitement les montagnes. Les îles Ladrones et les îles Mariannes sont situées entre le 13e et le 21e degré de latitude et le 145e et 146e degré de longitude de l’hémisphère oriental.

Le 1er juillet, nous aperçûmes de nouveau la terre, c’est-à-dire la côte de Lucovia ou de Luzon, la plus grande des Philippines, située entre le 18e et le 19e degré de latitude et entre le 125e et le 119e degré de longitude.

Le port de Manilla se trouve sur la côte méridionale de l’île du même nom.

Le même jour, nous passâmes près de l’île de Babuan et près de plusieurs autres masses de rochers isolés, qui s’élevaient comme des tours du sein de la mer. Quatre de ces rochers étaient placés assez près l’un de l’autre et formaient un groupe pittoresque; plus tard, nous en aperçûmes encore deux autres.

Dans la nuit du 2 juillet, nous atteignîmes la pointe occidentale de Luzon, et nous entrâmes ensuite dans la dangereuse mer de Chine. J’étais enchantée de dire enfin adieu à l’océan Pacifique; car un voyage sur cette mer{153} est certainement fort ennuyeux. On ne rencontre que très-rarement un autre navire, et l’eau est d’ordinaire si calme, qu’on croit naviguer sur une rivière. Souvent, je me levais en sursaut de mon bureau, et me croyais assise dans une petite chambre à la campagne, illusion d’autant plus naturelle que nous avions à bord trois chevaux, un chien, quelques porcs, des poules, des oies et des serins de Canarie. Tout cela hennissait, aboyait, grognait, caquetait et chantait comme dans une métairie.

6 juillet. Pendant les premiers jours, notre voyage sur la mer de Chine ne ressembla pas mal à celui de l’océan Pacifique. Nous avancions lentement et paisiblement. Ce n’est que ce jour-là que nous découvrîmes la côte de Chine, et, le soir, nous n’étions plus qu’à 28 milles de Macao. J’attendis le lendemain avec une assez grande impatience. J’étais sûre maintenant de fouler bientôt le sol de Chine, si ardemment désiré; je voyais déjà en idée les mandarins avec leurs grands bonnets, et les Chinoises avec leurs petits pieds, lorsque le vent tourna tout à coup au milieu de la nuit, et, le 7 juillet, nous nous trouvâmes rejetés à 100 milles en arrière. Pour comble de malheur, le baromètre tomba si bas que nous redoutions déjà un typhon. On appelle ainsi des ouragans excessivement dangereux, qui sévissent fréquemment pendant les mois de juillet, d’août et de septembre. Un nuage noir rouge foncé d’un côté et de l’autre à moitié blanc, se montre ordinairement à l’horizon comme un fatal précurseur: puis surviennent des ondées épouvantables, mêlées de tonnerres et d’éclairs, et les vents les plus violents, déchaînés de tous côtés, soulèvent des vagues hautes comme des tours. On fit à bord tous les préparatifs nécessaires pour recevoir le dangereux ennemi. Mais nous en fûmes quittes pour la peur; ou l’ouragan n’éclata pas, ou bien il éclata à une très-grande distance; nous n’essuyâmes qu’une petite tempête d’assez courte durée.

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Le 8 juillet, nous arrivâmes de nouveau dans le voisinage de Macao, dans le détroit de la Lema, et nous passâmes ensuite continuellement par des baies semées de brisants et de groupes d’îles qui offraient les vues les plus belles et les plus variées.

Le 9 juillet, nous jetâmes l’ancre dans la rade de Macao. La ville appartient aux Portugais, et a 20 000 habitants. Elle est dans une position ravissante, sur le bord de la mer, entourée de jolies chaînes de collines et de montagnes. On remarque particulièrement le palais du gouverneur portugais, le couvent catholique de Guia, les fortifications, et quelques jolis édifices situés pêle-mêle sur de belles collines dans un désordre pittoresque.

Indépendamment d’un petit nombre de vaisseaux européens, il y avait en rade plusieurs jonques (grands bateaux chinois), et beaucoup de petits canots conduits par des Chinois couraient autour de notre navire.

 

L’île de Taïti a 72 milles anglais de circonférence.

La religion du pays est la religion anglicane.

La langue est le taïtien.

La population indigène est de 8 à 9000 âmes.

On se sert pour monnaie de dollars américains et espagnols, appelés aussi piastres, et d’argent français.

La piastre vaut 5 francs ou 8 réaux.

La distance de Valparaiso à Taïti est d’environ 5000 lieues marines; de Taïti à Macao, à peu près autant.

De Macao à Hong-Kong il y a 60 lieues marines; de Hong-Kong à Canton, 90 lieues marines.

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CHAPITRE VIII.

Macao.—Hong-Kong.—Victoria.—Promenade en jonque chinoise.—Le Si-Kiang, appelé aussi fleuve du Tigre.—Whampoa.—Canton ou Ruangtscheu-fu.—Vie des Européens.—Les Chinois.—Coutumes et usages.—Criminels et pirates.—Assassinat de M. Vauchée.—Promenades et excursions.

Il y a un an, je ne me serais pas imaginé que je grossirais le nombre des Européens qui connaissent ce curieux pays, non-seulement par les livres, mais pour l’avoir visité. Je ne songeais pas alors qu’au lieu des Chinois peints que j’avais vus en Europe je verrais des Chinois en chair et en os, avec leurs têtes rasées, leurs longues queues et leurs vilains petits yeux obliques.

A peine eûmes-nous jeté l’ancre, que plusieurs Chinois grimpèrent sur le pont de notre vaisseau, pendant que d’autres étalaient sur leurs barques une quantité d’objets, de fruits et de pâtisseries, les rangeant avec beaucoup d’ordre et formant un vrai marché tout autour de nous. Quelques-uns même vantaient leur marchandise en mauvais anglais; mais en somme ils ne firent pas de brillantes affaires; car notre équipage se borna à acheter quelques cigares et quelques fruits.

Le capitaine Jurianse loua un bateau, et nous mîmes aussitôt pied à terre. Pour avoir le droit de débarquer, il fallut payer au mandarin un demi-écu d’Espagne par personne. Cet abus, à ce que j’appris, ne tarda pas à être aboli.

Nous traversâmes une grande partie de la ville pour{156} gagner une des maisons de commerce portugaises. Les Européens, hommes et femmes, peuvent circuler ici librement, sans courir comme dans d’autres villes chinoises, le risque d’être lapidés. Dans les rues qui n’étaient habitées que par des Chinois, il y avait un grand mouvement. On voyait des groupes d’hommes assis dans la rue qui jouaient aux dominos, et dans les boutiques, des serruriers, des menuisiers, des cordonniers et autres artisans; on travaillait, on causait, on jouait ou l’on dînait. Je ne vis que peu de femmes; encore appartenaient-elles au bas peuple. Rien ne m’amusa ni ne m’étonna plus que la manière dont mangent les Chinois; ils se servent de deux petits bâtons, à l’aide desquels ils portent les mets à la bouche d’une façon très-adroite et très-délicate. Pour le riz, qui se détache et se brise, les bâtons ne feraient pas aisément leur office; ils approchent donc le vase rempli de riz tout contre leur bouche grande ouverte, et y font entrer de larges portions au moyen de leurs petits bâtons; mais d’ordinaire une partie retombe dans le vase d’une manière peu appétissante. Pour les mets liquides, ils se servent de cuillers rondes en porcelaine.

La construction des maisons n’offre rien de particulier: la façade donne d’ordinaire sur la cour ou sur le jardin. Je visitai entre autres la grotte dans laquelle le célèbre écrivain portugais Camoëns a composé, dit-on, ses Lusiades. Pour avoir fait le poëme satyrique Disperates no India, il fut exilé, en 1556, à Macao, où il passa plusieurs années, jusqu’à l’époque où on le rappela dans sa patrie. La grotte est située non loin de la ville, sur une hauteur ravissante.

Comme il n’y avait point de commerce à faire, le capitaine résolut de se remettre en mer le lendemain. Il m’offrit de m’emmener avec lui gratuitement à Hong-Kong; je n’avais payé le passage que jusqu’à Macao. Son invitation me fut d’autant plus agréable, que je n’avais aucune lettre de recommandation pour Macao, et que d’ailleurs les{157} occasions d’aller à Hong-Kong étaient excessivement rares. L’eau du chenal étant très-basse, notre vaisseau était resté à l’ancre loin de la terre, dans les parages exposés aux courses des pirates, qui sont ici très-nombreux et très-hardis. On prit donc pour la nuit toutes les précautions nécessaires, et on doubla les sentinelles.

En 1842, les pirates attaquèrent un brick dans la rade de Macao, le pillèrent et tuèrent l’équipage. Le capitaine était resté à terre; l’équipage s’était livré sans crainte au sommeil, sous la garde d’une seule sentinelle. Il arriva un champan[47]: le chef de cette embarcation remit un billet à l’homme de garde en lui disant qu’il venait de la part du capitaine. Pendant que le matelot s’approchait de la lanterne pour lire le billet, le pirate lui asséna un violent coup sur la tête et le terrassa sans lui laisser le temps de prononcer une parole. Les hommes cachés dans le champan escaladèrent le navire de tous côtés, et se rendirent facilement maîtres des matelots endormis.

Le 10 juillet au matin, après avoir passé la nuit sans accident, nous nous embarquâmes pour Hong-Kong, sous la conduite d’un pilote côtier. La traversée est de 60 milles marins, et elle offre beaucoup de variété et d’intérêt, car on longe sans cesse des baies, des récifs et de jolis groupes d’îles.

Après la guerre de 1842, les Chinois cédèrent l’île de Hong-Kong aux Anglais, qui y fondèrent le port de Victoria, aujourd’hui orné de nombreux édifices et de beaux palais en pierre de taille.

Mais les Européens, dont le nombre ne s’élève qu’à quelques centaines, ne sont pas très-contents; car le commerce n’est pas de moitié aussi productif qu’on l’avait espéré d’abord. Le gouvernement anglais donne gratuitement des terrains aux marchands, à la seule condition d’y bâtir des{158} maisons. Beaucoup ont élevé de magnifiques constructions, qu’ils céderaient aujourd’hui à moitié prix; d’autres abandonneraient volontiers leur terrain, avec les fondations déjà établies, sans demander le moindre dédommagement.

Je me proposais de ne rester que peu de jours à Victoria, car je désirais arriver le plus tôt possible à Canton.

Après tant d’honnêtetés dont il m’avait déjà comblée, le capitaine Jurianse voulut encore me donner le logement et la nourriture sur son vaisseau pendant son séjour à Victoria, ce qui me fit faire chaque jour une économie de quatre à six dollars[48].

Le bateau qu’il avait loué fut aussi toujours à ma disposition. A cette occasion je dois rappeler que je n’ai nulle part bu de l’eau aussi bonne et aussi fraîche que sur son navire; ce qui prouve que même avec la chaleur tropicale l’eau peut se garder longtemps sans se corrompre. Il n’est besoin que de propreté et de soin; mais ces qualités ne se trouvent à ce degré que chez les Hollandais. Plût au ciel que tous les capitaines voulussent, au moins à cet égard, les prendre pour modèles! C’est vraiment une dure nécessité que d’être réduit à boire une eau trouble et qui sent mauvais. Malheureusement tous les voiliers sur lesquels je fis une traversée de plusieurs mois m’offrirent ce désagrément.

La situation de Victoria n’est pas des plus agréables, car elle est environnée de montagnes toutes nues. La ville même a un cachet européen, et si l’on ne voyait pas, dans les rues et dans les boutiques, des porteurs, des ouvriers et de petits marchands chinois, on croirait à peine qu’on se trouve en Chine. Je fus surprise de ne pas rencontrer de femmes indigènes dans les rues. On aurait pu penser qu’une Européenne courrait quelque danger à se montrer{159} en public; mais je dois avouer que je n’eus jamais à essuyer la moindre offense de la part des Chinois; ils ne m’importunèrent même pas par leur curiosité.

A Victoria, j’eus le plaisir de faire la connaissance de M. Gützloff, qui a acquis une assez grande célébrité[49].

J’y trouvai encore quatre autres missionnaires. Ils étudiaient le chinois, s’habillaient et se faisaient raser la tête comme les indigènes, et portaient des queues à la chinoise. Aucune langue n’est aussi difficile à lire et à écrire que le chinois. L’écriture se compose, dit-on, de plus de mille lettres, et la langue ne renferme que des monosyllabes. On écrit avec des pinceaux trempés dans de l’encre de Chine, de droite à gauche, sur toute la longueur du papier!

Dès les premiers jours, je trouvai une occasion d’aller à Canton dans une petite jonque chinoise. M. Pustau, mar{160}chand de Victoria, qui s’était vivement intéressé à moi, m’engagea, il est vrai, à ne pas me confier aveuglément aux gens du pays. Il me conseilla de louer une barque à moi ou bien de prendre une place sur le bateau à vapeur; mais cela dépassait mes faibles ressources; car une place sur le vapeur, ou la location d’une barque, m’aurait coûté douze dollars, tandis que mon passage dans la jonque ne me revenait qu’à trois dollars. J’avoue, en outre, que la physionomie et les manières des Chinois ne m’inspiraient pas la moindre crainte. Je pris sur moi mes pistolets, et, le soir du 12 juillet, je me rendis tranquillement à bord.

Une forte pluie et la nuit tombante m’obligèrent bientôt à me réfugier dans l’intérieur du bateau; pour passer le temps, je me mis à observer mes compagnons de voyage.

La compagnie, sans être choisie, se conduisit très-décemment, de sorte que je pus rester tranquillement au milieu d’elle. Quelques-uns jouaient aux dominos, tandis que d’autres tiraient des sons épouvantables d’une mandoline à trois cordes. On fumait, on causait et on prenait du thé sans sucre dans de toutes petites tasses. On ne manqua pas de m’offrir de tous côtés de ce nectar! Les Chinois, riches ou pauvres, ne boivent ni eau pure, ni spiritueux, mais toujours du thé faible et sans sucre.

Il était tard quand je me retirai dans ma cabine, dont le plafond n’était pas hermétiquement fermé et laissait pénétrer la pluie. A peine le capitaine s’en fut-il aperçu, qu’il m’assigna une autre place. Je me trouvai en compagnie de deux Chinoises tout occupées à fumer du tabac: leurs pipes n’étaient pas plus grandes que des dés à coudre, et après trois ou quatre bouffées elles étaient obligées de les bourrer de nouveau.

Mes voisines, s’étant aperçues que je n’avais pas de petit tabouret pour reposer ma tête, m’en offrirent un, et insistèrent tellement que je dus l’accepter. Les Chinois se servent, en guise d’oreiller, de petits tabourets de bam{161}bou ou de cartons très-forts, qui ont de dix à trente centimètres de long, et environ vingt de haut; ils sont bombés à la partie supérieure, mais non rembourrés.

13 juillet. Quand je me rendis de grand matin sur le pont pour voir l’entrée de la bocca du Si-Kiang ou du Tigre, nous nous trouvions déjà si avant dans le fleuve, qu’on ne découvrait plus son embouchure. Je la vis cependant à mon retour de Canton, à Hong-Kong.

Le Si-Kiang, un des plus grands fleuves de la Chine, qui, à peu de distance encore de l’endroit où il se jette dans la mer, a près de huit milles de large, se trouve à son embouchure tellement resserré par des montagnes et des rochers, qu’il perd la moitié de sa largeur.

La contrée est belle, et quelques fortifications assises sur les cimes des montagnes lui donnent un aspect romantique.

Près de Hoo-mun, appelé aussi Whampoa, le fleuve se divise en plusieurs bras; celui qui conduit à Canton s’appelle le fleuve aux Perles. Whampoa, endroit de peu d’importance, mérite d’être mentionné, parce que les nombreux bas-fonds du fleuve aux Perles obligent tous les grands vaisseaux d’y jeter l’ancre.

Le long des rives s’étendent d’immenses plantations de riz bordées de bananiers et d’arbres fruitiers. Ces derniers forment souvent de jolies allées; mais on les plante moins pour l’ornement que par nécessité. Comme le riz a besoin d’un terrain très-humide, on plante les arbres entre les rizières pour soutenir le sol, qui sans cela serait entraîné à force d’être arrosé. De jolies maisons de campagne d’un style vraiment chinois, avec des toits échancrés, pointus et dentelés, couvertes de tuiles et de briques de couleur, sont placées sous des groupes d’arbres aux ombrages épais; des pagodes de constructions diverses (appelées tas), de trois à neuf étages, s’élèvent sur de petites collines près des villages, et attirent de loin l’attention.

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De nombreuses fortifications, mais qui ressemblent plutôt à de grandes maisons sans toitures, défendent le fleuve en amont.

A plusieurs milles avant Canton, on voit une suite de bourgades composées toutes de méchantes baraques, qui sont en grande partie établies dans le fleuve même, sur de hauts pilotis, et entourées d’innombrables barques également habitées.

Plus on approche de Canton, plus le mouvement de la navigation, plus le nombre des vaisseaux et des bateaux servant d’habitation augmente. On voit des bâtiments des formes les plus étranges, des jonques à l’arrière desquelles s’élève comme une maison à deux étages avec de hautes fenêtres, des galeries et un toit. Ces navires sont souvent d’une grandeur surprenante, et chargent jusqu’à mille tonnes. Plus loin on aperçoit des vaisseaux de guerre chinois d’une construction plate, large et longue, armés de vingt à trente canons; des bateaux de mandarin qui, avec leurs portes et leurs croisées peintes[50], avec leurs galeries ciselées et leurs pavillons en soie, ressemblent aux plus jolies maisons. Ceux qui méritent le plus d’attention sont les superbes bateaux à fleurs, dont les galeries supérieures sont ornées de guirlandes et d’arabesques. Des portes et des fenêtres de style gothique conduisent dans l’intérieur, composé d’un grand salon et de quelques cabinets. Des glaces, des tapis de soie ornent les murs; des lustres de verre, des lanternes en papier de couleur, entre lesquels se balancent de petites corbeilles remplies des fleurs les plus fraîches, complètent cet aspect enchanteur.

Ces bateaux à fleurs restent toujours à l’ancre, et servent aux Chinois, jour et nuit, de lieux de divertissement. On y exécute des comédies, des danses et des jongleries,{163} auxquelles n’assistent pas les femmes de bonne compagnie. L’accès n’en est pas précisément interdit aux Européens; mais, avec la disposition actuelle des esprits, ils courent plus ou moins le risque d’être injuriés ou maltraités.

Qu’on se représente, à côté de ces singuliers bateaux, des milliers de petits canots ou champans qui sont à l’ancre ou qui croisent dans tous les sens, des pêcheurs qui jettent de tous côtés leurs filets, des enfants et des jeunes gens qui se baignent et nagent. Souvent on détourne les regards avec inquiétude, quand on voit sur de petits bateaux étroits des gamins jouer et se chamailler; à tout instant on se figure qu’un de ces petits bonshommes va tomber par-dessus le bord. Les parents prudents attachent au dos de leurs enfants âgés de moins de six ans des citrouilles creuses ou des vessies de bœuf remplies d’air, pour qu’en tombant dans l’eau ils n’aillent pas si vite au fond.

Les diverses occupations des indigènes, cette vie active et agitée, offrent les tableaux les plus variés; on ne peut s’en faire une idée exacte si on n’en a été soi-même témoin.

Depuis peu d’années il est permis aux femmes européennes d’entrer et de demeurer dans les factoreries de Canton. Je quittai donc le bateau sans crainte; mais je devais d’abord aviser aux moyens de trouver la maison de M. Agassiz, à laquelle j’étais adressée. Comme je ne savais pas encore un mot de chinois, il me fallut m’expliquer par signes. Je donnai à entendre à mon capitaine que je n’avais pas d’argent sur moi, et que, s’il voulait être payé, il devait me conduire à la factorerie. Il ne tarda pas à me comprendre, et s’empressa d’acquiescer à ma demande. Les Européens que je rencontrai à la factorerie m’indiquèrent la maison, et bientôt je me trouvai hors d’embarras.

Quand M. Agassiz me vit arriver et apprit que j’étais venue à pied du vaisseau à sa maison, il fut très-surpris, et eut de la peine à croire que j’eusse pu faire ce trajet sans encombre et sans insulte. Ce n’est qu’alors que je me rendis{164} compte du danger auquel je m’étais exposée comme femme, en courant seule avec un guide dans les rues de Canton. Pareille chose ne s’était pas encore vue dans la ville, et M. Agassiz m’assura que je devais regarder comme un bonheur insigne de ne pas avoir été outragée grossièrement, et même lapidée par le peuple.

Dans un cas semblable, mon guide aurait pris la fuite, et m’aurait abandonnée à mon mauvais sort.

J’avais bien remarqué, en allant du vaisseau à la factorerie, que tout le monde me suivait des yeux et criait après moi en me montrant au doigt, que jeunes et vieux sortaient des boutiques, et que peu à peu il se formait même autour de moi une espèce d’escorte. Que me restait-il autre chose à faire que de ne pas me laisser intimider, et de payer d’audace? J’avançai bravement, et on ne me fit rien, sans doute parce que je ne montrai aucune crainte.

J’avais formé le projet de ne pas rester longtemps à Canton; car, depuis la dernière guerre avec les Anglais, les Européens peuvent y paraître moins que jamais. On porte encore aux femmes une plus grande haine, parce qu’il a été annoncé, dans les prophéties chinoises, que le Céleste-Empire sera conquis un jour par une femme. Aussi je n’espérais pas voir grand’chose à Canton, et je me proposais de continuer mon voyage vers le nord de la Chine, jusqu’au port de Tschang-hai, où il devait être plus facile de trouver accès auprès du peuple et de la noblesse.

Par bonheur je fis la connaissance d’un Allemand, M. de Carlowitz, qui avait déjà passé quelques années à Canton. Il me témoigna de l’intérêt, et m’offrit même de me servir de cicerone, à condition que je m’armerais de patience jusqu’à ce que la poste d’Europe, qu’on attendait sous peu[51], fût arrivée.

En ce moment, les esprits des marchands sont tellement{165} agités et préoccupés qu’ils n’ont pas le temps de songer à autre chose qu’à leur correspondance. Il me fallut donc attendre non-seulement l’arrivée du vapeur, mais aussi son départ, ce qui demanda huit jours. Grâce à M. Agassiz je ne m’ennuyai point; reçue chez lui de la manière la plus cordiale et la plus affectueuse, j’eus en outre occasion de faire connaissance avec le genre de vie des Européens établis à Canton.

Peu d’Européens amènent leurs familles en Chine, et surtout à Canton, où les femmes et les enfants vivent à peu près comme en prison, et ne peuvent guère sortir que dans une litière bien fermée. D’ailleurs toute est si cher dans ce pays, que comparativement on vit encore à bon marché à Londres. On n’a pas un appartement quelque peu convenable, de six chambres avec cuisine, à moins de sept ou huit cents dollars par an. On donne à un domestique de quatre à huit dollars par mois; une servante se paye souvent de neuf à dix dollars, car les Chinoises ne veulent servir les Européens qu’à des prix exorbitants. Avec cela il règne dans ce pays la singulière coutume d’affecter à chaque genre d’occupation une personne particulière, ce qui nécessite un grand nombre de domestiques.

Une famille composée de quatre personnes exige au moins de dix à douze domestiques, et quelquefois plus. Chaque membre de la famille a d’abord un domestique attaché exclusivement à son service. Puis il faut un cuisinier, quelques bonnes d’enfants et plusieurs cooli employés aux travaux plus communs, tels que le nettoyage des chambres, le transport du bois et de l’eau. Malgré un personnel si nombreux, on est souvent très-mal servi; car si l’un ou l’autre de ces gens sort et qu’on ait besoin de son service, il faut attendre qu’il soit rentré: aucun domestique ne voudrait faire l’ouvrage de son camarade.

Toute la maison est sous la direction d’une espèce d’in{166}tendant nommé comprador. Il est chargé de l’argenterie, des meubles, du linge; il reçoit et nourrit les domestiques, s’occupe de tout ce qu’il leur faut et répond de leur fidélité; mais il retient aussi à chacun sur ses gages deux dollars par mois. Il fait les achats, les comptes de cuisine, en un mot toutes les dépenses, et indique à la fin de chaque mois le total, sans trop entrer dans les détails.

Outre la direction de la maison, le comprador est chargé de tenir la caisse de la maison de commerce. Il passe par ses mains des centaines de mille dollars, et, s’il se glisse de fausses pièces, il en est responsable. Pour les payements et pour les recettes, il a ses commis à lui, qui vérifient chaque pièce avec une rapidité incroyable. Ils prennent une poignée de monnaies, les lancent en l’air chacune séparément avec le pouce et le doigt du milieu, écoutent le son et regardent en même temps le revers de la pièce qui retombe dans le creux de la main. Des milliers de pièces sont ainsi comptées dans l’espace de quelques heures. Cet examen est indispensable à cause de la quantité de faux dollars que fabriquent les Chinois. Pour prouver que les pièces sont bonnes, on imprime sur chacune le cachet de la maison, ce qui finit par les aplatir et les élargir, et par les séparer en plusieurs morceaux. Mais les morceaux ne perdent rien de leur valeur, car la somme se détermine au poids. Indépendamment des dollars, on se sert encore d’argent pur non monnayé en petites barres; on en coupe des morceaux plus ou moins gros, selon que la somme est plus ou moins forte.

La caisse se trouve au rez-de-chaussée, dans la chambre du comprador, et l’Européen n’a point à s’occuper d’argent: aussi n’en porte-t-il jamais sur lui.

Le comprador ne touche pas de traitement, mais il a un intérêt dans chaque affaire; pour les comptes de la maison, il sait les faire sans y perdre. D’ailleurs, on prend en général, des hommes de confiance; ils versent une{167} caution entre les mains des mandarins, qui ensuite répondent d’eux.

Voici quelle est à peu près la vie des Européens établis à Canton. Après s’être levé et avoir bu une tasse de thé dans sa chambre, on prend un bain froid. A neuf heures vient le déjeuner, qui se compose de poissons frits ou de côtelettes, de rôti froid, d’œufs, de beurre, de pain et de thé. Chacun va alors à ses affaires jusqu’à l’heure du dîner, qui a lieu ordinairement à quatre heures. On mange de la soupe à la tortue, du curri[52] et du riz, du rôti, des ragoûts et des pâtes. Tous les mets, à l’exception du curri et du riz, sont préparés à l’anglaise par des cuisiniers chinois. Le dessert se compose de fromage et de fruits, tels que ananas, long-yen, mangues et lit-chi. Les Chinois prétendent que ce dernier fruit est le meilleur qui existe. Il est de la grosseur d’une noix, a une peau brun rouge un peu chagrinée, une pulpe blanche et délicate et un noyau noir. Le long-yen, un peu plus petit que le lit-chi, a aussi une chair blanche et délicate, mais un peu aqueuse. Je ne trouvai pas ces deux fruits extrêmement bons. Les ananas ne me parurent ni aussi savoureux ni aussi parfumés que ceux qui viennent dans les serres d’Europe; seulement ils sont beaucoup plus gros que les nôtres.

On boit à Canton du vin de Portugal et de la bière anglaise. Avec chaque boisson on vous offre de la glace cassée en petits morceaux et enveloppée d’un linge.

La glace est un article assez dispendieux, car on l’apporte de l’Amérique du Nord. Le soir, on prend du thé.

Pendant le repas, une grande punka répand de l’air et de la fraîcheur sur toute la société. La punka est un cadre{168} d’environ trois mètres de long et d’un mètre de haut, couvert de percale blanche et suspendu par de forts cordons au plafond de la chambre. Un autre cordon passe, comme la corde d’une cloche, à travers le mur de la chambre, et va dans une pièce voisine ou au rez-de-chaussée, où un domestique le tire d’une manière régulière, et maintient ainsi le cadre dans un mouvement léger et constant qui donne le courant d’air le plus agréable.

La vie pour les Européens est, comme on voit, très-chère en Chine. L’entretien annuel d’une maison européenne monte, pour le moins, à 30 000 fr. (6000 dollars), somme considérable quand on songe combien on a peu de chose pour cet argent. On n’a ni chevaux, ni voitures, ni réunions, ni spectacles, ni rien de semblable. Le seul plaisir de beaucoup de personnes est d’avoir un bateau dont la location coûte 7 dollars par mois, ou bien de se promener le soir dans un petit jardin que les Européens établis à Canton ont fait planter comme lieu d’agrément. Il se trouve en face de la factorerie, et est entouré de murs de trois côtés; le quatrième est borné par le fleuve aux Perles.

Les Chinois, au contraire, vivent à très-bon marché. Un homme peut parfaitement se tirer d’affaires avec 60 cashs par jour (1200 cashs font un dollar); aussi le salaire de l’ouvrier est très-minime. C’est ainsi qu’on peut louer un bateau pour toute la journée au prix d’un demi-dollar, et cet argent sert souvent à nourrir toute une famille de six à neuf personnes. Il est vrai que les Chinois ne sont pas très-difficiles sur le choix de leurs aliments. Ils mangent des chiens, des chats, des souris, des rats, des intestins d’oiseaux, du sang de toute espèce d’animal, et même, à ce qu’on m’a assuré, des chenilles, des vers de terre et des bêtes mortes. Leur principale nourriture est le riz, qui ne leur sert pas seulement comme plat, mais qui leur tient aussi lieu de pain. Il est très-bon marché; le picoul (100 li{169}vres de Vienne ou 125 de Hambourg, ou 56 kilogrammes) coûte de un dollar trois quarts à deux dollars et demi.

Les vêtements des deux sexes, pour le peuple, se composent de larges pantalons et de longues tuniques, et se distinguent par une saleté extraordinaire. Le Chinois est l’ennemi des bains et des ablutions; il ne porte pas de chemise, et il garde le même pantalon jusqu’à ce qu’il lui tombe du corps. Les tuniques des hommes leur descendent jusqu’au-dessus du genou, et celles des femmes un peu plus bas. Elles sont faites de nankin ou de soie, de couleur bleu foncé, brune ou noire. Pendant l’hiver ils mettent par-dessus leur vêtement un habit d’été qu’ils serrent contre celui de dessous à l’aide de ceintures; mais dans les grandes chaleurs ils le laissent flotter légèrement autour du corps.

Les hommes ont la tête rasée, à l’exception d’une petite partie de l’occiput, où les cheveux sont entretenus avec beaucoup de soin et tressés en queue. Plus la queue d’un Chinois est épaisse, plus il en tire vanité. Aussi y mêle-t-on de faux cheveux et des rubans noirs, et une queue descend-elle quelquefois jusqu’à la cheville. Pendant le travail, le Chinois roule cette queue autour de son cou; mais en entrant dans une chambre il la détache, parce que ce serait blesser les convenances et la politesse que de se présenter avec la queue retroussée.

Les femmes gardent leur chevelure tout entière; elles la relèvent toute en arrière, elles la tressent et l’attachent avec beaucoup d’art sur le sommet de la tête; ces soins leur demandent beaucoup de temps, mais une fois qu’elles sont coiffées c’est pour toute une semaine. Les hommes et les femmes ne mettent rien sur leur tête, ou bien ils portent des chapeaux de bambou très-mince, qui ont souvent près d’un mètre de large; ces chapeaux les garantissent du soleil et de la pluie; ils sont excessivement légers et imperméables.

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Leur chaussure se compose de bas cousus et de souliers d’étoffes de soie ou de coton noir; la semelle des souliers, haute de plus de trois centimètres, est faite de carton épais ou de bandes de feutre plusieurs fois repliées l’une sur l’autre. Les pauvres ne portent pas de chaussure.

Les maisons du peuple sont de misérables barraques construites en tuiles ou en bois. L’ameublement est extrêmement pauvre: une méchante table, quelques chaises, deux ou trois nattes de bambou, de petits escabeaux pour la tête, de vieilles couvertures, composent tout le mobilier. Cependant les pots de fleurs ne manquent nulle part.

La manière la plus économique de se loger, c’est d’avoir un bateau à soi. L’homme va travailler à la campagne, et, pendant ce temps, la femme cherche à contribuer à l’entretien de la famille en conduisant en bateau des promeneurs ou des voyageurs. Une moitié du bateau appartient à la famille, l’autre au locataire, et, quoique l’espace soit excessivement restreint (car les bateaux ont à peine 8 mètres de long), il y règne pourtant la plus grande propreté et le plus grand ordre. Chaque matin tout est lavé et nettoyé. On sait tirer parti du plus petit coin de la manière la plus ingénieuse; il y a même place pour un autel domestique en miniature. Pendant le jour on cuit et on lave. Bien que les enfants ne manquent pas, le voyageur n’en est nullement importuné; aucun spectacle désagréable ne s’offre à sa vue, et il n’entend que très-rarement la voie criarde d’un des marmots. Pendant que la mère tient la rame, elle porte son plus jeune enfant sur le dos. Les plus grands ont aussi quelquefois un de leurs frères attaché sur leurs épaules, et ils sautent et grimpent sans s’inquiéter le moins du monde du dépôt qui leur est confié. Souvent je voyais avec douleur la petite tête nue d’un tout jeune enfant ballotter de tous côtés pendant que le frère aîné sautait d’un endroit à l’autre, ou bien le front nu de la pauvre créature recevait tellement en plein les{171} rayons du soleil, que c’était à peine s’il pouvait ouvrir les yeux. Certes! on ne saurait se faire une idée de la misère d’une famille chinoise renfermée dans son bateau.

On accuse les Chinois de tuer beaucoup d’enfants nouveau-nés ou chétifs et malingres. Ils les étouffent, dit-on, dès leur naissance et les jettent à l’eau, ou bien ils les exposent dans les rues, ce qui est encore plus affreux, car il y a beaucoup de cochons et de chiens errants qui se jettent avec voracité sur la proie qui leur est offerte. C’est surtout le sort des filles; pour les garçons, toute famille s’estime heureuse d’en avoir, parce que c’est un devoir pour eux de nourrir leurs parents dans la vieillesse. Le fils aîné même, quand son père vient à mourir, est obligé de le remplacer et de prendre soin de ses autres frères et sœurs, qui, en échange, lui doivent le plus grand respect et une obéissance sans bornes. On tient rigoureusement à l’exécution de ces lois, et celui qui les transgresse est puni de mort.

Les Chinois regardent comme un honneur d’être grand-père, et, pour se parer de cet avantage, celui qui en est favorisé porte des moustaches. Ces moustaches, grises et peu fournies, se remarquent d’autant plus que les jeunes gens n’en ont pas, et que le plus souvent même ils n’ont pas de barbe.

Quant aux mœurs et aux coutumes des Chinois, je ne puis en dire que fort peu de chose; car pour un étranger il est difficile et presque impossible de les connaître. Je cherchai à les observer le plus possible; je me mêlai au peuple dans toutes les occasions qui se présentèrent, et je notai fidèlement tout ce que j’avais pu remarquer.

Un matin, en sortant, je rencontrai plus de cinquante criminels tous emprisonnés dans leur carcan (can-gue), qu’on promenait par les rues. Ce carcan se compose de deux gros morceaux de bois qui s’emboîtent l’un dans l’autre et qui ont deux ou trois ouvertures à travers les{172}quelles on fait passer au délinquant, selon la gravité du délit, la tête avec une main, ou avec les deux mains. Le poids du carcan est de 25 à 50 kilogrammes; il pèse si lourdement sur les épaules du pauvre diable, qu’il ne peut pas porter lui-même la nourriture à sa bouche, et qu’il est obligé d’attendre qu’une âme compâtissante veuille bien le faire manger. La durée de cette punition varie de quelques jours à plusieurs mois. Dans ce dernier cas, le coupable succombe presque toujours.

Un autre châtiment consiste à infliger des coups avec un bambou; si ces coups sont donnés sur les parties délicates du corps, la victime, dès le quinzième, est à jamais soustraite aux souffrances de cette vie. D’autres punitions, dont la cruauté ne le cède en rien à celles de l’inquisition chrétienne, sont: d’écorcher tout vif, d’écraser les membres, de couper les tendons des pieds, etc. A côté de ces supplices, la peine de mort est réellement un châtiment fort doux. Le coupable est étranglé ou décapité; mais on m’assura que, dans des circonstances particulières et tout exceptionnelles, on sciait le criminel ou bien on le laissait mourir de faim. Dans le premier cas, la victime est pressée entre deux planches et sciée de haut en bas; dans le second, le condamné est enterré jusqu’à la tête, et on le laisse ainsi mourir de faim, ou bien on lui met le joug de bois autour de la tête, et on lui donne de jour en jour moins de nourriture, jusqu’à ce qu’à la fin on ne lui donne plus que quelques grains de riz. Malgré la cruauté de ces supplices, on trouve, à ce qu’on dit, des gens qui, pour de l’argent, consentent à subir pour d’autres toutes les peines, y compris même celle de la mort.

Dans le courant de l’année 1846, à Canton, on a coupé la tête à 4000 hommes. Il faut dire que ce chiffre représente les criminels de deux provinces qui, réunies, comptent dix-neuf millions d’habitants; mais ce n’en est pas moins un nombre d’exécutions prodigieux. Cela tient-il à ce{173} que les crimes sont très-fréquents, ou bien à ce que l’on prodigue les condamnations à mort, ou à ces deux faits réunis? C’est ce que je ne saurais dire.

J’arrivai par hasard tout près de la place des exécutions, et je vis, à mon grand effroi, toute une rangée de têtes encore sanglantes exposées sur de hautes perches. Les parents peuvent enlever et enterrer les corps des suppliciés.

Il y a en Chine diverses religions: la plus répandue est le bouddhisme, plein de superstition et d’idolâtrie; il a surtout des adhérents dans le bas peuple. La religion la plus naturelle et la plus sensée est celle de Confucius, ou Kong-fou-tsee, qui est, dit-on, celle de la cour, des fonctionnaires, des savants et des hommes éclairés.

La population se compose de beaucoup de races très-diverses dont je ne puis malheureusement pas retracer les types, n’ayant fait qu’un trop court séjour en Chine. Les Chinois que j’ai vus à Canton, à Hong-Kong et à Macao, sont de grandeur moyenne. Leur teint varie selon le genre de leurs occupations: le paysan, le portefaix sont assez basanés; l’homme riche et la dame de condition sont blancs. Ils ont la tête de forme conique, et la figure triangulaire; leurs sourcils sont placés très-hauts et presque en ligne droite; leurs yeux obliques sont étroits, fendus un peu de travers et très-écartés l’un de l’autre; la racine du nez est très-large; ils ont une grande bouche, et la lèvre supérieure fait saillie sur l’inférieure. Je trouvai que beaucoup d’entre eux avaient les doigts des mains très-longs et très-maigres; les riches seuls (les hommes aussi bien que les femmes) laissent pousser les ongles extraordinairement longs pour prouver qu’ils n’ont pas besoin, comme les gens des basses classes, de gagner leur vie par le travail des mains. D’ordinaire ces ongles aristocratiques ont un centimètre et demi de long. Je ne vis qu’un seul homme qui eût des ongles de trois centimètres, et encore seulement à la main gauche. De cette main il ne pouvait ra{174}masser un objet plat qu’en appliquant dessus sa main tout entière et en prenant l’objet entre les doigts.

Les femmes riches ont généralement des dispositions à devenir très-grasses, ce qui passe pour une beauté, non-seulement chez les femmes, mais aussi chez les hommes.

Quoique j’eusse beaucoup entendu parler des petits pieds des Chinoises, la vue ne m’en surprit pas moins au plus haut degré. Grâce aux bons offices de la femme d’un missionnaire, Mme Balt, je parvins à voir un de ces petits pieds à nu. Les quatre doigts étaient recourbés et pressés si fortement sous la plante du pied, qu’ils semblaient ne faire qu’un avec elle. Quant à l’orteil, on lui laissait prendre tout son développement. Le devant du pied était si serré avec de forts et larges rubans, qu’au lieu de s’étendre et de s’allonger, il remontait et se fondait avec l’os du pied; à la place de la cheville on voyait une grosse masse de chair, semblable à un moignon, qui se joignait à la jambe. Le dessous du pied avait à peine douze centimètres de long et quatre de large. Le pied est toujours enveloppé de linge blanc ou de soie, enlacé de rubans de soie, et renfermés dans de petits souliers à très-hauts talons.

A ma grande surprise, ces créatures mutilées, pour marcher comme des canes, n’en trottaient pas moins presque aussi vite que les femmes d’Europe aux larges pieds; elles montaient et descendaient même les escaliers sans le secours d’un bâton.

Nulle Chinoise n’échappe à cet embellissement, si ce n’est parmi les filles de la classe la plus indigente, c’est-à-dire celles qui habitent dans les bateaux. Dans les grandes familles, toutes les filles partagent cette distinction, tandis que dans les familles d’un rang moins élevé, on la réserve ordinairement à la fille aînée.

Le mérite d’une fiancée se règle sur la petitesse de ses pieds.

On ne pratique pas cette mutilation sur l’enfant au mo{175}ment de sa naissance, mais on attend qu’elle ait accompli sa première année, quelquefois même qu’elle soit arrivée à l’âge de trois ans. Après l’opération, on ne fait pas entrer le pied de force, comme on l’a prétendu, dans un soulier de fer, mais on le serre bien solidement au moyen de larges rubans.

La polygamie est permise aux Chinois par leur religion; mais à cet égard ils sont bien au-dessous des mahométans. Les gens les plus riches ont rarement plus de six à douze femmes, tandis que les pauvres se contentent d’une seule.

Je visitai à Canton, autant que possible, les ateliers de différents artistes; je m’attachai surtout aux premiers peintres, et j’avoue que je fus frappée du vif éclat de leurs couleurs. On l’attribue surtout au papier de riz, sur lequel ils peignent, et qui est d’une finesse et d’une blancheur extraordinaires.

Les peintures sur toile ou sur ivoire diffèrent peu de celles de nos artistes européens sous le rapport des couleurs; mais elles s’en distinguent extrêmement par la composition et la perspective, pour lesquelles les Chinois en sont encore aux éléments. Ce que je dis là est surtout vrai pour la perspective. Les figures ou les objets du second plan rivalisent pour la grandeur et le coloris avec ceux du premier, et les fleuves et les mers occupent souvent la place des nuages. Mais, en échange, ils savent parfaitement copier[53] et même faire des portraits. J’en ai vu qui étaient si bien dessinés, si ressemblants et si admirablement peints, que d’excellents artistes européens auraient pu sans honte signer ces ouvrages.

Les Chinois sont d’une habileté extraordinaire pour les ciselures sur ivoire, sur écaille et sur bois. On trouve surtout parmi les objets d’art en laque noire, avec des dessins{176} d’or à plat ou en relief, des chefs-d’œuvre qui feraient honneur aux plus beaux cabinets de curiosités d’Europe. J’ai vu de petites tables à ouvrage de dames qui valaient jusqu’à 600 dollars. Rien n’égale aussi la beauté des corbeilles et des tapis qu’ils tressent avec du bambou.

Ils réussissent beaucoup moins dans les travaux en or et en argent, qui sont généralement massifs et sans goût. Mais dans la fabrication de la porcelaine, ils ont acquis une grande réputation. Leurs produits se distinguent autant par la grandeur que par la transparence. Sans doute j’ai vu chez eux des vases et autres ustensiles de plus d’un mètre de haut qui n’étaient ni légers, ni transparents; mais les tasses et les autres petits objets se faisaient remarquer par une finesse et une transparence qui ne pouvaient se comparer qu’au verre. Les couleurs des peintures sont très-vives, mais les dessins sont mauvais et roides.

Les Chinois sont inimitables dans la confection des étoffes de soie et des écharpes dites crêpes de Chine. Ces dernières sont bien préférables à celles de France et d’Angleterre, pour le goût, la beauté et l’épaisseur du tissu.

La musique est un art si peu avancé en Chine, que l’on pourrait presque mettre les bons Chinois au même rang que les peuples sauvages. Ils ne manquent pas d’instruments, mais ils ne savent pas s’en servir. Ils ont des violons, des guitares, des luths (tous montés de cordes ou de fils de fer), des tympanons, des instruments à vent, des timbales, des tambours et des cymbales; mais ils n’entendent rien à la composition, ni à la mélodie, ni à l’exécution; ils grattent, raclent et frappent sur leurs instruments de manière à produire un véritable sabbat. Dans mes courses sur le fleuve aux Perles, j’eus plusieurs fois occasion d’entendre ces délicieuses cacophonies sur les bateaux de mandarins et les bateaux de fleurs.

Pour l’art de tromper, les Chinois s’y entendent beaucoup mieux, et ils sont surtout habiles à attraper les Euro{177}péens. Ils n’y mettent aucun point d’honneur. Quand leur fourberie se découvre, ils disent tout au plus: «Il a été plus habile et plus adroit que moi.»

On me racontait qu’avant de mettre en vente des animaux vivants, tels que veaux, porcs, etc., dont le prix se règle sur le poids, ils les forcent d’avaler des pierres ou de grandes quantités d’eau. Ils savent aussi gonfler et parer la chair des volailles tuées, pour les faire paraître bien fraîches et bien grasses.

Mais ce n’est pas seulement le bas peuple qui se distingue par la méchanceté et la fourberie; on trouve ces belles qualités même dans les premiers fonctionnaires de l’État. Personne n’ignore qu’il n’y a nulle part plus de pirates que dans les eaux de la Chine, et plus particulièrement dans les parages de Canton; cependant on ne fait rien pour les châtier ou pour en purger la mer, parce que les mandarins ne regardent pas comme au-dessous de leur dignité d’entretenir avec eux des rapports secrets.

Ainsi, le commerce d’opium est défendu, et cependant la contrebande en fait entrer tous les ans une telle quantité, que les produits de cette importation surpassent, dit-on, ceux de l’exportation du blé[54]. Les marchands s’entendent avec les employés et les mandarins; on stipule une somme pour chaque picoul, et souvent le mandarin lui-même introduit des cargaisons entières sous le couvert de son pavillon.

On prétend qu’il y a, dans une des îles voisines de Hong-Kong, de vastes ateliers de fausse monnaie qui fonctionnent sans entrave et au su de tout le monde, en payant un tribut aux employés et aux mandarins. Il n’y a pas longtemps, quelques vaisseaux de corsaires, s’étant trop approchés de Canton, furent jetés à la côte; l’équipage périt et le chef fut fait prisonnier. La société des pirates{178} somma par écrit le gouvernement de lui rendre la liberté, avec menace, en cas de refus, de mettre tout à feu et à sang.

Tout le monde fut convaincu que la lettre était accompagnée d’une somme d’argent; car, peu de temps après, le bruit se répandit que le coupable s’était échappé.

Je fus témoin, pendant mon séjour à Canton, d’un fait qui me causa une grande angoisse et qui démontre suffisamment l’impuissance ou la faiblesse du gouvernement en Chine.

Le 8 août, M. Agassiz était parti avec un ami pour Whampoa, et il avait témoigné l’intention de revenir dans la soirée. Je restai seule à la maison avec les serviteurs chinois. M. Agassiz ne revint pas; enfin dans la nuit, vers une heure, j’entendis tout à coup de grands cris et on frappa avec violence à la porte de la maison. Je crus d’abord que c’était M. Agassiz, et je m’étonnais déjà de cette rentrée bruyante, quand je m’aperçus que le tapage n’avait pas lieu dans notre maison, mais dans celle d’en face. Pareille erreur est très-facile, car les maisons sont tout à côté l’une de l’autre, et les fenêtres restent ouvertes nuit et jour. J’entendais crier: «Levez-vous, habillez-vous!» et en même temps: «C’est terrible! c’est épouvantable! Dieu! où cela est-il arrivé?» Je m’élançai hors du lit, et je passai une robe en toute hâte, avec l’idée qu’il devait avoir éclaté quelque part ou un incendie ou une révolte[55].

Ayant aperçu un monsieur près d’une fenêtre, je l’appelai et le priai de me dire ce qui était arrivé de si effroyable. Il me raconta rapidement qu’on venait de recevoir à l’in{179}stant même la nouvelle que deux de ses amis, qui voulaient aller à Hong-Kong (Whampoa est sur la route), avaient été attaqués par des pirates, que l’un avait été assassiné et l’autre blessé.

Il s’éloigna immédiatement, avant que j’eusse le temps de lui demander le nom de la victime, et je passai toute la nuit avec la crainte que cet attentat n’eût été commis contre M. Agassiz.

Par bonheur il n’en avait rien été, car M. Agassiz fut de retour le matin à cinq heures.

J’appris alors que ce malheur était arrivé à un Suisse nommé Vauchée, qui avait passé avec nous bien des soirées. Je l’avais encore vu le jour de son départ chez notre voisin, où l’on s’était beaucoup amusé et où l’on avait chanté les plus beaux quatuors jusqu’à huit heures du soir. A neuf heures il était monté en bateau, et il était parti à dix; un quart d’heure après, son embarcation fut enveloppée de mille champans et autres bateaux, et il trouva sa triste fin.

M. Vauchée avait eu l’intention de se rendre à Hong-Kong, et de s’y embarquer sur un plus grand navire pour aller à Tschang-Haï[56]. Il portait avec lui des montres suisses, pour une valeur de 40 000 francs; il racontait même à ses amis avec quel soin il les avait emballées, sans que ses domestiques en eussent rien vu. Mais il paraît qu’il n’en avait pas été tout à fait ainsi; et, comme les pirates ont des espions parmi les serviteurs de toutes les maisons, ils ne furent que trop bien informés de tout.

Pendant mon séjour à Canton, la maison d’un Européen fut détruite par le peuple, parce qu’elle avait été bâtie sur un terrain qui, à la vérité, n’était pas interdit aux Européens, mais qui jusque-là était resté inhabité.

Il se passait rarement un jour sans qu’on entendît par{180}ler de crimes ou d’actes de violence. Aussi vivait-on dans une anxiété continuelle, surtout depuis que courait le bruit d’une révolution imminente qui devait coûter la vie à tous les Européens. Beaucoup de marchands se tenaient prêts à fuir au premier moment, et dans la plupart des comptoirs on avait rangé dans l’ordre le plus parfait des mousquets, des pistolets et des sabres. Par bonheur, l’époque fixée pour le soulèvement se passa sans que le peuple exécutât ses menaces.

Les Chinois sont excessivement lâches. Ils parlent très-haut quand ils sont sûrs de ne courir aucun danger, par exemple quand il s’agit de lapider ou de tuer quelques personnes isolées; mais s’ils peuvent s’attendre à rencontrer une ferme résistance, vous pouvez être certain qu’ils se garderont bien d’attaquer. J’ai la conviction qu’une douzaine de bons soldats européens mettraient aisément en fuite cent Chinois.

Je n’ai pas encore rencontré de peuple plus lâche, plus faux et en même temps plus cruel. Une preuve, entre autres, de ce que j’avance, c’est que leur plus grand plaisir est de tourmenter les animaux.

Malgré les dispositions hostiles du peuple, je me hasardai à faire plusieurs courses. M. de Carlowitz, avec une bonté et une patience rares, voulut bien m’accompagner partout et s’exposer même plusieurs fois. Il ne perdit pas son sang-froid quand le peuple nous suivait, éclatant en injures contre l’audace de l’Européenne qui osait se montrer en public. Grâce à son intervention, je vis plus que jamais femme n’avait vu en Chine. Notre première excursion fut consacrée à la visite du célèbre temple de Honan, qui passe pour un des plus beaux de la Chine.

Le temple, avec ses vastes dépendances et ses grands jardins, est entouré d’un mur élevé. On entre d’abord dans un vestibule spacieux, au bout duquel se trouve un portail colossal qui conduit dans les cours intérieures. On{181} voit au-dessous de l’arc de ce portail deux dieux de la guerre, chacun de 5 mètres et demi de haut, dans une attitude menaçante et avec des figures effroyables. Ils sont là pour interdire l’entrée aux mauvais génies. Un second portail colossal, sous lequel sont rangés les quatre rois célestes, conduit dans la dernière cour, où se trouve le principal temple. L’intérieur de ce temple a 30 mètres de long et autant de large. Le plafond plat, auquel sont attachés une quantité de lustres de verre, de lampes, de fleurs artificielles et de rubans, repose sur plusieurs rangées de colonnes de bois. Beaucoup de statues, d’autels, de vases à fleurs, d’encensoirs, de candélabres, de flambeaux et d’autres ornements, rappellent involontairement la décoration d’une église catholique.

Sur le devant il y a trois autels, derrière lesquels se trouvent trois statues qui représentent le dieu Bouddha sous les trois figures du passé, du présent et de l’avenir. Ces statues sont assises et de grandeur colossale.

Quand nous visitâmes le temple, on y célébrait justement une espèce de service en l’honneur d’une des épouses défuntes d’un mandarin. A l’autel de droite et à l’autel de gauche étaient les prêtres, dont les robes et même les cérémonies ressemblaient à celles des prêtres catholiques. A l’autel du milieu, le mandarin priait dévotement pendant que deux serviteurs lui donnaient de l’air avec de grands éventails[57]. Il baisait très-souvent la terre; chaque fois qu’il se prosternait ainsi, on lui présentait trois cierges; il les élevait d’abord en l’air et les tendait en{182}suite à un prêtre qui les plaçait devant une des statues de Bouddha, mais sans les allumer. La chapelle se composait de trois musiciens, dont un grattait sur un instrument à cordes, pendant que le second frappait sur une boule de métal et que le troisième jouait de la flûte.

Indépendamment de ce principal temple, il y a encore différents petits temples et des portiques ornés de statues de dieux. On rend ici un culte particulier aux vingt-quatre dieux de la miséricorde et à Kwanfootse, demi-dieu de la guerre. Plusieurs de ces dieux ont quatre, six et jusqu’à huit bras. Toutes les divinités, sans en excepter Bouddha, sont de bois, et la plupart peintes de couleurs éclatantes.

Dans le temple de la Miséricorde, nous faillîmes avoir une aventure désagréable. Un prêtre ou bonze nous présenta de petits cierges pour les allumer et les consacrer à sa divinité. M. de Carlowitz et moi, nous tenions déjà les cierges à la main et nous étions sur le point de lui faire ce plaisir, quand un missionnaire américain qui nous accompagnait nous les arracha des mains avec colère et les rendit au prêtre en criant à l’idolâtrie. Le prêtre prit l’affaire très au sérieux, barra aussitôt la sortie et appela ses collègues qui, débouchant de différents côtés, fondirent sur nous en poussant des cris et des imprécations. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que nous parvînmes à nous frayer un passage et à nous soustraire au danger par la fuite.

Après cette fâcheuse aventure, notre guide nous conduisit dans la demeure des porcs sacrés[58]. Un beau portique en pierre leur est assigné pour habitation; cependant, malgré tous les soins qu’on leur donne, ces singuliers{183} saints répandent une odeur si abominable, qu’on ne peut approcher d’eux sans se boucher le nez. Ils sont soignés et nourris jusqu’à ce qu’une mort naturelle les appelle à une meilleure vie.

En ce moment le portique ne renfermait qu’un seul couple de ces fortunés animaux; il est rare que leur nombre dépasse trois couples.

Ce qui me plut bien autrement que cette demeure sacrée, ce fut le logement d’un bonze qui y était attenant. Quoiqu’il ne se composât que d’une chambre ou d’un cabinet à coucher, tout y était commode et élégant. Les murs de la chambre étaient ornés de boiseries; les meubles, antiques et d’un riche travail. Contre le mur du fond il y avait un autel, et le sol était couvert de grandes dalles.

Nous y trouvâmes un fumeur d’opium. Étendu par terre sur une natte, il avait à côté de lui une tasse remplie de thé, quelques fruits, une petite lampe, et plusieurs pipes dont les fourneaux étaient plus petits que des dés à coudre. Il aspirait dans une de ces pipes la fumée enivrante. On prétend qu’il y a en Chine des fumeurs d’opium qui peuvent en consommer par jour de 20 à 30 grammes. Comme à notre entrée il n’était pas encore entièrement privé de ses sens, il se leva paisiblement, mit la pipe de côté et se traîna jusqu’à une chaise. Ses yeux étaient fixes et une pâleur mortelle couvrait sa figure. C’était un spectacle fort triste et bien digne de pitié.

Pour terminer, on nous conduisit encore dans le jardin où l’on brûle les bonzes après leur mort, ce qui est une distinction particulière, car les autres personnes sont seulement enterrées. Un mausolée fort simple, qui a peut-être 9 mètres de tour, et quelques petits monuments, sont tout ce qu’on y voit. Ni l’un ni les autres ne sont jolis; ce n’est que de la maçonnerie. Dans le premier on garde les ossements des bonzes qui ont été brûlés; sous les{184} derniers on a enterré de riches Chinois dont les héritiers ont payé fort cher pour obtenir à leurs parents une aussi honorable sépulture. Non loin de là est une petite tour de 2 mètres et demi de large et de 6 mètres de haut. Dans l’intérieur est un petit enfoncement où l’on allume du feu. Au-dessus de cet enfoncement est le fauteuil sur lequel on attache le bonze mort, revêtu de son costume sacerdotal. On met tout autour du bois et des fagots secs, qu’on allume en ayant soin de fermer la porte. Au bout d’une heure on rouvre la porte, on disperse les cendres autour de la tour et on garde les ossements jusqu’au jour où l’on ouvre le mausolée, ce qui n’a lieu qu’une fois par an.

Une curiosité de ce jardin est le beau nénufar nympha nelumbo, dont la véritable patrie est la Chine. Les Chinois aiment tellement cette fleur, que pour elle ils établissent des étangs dans tous leurs jardins. La fleur peut avoir 15 centimètres de diamètre; elle est d’ordinaire blanche, et très-rarement d’un rouge pâle. Ses graines ressemblent par la grosseur et le goût à la noisette; les racines cuites ont, à ce qu’on prétend, le goût d’artichauts.

Dans le temple de Honan vivent plus de cent bonzes qui, dans leur costume domestique, ne se distinguent en rien des Chinois du peuple; on ne les reconnaît qu’à leur tête toute rasée. Ni les bonzes ni les autres prêtres ne jouissent de l’estime publique.

Notre seconde excursion fut consacrée à la pagode de Half-Way, ainsi appelée par les Anglais parce qu’elle se trouve à moitié route entre Canton et Whampoa. Nous nous y rendîmes par le fleuve aux Perles. La pagode se trouve sur une petite eminence, près d’un village, au milieu d’immenses rizières. On compte neuf étages superposés, et elle a environ 55 mètres de haut. Sa circonférence n’est pas très-grande, et sa construction est assez uniforme jusqu’au faîte, ce qui lui donne l’aspect d’une tour.{185} Anciennement cette pagode était au nombre des plus célèbres de la Chine; mais il y a déjà longtemps qu’on ne s’en sert plus. L’intérieur était vide; on n’y voyait ni statues ni ornements, et aucun plafond intermédiaire n’empêchait le regard de s’élever jusqu’au faîte de l’édifice. Il y avait en dehors, autour de chaque étage, des galeries étroites sans balustrade, où l’on arrivait par des escaliers roides et difficiles. Ces galeries extérieures font un très-bel effet; elles sont artistement faites en tuiles de couleur et ornées de dalles marbrées. Les pointes des tuiles, tournées obliquement au dehors, sont superposées par rangées les unes au-dessus des autres, de manière que chaque pointe s’élève de près de 9 centimètres au-dessus de l’autre. De loin cela ressemble à un travail à jour; la richesse des couleurs et la finesse des tuiles ferait prendre toute la masse pour de la porcelaine. Pendant que nous visitions la pagode, tout le village s’était assemblé autour de nous, et, comme ces bonnes gens se montrèrent très-calmes, cela nous engagea à visiter aussi leurs demeures. C’étaient de petites maisons, ou plutôt des huttes faites de briques, et qui, à part les toits plats, n’offraient rien de particulier. Au-dessus de la petite chambre, il n’y avait pas de plafond; on voyait jusqu’au toit de la maison; le parquet était simplement de la terre pilée, et les cloisons se composaient en partie de nattes de bambou. On y apercevait peu de meubles, et tout y était très-sale. Vers le milieu du village, il y avait de fort petits temples, et devant le principal dieu brûlaient quelques petites lampes à lumière douteuse.

Ce qui m’étonna le plus, ce fut la quantité prodigieuse de bêtes à plumes qu’on voyait au dedans des huttes et au dehors. On était littéralement obligé de prendre garde pour ne pas écraser une jeune couvée. On fait éclore ici les œufs comme en Égypte, au moyen d’une chaleur artificielle.

{186}

A notre retour du village à la pagode, nous vîmes aborder deux champans d’où sortirent un grand nombre d’hommes bruns, à moitié nus et la plupart armés. Ils traversèrent précipitamment les champs de riz et marchèrent droit à nous. Nous les prîmes pour des pirates et nous fûmes un instant tourmentés de la crainte de ce qui allait arriver. Si c’étaient réellement des pirates, c’en était fait de nous; car à cette distance de Canton, et entourés seulement de Chinois qui leur auraient encore prêté main-forte, il leur aurait été doublement facile de venir à bout de nous. Il n’y avait donc pas moyen de prendre la fuite. Cependant ces gens approchaient toujours. Enfin, quand nous nous trouvâmes en présence les uns des autres, le chef s’annonça à nous comme le capitaine d’un vaisseau de guerre de Siam. Il nous raconta en mauvais anglais qu’il n’était arrivé que depuis peu, et qu’il avait amené le gouverneur de Bangkok, qui s’en allait par terre jusqu’à Péking. Notre angoisse se dissipa insensiblement et nous acceptâmes même l’aimable invitation du capitaine d’aller à notre tour visiter son vaisseau. Il vint prendre place dans notre bateau, nous conduisit lui-même jusqu’à son vaisseau et nous fit tout voir. Cependant l’aspect n’en était pas des plus séduisants. L’équipage avait l’air grossier et sauvage, et tous étaient habillés aussi salement et aussi misérablement les uns que les autres, de sorte qu’on avait de la peine à distinguer les officiers des matelots. Le vaisseau était armé de douze canons et monté par soixante-huit hommes.

Le capitaine nous régala de vin de Portugal et de bière anglaise. Nous ne rentrâmes chez nous que tard dans la soirée.

La plus longue excursion que l’on puisse faire hors de Canton s’étend jusqu’à 20 milles en amont du fleuve aux Perles. M. Agassiz eut la bonté de me procurer le plaisir de cette promenade. Il loua une belle barque, nous munit{187} de provisions de toute sorte et pria un missionnaire, qui avait déjà fait souvent cette course, de m’accompagner, ainsi que M. de Carlowitz. La société d’un missionnaire est, même en Chine, l’escorte la plus sûre pour un voyageur. Ces messieurs parlent la langue du pays et se familiarisent peu à peu avec les indigènes; ils parcourent sans obstacle les environs de leur résidence. Une semaine environ avant notre partie, quelques jeunes gens en avaient tenté une pareille; mais, à moitié route, plusieurs coups de feu tirés d’une des forteresses situées le long du fleuve les avaient forcés de rebrousser chemin. Quand nous approchâmes de cette forteresse, nos bateliers ne voulurent pas aller plus loin, et nous fûmes presque obligés d’employer la force. On fit bien aussi feu sur nous; mais heureusement nous avions déjà dépassé la forteresse. Nous échappâmes au danger et nous continuâmes notre course sans autre accident; nous abordâmes même à plusieurs villages, nous visitâmes la pagode seigneuriale, et nous examinâmes tout avec beaucoup de soin. Ce paysage était ravissant et offrait de grandes plaines couvertes de plantations de riz, de sucre et de thé. On y voyait de beaux groupes d’arbres, de jolies collines, et dans le lointain on apercevait des montagnes plus élevées. Sur la pente des collines se trouvaient beaucoup de tombeaux que l’on reconnaissait à des pierres isolées et placées tout debout.

La pagode seigneuriale est à trois étages, recouverte d’un toit en pointe, et se distingue par des sculptures extérieures. Elle n’a point de galerie au dehors; mais, autour de chaque étage, une triple guirlande de feuilles forme comme une ceinture. Au premier et au second étage, auxquels conduisent des escaliers excessivement étroits, se trouvent de petits autels avec des idoles ciselées. On ne nous laissa pas monter au troisième, sous prétexte qu’il n’y avait rien à voir.

Les villages que nous visitâmes ressemblaient plus ou{188} moins à celui que nous avions vu près de la pagode du Half-Way.

Dans cette course, j’eus occasion d’observer la manière dont les missionnaires écoulent leurs livres religieux. Le missionnaire qui avait eu la complaisance de venir avec nous profita de cette circonstance pour répandre dans le peuple quelques bonnes semences. Il avait emballé cinq cents brochures, et, toutes les fois qu’un bateau approchait du nôtre, ce qui arrivait très-souvent, il se penchait autant que possible en avant, levait en l’air une demi-douzaine de ces livres, criait et faisait des signes pour engager les personnes de l’autre bateau à venir recevoir gratuitement, ces précieuses brochures. Quand elles ne venaient pas, nous allions les trouver, et le missionnaire les comblait de ses dons, tout en se réjouissant d’avance des merveilleux résultats qu’ils devaient infailliblement produire.

C’était bien autre chose encore quand nous arrivions à un village. Le domestique avait alors des charges de ces livres à traîner. En un instant nous étions entourés de curieux, et tous les livres étaient distribués.

Tout Chinois prenait ce qu’on lui offrait, car cela ne coûtait rien. S’il ne savait pas lire (ces livres étaient écrits en chinois), cela lui fournissait au moins du papier. Notre missionnaire retourna chez lui ravi de joie; il avait placé ses cinq cents exemplaires. Quel superbe rapport à faire pour la société des missionnaires, et quel brillant article pour la gazette ecclésiastique!

Cette excursion le long du fleuve aux Perles fut faite trois mois après par six jeunes Anglais. Eux aussi s’arrêtèrent à un des villages et se mêlèrent aux gens de la campagne. Mais malheureusement ils périrent victimes du fanatisme des Chinois et furent tous massacrés de la manière la plus cruelle.

En fait de grandes excursions, il ne me restait plus qu’à{189} faire le tour des murs de la ville de Canton proprement dite[59]. Ce désir fut aussi bientôt réalisé, car le bon missionnaire s’offrit à nous accompagner, M. de Carlowitz et moi, et à nous protéger, mais à la condition expresse que je me travestirais en homme. Jusqu’ici aucune femme n’avait entrepris cette tournée; aussi je ne devais pas, disait-il, me risquer sous les habits de mon sexe. Je pris donc des habits masculins, et nous nous mîmes un jour en route de grand matin.

Nous traversâmes longtemps des ruelles étroites, pavées de larges pierres. A chaque maison nous voyions dans quelques niches de petits autels d’un demi-mètre de haut, devant lesquels, comme il ne faisait pas encore tout à fait jour, les lampes de nuit continuaient à brûler. On use inutilement une quantité d’huile prodigieuse pour se conformer à cet usage religieux. Peu à peu on ouvrit les magasins, qui ressemblent à de jolies halles dont les devantures ont été enlevées. Les marchandises sont étalées en partie dans des montres ouvertes, en partie sur des tables, derrière lesquelles les Chinois sont assis et travaillent. D’un coin du magasin, un escalier étroit conduit à l’étage supérieur, où se trouve l’appartement du marchand.

Ici comme dans les villes turques, tous ceux qui exercent la même profession sont tenus de s’établir dans la même rue; dans telle rue on ne voit que des cristaux, dans telle autre que des étoffes de soie, et ainsi de suite. Dans les rues habitées par les médecins, on trouve aussi toutes les pharmacies, parce que les médecins s’occupent, en dehors de leurs visites, de préparer les médicaments. Il y{190} a aussi des rues spéciales assignées aux diverses provisions; les étalages y sont rangés d’ordinaire avec beaucoup d’ordre et de goût. Entre les maisons, il s’élève plusieurs petits temples, mais dont le style ne diffère pas du tout des autres édifices. Aussi il n’y a que le rez-de-chaussée qui soit habité par les dieux; ce sont de simples mortels qui occupent les étages supérieurs.

Je remarquai un mouvement extraordinaire dans les rues, surtout dans celles où se tenait le marché aux provisions. Les femmes et les filles des basses classes allaient comme celles d’Europe faire leurs emplettes. Elles étaient toutes sans voile, et beaucoup d’entre elles marchaient comme des canes, à cause de l’usage si répandu de mutiler les pieds. La foule est augmentée considérablement par une quantité inouïe de portefaix qui courent de tous côtés, les épaules chargées de grands paniers pleins de provisions. Tantôt ils vantent leur marchandise à haute voix, tantôt ils demandent à grands cris qu’on leur livre passage. Quelquefois les litières des gens riches et des personnes de distinction encombrent toute la longueur d’une rue et arrêtent les flots du peuple affairé. Mais ce qu’il y a de plus affreux, ce sont les porteurs innombrables qui enlèvent dans de grands baquets certains objets d’une odeur peu agréable, et qu’on rencontre à chaque pas et dans chaque rue.

Il faut qu’on sache qu’il n’y a peut-être pas de peuple au monde qui, pour l’activité et l’industrie, puisse être comparé au Chinois, et qui utilise avec autant de soin le moindre coin de terre. Comme ils n’ont que peu de bétail, et par conséquent peu de fumier, ils cherchent à remplacer le fumier par un autre engrais, ce qui explique la grande attention qu’ils ont de ne perdre les excréments d’aucun être vivant.

Toutes ces petites rues sont construites tout contre les murs de la ville, de sorte que nous avions déjà fait le tour d’une partie du mur d’enceinte avant de l’avoir re{191}marqué. Des portes d’entrée insignifiantes, qu’on ferme le soir, conduisent dans l’intérieur de la ville, interdite à tout étranger de la manière la plus sévère.

Il est souvent arrivé à des matelots ou à d’autres étrangers, d’entrer sans s’en douter dans la ville par une de ces portes, et de ne s’apercevoir de leur méprise que lorsqu’on commençait à leur jeter des pierres.

Après avoir fait au moins 2 milles à travers un dédale de petites rues, nous arrivâmes enfin dans les champs. Ici nous eûmes une vue complète des murs de la ville, et du haut d’une petite colline, située près du mur d’enceinte, nous découvrîmes une assez grande partie de la ville elle-même. Le mur d’enceinte a environ 20 mètres de haut, et est presque partout tellement couvert d’herbes, de plantes grimpantes et de broussailles, qu’il ressemble à une superbe haie vive. La ville apparaît comme un chaos de petites maisons, entre lesquelles s’élèvent quelques arbres isolés. Nos regards ne furent attirés ni par de belles rues et de belles places, ni par des édifices, des temples ou des pagodes remarquables: une seule pagode de cinq étages nous rappela l’architecture chinoise.

Notre chemin nous conduisit au milieu de collines fertiles, à travers des prés et des champs bien entretenus. Beaucoup de collines servent de cimetières et sont couvertes de petits tertres, contre lesquels sont appuyées des dalles de pierre hautes de deux pieds ou bien des pierres non taillées; plusieurs de ces pierres tumulaires portaient des inscriptions. Parmi ces tombes se trouvaient aussi des caveaux de famille creusés dans les collines et entourés d’une enceinte de murs peu élevés, en forme de fer à cheval. Les entrées des tombes étaient également murées.

Mais les Chinois n’enterrent pas tous leurs morts. Ils pratiquent encore un autre genre de sépulture. Ils placent les corps dans de petites chambres en maçonnerie, composées de deux murs surmontés d’un toit, et dont les deux{192} autres côtés sont ouverts. On y dépose, sur des bancs de bois de plus de 60 centimètres de haut, des cercueils dont le nombre n’excède pas trois ou quatre. Ces cercueils sont faits de troncs d’arbres creusés.

Les endroits que nous traversâmes étaient tous très-vivants, mais offraient les apparences de la saleté et de la misère. En passant dans plusieurs ruelles et sur plusieurs places, il nous fallut nous boucher le nez, et souvent nous aurions pu aussi fermer les yeux pour ne pas apercevoir des malades d’un aspect dégoûtant, dont le corps était couvert de boutons et d’ulcères.

Je vis partout beaucoup de volailles et de porcs, mais je n’aperçus que trois chevaux et une femelle de buffle d’une race toute particulière.

Nous touchions presque au terme de notre course quand nous rencontrâmes un cortége; une misérable musique nous annonça un spectacle extraordinaire. Mais à peine eûmes-nous le temps de voir défiler le cortége, qui courait comme s’il était en fuite. En tête marchaient les musiciens; venaient ensuite quelques Chinois, puis deux litières vides, avec leurs porteurs; enfin un tronc d’arbre creusé, qui représentait le cercueil, était porté au haut d’une perche. Quelques prêtres et des gens du peuple fermaient la marche.

Le principal prêtre avait une espèce de marotte blanche[60] à trois pointes, et les gens qui suivaient (parmi lesquels il n’y avait pas de femmes) portaient chacun un chiffon blanc autour du bras ou bien autour de la tête.


Je fus assez heureuse pour voir quelques palais d’été et quelques jardins appartenant à des personnes d’un rang élevé.

{193}

Je distinguai surtout celui du mandarin Hauquau. La maison, assez grande quoiqu’elle n’ait qu’un étage, a de larges et superbes terrasses. Les fenêtres donnent sur l’intérieur, et la toiture ressemble à celle des maisons européennes, sauf qu’elle est plus plate. Quant aux toits échancrés avec des flèches et des créneaux, avec des clochettes incrustées de briques et de tuiles de couleur, on ne les voit que sur les temples, les pavillons et les kiosques, mais non sur les grands édifices. A la porte on avait peint deux divinités qui, à ce que pensent les Chinois, interdisent l’entrée aux mauvais génies.

L’avant-corps de bâtiment se composait de plusieurs salles de réception, ouvertes[61] au rez-de-chaussée, de plain-pied avec de jolis parterres; au premier, de grandes terrasses ornées de fleurs offraient des vues ravissantes sur le fleuve si animé, sur une riche campagne et sur les masses de maisons groupées autour des murs de Canton.

De gentils petits cabinets entouraient les salons, dont ils n’étaient séparés que par des cloisons transparentes, qui représentaient souvent les tableaux les plus exquis. Parmi ces cloisons se distinguent surtout celles de bambou, qui sont minces et légères comme des voiles, et couvertes de fleurs peintes, ou de sentences écrites avec la plus grande délicatesse.

Le long des murs il y avait une quantité prodigieuse de chaises et beaucoup de canapés; ce qui faisait présumer que les Chinois ont aussi l’habitude des grandes réceptions. On y voyait une foule de chaises à bras, taillées artistement dans un seul morceau de bois; d’autres dont les siéges étaient formés de belles plaques de marbre; enfin, d’autres encore en terre cuite ou en porcelaine. En fait de meubles européens, nous trouvâmes de belles glaces, des{194} pendules, des vases, des dessus de table en mosaïque de Florence ou en marbre de couleur. Il y avait surtout une quantité extraordinaire de lustres et de lanternes suspendus aux plafonds: ils étaient en verre, en corne transparente, en gaze ou en papier de couleur, et ornés de perles de verre, de franges et de houppes. Les murs étaient aussi garnis de lampes. Quand ces appartements sont entièrement éclairés, ils doivent offrir un aspect vraiment magique.

Comme nous avions été assez heureux pour atteindre cette maison sans avoir été lapidés, cela nous encouragea à visiter aussi les grands et beaux jardins de M. Hauquau, situés à environ trois quarts de mille de la maison, près d’un canal alimenté par le fleuve aux Perles; mais à peine étions-nous entrés dans ce canal, que nos bateliers voulurent retourner. Ils venaient d’apercevoir un bateau de mandarin, avec tous ses pavillons hissés, ce qui indiquait que le mandarin était à bord. Ils n’osaient pas croiser un mandarin avec des Européens à leur bord, et craignaient d’être lapidés avec nous par le peuple. Mais, sans avoir égard à leurs remontrances, nous poussâmes tout contre l’embarcation du mandarin, puis nous débarquâmes et nous continuâmes notre promenade à pied. Bientôt nous eûmes à nos trousses une foule nombreuse; on commença à lâcher contre nous des enfants pour exciter notre colère. Mais nous nous armâmes de patience, et nous arrivâmes heureusement au jardin, dont les portes furent aussitôt fermées derrière nous.

Le jardin était en parfait état, mais arrangé sans le moindre goût. On voyait partout des pavillons d’été, des kiosques, des ponts, et toutes les allées et tous les ronds étaient bordés de grands et de petits pots dans lesquels venaient toute espèce de fleurs et d’arbres fruitiers rabougris.

Les Chinois excellent dans l’art de rapetisser les arbres,{195} ou plutôt d’empêcher leur croissance. On en voit qui arrivent à peine à un mètre de haut. On aime beaucoup ces arbres nains, et dans les jardins on les préfère aux arbres les plus beaux, à ceux qui donnent le plus d’ombrage. On ne saurait dire qu’il y ait du goût dans ces allées lilliputiennes, mais il est curieux de voir ces courtes tiges chargées des plus beaux fruits.

A côté de ces joujoux nous trouvâmes aussi des arbres taillés de manière à représenter des figures de tout genre, des vaisseaux, des oiseaux, des poissons, des pagodes, etc. Dans les têtes des animaux il y avait des œufs, peints, sur le devant, d’étoiles noires destinées à représenter des yeux.

Il y avait aussi des roches isolées ou des groupes de rochers richement garnis de petits pots de fleurs, de petites figures et de petits animaux. Ces derniers pouvaient se transposer à volonté, et former ainsi les groupes les plus variés, ce qui fait, dit-on, le passe-temps favori des dames chinoises. Un autre amusement non moins goûté des messieurs que des dames, c’est d’élever des cerfs-volants: ils restent assis des heures entières à suivre des yeux ces monstres en papier. Dans tous les jardins des riches Chinois, il y a de vastes pelouses réservées pour ce jeu.

On voyait aussi beaucoup de pièces d’eau et d’étangs, mais nulle part des jets d’eau.

Comme tout nous avait jusqu’alors réussi, M. de Carlowitz me proposa de visiter encore le jardin du mandarin Puntingqua. Cette visite m’intéressa d’autant plus que le mandarin faisait construire dans son jardin un bateau à vapeur par un Chinois qui avait séjourné treize ans dans l’Amérique du Nord, et y avait fait ses études.

La construction était déjà assez avancée pour que le bateau pût être lancé dans quelques semaines. Le constructeur nous montra son ouvrage avec une grande sa{196}tisfaction, et il ne put dissimuler le plaisir que lui causèrent nos éloges.

Il était aussi très-fier de savoir l’anglais, car M. de Carlowitz lui ayant adressé la parole en chinois, il lui répondit en anglais, et nous pria de continuer à lui parler dans cette langue. Le bateau ne nous parut pas avoir l’élégance qui distingue les œuvres chinoises; la machine nous parut aussi beaucoup trop grande pour ce vapeur en miniature. Ni mon compagnon ni moi n’aurions eu le courage de monter à bord le jour où l’on devait essayer l’embarcation.

Le mandarin qui faisait construire ce bateau s’était rendu à Péking pour y demander, comme récompense, un bouton[62]; car c’était sous sa direction que le premier bateau à vapeur allait être lancé en Chine. Quant au constructeur, il devra sans doute se contenter de la conscience de son talent.

Du chantier nous allâmes au jardin, qui est très-grand, mais extrêmement négligé. On n’y voyait ni allées, ni arbres fruitiers, ni rochers, ni statues, mais une quantité innombrable de pavillons, de ponts, de galeries, de petits temples et de pagodes.

La maison du mandarin se composait d’un grand salon et de beaucoup de petites pièces. Les murs étaient ornés de broderies au dedans et au dehors, et le toit entouré de flèches et de créneaux.

Dans le grand salon, on donne de temps à autre des comédies et d’autres divertissements pour les femmes, dont les plaisirs semblent se concentrer dans leurs maisons et leurs jardins[63]; aussi les derniers ne peuvent être visités par les étrangers que pendant l’absence des dames.

{197}

Dans le jardin du mandarin Puntingqua, on entretenait des paons, des faisans argentés, des canards et des daims.

Il y avait dans un coin un petit taillis de bambous qui renfermait quelques tombeaux de famille. Non loin de là s’élevait un petit tertre avec une tablette en bois, sur laquelle était inscrit un long poëme en l’honneur du serpent favori du mandarin, enterré en ce lieu.

Après avoir tout examiné à notre aise, nous retournâmes chez nous sans être attaqués par personne.

Je ne fus pas aussi heureuse quelques jours plus tard, en visitant une fabrique de thé. Le propriétaire de la fabrique me conduisit lui-même dans son établissement, composé de grandes et hautes salles, où il y avait près de six cents ouvriers, y compris les enfants et les femmes. Mon entrée produisit un mouvement général parmi les ouvriers: jeunes et vieux quittèrent leur travail; les grands levèrent les petits en l’air et me montrèrent au doigt. Bientôt ils se pressèrent autour de moi et poussèrent des cris si effroyables, que je commençai presque à avoir peur. Le fabricant et un des surveillants employèrent tous leurs efforts à m’ouvrir un passage au milieu de cette foule en révolte, et, me faisant un rempart de leur corps, m’engagèrent à voir tout rapidement et à quitter aussitôt la maison. Je ne pus donc faire qu’un examen surperficiel.

Les feuilles de thé sont mises pendant quelque temps dans l’eau bouillante, puis on les place dans des poêles de fer enfoncées obliquement dans le mur; on les grille ensuite à une faible chaleur, en les retournant sans cesse avec la main. Quand elles commencent à se rider, on les étend sur de grandes planches, et on roule chaque feuille{198} séparément. Ce travail se fait si vite, qu’il faut être excessivement attentif pour voir comment on ne prend réellement qu’une seule petite feuille. Toute la masse retourne ensuite dans la poêle. Le thé qu’on appelle noir est grillé plus longtemps, et le thé vert est teint souvent avec du bleu de Prusse, dont on ajoute une très-faible quantité lors du second grillage. Enfin, on jette de nouveau le thé sur les planches pour l’examiner encore de près, et on roule une seconde fois les feuilles qui ne sont pas encore tout à fait fermées.

Avant que je quittasse la maison du fabricant, celui-ci me conduisit dans son appartement, où il me régala d’une tasse de thé comme les Chinois riches ont l’habitude de le prendre. On met quelques feuilles de thé dans une tasse de porcelaine fine, on verse dessus de l’eau bouillante, et on couvre ensuite la tasse d’un couvercle qui la ferme hermétiquement. Après avoir laissé infuser quelques minutes, on boit le thé chaud sur les feuilles.

Les Chinois ne mettent dans le thé ni sucre, ni rhum, ni lait; ils disent que l’arome du thé se perd si on y ajoute la moindre chose, ou même si on le remue. Pour moi, j’obtins de mettre un peu de sucre dans ma tasse.

L’arbre à thé n’avait tout au plus que deux mètres de haut dans les plantations que je visitai aux environs de Canton. On ne le laisse pas pousser plus haut et on le taille de temps en temps. On l’exploite de la troisième à la huitième année; après cela on le coupe pour qu’il pousse de nouveau, ou bien on l’arrache entièrement. On peut faire dans l’année trois récoltes, la première au mois de mars, la deuxième au mois d’avril; la troisième commence en mai et dure pendant deux mois. Les feuilles de la première récolte sont si fines et si délicates, qu’elles ont véritablement l’apparence de fleurs, et c’est de là que vient sans doute l’erreur qui fait prendre le thé-fleurs ou le thé impérial, non pas pour les feuilles, mais pour les fleurs{199} de l’arbre à thé[64]. Cette première récolte est si fatale à l’arbuste, qu’en général on ne la fait pas.

On me disait que le thé des environs de Canton était le plus mauvais, et que le meilleur thé venait des provinces situées un peu plus au nord.

Les fabricants de thé de Canton s’entendent aussi, dit-on, à donner l’aspect d’un thé excellent à celui qui a déjà servi, ou bien aux feuilles gâtées par la pluie. Ils sèchent et grillent les feuilles, les teignent en jaune avec de la curcumine pulvérisée, ou en vert clair avec du bleu de Prusse, et les roulent très-serrées.

Le prix du thé envoyé en Europe varie, par picoul (cent livres d’Autriche, ou cinquante-six kilogrammes de France), de 15 à 60 dollars.

Le thé à 60 dollars trouve peu de débit, et arrive la plupart du temps seulement en Angleterre.

Le thé impérial ne figure pas du tout dans le commerce.

Il me faut encore parler d’un spectacle que je vis un soir par hasard sur le fleuve aux Perles: c’était, comme je l’appris plus tard, une fête d’actions de grâces offerte par les propriétaires de deux jonques qui avaient fait un voyage assez long sur mer sans être dépouillés par des pirates ni assaillis par le dangereux ouragan nommé typhon (taifoon).

Deux grands bateaux de fleurs, magnifiquement éclairés, descendaient lentement le fleuve; trois rangées de lanternes entouraient le bord des bateaux et formaient de véritables galeries de feu; toutes les chambres étaient ornées de lustres et de lampes; sur l’avant on voyait de grands feux; des pétards lancés de moment en moment éclataient avec beaucoup de bruit, mais ne montaient que de {200}quelques mètres. On avait planté sur le premier bateau une grande perche illuminée de lampes en papier de couleur, et qui formaient une belle pyramide.

En tête de ces deux corps lumineux marchaient, au son d’une musique bruyante, deux bateaux éclairés de torches nombreuses. Ces colonnes de feu avançaient lentement à travers les ténèbres de la nuit, et avaient vraiment quelque chose de féerique. De temps en temps elles s’arrêtaient, et aussitôt on voyait s’élever dans les petits bateaux de grands feux entretenus avec du papier consacré et parfumé.

Ce papier, qu’on est obligé d’acheter aux prêtres, se brûle à toute occasion, et souvent même avant et après chaque prière; il forme la plus grande partie des revenus des prêtres.

 

Je faisais quelquefois des promenades avec M. de Carlowitz dans les rues situées près de la factorerie. Je trouvais beaucoup de plaisir à contempler toutes les belles marchandises, et d’autant plus qu’on en avait ici tout le loisir, les magasins n’étant pas aussi fréquentés que ceux que j’avais eu occasion de voir en faisant le tour des murs de Canton. Ces magasins ayant, comme chez nous, des portes et des fenêtres, nous pûmes y entrer, ce qui nous préserva des importunités du peuple. Je trouvai aussi les rues un peu plus larges, bien pavées, et couvertes de nattes ou de planches pour adoucir l’ardeur des rayons du soleil.

Autour de la factorerie, surtout à Fousch-an, l’endroit où se trouvent le plus de fabriques, on peut faire beaucoup de courses en bateau, car les rues y sont partout coupées, comme à Venise, par des canaux. Mais ce côté de Canton n’est pas le plus beau, parce que tous les magasins sont établis le long des canaux, et que tous les ouvriers{201} des fabriques y demeurent dans de misérables baraques qui, bâties en partie sur des pilotis vermoulus, avancent beaucoup sur les canaux.

Nous eûmes un jour un spectacle horrible en passant de l’un des canaux dans le fleuve aux Perles. Il faut croire qu’un nègre mort sur un des vaisseaux venait d’être jeté à l’eau, car le corps tout nu flottait à la surface. Chaque bateau le repoussait aussi loin que possible, et, pour notre malheur, il vint aussi tout près de nous.

 

J’avais passé en tout à Canton plus de cinq semaines, du 13 juillet au 20 août. Ce temps est le plus chaud de l’année, et la température fut réellement insupportable. Dans les chambres, nous eûmes près de 27 degrés et demi; à l’air et à l’ombre, jusqu’à 30 degrés.

Pour se préserver de cette chaleur accablante, on a ici, indépendamment des punkas établis dans les chambres, une manière toute particulière de garantir les portes, les fenêtres, et même les toits et les murs des maisons. Ce sont des claies de bambou qui forment comme des auvents devant les portes et les fenêtres; ou bien comme un second toit au-dessus du véritable, dans les endroits où sont les ateliers; ou bien enfin une couverture complète placée à trois mètres de distance des murs de la maison, pourvue d’entrées, de fenêtres et de toit, et qui enveloppe toute l’habitation.

Pour retourner à Hong-Kong, je pris encore une jonque chinoise; mais je fus moins tranquille cette fois-ci que la première: j’avais encore présente à la mémoire la triste fin de M. Vauchée; aussi j’eus la précaution d’emballer mes effets et mon linge en présence de mes domestiques, afin de leur faire comprendre que des pirates perdraient leur peine s’ils se dérangeaient le moins du monde pour moi.

Le 20 août, à sept heures du soir, je dis adieu à Canton{202} et à mes amis, et à neuf heures je voguais de nouveau sur le puissant et célèbre fleuve aux Perles, le Sikiang.

 

Les données sur la géographie et la statistique de la Chine varient tellement entre elles, et les difficultés d’en vérifier l’exactitude sont si grandes, qu’on ne peut guère s’arrêter qu’à certaines indications fondées sur plus ou moins de vraisemblance. L’étendue de la Chine, y compris les pays tributaires, serait d’environ 180 000 milles carrés, et sa population, que l’on a beaucoup exagérée, d’environ 400 millions d’âmes. Le climat de la Chine est en général chaud; les hivers y sont secs et les étés pluvieux. Le sol, qui est extrêmement fertile, donne tous les produits des régions tropicales, principalement le thé, le riz, la canne à sucre, le coton, le bambou, le tabac, le poivre, le bétel, etc. On cultive dans les provinces méridionales le palmier, le mûrier, le cocotier, le cannelier, le cèdre, l’érable. La Chine possède de riches mines d’or, d’argent, de fer, de cuivre, de plomb, de mercure, de houille et de sel; des carrières d’ardoise, de marbre, de cristal, etc. Les habitants sont Mandchous (conquérants de l’empire, dont la famille régnante est issue), Sifanes, Lolos et Mieose.

La religion de l’État est celle de Confucius (Confutsé), mais beaucoup de Chinois professent la religion de Lao et le bouddhisme: l’empereur est attaché à cette dernière, comme descendant des Mandchous.

La Chine est une monarchie héréditaire dans la famille des Taï-Thing, dont le chef ou empereur exerce un pouvoir absolu, et s’appelle le maître du Céleste-Empire.

La capitale, Péking, compte, dit-on, près de deux millions d’habitants; en outre, il y a encore beaucoup de villes très-peuplées, parmi lesquelles Hong-Tscheu, Canton et Nanking occupent le premier rang.

{203}

Le commerce est très-considérable, et l’industrie très-active chez les Chinois.

Un des événements les plus importants dans l’histoire de la Chine, et dont l’origine est naturellement très-obscure, est la guerre avec l’Angleterre, commencée en 1840, et qui se termina, au bout de deux ans, à l’avantage de cette dernière puissance. Les succès des Anglais obligèrent la Chine à renoncer en partie au système d’exclusion qu’elle avait suivi pendant des milliers d’années, et à ouvrir aux Européens plusieurs de ses ports. Ces concessions ont amené une plus grande liberté du commerce, des relations plus suivies avec les Chinois, et le temps n’est peut-être pas trop éloigné où la civilisation victorieuse de l’Occident parviendra peu à peu à pénétrer dans les vastes districts de cet immense empire.

Monnaies.

1200 cashs font une piastre espagnole, ou 5 fr. 43 c. de France.

Un tacl fait 1409 cashs.

Une mace fait 141 cashs.

10 candarini font une mace.

En dehors des cashs, aucune des monnaies que je viens de citer n’a d’existence réelle; ce sont des monnaies de compte. Les cashs sont percés d’un trou au milieu; on les enfile par cinquantaines ou par centaines à des fils de bambou.

La Chine n’a pas de monnaies frappées d’or ou d’argent, ni de papier ayant une valeur légale. Les payements se font en piastres espagnoles ou en dollars américains, ou bien en or et en argent non monnayé.

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CHAPITRE IX.

Arrivée à Hong-Kong.—Le vapeur anglais.—Singapore.—Plantations.—Partie de chasse dans les jungles.—Funérailles chinoises.—Fête aux lanternes.—Température et climat.

Notre traversée de Canton à Hong-Kong fut heureuse, mais très-lente à cause des vents qui nous furent toujours contraires. La première nuit, nous fûmes réveillés par quelques coups de feu, qui sans doute n’étaient pas à notre adresse, car nous ne fûmes pas inquiétés davantage.

Les Chinois que j’avais pour compagnons de voyage se conduisirent encore cette fois envers moi d’une manière très-convenable et très-gracieuse; et si j’avais pu lire dans l’avenir, j’aurais volontiers renoncé au vapeur anglais et continué mon voyage dans une jonque. Malheureusement il n’en fut pas ainsi, et il fallut me résoudre à profiter du bateau à vapeur anglais Péking, de la force de quatre cent cinquante chevaux, commandé par le capitaine Fronson, qui va tous les mois à Calcutta.

Comme le prix des places est excessivement élevé[65], on me conseilla de prendre la troisième classe et de louer la cabine d’un machiniste ou d’un sous-officier. Enchantée de ce conseil, je m’empressai de le mettre à exécution. Qu’on se figure ma surprise quand on me refusa un billet de troisième classe. On me fit remarquer que la société y était trop mal composée, que la lune était très-fatale{205} aux passagers de troisième classe, obligés de dormir sur le pont, etc. J’eus beau objecter que je savais bien ce que je faisais et ce que je voulais, tout fut inutile. Pour pouvoir partir, je me vis obligée de prendre la seconde classe. Cela me donna, comme on pense, une singulière idée du libre arbitre chez les Anglais.

Le 25 août, à une heure après midi, je me rendis à bord.

En arrivant au vaisseau, je ne trouvai pas de domestique pour les passagers de seconde classe, et je dus m’adresser à un matelot pour faire porter mes bagages dans la cajute. Celle-ci n’avait nullement l’air confortable. Les meubles y étaient de la dernière simplicité, la table pleine de taches et de saletés, et le désordre très-grand. Je regardai la cabine où il me faudrait coucher, et je ne trouvai qu’une seule pièce, commune aux hommes et aux femmes. Cependant on me dit de m’adresser à un des préposés, qui m’assignerait, sans nul doute, une autre place pour la nuit. Je ne manquai pas de le faire, et j’obtins, en effet, une jolie petite cabine.

Le steward[66] eut la complaisance de me proposer de prendre mes repas avec sa femme. Je n’acceptai point; je ne voulais pas, en payant si cher, tout avoir par grâce. D’ailleurs, c’était le premier vapeur anglais sur lequel je naviguais, et j’étais désireuse de voir comment les passagers de seconde classe étaient traités. Notre société à table ne se composait pas seulement des passagers, qui n’étaient que trois, sans me compter, mais aussi des cuisiniers et des domestiques des premières, du boucher, enfin de tous les gens du bateau qui voulaient bien se contenter de notre ordinaire. Avec cela, on ne regardait pas du tout à la toilette: l’un arrivait sans habit ou sans ja{206}quette; le boucher oubliait d’ordinaire de mettre des souliers et des bas. Il fallait, certes, avoir un appétit robuste pour pouvoir manger en pareille compagnie.

La nourriture était digne, sans doute, des gens de l’équipage anglais et de leur costume, mais elle n’était nullement convenable pour les passagers, dont chacun payait 13 dollars par jour.

La nappe était remplie de taches, et, en guise de serviettes, chaque convive pouvait prendre son mouchoir de poche. Les manches des couteaux et des fourchettes étaient en corne blanche ou noire; les couteaux étaient ébréchés, les pointes des fourchettes cassées. Le premier jour, on ne nous donna pas du tout de cuillers; le second jour, il en parut une seule qui, pendant tout le temps que dura le voyage, ne fut accompagnée d’aucune autre. En fait de verres, il y en avait deux de l’espèce la plus commune qui passaient de bouche en bouche. Comme femme, j’eus, par une distinction spéciale, au lieu de verre une vieille tasse à thé dont l’anse était cassée.

Le cuisinier en chef, qui faisait les honneurs de la table, excusait le désordre en disant que, cette fois-ci, le garçon manquait. Mais cette excuse me sembla par trop naïve: car, quand je paye, je paye pour ce qu’on me donne en réalité, et non pas pour ce que je pourrais peut-être avoir une autre fois.

La nourriture était, comme je l’ai dit, très-mauvaise. On nous envoyait, à nous pauvres malheureux, les reliefs de la table des premières. Deux ou trois mets étaient souvent placés côte à côte sur le même plat, même quand il n’y avait pas entre eux le moindre rapport. On s’en inquiétait peu, et on ne se souciait pas davantage que les mets arrivassent chauds ou froids sur la table.

Un jour que nous prenions le thé, le cuisinier en chef, dans un accès de bonne humeur, nous dit: «Je me donne toutes les peines du monde pour vous bien nourrir; j’es{207}père que vous ne manquez de rien.» Deux des convives, qui étaient Anglais, répondirent: O yes, that’s true (Oh oui, c’est vrai). Le troisième, un Portugais, n’avait pas compris le discours pathétique du cuisinier: moi, Allemande, je n’avais point de patriotisme anglais, et j’aurais répondu différemment si je n’avais pas été femme et si cela avait pu améliorer quelque chose.

L’éclairage se composait d’une petite chandelle, qui souvent était usée dès huit heures. On était alors forcé ou de rester dans l’obscurité ou d’aller se coucher.

Le matin, la cajute servait encore de boutique de barbier; l’après-midi, de chambre à coucher, où les cuisiniers et les serviteurs, épuisés de fatigue, venaient s’étendre sur les bancs.

Pour compléter ce confort, un des officiers du vaisseau mit encore dans notre cajute deux jeunes chiens qui hurlaient toujours; il n’avait pas osé les mettre dans celle des matelots, sachant bien qu’on les aurait jetés sans façon à la porte.

On croira peut-être mon récit exagéré, d’autant plus que l’on s’imagine trouver toujours chez les Anglais un ordre et une commodité admirables; mais j’affirme que je n’ai dit que la plus exacte vérité: j’ajouterai même que, bien que j’aie déjà beaucoup voyagé en bateau à vapeur, et que j’aie toujours pris des places de seconde classe, je n’ai jamais payé un prix si exorbitant et n’ai été traitée nulle part d’une manière aussi misérable et aussi révoltante. Jamais de la vie on ne m’a escroqué mon argent avec tant d’impudeur. La seule chose qui me fit plaisir fut la conduite des officiers, qui étaient tous très-polis et très-complaisants.

Ce que je ne pouvais me lasser d’admirer, c’était la patience inouïe avec laquelle mes compagnons de voyage supportaient tout. Je voudrais bien savoir ce que diraient les Anglais, qui ont toujours à la bouche les mots de confort{208} et de confortable, si on les traitait ainsi sur un bateau appartenant à une autre nation!

 

Les premiers jours de notre traversée, nous naviguâmes toujours en pleine mer; ce ne fut que le 28 août, au soir, que nous aperçûmes la côte montagneuse de la Cochinchine. Nous la longeâmes pendant toute la journée du 29. Mais, à l’exception de chaînes de montagnes richement boisées, nous ne vîmes rien, ni habitants ni habitations; le soir seulement, quelques feux, qu’on aurait pu prendre pour des phares, nous montrèrent que la contrée n’était pas tout à fait déserte.

Pendant tout le cours du jour suivant, nous n’aperçûmes qu’un seul grand rocher isolé, appelé le Soulier. Il me fit l’effet de ressembler parfaitement à la tête d’un chien de berger.

Le 2 septembre, nous approchâmes de Malacca. On aperçoit le long de la côte des montagnes boisées, assez hautes, qui renferment, à ce qu’on dit, beaucoup de tigres, et qui rendent les voyages dans cette presqu’île très-dangereux.

Le 3 septembre, nous atteignîmes le port de Singapore, mais si tard dans la nuit, qu’il ne nous fut pas possible de débarquer.

Le lendemain, je me rendis à la maison de commerce de Behn-Mayer, pour laquelle j’avais des lettres. Depuis mon départ de Hambourg, Mme Behn était la première dame allemande que je rencontrais. Je ne saurais peindre la joie que j’éprouvai de trouver enfin, après une si longue privation, à qui parler tout à mon aise dans ma langue natale. Mme Behn ne me permit pas de descendre dans un hôtel; il me fallut aller demeurer chez cette aimable famille.

Je me proposais de ne rester que peu de temps à Singapore, et de m’embarquer ensuite pour Calcutta sur un voi{209}lier, ayant pris un trop profond dégoût pour les vapeurs anglais. On m’avait assuré qu’il ne se passait presque pas de semaine sans qu’il se présentât une bonne occasion. Mais j’attendis en vain d’une semaine à l’autre; et je fus enfin forcée de recourir encore à un de ces confortables vapeurs[67].

Les Européens mènent à Singapore à peu près la même vie qu’à Canton, à cette différence près, que la résidence de la famille est à la campagne, et que le mari seul va tous les jours à la ville. Il faut dans chaque famille beaucoup de domestiques, et la maîtresse de la maison ne peut guère avoir la haute main sur les affaires du ménage, parce qu’elles sont d’ordinaire abandonnées entièrement au premier serviteur.

Les domestiques sont Chinois, à l’exception des seis (cochers ou palefreniers), qui sont du Bengale. Tous les printemps il arrive des cargaisons entières d’enfants chinois, âgés de dix à quinze ans, qui viennent chercher du service. D’ordinaire ils sont si pauvres, qu’ils ne peuvent payer la traversée; dans ce cas le capitaine les emmène pour son compte, et reçoit en échange le salaire de la première année de service, qui lui est payé d’avance par le maître. Ces garçons vivent très-économiquement, et, quand ils ont gagné quelque argent, ils retournent dans leur patrie. Quelques-uns cependant s’établissent pour toujours comme artisans à Singapore.

L’île de Singapore a une population de 55 000 habitants, parmi lesquels on compte 40 000 Chinois, 10 000 Malais, c’est-à-dire indigènes, et 150 Européens. Le nombre des femmes est, dit-on, très-restreint, car il n’arrive de la Chine et de l’Inde que des hommes et des enfants.

La ville de Singapore, en y comprenant ses environs,{210} renferme plus de 20 000 âmes. Les rues sont larges et aérées, mais les maisons ne sont guère belles, elles n’ont qu’un étage, et les toits posent presque sur les fenêtres, ce qui donne à la construction un air tout écrasé. A cause de la température toujours très-chaude, il n’y a point de vitres aux fenêtres, mais seulement des jalousies.

Ici, comme à Canton, chaque article de commerce a sinon toute une rue, au moins sa partie de rue à lui. La halle à la viande et aux légumes est très-belle et haute comme un temple.

Comme il y a dans l’île de Singapore tant de nations diverses, on voit aussi différents temples, mais il n’y a guère que celui des Chinois qui mérite d’être visité. Il a la forme d’une maison ordinaire, mais le toit est orné à la manière chinoise: seulement il est trop surchargé. On y voit des flèches et des créneaux, des roues et des arcs sans nombre, formés de tuiles, de briques ou de porcelaine de couleur, et ornés à profusion de fleurs, d’arabesques, de dragons et d’autres monstres. Au-dessus de l’entrée principale, on a taillé de petits bas-reliefs en pierre, et les sculptures en bois, richement dorées, ne manquent non plus ni dans l’intérieur ni à l’extérieur du temple.

On avait placé sur l’autel de la déesse de la Miséricorde quelques rafraîchissements composés de fruits et de pâtisseries de toute espèce, avec une toute petite portion de riz cuit. Ces mets sont renouvelés tous les soirs. Ce que laisse la déesse échoit aux bonzes. Sur le même autel il y a deux petits morceaux de bois sculpté, de forme ovale et élégante. Les Chinois les jettent en l’air, et, quand ils tombent sur le côté intérieur, c’est signe de malheur, tandis que dans le cas contraire c’est un présage de bonheur. Mais les bonnes gens les jettent d’ordinaire jusqu’à ce qu’ils tombent conformément à leurs désirs.

Une autre manière de consulter le sort est de mettre plusieurs bâtons fort minces dans une coupe et de la se{211}couer jusqu’à ce qu’il en tombe un. Chacun de ces bâtons porte un chiffre qui désigne un passage d’un des livres de morale. Le peuple visitait bien plus ce temple que celui de Canton. Les petits morceaux de bois et les petits bâtons semblent être l’objet même du culte; car ce n’était guère qu’autour de ces bâtons qu’on voyait se presser la foule.

Dans l’intérieur de la ville, il n’y a rien autre chose à voir; mais l’aspect des environs, ou pour mieux dire de toute la petite île, est ravissant. La situation de Singapore n’offre, il est vrai, rien de grandiose ni d’imposant, parce qu’elle est privée de belles montagnes, qui sont le principal ornement d’un site (le point le plus élevé, sur lequel se trouvent la maison du gouverneur et le télégraphe maritime, n’a pas 70 mètres); mais la fraîche et luxuriante verdure, les maisons riantes des Européens, situées dans de beaux jardins, les grandes plantations des épices les plus précieuses, les jolis palmiers arecs dont les tiges excessivement minces s’élèvent à une hauteur de plus de 30 mètres, et se terminent en une couronne épaisse et frangée qui se distingue de toutes les autres espèces de palmiers par l’éclat de son feuillage, enfin les jungles (bois vierges), forment dans le fond le paysage le plus gracieux, et l’on en apprécie encore bien plus le charme quand on vient comme moi de cette prison de Canton, ou bien des alentours déserts de la ville de Victoria.

Toute l’île est coupée par de belles grandes routes, dont les plus fréquentées serpentent le long de la côte. On y voit de jolis équipages, des chevaux de la Nouvelle-Hollande, de Java et même d’Angleterre[68]. Indépendamment des belles voitures d’Europe, on s’y sert aussi de palanquins fabriqués à Singapore, qui sont entièrement couverts et fermés de tous côtés par des jalousies. Ordinairement{212} on n’y attelle qu’un seul cheval, et le cocher, ainsi que le serviteur, courent à côté de la voiture. Je ne pus dissimuler le déplaisir que me causait cette coutume barbare. On me dit qu’on avait voulu l’abolir, mais que les serviteurs avaient demandé eux-mêmes à courir à côté de la voiture plutôt que d’y être assis ou debout. Ils se pendent au cheval ou à la voiture, et se laissent traîner.

Il se passait rarement un jour sans que nous fissions une promenade en voiture. Deux fois par semaine, nous entendions sur l’esplanade, tout près de la mer, une superbe musique militaire[69]. C’était là que venait se réunir le beau monde, à pied, à cheval ou en voiture. On voyait des files de carrosses, et tout autour une foule de jeunes gens à cheval et à pied. On se serait presque cru transporté au milieu de l’Europe. Mais je trouvais beaucoup plus de plaisir à visiter des plantations ou autres établissements de ce genre, qu’à revoir ici la vie de l’Europe.

J’allai fréquemment respirer les parfums des plantations de noix de muscade et de clous de girofle. Le muscadier est couvert d’un feuillage épais du haut en bas, et a la grosseur d’un bel abricotier. Sa feuille est luisante, on la dirait vernie. Le fruit ressemble tout à fait à un brugnon de grosseur moyenne. Quand il est mûr, il s’ouvre de lui-même, et l’on voit une graine ronde de la grosseur d’une noix enveloppée d’une membrane à jour d’un beau rouge foncé; cette membrane est ce qu’on nomme la fleur de muscade ou le macis. On la sépare avec soin de la noix et on la fait sécher à l’ombre, en ayant soin de l’arroser plusieurs fois avec de l’eau de mer; autrement sa couleur rouge, au lieu de se changer en jaune, deviendrait noire. On fait sécher également la noix, puis on la fume et on la plonge à différentes reprises dans{213} de l’eau de mer mêlée à une légère dissolution de chaux, pour l’empêcher de rancir.

On trouve aussi à Singapore des muscadiers sauvages qui viennent sans culture.

Un picoul de muscades cultivées coûte 60 dollars.

Un picoul de fleurs de muscade 200

Un picoul de muscades sauvages 6

Le giroflier est un peu plus petit que le muscadier, et il n’a pas le feuillage aussi vert, ni les feuilles aussi grasses. Les clous de girofle sont les boutons des fleurs non encore ouvertes. On les cueille dans cet état, on les dessèche d’abord à la fumée, et puis on les met quelque temps au soleil.

Une autre épice est la noix d’arec, qui vient sous la couronne du palmier du même nom, en grappes de dix à vingt baies. Le fruit est un peu plus gros que la noix de muscade. Son enveloppe extérieure est d’un jaune d’or si luisant, qu’elle a l’air des noix dorées que l’on attache aux arbres de Noël. Son amande ressemble, pour la couleur, à la muscade; seulement elle n’est pas enveloppée d’une arille. On la sèche à l’ombre.

C’est cette noix, jointe à la feuille de bétel et à de la chaux de coquillages brûlés, que mâchent les Chinois et les indigènes. Ils enduisent une feuille de bétel d’un peu de chaux, y ajoutent un petit morceau de noix d’arec, et en forment un petit paquet qu’ils se mettent dans la bouche. En y joignant des feuilles de tabac, cela rend la salive rouge de sang, et cela donne une telle couleur à la bouche qu’on croit voir un petit enfer, surtout quand, suivant un usage assez ordinaire chez les Chinois, les dents sont limées et teintes en noir. La première fois que ce spectacle me fut offert, je fus très-effrayée, car je me figurais que le pauvre homme s’était blessé et qu’il avait la bouche pleine de sang.

Un autre jour, j’allai visiter une fabrique de sagou. Le{214} sagou non préparé vient de l’île voisine de Boromée: c’est la moelle d’une espèce de palmier court et à gros tronc. Pour la retirer, on abat l’arbre dans sa septième année; on fend le tronc dans toute la longueur; on recueille la moelle qui s’y trouve en grande abondance, et, après en avoir ôté les filaments, on la passe dans des formes et on la sèche au soleil ou au feu. En sortant des formes, cette moelle a encore une teinte un peu jaunâtre. Dans les fabriques, on la réduit en fécule de la manière suivante: on laisse la moelle ou la farine tremper dans l’eau pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’elle devienne d’un beau blanc; puis on la sèche encore une fois à l’air ou au feu, on l’écrase au moyen d’un morceau de bois rond, et on la fait passer par un tamis. Cette farine fine et blanchâtre est mise dans un linge qui a été humecté d’abord d’une manière toute particulière: l’ouvrier prend de l’eau dans sa bouche et la répand en pluie fine sur le linge. Cependant la farine ainsi mouillée est secouée fortement par deux ouvriers, jusqu’à ce qu’elle prenne la forme de grumeaux qu’on sèche lentement sur le feu dans de grands chaudrons plats, en remuant sans cesse. Enfin, on la fait encore une fois passer par un tamis un peu plus large, où s’arrêtent les plus gros grains.

L’édifice dans lequel on faisait ce travail était un grand hangar sans murs, dont le toit reposait sur des troncs d’arbres.

Grâce à la complaisance de M. Behn-Mayer, je trouvai l’occasion de faire une partie très-intéressante dans les jungles. Ces messieurs, au nombre de quatre, étaient munis de fusils à balles, car ils se proposaient de suivre la piste d’un tigre. On devait, en outre, s’attendre à rencontrer des ours, des sangliers ou de gros serpents. Nous allâmes en voiture jusqu’au fleuve Gallon, où deux barques avaient été disposées pour nous; avant d’y monter, nous visitâmes encore une raffinerie de sucre, située sur le fleuve.

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Les cannes étaient rangées en tas devant la raffinerie; mais on n’en avait taillé que juste ce qu’on pouvait en raffiner dans une journée, car la grande chaleur fait aigrir très-promptement le suc. On passe la canne entre des cylindres en métal; la pression extrait tout le suc, qui coule dans de grands chaudrons où on le cuit et le clarifie. Pour le sécher entièrement, on le met dans des vases de terre. Les bâtiments de cette raffinerie ressemblaient à ceux de la fabrique de sagou.

Après cette visite, nous prîmes place dans les bateaux et nous naviguâmes en remontant le fleuve. Bientôt nous approchâmes des jungles, et le trajet devint plus pénible à chaque coup de rame: il y avait dans l’eau ou au-dessus de l’eau beaucoup de troncs d’arbres renversés. Il nous fallut souvent quitter nos bateaux et les pousser par-dessus ces troncs, souvent nous coucher à plat ventre dans le bateau pour passer au-dessous des troncs qui, comme des ponts, s’inclinaient sur le fleuve. Des buissons et des ronces avec leurs épines et leurs aiguillons se penchaient de tous côtés au-dessus de nous; quelquefois même d’énormes feuilles essayaient de nous barrer le passage. Ces feuilles appartiennent à une espèce de palmier appelé mungkuang; elles ont douze centimètres de large près de la tige, et plus de trois mètres et demi de long: comme le fleuve n’avait guère que trois mètres de large, elles allaient jusqu’à la rive opposée. Cependant au milieu de toutes les beautés de la nature on ne sentait pas trop ces inconvénients, qui ne faisaient que relever le charme de l’ensemble. La forêt était épaisse et riche en bois taillis, en plantes grimpantes, en palmiers, en fougères arborescentes, dont quelques-unes avaient près de cinq mètres de haut et offraient contre les rayons ardents du soleil autant d’ombrage que les palmiers et les autres arbres.

Ma joie augmenta quand je vis dans les cimes les plus élevées des arbres sauter quelques singes de branche en{216} branche, et que j’en entendis plusieurs crier tout près de moi. J’aperçus pour la première fois ces animaux dans l’état de nature, et je fus enchantée qu’aucun de nos chasseurs ne réussît à atteindre un de ces petits fripons; mais en échange on tua quelques écureuils et quelques superbes loris, espèce de petits perroquets dont le plumage brille des plus belles couleurs. Mais bientôt un objet plus intéressant fixa notre attention: nous aperçûmes entre les branches d’un arbre un long corps noir, et en regardant de plus près nous reconnûmes un grand serpent. Enroulé sur lui-même comme une grosse pelote, il guettait sans doute sa proie. Nous osâmes avancer assez près de lui, il demeura immobile, nous regardant fixement avec ses yeux flamboyants, sans se douter combien sa mort était imminente. On tira sur lui et on le blessa au côté. Furieux, et avec la rapidité d’un trait, il s’élança du haut de l’arbre, mais en restant pendu à la branche avec sa queue; il s’allongeait et cherchait à nous atteindre de sa langue. Mais sa rage fut impuissante, car nous eûmes soin de nous tenir à une distance convenable. Plusieurs coups de feu ayant achevé de le tuer, nous nous arrêtâmes sous la branche à laquelle il était pendu. Un de nos bateliers, Malais de nation, fit un petit lacet d’herbe forte et tenace, l’attacha à un bâton, le jeta autour du cou du serpent, et l’attira ainsi dans le bateau. Il nous dit encore que nous trouverions certainement dans le voisinage un autre serpent, parce que ces reptiles se tiennent toujours par couples non loin l’un de l’autre. En effet, les messieurs du second bateau avaient également trouvé et tué un autre serpent sur les branches d’un gros arbre. Ces serpents étaient d’un vert foncé, avec de belles taches jaunes, et avaient plus de trois mètres et demi de long; on me dit qu’ils appartenaient à l’espèce des boas.

Après avoir mis quatre heures à faire 8 milles, nous quittâmes les bateaux et nous prîmes un sentier étroit{217} qui nous conduisit bientôt à quelques endroits défrichés, couverts de jolies plantations de poivre et de gambir.

Le poivrier est un arbrisseau dont la tige, mince et articulée, rampe à terre, mais qui avec des appuis s’élève à cinq ou six mètres de hauteur.

Les fruits sont disposés en grappe. Ils sont d’abord rouges, puis verts, et enfin d’un brun noir. Cet arbrisseau commence à produire dès la seconde année.

Le poivre blanc n’est point un produit de la nature, mais une création de l’art. On plonge le poivre noir plusieurs fois dans l’eau de mer. Cela lui fait perdre sa couleur et le blanchit. Le picoul de poivre blanc coûte 6 dollars, tandis que le poivre noir ne coûte que 3 dollars le picoul.

Le gambir, arbuste grimpant, atteint tout au plus 2 mètres et demi. On ne se sert que des feuilles, qu’on détache et qu’on fait cuire dans de grands chaudrons. Il en sort une gomme épaisse qu’on fait couler dans de larges vases en bois; elle est ensuite séchée au soleil, puis coupée en morceaux de 7 ou 8 centimètres de long et emballée. Le gambir est assez utile pour les tanneurs; aussi en importe-t-on souvent en Europe. Les plants de gambir et de poivre sont toujours placés à côté l’un de l’autre, car on fume les poivriers avec les feuilles cuites du gambir.

Quoique la culture des plantations, comme en général tous les travaux, soit confiée, à Singapore, à des hommes libres, on m’assura cependant que cela revenait moins cher qu’en employant des esclaves. La main-d’œuvre est à très-bas prix; on donne à un ouvrier ordinaire 3 dollars par mois, sans le nourrir ni l’habiller; ce faible salaire suffit à ces gens pour entretenir leur famille. Ils demeurent dans des cabanes de feuillage qu’ils se construisent eux-mêmes; leur nourriture consiste en petits poissons, en tubercules et en légumes. Leur habillement ne leur coûte pas non plus grand’chose; car ils sont loin de la ville, et, dans les plan{218}tations, les enfants vont tout à fait nus, et les hommes ne portent d’autre vêtement qu’un petit tablier large comme la main, qu’ils se passent entre les jambes. Il n’y a que les femmes qui soient vêtues complétement.

Ces plantations, où nous arrivâmes vers dix heures, étaient cultivées par des Chinois. A côté de leurs cabanes de feuillage ils avaient élevé un petit temple de bois. C’est là qu’ils nous reçurent. Aussitôt l’autel fut proprement garni de quelques provisions que nous devions à la sollicitude prévenante de la bonne ménagère, Mme Behn; mais au lieu de les offrir comme les Chinois à leurs dieux, nous, pauvres pécheurs, nous nous jetâmes dessus et nous les mangeâmes avec avidité.

Après que notre appétit fut assouvi, on dépouilla le serpent et on fit cadeau de la chair aux Chinois. Ils donnèrent à entendre qu’ils ne toucheraient pas à ce reptile, ce dont je fus très-étonnée, car les Chinois mangent tout. Mais je ne fus pas longtemps à me convaincre qu’ils avaient voulu nous donner le change: au retour de notre partie de chasse, au bout de quelques heures, je visitai les cabanes des Chinois et je les trouvai réunis dans une d’entre elles, et assis autour d’un grand plat de morceaux de chair rôtie qui avaient tout à fait la forme ronde du serpent. Nos hommes voulurent le dérober aussitôt à mes regards, mais je ne leur en laissai pas le temps; je leur donnai quelque argent, et je les priai de me laisser goûter de ce mets. Je trouvai la chair exquise, très-tendre et même plus délicate que du poulet.

Mais cet intermède m’a fait oublier de parler de notre partie de chasse. J’y reviens. Nous avions demandé aux ouvriers s’ils ne pourraient pas nous mettre sur la piste d’un tigre. Ils nous dépeignirent un endroit de la forêt où il y avait peu de jours qu’un hôte semblable devait s’être établi.

Nous nous mîmes aussitôt en route. Ce ne fut qu’avec{219} beaucoup de peine que nous nous frayâmes un chemin dans la forêt: il fallut grimper constamment par-dessus des troncs d’arbres renversés, nous glisser au milieu des buissons et des ronces, et traverser des marécages; mais au moins nous avancions, tandis que, dans les forêts vierges du Brésil, on n’aurait pas même pu concevoir l’idée d’une telle entreprise. Sans doute il y avait ici également des plantes grimpantes et des orchidées, mais elles n’y étaient pas en si grande quantité qu’au Brésil, et les arbres n’y étaient pas non plus si serrés les uns contre les autres. Nous en rencontrâmes de magnifiques, qui avaient plus de 30 mètres de haut. Ce qui m’intéressa le plus, ce furent les ébéniers et les arbres de colim. Le bois des premiers est d’une double espèce. On distingue la partie extérieure (l’aubier), qui est d’un jaune brunâtre, et la partie intérieure, qui est beaucoup plus dure et qui a une couleur noire. C’est elle qui fournit le véritable bois d’ébène.

L’arbre de colim répand une odeur alliacée excessivement forte, par laquelle il se fait reconnaître à quelque distance. Le fruit a également un goût d’ail; les indigènes le mangent, mais l’Européen ne peut en supporter ni le goût ni l’odeur. Je ne fis que toucher à un morceau d’écorce fraîche, et le lendemain ma main en conservait encore l’odeur.

Nous battîmes plusieurs heures la forêt sans rencontrer le tigre que nous cherchions. On crut un moment avoir découvert son repaire, mais on reconnut bientôt qu’on s’était trompé. Un de nos chasseurs prétendit aussi avoir entendu le cri d’un ours; mais il faut croire que ce cri ne fut pas bien fort, car personne autre de la société ne l’entendit, quoique nous fussions toujours ensemble.

Nous rentrâmes sans gibier, mais enchantés de notre superbe excursion.

Quoique Singapore soit une petite île, et malgré tous les{220} efforts faits et tous les encouragements donnés pour la destruction des tigres, on n’est pas encore parvenu à les exterminer. Le gouvernement donne pour chaque tigre tué une récompense de 50 dollars, et la société des négociants de Singapore en donne autant. La belle peau reste, en outre, à l’heureux chasseur, et la chair même lui produit un bénéfice, puisque les Chinois l’achètent pour la manger. Mais les tigres viennent, à la nage, de l’île voisine de Malacca, qui n’est séparée de Singapore que par un canal très-étroit; aussi ne pourra-t-on jamais les exterminer entièrement.

On trouve à Singapore une grande variété de fruits. Un des meilleurs est la mangouste, que l’on ne rencontre qu’ici et à Java. Elle a la grosseur d’une pomme moyenne; sa peau a plus d’une ligne d’épaisseur, elle est d’un brun foncé au dehors, et en dedans d’un rouge éclatant; elle renferme un fruit blanc qui se divise en quatre ou cinq tranches; elle fond presque dans la bouche et a un goût excessivement délicat.

L’ananas est ici beaucoup plus juteux, plus doux et plus grand qu’à Canton; j’en vis plusieurs qui pouvaient bien peser près de 2 kilogrammes. Il y a des champs entiers qui en sont plantés. Au moment de leur maturité, on en a trois ou quatre cents pour un dollar. On les mange souvent avec du sel.

Un autre fruit nommé sauersop, et qui pèse aussi plusieurs livres, est vert en dehors et renferme une chair blanchâtre ou d’un jaune très-pâle, qui a le goût de la fraise et qu’on mange également avec du sucre et du vin.

Le gumaloh est un fruit à côtes; il a la couleur d’une orange d’un jaune pâle, mais le goût moins doux, et il n’est pas si juteux. Cependant il y a beaucoup de personnes qui le préfèrent à l’orange; il est au moins cinq fois aussi gros.

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Mais le fruit qui, du moins à mon avis[70], mérite la palme, est le custod apple; il est vert et couvert de petites écailles. La chair, dans laquelle se trouvent des pepins noirs, est très-blanche, molle comme du beurre et d’un goût incomparable. On mange ce fruit avec de petites cuillers.

Quelques jours avant mon départ de Singapore, j’eus l’occasion d’assister aux funérailles d’un Chinois aisé. Le cortége passa devant notre maison, et, malgré une chaleur de 36 degrés, je m’y joignis et je l’accompagnai jusqu’au lieu de la sépulture, qui était à une lieue de distance. Auprès de la tombe, la cérémonie dura deux heures, mais je ne quittai pas la place: j’étais trop vivement intéressée.

La marche était ouverte par un prêtre à côté duquel s’avançait un Chinois avec une lanterne de 2 pieds de haut, couverte de cambrésine blanche. Venaient ensuite deux musiciens, dont l’un exécutait de temps à autre des roulements sur un tambour; le second frappait sur des cymbales. Ensuite paraissait le cercueil: au-dessus de la partie supérieure, à l’endroit où était la tête du mort, un esclave tenait un grand parasol ouvert. A côté marchait le fils aîné ou le descendant mâle le plus proche, les cheveux dénoués, et portant un petit drapeau blanc. Les parents étaient en grand deuil, c’est-à-dire tout habillés de blanc; les hommes portaient même des bonnets blancs sur la tête, et les femmes étaient tellement couvertes de mouchoirs blancs, qu’on ne voyait pas leur visage. Les autres personnes qui suivaient le cercueil en différents groupes portaient toutes une bandelette blanche de cambrésine autour de la tête, du corps ou du bras. Lorsqu’on s’aperçut que j’accompagnais le cortége, un homme qui était muni de beaucoup de ces bandelettes s’approcha de moi et m’en tendit une: je la mis autour de mon bras.

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Le cercueil, formé d’un tronc d’arbre massif, était couvert d’un drap foncé; quelques guirlandes de fleurs y étaient attachées, et du riz, placé dans un mouchoir, était posé dessus. Vingt-quatre hommes portaient ce pesant fardeau sur des perches énormes. On changeait souvent les porteurs avec beaucoup de bruit: tantôt ils riaient, tantôt ils se disputaient. Dans le reste du public il ne régnait ni tristesse ni recueillement. On causait, on fumait, on mangeait, et quelques hommes portaient dans des seaux du thé froid pour rafraîchir ceux qui avaient soif. Le fils seul s’abstenait de toute distraction et ne prenait part à rien: il marchait, selon la coutume, à côté du cercueil, dans une affliction profonde.

Lorsque le convoi arriva à la rue qui conduisait au lieu de repos, le fils se jeta à terre, se couvrit le visage et poussa de violents gémissements. Quelque temps après, il se releva et marcha en chancelant derrière le cercueil: deux hommes furent obligés de le conduire; il semblait profondément affecté et très-souffrant. Plus tard, à la vérité, j’appris que cette tenue est la plupart du temps feinte, parce que la coutume exige que celui qui conduit le deuil soit brisé et malade de douleur, ou du moins paraisse l’être.

Quand on fut arrivé près de la tombe, creusée à plus de 2 mètres de profondeur sur la pente d’une colline, les porteurs ôtèrent le drap, les fleurs et le riz, jetèrent beaucoup de papier d’or et d’argent dans la tombe, et y descendirent le cercueil qui, je le remarquai alors, était bien façonné, verni et fermé hermétiquement. Tout cela demanda bien une demi-heure. Les parents se prosternèrent d’abord à terre, puis s’enveloppèrent la figure et poussèrent d’horribles lamentations. Mais comme cette cérémonie leur parut par trop longue, ils s’assirent en cercle autour de la tombe, se firent donner leurs petits paniers remplis de bétel, de chaux et de noix d’arec, et se mirent à mâcher tranquillement.

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Quand le cercueil eut été descendu, un des Chinois se plaça au haut de la tombe, ouvrit le petit paquet de riz et mit dessus une espèce de boussole. On lui donna une corde qu’il fit passer par-dessus le milieu de la boussole et qu’il tira à droite et à gauche jusqu’à ce qu’elle fût arrivée sur la même ligne que l’aiguille. Une autre corde, à laquelle était attaché un plomb, fut rapprochée de la première et descendue dans la tombe. Suivant la position de cette corde, on poussa le cercueil de côté et d’autre, jusqu’à ce que le milieu se trouvât dans la même direction que l’aiguille. Ce travail demanda au moins un quart d’heure.

Le cercueil fut ensuite recouvert de plusieurs grandes feuilles de papier blanc, et le Chinois qui avait pris les dimensions prononça un petit discours, pendant lequel les enfants du mort se prosternèrent devant la tombe. Après ce discours, l’orateur jeta quelques poignées de grains de riz sur le cercueil, et en lança jusqu’à la place où se tenaient les enfants. Ceux-ci relevèrent les coins de leurs robes pour attraper autant de grains que possible; mais comme ils n’en recevaient que très-peu, l’orateur leur en donna encore deux ou trois pincées. Ils les nouèrent avec soin dans les coins de leurs robes, et les emportèrent.

La tombe fut enfin recouverte de terre, pendant que les parents poussaient d’affreux gémissements; mais, autant que je pus le remarquer, tous les yeux restèrent secs.

Après cette cérémonie, on mit en deux rangées sur la tombe des poulets, des canards cuits, du porc, des fruits, de la pâtisserie et une douzaine de tasses remplies de thé, avec la théière. On alluma six cierges peints et on les enfonça dans la terre à côté des mets; puis on fit brûler une grande quantité de papier d’or et d’argent.

Le fils aîné s’approcha de nouveau de la tombe, se prosterna plusieurs fois en touchant la terre de son front. On lui présenta, tout allumés, six petits cierges de papier{224} parfumé. Après les avoir élevés en l’air à plusieurs reprises, il les rendit. On les planta également en terre. Les parents firent à leur tour la même cérémonie.

Pendant tout ce temps, le prêtre s’était tenu, sans se mêler de rien, loin de la tombe, assis à l’ombre d’un énorme parasol. Il approcha en ce moment, fit une courte prière, sonna plusieurs fois avec une clochette, et son service se trouva achevé. On enleva les mets, on versa le thé sur la tombe, et le cortége rentra gaiement au son de la musique, qui avait aussi joué plusieurs fois près de la tombe. Les mets furent, me dit-on, distribués aux pauvres.

Le lendemain, je vis la célèbre fête chinoise des lanternes. A toutes les maisons, aux coins des toits, à des pieux élevés, on avait attaché des lanternes de gaze et de papier de couleur, ornées de la manière la plus élégante, et peintes de figures de dieux, de guerriers et d’animaux. Dans les cours et dans les jardins des maisons, ou, à leur défaut, dans les rues devant les maisons, on avait étalé sur de grandes tables des pyramides de mets et de fruits au milieu de fleurs, de lumières et de lampes. Le peuple circula jusqu’à minuit dans les rues, les cours et les jardins. Ce n’est qu’à ce moment que les pyramides de provisions furent attaquées par les propriétaires et par leurs parents.

Cette fête me plut assez, et je n’admirai rien tant que la réserve et la modération du peuple. Il examina toutes les provisions avec des yeux de connaisseur, mais personne ne toucha la moindre chose.

Singapore est à cinquante-huit minutes (milles marins) au nord de la ligne, sur le 104e degré de longitude est. Comparativement à d’autres régions situées plus au sud, le climat est très-agréable. Pendant mon séjour, du 3 septembre au 8 octobre, la chaleur dépassa rarement dans les appartements 23 degrés, et au soleil 38; elle fut d’autant plus supportable, que tous les matins il y avait d’a{225}gréables brises de mer. La température change peu dans le cours de l’année, ce qui tient au voisinage de la ligne. Le lever et le coucher du soleil ont toujours lieu à six heures; et immédiatement il fait grand jour ou nuit profonde. Le crépuscule dure à peine dix minutes.

En terminant, je dois faire observer que Singapore sera bientôt le point central de l’Inde pour les bateaux à vapeur. Les vaisseaux de Hong-Kong, de Ceylan, de Madras, de Calcutta, y arrivent régulièrement tous les mois; il vient également un vapeur de guerre hollandais de Batavia, et prochainement des vapeurs allant à Manille et à Sydney toucheront à Singapore.

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CHAPITRE X.

Départ de Singapore.—L’île de Pinang.—Ceylan.—Pointe-de-Galle.—Excursion dans l’intérieur.—Colombo.—Candy.—Le temple de Dagoha.—Chasse aux éléphants.—Retour à Colombo et à Pointe-de-Galle.—Départ.

Je voyageai de nouveau sur un vapeur anglais, le Braganza, de la force de trois cent cinquante chevaux, commandé par le capitaine Boz, qui, le 7 octobre, avait quitté Singapore pour se rendre à Ceylan. La distance entre ces deux points est de 1500 milles marins.

Je n’étais guère mieux dans ce vaisseau que dans l’autre navire anglais. Nous étions quatre passagers[71]. Nous prenions nos repas seuls, et nous avions pour nous servir un mulâtre, mais qui était malheureusement affecté de l’éléphantiasis, maladie dont l’aspect ne contribuait pas précisément à augmenter l’appétit.

Nous naviguâmes par le détroit de Malacca, qui sépare Sumatra de la presqu’île de Malacca, et, le 7 et le 8 octobre, nous ne perdîmes pas la terre de vue. La côte de Malacca présente des collines qui se transforment en une belle chaîne de montagnes dans l’intérieur du pays. Sur{227} le côté gauche, plusieurs îles montagneuses dérobèrent entièrement Sumatra à nos regards.

Il y avait plus à voir dans notre vaisseau qu’autour de nous. L’équipage était composé de soixante-dix-neuf personnes, parmi lesquelles se trouvaient des Chinois, des Malais, des Cingalais, des Bengalais, des Hindous et des Européens.

Dans les repas, les hommes du même pays se tenaient ordinairement ensemble. Ils avaient tous devant eux d’énormes plats de riz et de petites écuelles avec du curri; quelques petits morceaux de poisson séché leur tenaient lieu de pain. Ils versaient le curri sur le riz, le pétrissaient avec leurs mains, et en formaient de petites boules qu’ils se fourraient dans la bouche avec un petit morceau de poisson. D’ordinaire, la moitié retombait dans le plat.

Les costumes de ces hommes étaient extrêmement simples; beaucoup n’avaient sur le corps que de courts pantalons. Un sale turban leur couvrait la tête, ou, à défaut de cette coiffure, un chiffon de couleur ou une vieille casquette de matelot. Les Malais avaient de longues écharpes roulées autour du corps et rejetées par-dessus l’épaule.

Les Chinois ne s’écartaient en rien du costume et du genre de vie de leur pays; il n’y avait que les domestiques de couleur des officiers du vaisseau qui fussent parfois habillés avec beaucoup de goût et d’élégance. Ils portaient des pantalons blancs, de larges robes de dessus blanches avec des écharpes blanches, des vestes en soie de couleur, et de petites culottes blanches brodées ou de beaux turbans.

La manière dont on traitait tous ces hommes de couleur ne me parut nullement conforme à la charité chrétienne. On ne leur épargnait jamais les paroles dures, les bourrades ni les coups de pied; jusqu’au dernier mousse européen se permettait vis-à-vis d’eux les injures les plus grossières et les plus mauvaises plaisanteries. Pauvres{228} créatures! comment est-il possible que ces malheureux aient de l’amour et du respect pour les chrétiens!

Le 9 octobre, nous abordâmes à l’île de Pinang. La ville du même nom est sur un plateau étroit formé par une petite langue de terre. Non loin de la ville, s’élèvent de jolies montagnes qui donnent un charmant aspect à cette petite île.

On me laissa maîtresse de disposer de cinq heures: je les employai à parcourir en palanquin la ville et les alentours. Tout ce que je vis ressemblait un peu à ce que j’avais vu à Singapore. La ville elle-même n’est pas jolie; mais les villas, toutes situées dans de superbes jardins, sont charmantes. L’île est aussi traversée d’un grand nombre de routes.

D’une des montagnes voisines on a, dit-on, une magnifique vue de Pisang, d’une partie de Malacca et de la mer. Sur la route, on rencontre aussi une chute d’eau; mais, malheureusement, quelques heures ne suffisaient pas pour tout voir.

La plus grande partie de la population de cette île se compose de Chinois. Les métiers et le commerce de détail sont presque exclusivement entre leurs mains.

Le 11 octobre, nous vîmes la petite île de Pulo Rondo, appartenant à Sumatra. Nous traversâmes ensuite le golfe du Bengale en droite ligne de l’est à l’ouest, et nous n’aperçûmes plus la terre jusqu’à Ceylan.

Le 17 octobre, dans l’après-midi, nous approchâmes de la côte de Ceylan. Je portais sur ce pays des regards avides; car Ceylan est dépeint comme un Éden, comme un paradis; on prétend même qu’Adam, le père du genre humain, après avoir été chassé du paradis, y établit son domicile, et l’on en donne pour preuve que plusieurs endroits de l’île portent son nom, comme le pic d’Adam, le pont d’Adam, etc.

J’aspirais l’air avec une grande avidité; j’espérais,{229} comme d’autres voyageurs, respirer les parfums embaumés des plus riches plantations d’épices.

L’île sortait des flots dans sa beauté merveilleuse, et les grandes montagnes qui traversent Ceylan en tout sens se déroulaient à mes regards dans toute leur magnificence. Les cimes les plus élevées étaient encore éclairées par les rayons du soleil couchant, tandis que les bois de cocotiers, les collines et les plaines, étaient enveloppés d’une profonde obscurité.

Mais les brises parfumées firent défaut, et l’on continua à ne sentir, sur notre vaisseau, que le goudron, le charbon de terre, la fumée et l’huile.

Vers les neuf heures du soir, nous nous trouvâmes en vue de Pointe-de-Galle. Comme l’entrée de ce port est très-dangereuse, nous passâmes tranquillement la nuit en rade. Le lendemain, deux pilotes côtiers nous firent entrer heureusement par le chenal étroit et profond.

A peine débarqués, nous fûmes assaillis par des troupes de vendeurs qui nous offrirent des pierres fines taillées, des perles et de petits objets d’écaille et d’ivoire.

Un connaisseur pourrait peut-être faire ici de bonnes affaires; mais je conseillerai au profane de ne pas se laisser éblouir par la grosseur et l’éclat des pierres et des perles; car les indigènes, me disait-on, avaient déjà appris des Européens l’art de réaliser avec des objets sans valeur de riches bénéfices.

La position de Pointe-de-Galle est extrêmement agréable. Sur le devant s’élèvent de beaux groupes de rochers, et, au fond, de superbes bois de palmiers entourent la petite ville, défendue par quelques fortifications. Les maisons sont jolies, basses, et souvent ombragées par les arbres, qui forment des allées dans plusieurs rues.

Pointe-de-Galle est le point de réunion des vapeurs de Chine, de Bombay, de Calcutta et de Suez. Les voyageurs venant de Calcutta, de Bombay et de Suez, n’y{230} restent tout au plus que de douze à vingt-quatre heures, tandis que ceux qui vont de Chine à Calcutta sont obligés d’attendre dix ou quinze jours le vapeur qui doit les transporter plus loin. Je fus enchantée de ce prolongement de séjour: cela me laissa le temps de visiter Candy.

Pour aller de Pointe-de-Galle à Colombo, on a d’abord le mail (poste anglaise royale), qui part tous les jours, et une voiture particulière trois fois par semaine. Le trajet est de soixante-treize milles anglais, et se fait en dix heures. Une place dans le mail coûte deux livres sterling et demie; dans la voiture particulière, elle ne coûte que douze schellings; mais mon temps limité me força de prendre le mail. La route est superbe; pas le moindre monticule ni la moindre petite pierre n’arrêtent le galop des chevaux, et on relaye tous les huit milles.

La plus grande partie du chemin longeait la mer sous des bois de cocotiers, et il y avait sur la route plus de monde et d’habitations que je n’en avais jamais vu même en Europe; les villages se touchaient, et on rencontrait, dans l’intervalle, tant de chaumières isolées, qu’on ne restait pas une minute sans en voir. Nous aperçûmes aussi de petites villes, mais il n’y eut que Calturi qui me plut, avec ses jolies maisons habitées par des Européens. Tout à côté, sur une colline rocailleuse, près de la mer, s’élevait une petite citadelle.

Le long de la route, il y avait, sous de petits toits de palmiers, de grands vases de terre remplis d’eau, et à côté des coupes en coco. Une disposition non moins utile, ce sont de petits hangars en pierre, ouverts sur les côtés, couverts d’un toit et garnis de bancs. Beaucoup de voyageurs y passent la nuit.

La vue des flots d’hommes qui vont et viennent, et des voitures qui roulent sans cesse, fait paraître ce voyage très-court.

On pouvait étudier là toutes les races dont se compose la{231} population de Ceylan. La majeure partie est formée par les habitants proprement dits: les Cingalais. En outre, on trouve des Indiens, des mahométans, des Malais, des Malabares, des juifs, des Maures, et même des Hottentots. Parmi les individus appartenant aux trois premières races, je vis beaucoup d’hommes d’une physionomie agréable. Les enfants et les jeunes gens cingalais surtout se distinguent par leur beauté. Ils ont les traits si fins et si délicats, et sont si sveltes et si bien faits, qu’on pourrait facilement se tromper et les prendre pour des filles. Ce qui contribue beaucoup à produire cette erreur, c’est la manière dont ils disposent leurs cheveux. Ils n’ont pas de coiffure et les réunissent par derrière en un gros nœud qu’ils attachent avec un peigne, dont l’écaille, plate et large, a 10 centimètres de haut. Cette manière de relever les cheveux ne sied pas trop aux hommes. Les mahométans et les juifs ont les traits un peu plus prononcés. Ces derniers ressemblent un peu aux Arabes; ils ont comme eux l’air noble. On distingue facilement les mahométans et les juifs à leur tête rasée et à leur longue barbe; ils portent de petites calottes blanches ou des turbans. Beaucoup d’Indiens mettent comme eux des turbans; mais la plupart se contentent de simples mouchoirs qu’ils roulent autour de la tête. C’est aussi la coutume des Malabares et des Malais. Les Hottentots laissent leurs cheveux noirs flotter en désordre sur le devant de la tête et sur la moitié de la nuque.

Les mahométans et les juifs sont les seuls qui s’inquiètent un peu de leur costume. Les autres vont nus, sauf une petite ceinture ou un lambeau large comme la main qu’ils se passent entre les jambes. Ceux qui s’habillent portent de courts pantalons et une sorte de jaquette. Quant aux femmes, je n’en vis qu’un petit nombre, et toujours près de leurs cabanes: il semble qu’elles sortent moins de chez elles ici que partout ailleurs. Leur costume était{232} aussi très-simple: un tablier autour des hanches, une petite jaquette qui laissait le buste nu plutôt qu’elle ne le couvrait, et un lambeau sur la tête, c’était tout leur habillement. Beaucoup d’entre elles étaient enveloppées dans de grands mouchoirs peu serrés. Les bords des oreilles, ainsi que les lobules, étaient percés et ornés de boucles. Elles portaient aux pieds, aux bras et au cou, des chaînes et des bracelets d’argent ou d’autre métal, et à un des doigts du pied elles avaient un très-grand anneau massif.

Dans un pays où les femmes ont si peu le droit de se montrer en public, on devrait croire qu’elles sont toujours sévèrement voilées. Il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Plusieurs avaient oublié leurs jaquettes et leurs mouchoirs de tête. Cet oubli semblait surtout être habituel aux vieilles femmes, qui dans cette nudité ne laissaient pas d’offrir une vue assez repoussante. Parmi les femmes plus jeunes, il y avait plus d’une figure belle et expressive; mais il ne fallait pas non plus les voir sans jaquette, car leur gorge leur descendait jusqu’aux hanches.

Le teint des habitants varie entre le brun clair et le brun foncé, le rouge foncé et le rouge cuivré. Les Hottentots sont noirs, mais ils n’ont pas le teint brillant des nègres.

Ce qui est remarquable, c’est la peur qu’ont tous ces gens à moitié nus de la pluie et des endroits mouillés. Le hasard voulut qu’il tombât un peu d’eau; aussitôt je les vis sauter comme des acrobates par-dessus les petites flaques d’eau et courir à toutes jambes chercher un abri dans les huttes et les maisons. Ceux qui étaient forcés de continuer leur route tenaient au-dessus de leurs têtes, en guise de parapluies, des feuilles du palmier éventail (corypha umbraculifera) appelé aussi talibot. Ces feuilles ont près d’un mètre et demi de diamètre et se déploient facilement comme des éventails. Une de ces feuilles colossales suffit pour garantir deux personnes contre la pluie.

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Ce que les indigènes craignent bien moins que la pluie, ce sont les rayons brûlants du soleil. On prétend qu’il n’est point dangereux pour eux, parce qu’ils ont le crâne protégé par une peau et une graisse épaisses.

Je trouvai dans ce pays des voitures d’une espèce toute particulière: c’étaient des charrettes en bois à deux roues, recouvertes de toits de palmier qui dépassaient la voiture de plus d’un mètre par devant et par derrière. Ces espèces d’auvents préservent le cocher contre la pluie et le soleil, de quelque côté qu’ils viennent. Les bœufs, toujours accouplés par deux, étaient attelés à une telle distance, que le cocher pouvait marcher très-commodément entre eux et la voiture.

Je profitai de la demi-heure consacrée au déjeuner pour aller sur le bord de la mer, où je vis sur des écueils dangereux, contre lesquels les flots venaient se briser avec fureur, plusieurs hommes très-occupés. Les uns détachaient des coquillages des rochers au moyen de grandes perches; d’autres se précipitaient au fond de la mer pour les y aller chercher. Je pensais que les coquilles devaient renfermer des perles, et que des hommes ne s’exposeraient pas à tant de dangers pour ne prendre que des huîtres; cependant ils ne cherchaient pas autre chose. J’appris, à la vérité, plus tard, que la pêche aux perles se fait de la même manière, mais sur la côte occidentale de Ceylan, et seulement aux mois de février et de mars.

Les bateaux dont se servaient ces gens étaient de deux espèces: les grands, faits de planches jointes avec des fibres de coco, étaient très-larges et contenaient près de quarante personnes; les petits ressemblaient à ceux que j’avais vus à Taïti; seulement, ils me paraissaient encore offrir plus de péril. Un tronc d’arbre peu profond et excessivement étroit en formait le fond; les flancs étaient rehaussés à l’aide de planches et d’une sorte de treillage. Le bateau s’élevait à peine d’un mètre au-dessus de l’eau,{234} et la largeur n’était pas de trente centimètres. Il y avait une planchette pour s’asseoir, et on était forcé de croiser les jambes, faute de place pour les étendre.

La plus grande partie de la route traversait, comme je l’ai dit, des bois de cocotiers, où le sol était très-sablonneux et entièrement débarrassé de plantes grimpantes et de buissons; mais partout où il y avait des taillis le terrain était gras, et les troncs et le sol couverts de lianes et de plantes grimpantes. Toutefois, on y voyait peu d’orchidées.

Nous traversâmes quatre fleuves: le Tindureh, le Bentook, le Cattura et le Pandura; nous en passâmes deux en bateau, les deux autres sur de beaux ponts en bois. A 10 milles[72] de Colombo commençaient les plantations de cannelle. C’est aussi de ce côté de Colombo que sont situées toutes les villas des Européens; très-simples de structure, elles sont ombragées de cocotiers et entourées de murs.

A trois heures de l’après-midi, notre voiture entra dans la ville en passant sur deux ponts-levis et par deux portes de citadelle. La position de Colombo est bien plus agréable que celle de Pointe-de-Galle, car on y est plus près des belles montagnes.

Je ne demeurai que la nuit à Colombo. Dès le lendemain, je continuai ma route en poste pour la ville de Candy, éloignée de 72 milles.

On partit le 20 octobre à cinq heures. Colombo est une ville très-étendue. Nous traversâmes de larges et longues rues, bordées de jolies maisons et entourées de verandas et de colonnades. Ce qui produisit sur moi un effet désagréable, ce fut de voir tous les hommes étendus sous ces vérandas ou péristyles, et couverts de draps blancs. D’a{235}bord je crus que c’étaient des morts; mais le nombre m’en ayant paru énorme, je finis par reconnaître que ce n’étaient que des dormeurs. D’ailleurs plus d’un se mit à remuer et à écarter le drap blanc que j’avais pris pour un linceul. Sur ma demande, j’appris que les indigènes trouvent plus de plaisir à dormir devant les maisons que dedans.

On franchit sur un long pont de bateaux le fleuve de Calanyganga, qui est assez considérable. Le chemin s’éloigne toujours de plus en plus de la mer, et le paysage change aussi bientôt d’aspect. De belles plantations de riz s’étendent sur de grandes plaines dont la grasse verdure me rappelait nos pièces de froment quand elles commencent à pousser au printemps. Les forêts se composent d’arbres feuillus, et les palmiers deviennent plus rares; il ne s’en présente qu’un petit nombre par-ci par-là au milieu des autres arbres qu’ils dépassent comme des géants et qu’ils couvrent de leurs larges ombrages. Rien n’était plus beau que de voir les lianes s’attaquer aussi aux palmiers, grimper autour de leur longue tige et monter jusqu’à leur couronne.

Après avoir fait environ 16 milles dans la plaine, nous vîmes poindre les hauteurs, les collines, et bientôt nous nous trouvâmes enveloppés de toutes parts de pics et de cimes. Au pied de chaque montagne il y avait des chevaux de relais tout prêts, qui nous transportaient rapidement au delà des hauteurs.

Ces 72 milles, malgré les 600 mètres que nous eûmes à gravir jusqu’à Candy, se firent dans l’espace de onze heures.

Plus nous approchions du pays de Candy, plus les tableaux montueux et pittoresques changeaient d’aspect et de nature. Tantôt les montagnes se resserraient autour de nous, tantôt les cimes semblaient s’entasser les unes sur les autres et rivaliser de beauté et de hauteur. Les pics{236} étaient couverts d’une riche végétation jusqu’à 1000 mètres d’élévation; plus haut, il n’y avait que le rocher nu.

Ce qui ne m’intéressa pas moins que le paysage, ce furent les singuliers attelages que nous rencontrions de temps à autre. Ceylan est, comme on sait, riche en éléphants; on les prend en grand nombre et on les emploie à toutes sortes de travaux. Ils étaient attelés par deux ou trois devant de grandes voitures, et conduisaient des pavés pour la réparation des routes.

A quatre milles de Candy, nous arrivâmes au fleuve de Mahavilaganga, au-dessus duquel est jeté un superbe pont d’une seule arche. Le pont et le faîtage sont faits du précieux bois de satin (satin wood). A ce pont se rattache la légende suivante:

Les indigènes, vaincus par les Anglais, ne renoncèrent pas à l’espoir de recouvrer leur liberté; car un de leurs oracles avait prédit qu’il serait aussi impossible de réunir par un chemin les deux rives de Mahavilaganga, que d’établir chez eux, d’une manière durable, une domination étrangère. Ils commencèrent par sourire en voyant entreprendre la construction du pont, et pensèrent qu’elle ne réussirait jamais. Aujourd’hui ils ne songent plus à secouer le joug.

Non loin du pont se trouve un jardin botanique que j’allai visiter le lendemain. Je fus surprise du bel ordre qui y régnait, ainsi que de l’abondance des fleurs, des plantes et des arbustes.

En face de ce jardin est une des plus grandes plantations de sucre du pays. Dans les environs il y a plusieurs plantations de café.

Selon moi, la position de Candy est des plus ravissantes. Cependant beaucoup de personnes disent que les montagnes sont trop rapprochées, et que Candy est comme encaissée dans une gorge. Mais, quoi qu’il en soit, cette gorge est charmante, d’autant plus qu’elle offre la végétation la plus riche.

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Quant à la ville, elle est petite et vilaine; on ne voit rien qu’un assemblage de petites boutiques où l’on vend au détail, et devant lesquelles courent sans cesse les indigènes. Les quelques maisons des Européens, les établissements d’affaires et les casernes, sont situés en dehors de la ville, sur de petites collines. De grands bassins remplissent une partie de la vallée: créés par la main de l’homme, ils sont entourés de murs sculptés à jour, et ombragés par des allées de superbes tulipiers.

Auprès d’un de ces étangs artificiels se trouve le célèbre temple de Dagoha, consacré à Bouddha. Il est construit en style hindou-mauresque, et enrichi de beaucoup d’ornements.

A la descente de voiture, un des voyageurs me recommanda un bon hôtel et eut la complaisance d’appeler un indigène et de lui expliquer à quel endroit il devait me conduire. Quand j’arrivai à l’hôtel, on regretta infiniment de ne plus avoir de chambre à me donner. Je priai ces bonnes gens d’indiquer à mon guide un autre hôtel, ce qu’ils firent avec obligeance. Mon guide m’emmena alors hors de la ville, m’indiqua une colline voisine et m’affirma que l’hôtel devait se trouver derrière. Je crus à ses protestations, d’autant plus que je voyais que toutes les maisons étaient à une grande distance l’une de l’autre. Mais quand j’arrivai à la colline, je vis, au lieu d’une maison, une contrée assez déserte et une forêt. Je voulus rebrousser chemin; mais mon homme, sans faire attention à moi, marchait à grands pas vers le bois. Je lui enlevai ma valise des épaules, et je ne bougeai pas de place. Il essayait de me la reprendre, lorsque par bonheur j’aperçus, non loin de là, deux soldats anglais que j’appelai à mon secours. Quand mon fripon vit approcher ce renfort, il s’enfuit à toutes jambes. Je racontai mon aventure aux soldats; ils me félicitèrent d’avoir pu sauver mon bagage, et me menèrent à la caserne, d’où l’un des offi{238}ciers eut la complaisance de me faire conduire à un autre hôtel.

Ma première visite fut pour le temple Dagoha, qui renferme une précieuse relique, une des dents de Bouddha. Le temple, avec ses dépendances, est entouré de murs.

Le principal temple ne présentait qu’une étendue très-restreinte, et le sanctuaire dans lequel se trouve la dent de Bouddha est une petite pièce ayant à peine sept mètres de large. Il y règne une profonde obscurité, car elle n’a pas de fenêtres, et devant la porte intérieure il y a un rideau pour intercepter la lumière. Les parois et le plafond sont revêtus de tapis de soie, mais qui n’ont d’autre mérite que celui de l’antiquité. Ils étaient, il est vrai, brodés de franges d’or, mais ils ne semblaient pas avoir jamais été bien riches, et j’avais de la peine à me figurer qu’ils eussent produit l’effet éclatant dont parlent plusieurs voyageurs. La moitié de la pièce est occupée par une grande table, espèce d’autel incrusté de plaques d’argent et garni sur les bords de pierres précieuses. Au-dessus de cette table, il y a une sorte de tabernacle en forme de cloche, qui a un mètre de large à sa base, et autant de hauteur. Il est en argent recouvert d’une épaisse dorure, et est orné de beaucoup de pierres précieuses. Dans le milieu se trouve un paon formé de semblables pierres; mais ces grosses pierres ne font pas un très-bel effet, car elles sont enchâssées lourdement et sans grâce.

Sous le grand tabernacle, il s’en trouve six plus petits qu’on dit en or pur, et dont le dernier renferme la dent de la toute-puissante divinité. Le tabernacle extérieur est fermé par trois serrures; et deux clefs sont à la garde du gouverneur anglais, la troisième entre les mains du grand prêtre; mais le gouvernement vient de restituer aux indigènes, avec de grandes solennités, les deux clefs dont il avait le dépôt, et qui, aujourd’hui, se trouvent entre les mains d’un des rajahs ou princes de l’île.

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Pour voir la relique, il faut être un souverain ou un puissant de la terre; les autres mortels doivent se contenter des paroles du prêtre qui, pour une petite rétribution, a la complaissance d’en décrire la grosseur et la beauté. Sa blancheur, dit-on, éclipse l’éclat de l’ivoire. Sa forme surpasse tout objet semblable jusqu’ici connu, et sa grosseur répond à celle d’une forte dent de bœuf.

Une foule de fidèles viennent tous les ans en pèlerinage offrir leurs adorations à cette dent divine.

La foi sauve! N’y a-t-il pas, parmi les diverses sectes chrétiennes, des fidèles qui croient des choses pour lesquelles il ne faut pas une foi moins robuste? C’est ainsi que je me rappelle avoir assisté, dans ma jeunesse, à une fête qui se célèbre encore aujourd’hui à Calvaria, lieu de pèlerinage en Gallicie.

Un grand nombre de pèlerins y viennent chercher de petits éclats de bois de la croix de notre Sauveur. Les prêtres fabriquaient des croix en cire, sur lesquelles, comme ils le faisaient croire au bon peuple, ils collaient de petits éclats de la vraie croix du Christ. Ces petites croix, enveloppées dans du papier, étaient rangées dans des corbeilles pour être distribuées, c’est-à-dire vendues. Chaque paysan en achetait au moins trois, l’une pour sa chaumière, l’autre pour son écurie, et la troisième pour sa grange. Ce qu’il y avait de plus étrange dans cet usage, c’est que ce marché recommençait tous les ans; au bout de l’année, les anciennes croix avaient perdu leur vertu.

Mais revenons à Candy. Dans un second temple qui se rattache au sanctuaire, on voit deux statues colossales et assises du dieu Bouddha. On les dit toutes deux de l’or le plus fin et creuses en dedans. Devant ces deux figures est placée une quantité innombrable de petits Bouddhas en cristal, en verre, en argent, en cuivre et en autres matières.

Dans le péristyle se trouvent encore plusieurs statues{240} de dieux en pierre, avec d’autres fragments, mais qui sont tous d’un travail assez grossier. Au milieu, est un petit monument en simple maçonnerie, ressemblant à une cloche renversée; il renferme, dit-on, le tombeau d’un brahmane. Sur les murs extérieurs du principal temple, on voit de misérables fresques qui représentent les châtiments de la vie future. Elles montrent des hommes qu’on grille, qu’on déchire avec des tenailles ardentes, qu’on fait rôtir, ou à qui on fait avaler du feu. On en voit d’autres serrés et écrasés entre des rochers; enfin il y en a à qui l’on arrache des lambeaux de chair; mais chez les bouddhistes, c’est toujours le feu qui semble jouer le principal rôle dans les punitions de l’autre vie.

Les portes du principal temple sont en métal, et les montants en ivoire. Sur les unes, on a sculpté de magnifiques arabesques, des fleurs et des ornements en ronde-bosse; sur les autres, on a incrusté les figures les plus variées. La principale entrée est ornée de quatre dents d’éléphant, les plus grosses qu’on ait jamais trouvées.

Dans la cour, sont les tentes des prêtres. Ceux-ci ont toujours la tête nue et entièrement rasée. Leur costume se compose d’habits jaune clair qui couvrent à peu près tout le corps. Autrefois, ce temple était desservi par cinq cents prêtres; aujourd’hui, la divinité est obligée de se contenter d’une cinquantaine de ministres.

Les dévotions des bouddhistes consistent particulièrement en offrandes de fleurs et d’argent. Tous les matins et tous les soirs on exécute devant la porte du temple une horrible musique, appelée tam-tam, avec des tambours et des fifres qui retentissent au loin. Bientôt après, on voit affluer de toutes parts des gens portant dans des paniers les plus belles fleurs. Les prêtres en parent les autels avec une élégance parfaite et un goût inimitable.

Indépendamment de ce temple, il y en a encore quelques autres à Candy, dont un seul, cependant, mérite d’être{241} mentionné. Il est situé au pied d’une colline de rochers, dans laquelle on a taillé une statue haute de douze mètres. Un joli petit temple en forme de dôme s’élève au-dessus. La divinité est peinte des couleurs les plus bariolées. Les murs du temple, revêtus d’un beau ciment rouge, sont divisés en plusieurs champs, où le dieu Bouddha paraît partout al fresco. Cependant on y trouve aussi quelques figures d’une autre divinité appelée Vichnou. C’est surtout sur le mur méridional du temple que les couleurs ont conservé le plus de beauté et le plus de fraîcheur.

Il s’y trouve également un tombeau semblable à celui du temple de Dagoha; seulement, au lieu d’être enfermé dans le temple, il est en plein air, sous l’ombrage d’arbres séculaires.

A côté des temples, il y a souvent des écoles où les prêtres remplissent les fonctions d’instituteurs. Près de celui-ci, nous trouvâmes une douzaine de garçons (car on ne permet pas aux filles de fréquenter les écoles) occupés à écrire. Les modèles étaient parfaitement bien tracés sur des feuilles de palmier au moyen d’un crayon. Les enfants écrivaient de même sur des feuilles de palmier.

Une promenade à la grande vallée coupée par le Mahavilagonga offre beaucoup de charme. Cette vallée est parsemée de nombreuses collines ondulées, dont plusieurs sont divisées en terrasses régulières et plantées de riz ou de café. La nature est ici jeune et pleine de séve, et récompense largement l’activité du planteur. Le paysage est ombragé par des bois épais de palmiers et d’autres arbres. Au fond du tableau, on aperçoit de hautes montagnes revêtues d’une brillante verdure veloutée, ou des rochers gigantesques, nus et sombres, d’un aspect sauvage et romantique.

J’eus occasion de voir plusieurs des plus hautes montagnes de Ceylan, qui ont près de 3000 mètres de hauteur. Mais, malheureusement, je ne vis pas la plus célèbre, le{242} pic d’Adam. Ce pic, haut de 2175 mètres, est, dit-on, si escarpé au sommet, que, pour en rendre l’ascension possible, il a fallu tailler de petites marches dans le roc et établir une rampe de fer. Mais celui qui est assez hardi pour gravir ce pic est amplement dédommagé de sa peine. Sur le plateau, on trouve l’empreinte délicate d’un petit pied de près de deux mètres de long. Les mahométans attribuent ce signe surnaturel à notre robuste père Adam, tandis que les bouddhistes en font honneur à leur Bouddha aux grosses dents. Les deux peuples s’y rendent tous les ans en pèlerinage par milliers pour y faire leurs dévotions.

A Candy, on voit encore le palais de l’ancien roi ou empereur de Ceylan. Mais ce bel édifice a si peu de caractère, qu’on le prendrait pour une construction européenne. Il se compose d’un rez-de-chaussée un peu élevé, avec de grandes croisées et de beaux péristyles qui reposent sur des colonnes. La seule chose remarquable qu’il y ait dans l’intérieur est une grande salle dont les murs sont ornés de quelques bas-reliefs, d’un travail lourd et grossier, représentant des animaux. Depuis que le souverain indigène de Ceylan a été rendu au repos de la vie privée par les insatiables Anglais, c’est leur résident ou gouverneur qui habite ce palais.

Si j’étais arrivée quinze jours plus tôt, j’aurais pu assister à une chasse aux éléphants, ou, pour mieux dire, à la capture d’un de ces énormes quadrupèdes. On cherche à cet effet à découvrir, sur les bords d’un fleuve, l’endroit où ces animaux ont l’habitude d’aller s’abreuver. On a soin alors d’entourer de pieux un grand espace, auquel on arrive par des sentiers entre-croisés et entourés de fortes palissades. Un éléphant dressé et attaché au milieu de cet espace attire par ses cris les malheureuses bêtes altérées, qui pénètrent sans méfiance dans ce labyrinthe d’où elles ne peuvent plus sortir; car les traqueurs sont derrière elles, qui par leurs cris les épouvantent et les{243} forcent d’entrer dans ce grand enclos. Les éléphants qui se distinguent par leur grosseur sont pris vivants; on les laisse un peu jeûner, ce qui les rend si dociles, qu’ils se laissent tranquillement jeter un lacet autour du cou et suivent sans résistance l’éléphant apprivoisé. Les autres sont tués ou rendus à la liberté, selon qu’ils ont ou non de belles défenses.

Les préparatifs d’une chasse à l’éléphant durent souvent plusieurs semaines; car il faut non-seulement entourer la place de palissades, mais beaucoup de traqueurs sont encore forcés d’aller chercher bien loin les éléphants pour les amener insensiblement au bord de l’eau.

Quelquefois aussi on chasse simplement l’éléphant au fusil; mais cela est dangereux, car l’éléphant, comme on sait, ne peut être blessé facilement qu’à un seul endroit, au milieu du crâne. Si on l’atteint là, on abat l’énorme masse du premier coup; mais aussi, quand le pauvre chasseur manque son ennemi, c’en est fait de lui, il est foulé aux pieds de la bête furieuse et broyé par elle. Hors ce cas, l’éléphant est très-pacifique et n’attaque jamais l’homme.

Les Européens dressent les éléphants à traîner et à porter des fardeaux (un éléphant porte jusqu’à quarante quintaux); les indigènes les entretiennent plutôt par luxe ou pour s’en servir comme monture.

Au bout de trois jours, je quittai Candy et je retournai à Colombo: il m’y fallut rester toute une journée, parce que c’était dimanche, et que ce jour-là il ne part pas de mail.

Je profitai de cette journée pour visiter la ville. Elle est défendue par un beau fort, elle occupe une vaste étendue, elle a de belles et larges rues et de jolies maisons d’un étage, entourées de verandas et de colonnades. La population est évaluée à 80 000 habitants, parmi lesquels, sans y comprendre les militaires, il y a environ cent Européens et descendants de Portugais établis là depuis des siècles. Leur teint est aussi brun que celui des indigènes.

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Le lendemain, j’assistai à l’office catholique. L’église était remplie de soldats irlandais et de Portugais. Les Portugaises sont très-richement vêtues; elles portent des robes plissées et de courtes jaquettes en étoffes de soie, des pendants d’oreilles de perles et de pierres fines, et autour du cou, des bras et même des pieds, des chaînes d’or et d’argent.

Dans l’après-midi, j’allai visiter quelques plantations de cannelle; car ces établissements sont en grand nombre autour de Colombo. Le cannellier est planté par rangées; il n’atteint guère plus de trois mètres, et porte des fleurs blanches qui sont sans odeur. En écrasant le fruit, qui est plus petit qu’un gland, et en le faisant bouillir, on en tire de l’huile qui surnage sur le liquide. On mêle cette huile à celle du coco et on s’en sert pour l’éclairage.

La récolte de la cannelle a lieu deux fois par an: l’une, la plus considérable, se fait du mois d’avril au mois de juillet; l’autre, la moins importante, dure depuis le mois de novembre jusqu’au mois de janvier. On détache l’écorce des branches les plus minces à l’aide d’un couteau, puis on la sèche au soleil, ce qui lui donne une couleur jaunâtre ou brune. La cannelle la plus fine est d’un jaune clair, et tout au plus de l’épaisseur d’une carte à jouer.

L’huile fine de cannelle, employée comme médicament, se tire de la cannelle même. On la verse dans un vase de bois rempli d’eau, et on l’y laisse reposer pendant huit ou dix jours. On passe ensuite la masse dans un alambic, et on la distille à petit feu. Sur l’eau qu’on obtient, il s’amasse au bout de quelque temps de l’huile que l’on enlève avec le plus grand soin.

Parmi les animaux de Ceylan, je remarquai, indépendamment des éléphants, les corbeaux, qu’on trouve en grande quantité et apprivoisés. Dans la moindre petite ville, et dans le plus petit village, on rencontre des bandes innombrables de ces oiseaux qui viennent jusqu’aux portes{245} et aux fenêtres des maisons, et cassent tout avec leurs becs. Les corbeaux sont à Ceylan ce que les chiens sont en Turquie; ils dévorent toutes les immondices.

Les bêtes à cornes sont un peu petites et ont entre les omoplates des bosses de chair qui sont regardées comme un morceau très friand.

A Colombo et à Pointe-de-Galle, on voit aussi beaucoup de grands buffles blancs qui appartiennent au gouvernement anglais et qu’on amène du Bengale. On les emploie comme bêtes de trait pour transporter de gros fardeaux.

Parmi les fruits, l’ananas se fait remarquer par sa grosseur et son goût tout particulier.

Le climat me parut assez tempéré, surtout dans le pays élevé de Candy, où, à force de pluie, le froid se fit presque sentir. Le soir et le matin, le thermomètre descendait à 13 degrés; à midi, au soleil, il montait tout au plus à 21 degrés. A Colombo et à Pointe-de-Galle, il faisait beau, et la température était plus élevée de 7 degrés.

Le 26 octobre, je revins de Pointe-de-Galle, et le lendemain je voguai de nouveau sur un vapeur anglais vers l’Inde.

La grandeur de l’île de Ceylan est de 1800 milles carrés, le nombre des habitants s’élève à 980 000.

La capitale, Colombo, a 80 000 habitants.

La religion des indigènes est le bouddhisme.

Les monnaies qui ont cours dans le pays sont les monnaies anglaises.

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CHAPITRE XI.

Départ de Ceylan.—Madras et Calcutta.—Vie des Européens.—Les Hindous.—Curiosités de la ville.—Visite à un nabab.—Fêtes religieuses des Hindous.—Maisons mortuaires; emplacements où l’on brûle les cadavres.—Noces mahométanes et européennes.

Le 27 octobre, à midi, je me rendis à bord du vapeur Bentink, de la force de 500 chevaux. On ne leva les ancres que vers le soir.

Il y avait parmi les passagers un prince indien, nommé Shadathan, qui avait été fait prisonnier par les Anglais pour avoir rompu la paix conclue avec eux. Il était traité conformément à son rang; on lui avait laissé ses deux suivants, son secrétaire (mundschi), ainsi que six de ses serviteurs. Tous étaient vêtus à l’orientale; mais, au lieu de turbans, ils portaient des bonnets hauts et ronds en carton roide, recouverts d’une étoffe d’or ou d’argent. Ils avaient d’abondantes boucles de cheveux noirs et de la barbe.

Les suivants du prince mangeaient avec les domestiques. On étalait un tapis sur le pont et on y mettait deux grands plats: sur l’un, il y avait des poulets cuits; sur l’autre, du pilau. Ils mangeaient avec les mains.

28 octobre. Nous eûmes toujours en vue une belle ligne foncée de la chaîne de montagnes de Ceylan, et par moments nous aperçûmes quelques rochers gigantesques qui sortaient du sein de la mer.

Le 29 octobre, nous ne vîmes pas la terre; quelques baleines trahirent leur présence en faisant jaillir autour d’elles une pluie de rosée. Le bruit de notre vapeur fit aussi lever de fortes bandes de poissons volants.

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Le 30 octobre, au matin, nous fûmes surpris par la vue du continent de l’Inde. Bientôt nous approchâmes tellement de la côte, que nous pûmes distinguer les bords, qui n’étaient pas des plus ravissants: ils étaient plats et couverts en partie de sable jaune; de basses chaînes de collines se montraient au fond.

A une heure de l’après-midi, nous jetâmes l’ancre à une distance de cinq milles marins de la ville de Madras, dont l’ancrage est extrêmement dangereux. La mer y est si violente, qu’à aucune époque de l’année on ne peut en approcher avec un grand navire. Il se passe souvent des semaines avant que les barques mêmes puissent y aborder. Aussi les navires ne s’arrêtent que peu de temps à Madras; et on n’en voit guère plus de cinq ou six à l’ancre. De grands bateaux, armés de dix ou douze rameurs, viennent en toute hâte prendre les passagers, les lettres et les marchandises.

Le bateau à vapeur s’arrête à Madras huit heures, pendant lesquelles on peut visiter la ville. Cependant, comme les vents changent souvent à l’improviste, on court quelquefois risque de ne pas pouvoir retourner au bateau. Me fiant à la bonne étoile qui m’avait toujours favorisée dans mes voyages, je me joignis aux passagers qui débarquèrent. Mais à peine à moitié route, ma curiosité se trouva punie. Il survint une pluie épouvantable et nous fûmes trempés jusqu’aux os avant d’avoir pu mettre pied à terre. Nous nous réfugiâmes dans le premier café que nous rencontrâmes sur le rivage. La pluie devint tropicale, et il nous fut impossible de quitter notre retraite. A peine l’averse eut-elle cessé, qu’il fallut retourner au bateau, car on ne savait pas, nous disait-on, ce qui pouvait encore arriver.

Un confiseur de Madras, en habile spéculateur, était venu avec le premier bateau à bord de notre vapeur, et il vendit avec de grands bénéfices toutes les glaces et pâtisseries qu’il avait apportées.

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Enfin le ciel irrité eut pitié de nous; il s’éclaircit par un beau soleil couchant, et nous vîmes le long du rivage les habitations des Européens qui ressemblaient à de véritables palais. D’un style moitié grec, moitié italien, elles sont ou dans la ville ou près du golfe, au milieu de superbes jardins.

Au moment où nous allions lever l’ancre, plusieurs indigènes, montés sur de petits canots, vinrent nous offrir des fruits, des poissons et autres petites choses. Leurs esquifs se composaient de quatre petits troncs d’arbres, attachés entre eux avec de légers cordons faits de fibres de coco. Un long morceau de bois leur servait de rame. Les vagues passaient avec tant de force par-dessus ces frêles embarcations, qu’on croyait à tout instant voir s’engloutir le bateau et ceux qui le montaient.

Ces bonnes gens se montraient presque dans l’état de nature; la tête seule était l’objet de tous leurs soins: ils la couvraient de toute espèce de chiffons, de turbans, de petits bonnets de drap ou de paille, ou bien de chapeaux très-hauts et pointus. Les plus aisés parmi eux, tels que les bateliers qui amenaient les passagers et apportaient les lettres, étaient quelquefois mis avec assez de goût; ils portaient de jolies jaquettes blanches et avaient autour du corps de grands mouchoirs blancs, bordés, comme les jaquettes, de lisérés bleus. Ils avaient la tête couverte de coiffes blanches bien serrées, dont un bout descendait jusqu’à l’épaule. Cette coiffe était aussi garnie de lisérés bleus.

La couleur des indigènes est bronze foncé ou brun de café.

Assez tard dans la soirée il vint encore à bord une femme indigène avec deux enfants. Elle avait payé une place de seconde classe, et on lui assigna une sombre petite cabine non loin des premières; par malheur, le plus jeune de ses enfants toussait très-fort, ce qui troubla le sommeil d’une{249} riche Anglaise qui avait également un petit garçon avec elle. La tendresse exagérée que cette dame portait à son fils lui fit sans doute croire que cette toux pouvait être contagieuse. Aussi le lendemain n’eut-elle rien de plus pressé que de prier le commandant de reléguer sur le pont la pauvre mère avec ses enfants. Cet homme généreux et compatissant n’hésita pas un instant à lui donner cette satisfaction. Ni la dame ni le capitaine ne s’inquiétèrent de savoir si cette malheureuse avait une chaude couverture pour garantir son enfant malade contre la pluie qui tombait souvent avec beaucoup d’intensité.

Si l’enfant de l’Anglaise était tombé malade et qu’elle eût été jetée elle-même dehors au milieu de la nuit et des brouillards, elle eût pu se rendre compte de la douceur de ce traitement! C’est presque à rougir de faire partie d’une classe d’hommes qui est surpassée en humanité et en bonté naturelle par des malheureux qu’on appelle sauvages et païens. Jamais un sauvage n’aurait chassé une mère avec un enfant malade; il aurait, au contraire, pris soin de tous les deux. Il n’y a que les Européens, élevés dans la religion chrétienne, qui s’arrogent le droit de disposer des hommes de couleur selon leur caprice et leur bon plaisir.

Le 1er et le 2 novembre, nous vîmes de temps en temps la terre ferme ou de petits îlots plats et sablonneux, sans le moindre caractère. Dix ou douze vaisseaux, parmi lesquels se trouvaient les plus grands voiliers des Indes, naviguaient en droite ligne vers l’opulente Calcutta.

Le 3 novembre au matin, la mer avait déjà perdu sa belle couleur et pris celle des eaux jaunes et sales du Gange. Vers le soir, nous approchâmes des embouchures de ce fleuve gigantesque. Quelques milles avant d’y entrer, l’eau a déjà un goût douceâtre. Je remplis un verre des flots sacrés du Gange, et je le vidai à la santé de tous ceux que j’aimais et que j’avais laissés dans ma patrie.

A cinq heures du soir, nous jetâmes l’ancre à Kadscheri,{250} à l’entrée du Gange. Il était trop tard pour aller jusqu’à Calcutta, encore éloignée de 60 milles marins. A l’endroit où nous nous trouvions, le fleuve avait plusieurs milles de largeur, de sorte qu’on ne voyait que d’un seul côté la bordure sombre du rivage.

Le 4 novembre au matin, nous entrâmes dans l’Hugly, une des sept bouches du Gange. Des plaines immenses s’étendaient à perte de vue sur les deux rives du fleuve. Des champs de riz alternaient avec des plantations de sucre. Partout on voyait des palmiers, des bambous et des massifs d’arbres. Jusque sur les bords du fleuve, la végétation était d’une grande richesse; il manquait seulement des hommes et des villages. Ce n’est qu’à une distance de 25 milles de Calcutta que nous aperçûmes de loin en loin quelques misérables villages et que nous vîmes remuer des hommes à moitié nus. Les cabanes étaient faites avec de la terre glaise, des bambous ou des branches de palmier, et couvertes de tuiles, de paille de riz ou de feuilles de palmier. Les grands bateaux des indigènes me parurent assez curieux et tout à fait différents de ceux que j’avais vus à Madras. La proue, presque plate au bout, ne s’élevait guère au-dessus de l’eau que de 12 à 15 centimètres, tandis que la poupe avait plus de 2 mètres de haut.

A 15 milles de Calcutta se présenta le premier édifice ayant l’apparence d’un palais: c’était une filature de coton, à laquelle était attenante une riante habitation! Dès lors nous découvrîmes des deux côtés de l’Hugly beaucoup de palais, tous construits en style gréco-italien et ornés de colonnes, de portiques et de terrasses. Mais malheureusement nous voguions trop vite et nous ne pûmes que saisir rapidement l’ensemble du tableau.

Beaucoup de grands vaisseaux passèrent devant nous ou naviguèrent à nos côtés. Des vapeurs montaient et descendaient en remorquant des navires. Le mouvement devenait toujours plus sensible, tout prenait de plus en{251} plus un cachet étranger, et l’on devinait sans peine que l’on approchait d’une riche capitale de l’Asie.

Nous jetâmes l’ancre près de Gardenrich, à 4 milles de Calcutta.

Rien ne me fut plus difficile que de trouver à me caser dans ce port, parce qu’il ne m’était pas toujours possible de faire comprendre par signes aux indigènes où ils devaient me conduire. Un des mécaniciens de notre vaisseau eut la complaisance de me transporter au rivage, d’y louer pour moi un palanquin et de désigner aux porteurs l’endroit où ils auraient à me déposer.

Un sentiment très-désagréable s’empara de moi quand je me trouvai pour la première fois en palanquin; car il me semblait par trop déshonorant pour les hommes de les employer comme des animaux.

Les palanquins ont près de 2 mètres de long et 1 mètre de haut, et sont munis de portes à coulisses et de jalousies, de matelas et de coussins, de sorte qu’on y est couché comme dans un lit. Quatre porteurs suffisent pour la ville, huit pour les excursions plus longues. Ils se relayent sans cesse, et courent si vite, qu’ils font quatre milles en une heure et même en trois quarts d’heure. Comme tous ces palanquins sont peints extérieurement en noir, il me semblait voir porter des mourants à l’hôpital ou des morts au cimetière.

Ce qui me frappa surtout sur la route de la ville, ce furent, le long de l’Hugly, les superbes colonnades (gauths) avec de larges escaliers descendant jusqu’au fleuve. Près de ces gauths, il y a beaucoup de barques dont on se sert pour passer le fleuve ou pour faire des parties de plaisir.

Les plus beaux palais de la ville sont situés dans de grands jardins, et bientôt mes porteurs se dirigèrent aussi vers un joli jardin, et me déposèrent sous un beau portail. C’est là que demeurait la famille Heilgers, pour laquelle j’avais des lettres de recommandation. L’aimable{252} jeune dame me salua comme une demi-compatriote (elle était du nord, moi du sud de l’Allemagne), et m’accueillit de la manière la plus cordiale. Avec une véritable munificence indienne, on me donna pour logement un salon de réception, une chambre à coucher, une salle de bain et un cabinet de toilette.

Mon arrivée à Calcutta coïncida avec une des époques les plus funestes pour cette ville. Trois années de stérilité venaient de désoler presque toute l’Europe, et avaient amené une crise commerciale qui menaçait de ruiner Calcutta. Tous les vaisseaux apportaient d’Europe des nouvelles de grandes faillites qui entraînaient la chute des plus riches maisons de la ville. Aucun négociant n’osait plus dire: «Je possède quelque chose.» Le premier paquebot pouvait le réduire à la mendicité. La plus vive inquiétude s’était emparée de toutes les familles.

Les pertes faites en Angleterre et à Calcutta montaient déjà à 30 millions de livres sterling, et le désastre était encore loin de toucher à son terme.

Ces catastrophes frappent bien plus les hommes habitués, comme on l’est dans ce pays, à une aisance extraordinaire et au luxe le plus effréné. Chez nous on ne se fait pas d’idée du train de maison d’un Européen aux Indes. Chaque famille habite à elle seule un palais dont la location se paye, par mois, 200 roupies[73], et même davantage. Elle occupe, en outre, de vingt à trente domestiques, savoir: deux cuisiniers, un marmiton, deux porteurs d’eau, quatre domestiques pour la table, quatre hommes de peine chargés de nettoyer les appartements, un lampiste et une demi-douzaine de seis (garçons d’écurie). On entretient au moins six chevaux (il faut un homme pour chaque cheval), deux cochers, deux jardiniers, une bonne et un domes{253}tique pour chaque enfant, une femme de chambre pour la dame de la maison, une fille pour servir les bonnes, deux tailleurs pour le service de la maison, deux hommes pour tirer les punkas, et un concierge. Les gages s’élèvent de 4 à 11 roupies par mois. On ne nourrit pas les domestiques, dont un petit nombre seulement couche à la maison: la nourriture et le logement sont compris dans les gages. La plupart des domestiques sont mariés et vont chez eux prendre leurs repas et coucher. En fait de vêtements, on leur donne tout au plus les turbans et les ceintures. Ils sont tenus de se fournir eux-mêmes le reste et de se blanchir.

Malgré le nombreux domestique, le linge des maîtres n’est point lavé à la maison. On paye, pour cent pièces à blanchir, 3 roupies. Il est extraordinaire de voir combien on change de linge. Tout se porte blanc, et on change d’ordinaire deux fois par jour d’habillement.

La nourriture n’est pas chère; mais ce qui coûte beaucoup, ce sont les chevaux, les voitures, les meubles et les habits. Les trois derniers articles viennent d’Europe; les chevaux sont amenés d’Europe, de la Nouvelle-Hollande, ou de Java.

J’ai visité des maisons européennes où l’on avait de soixante à soixante-dix domestiques, et où l’on entretenait de quinze à vingt chevaux.

A mon avis, les Européens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes des dépenses exorbitantes qu’entraîne ce luxe de domestiques. Ayant vu les rajahs et les riches du pays entourés d’une multitude de fainéants, ils n’ont voulu le céder en rien aux Asiatiques. Peu à peu le luxe est devenu une habitude, et aujourd’hui il serait difficile de changer les abus introduits.

On me disait en outre qu’il ne pourrait pas en être autrement tant que les Hindous seront divisés en castes.

L’Indien qui fait les chambres ne servirait à aucun prix{254} à table; la bonne d’enfant regarde comme bien au-dessous d’elle de nettoyer elle-même la baignoire du petit. Il peut y avoir beaucoup de vrai dans tout cela, mais chaque famille n’est pas en état d’entretenir vingt, trente domestiques et plus! Déjà, en Chine et à Singapore, j’avais été frappée de la quantité des serviteurs, dont le nombre est ici au moins double ou triple.

Les Hindous sont, comme on sait, divisés en quatre castes: brahmanes, katris, bhises ou banians et soudras. Ils proviennent tous du dieu Brahma: la première caste est sortie de sa bouche; la deuxième, de ses épaules; la troisième, de son corps et de ses cuisses; la quatrième, de ses pieds. C’est dans la première caste que l’on choisit les hauts fonctionnaires, les prêtres et les instituteurs du peuple. Eux seuls ont le droit de lire les livres sacrés, et ils jouissent de la plus haute considération. Quand ils commettent un crime, ils sont moins sévèrement punis que ceux des autres castes. La seconde caste fournit les fonctionnaires inférieurs et les guerriers; la troisième, les commerçants, les artisans et les paysans; enfin, la quatrième, les serviteurs des trois premières castes. Cependant les Hindous de toutes les castes servent quand la pauvreté leur en fait une nécessité; seulement, il y a dans leur service des lignes de démarcation rigoureuses, car les castes supérieures ne peuvent se livrer qu’aux fonctions les plus nobles.

Il est impossible de passer d’une caste dans une autre, ou de contracter mariage dans une caste autre que la sienne. Quand un Hindou s’éloigne de sa patrie, ou accepte la moindre nourriture d’un paria, il est rejeté de sa caste comme indigne, jusqu’à ce qu’il se soit réhabilité à grands frais.

Indépendamment des quatre castes, il y a encore une classe composée des parias. Ce sont les plus malheureux des hommes, car ils sont tellement méprisés et abhorrés de toutes les castes que personne n’entretient avec eux{255} le moindre commerce. Quand un Hindou touche involontairement, en passant, un paria, il se croit souillé, et doit aussitôt se baigner pour se purifier. Il est défendu aux parias de visiter les temples, et tout le monde fuit leur contact. Pauvres au delà de toute expression, ils demeurent dans les plus misérables huttes, se nourrissent de toute espèce d’immondices, et même de bêtes mortes; ils vont presque nus, ou tout au plus couverts de quelques haillons. Ils sont condamnés aux travaux les plus durs et les plus rebutants.

Les quatre castes se subdivisent en une quantité de sectes, dont soixante-dix peuvent manger de la viande, mais dont dix-huit doivent s’en abstenir. La religion défend expressément aux Hindous de verser le sang, et de manger de la viande; mais ces soixante-dix sectes sont exceptées de cette loi, et dans quelques fêtes religieuses on sacrifie aussi des animaux; mais il est absolument défendu d’immoler une vache. La principale nourriture des Hindous consiste en riz, fruits, poissons et légumes. Ils sont extrêmement sobres, ne font que deux repas très-simples par jour, l’un le matin, l’autre le soir. Leur boisson ordinaire est de l’eau ou du lait; quelquefois ils prennent du vin de coco.

Les Hindous sont d’une taille moyenne, élancée, et d’une complexion délicate. Leur physionomie est agréable et porte le cachet de la bonté. Ils ont la figure ovale, le nez éminent et fin; leurs lèvres ne sont pas grosses; leurs yeux sont beaux et doux, leurs cheveux lisses et noirs. Leur teint varie selon les pays, du brun foncé au brun clair: dans les hautes classes, on trouve même des individus presque blancs, surtout parmi les femmes.

Il y a dans l’Inde beaucoup de mahométans qui, étant très-habiles et très-actifs, ont entre les mains une grande partie du commerce et presque tous les métiers. Ils aiment aussi beaucoup à entrer au service des Européens.

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Les hommes se livrent également aux travaux que nous sommes habitués à voir exécuter par les femmes. Ils font de la broderie en laine blanche, en soie de couleur et en or, et des coiffures de dames; ils lavent et repassent; ils raccommodent le linge et font même le service de bonnes d’enfants. On trouve aussi dans le Bengale quelques Chinois, qui exercent presque tous le métier de cordonniers.

Calcutta, capitale du Bengale, est située sur l’Hugly, si large et si profond en cet endroit, que les plus grands vaisseaux de guerre et les grands paquebots des Indes peuvent jeter l’ancre devant la ville. La population est de près de 600 000 habitants, parmi lesquels, en exceptant toutefois les troupes anglaises, ne figurent guère plus de 2000 Européens et Américains. La ville est divisée en plusieurs parties: la ville commerçante, la ville noire, et le quartier européen. La ville commerçante et la ville noire sont laides; les rues sont étroites et tortueuses, surchargées de vilaines maisons et de misérables huttes, entre lesquelles se trouvent les magasins, les comptoirs de commerce, et quelquefois des palais isolés. De petits canaux en maçonnerie traversent toutes les rues, car il faut beaucoup d’eau aux Hindous pour leurs fréquentes ablutions de chaque jour. Dans la ville commerçante et dans la ville noire, les rues sont tellement encombrées de monde que, quand un équipage y passe, les domestiques descendent de voiture, courent devant, et crient aux masses amoncelées de faire place, ou bien les dispersent de force.

Mais, aussi laids sont les deux quartiers dont nous venons de parler, aussi beau est le quartier européen, que l’on appelle souvent aussi la ville des palais, nom mérité en grande partie. Seulement il faut savoir qu’ici, comme à Venise, toute maison un peu plus grande que les autres est appelée palais. La plupart de ces palais sont placés dans des jardins entourés de hautes murailles. Il est rare{257} que plusieurs édifices se touchent; aussi y a-t-il peu de places imposantes et peu de belles rues.

Si l’on excepte celui du gouverneur, aucun de ces palais ne peut rivaliser avec les grands palais de Rome, de Florence et de Venise, pour le style d’architecture, pour l’éclat et pour la magnificence.

La plupart ne se distinguent des maisons ordinaires que par un joli portail avec des colonnes, et par des toits en terrasse.

A l’intérieur, les pièces sont très-grandes et très-hautes; les escaliers, dont la cage est très-simple, sont en marbre gris ou en bois. On ne voit nulle part de belles statues ni de sculptures dans l’intérieur ou au dehors des palais.

Le palais du gouverneur, comme nous l’avons déjà dit, a, intérieurement, l’air d’un superbe édifice, qui ferait l’ornement de la plus grande ville. Il est construit en forme de fer à cheval, et au milieu s’élève un dôme magnifique. Le portail, comme les ailes, repose sur un grand nombre de colonnes. L’intérieur est disposé de la manière la plus maladroite: ainsi il faut monter un escalier pour aller de la salle de danse à la salle à manger. Dans ces deux salles, il y a sur les côtés deux rangées de colonnes. Le parquet de la salle à manger est en marbre d’Agra. Les colonnes et les murs sont revêtus d’un ciment blanc, qui a l’éclat du marbre. Les appartements ne valent pas la peine d’être vus; ils offrent tout au plus l’occasion d’admirer l’incapacité de l’architecte, qui, avec tant d’espace, a produit si peu de chose.

D’autres constructions curieuses sont: le Townhall, l’hôpital, le musée, le monument d’Ochterlony, la monnaie, la cathédrale anglaise, etc.

Le Townhall est une œuvre grande, haute et belle, et qui renferme quelques monuments en marbre blanc, consacrés à la mémoire d’hommes distingués des temps mo{258}dernes. Il s’y fait des réunions de toute espèce; on y traite les grandes affaires et les grandes entreprises, et on y donne des concerts, des bals et des banquets.

L’hôpital, composé de plusieurs petites maisons entourées de prés, est ceint de murs. Les malades sont partagés de manière que les hommes habitent une maison, les femmes et les enfants une autre, et les fous une troisième. Je trouvai les salles spacieuses, aérées et très-bien tenues; cet hôpital n’est affecté qu’aux chrétiens.

L’hôpital pour les indigènes est construit sur le même plan; seulement il est beaucoup plus petit. Les malades sont reçus gratuitement, et on fournit encore des médicaments à beaucoup de malades du dehors.

Le musée, quoique sa fondation ne remonte qu’à 1836, est assez riche, surtout en quadrupèdes et en squelettes. Quant aux insectes, il n’y en a qu’un petit nombre, et la plupart sont en mauvais état. Dans une des salles, on voit un superbe modèle en ivoire du célèbre Tatsch, d’Agra. Tout autour, on remarque plusieurs sculptures et plusieurs bas-reliefs. Les figures me parurent très-massives. L’architecture est infiniment supérieure. Le musée est ouvert tous les jours. J’y allai plusieurs fois, et j’y vis toujours avec surprise des indigènes qui contemplaient tout avec beaucoup de soin et d’attention.

Le monument d’Ochterlony est une simple colonne en maçonnerie de plus de cinquante mètres de haut, placée, au milieu d’une vaste prairie vide, comme un point d’exclamation. Elle a été élevée en mémoire du général Ochterlony, qui s’est acquis une grande réputation comme capitaine et comme homme d’État. Celui qui ne craint pas de monter deux cent vingt-deux marches est récompensé par une vue étendue sur la ville, le fleuve et les environs; mais, malheureusement, ces derniers sont très-monotones, et ne se composent que d’une immense plaine bornée par l’horizon.

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Non loin de cette colonne est une charmante mosquée dont les tourelles et les coupoles innombrables sont ornées de boules de métal doré qui brillent et étincellent comme les étoiles du firmament.

La mosquée est précédée d’un joli péristyle. Pour pénétrer dans la mosquée, on est obligé de quitter sa chaussure. Je me conformai à cette loi, mais je ne fus pas dédommagée de ma soumission, car je ne vis rien qu’une petite salle vide, dont le plafond reposait sur quelques colonnes en maçonnerie. Des lampes de verre étaient suspendues au plafond et attachées aux murs, et le parquet était incrusté de marbre gris d’Agra. Ce marbre est très-commun à Calcutta, car il y est transporté d’Agra par le Gange.

La monnaie se présente très-bien. Elle est en pur style grec, sauf qu’elle n’est pas entourée de colonnes de tous côtés. La disposition des ateliers est, dit-on, remarquable, et on prétend que l’Europe n’a rien de comparable en ce genre. Je ne puis pas porter de jugement à cet égard; je me permettrai seulement de faire observer que tout ce que je vis me parut extrêmement ingénieux et parfaitement bien disposé. Le métal amolli par la chaleur est laminé au moyen de cylindres, puis les lames sont coupées en bandes et monnayées. Les salles où se font ces travaux sont grandes, hautes et aérées. Presque tout est mis en mouvement par la vapeur.

Parmi les églises chrétiennes, la cathédrale anglaise est la plus belle. Elle est en style gothique, et sa grande tour domine une demi-douzaine de tourelles. Indépendamment de cette église, il y en a encore quelques autres qui ont aussi des tours gothiques. Toutes les églises sont très-simples à l’intérieur, à l’exception de la basilique arménienne, dans laquelle le dessus de l’autel est surchargé de tableaux à cadres d’or.

Le fameux trou noir, dans lequel le rajah Suraja Dowla,{260} lors de la prise de Calcutta en 1756, fit jeter et mourir de faim cent cinquante des principaux prisonniers, est aujourd’hui transformé en magasin. A l’entrée est un obélisque d’environ vingt mètres de haut, sur lequel on a inscrit les noms des victimes.

Le jardin botanique est situé à 5 milles de la ville. Il fut fondé en 1743, sous la direction de lord Kyd, mais il ressemble plutôt à un parc naturel, car il ne contient que peu de fleurs et de plantes, et, au contraire, beaucoup d’arbres et de massifs épars dans un charmant désordre sur d’immenses pelouses. Un joli monument, surmonté du buste du fondateur, perpétue sa mémoire. Ce qu’il y a de plus curieux dans ce jardin, ce sont deux bananiers. Ils appartiennent à l’espèce des figuiers, et atteignent une hauteur de plus de 12 mètres. Les fruits sont tout petits, ronds et d’un rouge foncé; on les brûle et ils fournissent de l’huile. Quand le tronc est arrivé à peu près à une hauteur de 5 mètres, beaucoup de ses branches s’étendent de tous côtés dans une direction horizontale, et au bas de ces branches poussent des racines ou réseaux filandreux qui tombent perpendiculairement à terre et finissent par pénétrer dans le sol. Quand ces nouvelles tiges sont devenues fortes, elles poussent des rameaux comme le tronc principal, et cela continue toujours ainsi. On conçoit facilement qu’un seul tronc forme à la fin tout un bois, où des milliers d’hommes trouvent de frais ombrages. Ces arbres sont sacrés pour les Hindous. Ils élèvent sous leurs branches des autels au dieu Rama, et le Bramine y réunit ses disciples pour recevoir ses leçons. Le plus âgé des deux décrit déjà, avec sa famille, un cercle de plus de 200 mètres; le principal tronc a plus de 16 mètres de circonférence.

Au jardin botanique se rattache le collège épiscopal, où l’on élève des indigènes pour en faire des missionnaires. Après le palais du gouverneur, c’est le plus bel édifice de{261} Calcutta. Il se compose de deux grands corps de logis et de trois ailes latérales en style gothique. Une chapelle extrêmement jolie se trouve dans un des corps de logis du milieu. La bibliothèque, placée dans un salon magnifique, renferme les œuvres des meilleurs auteurs; elle est à la disposition de la jeunesse studieuse, dont le zèle ne semble pas répondre à la généreuse intention des fondateurs: car, quand je tirai d’un des rayons un gros in-folio, je le laissai immédiatement échapper de mes mains et je m’enfuis de l’autre côté de la salle, un essaim d’abeilles s’étant précipité sur moi du fond du rayon.

Les salles à manger, les appartements, sont décorés avec tant d’élégance et de richesse qu’on croirait cet établissement destiné aux fils des familles anglaises les plus opulentes, habitués au confort dès leur plus tendre jeunesse, et chargés de le répandre dans toutes les parties du monde, et non pas aux ouvriers de la vigne du Seigneur.

Je regardai ce magnifique établissement avec une affliction d’autant plus grande, qu’il était fondé pour des indigènes. Ceux-ci sont obligés de désapprendre d’abord leur vie simple pour s’habituer à tant d’aises et d’abondance; puis ils doivent s’aventurer dans les déserts et les forêts pour chercher à convertir des païens et des barbares.

Parmi les curiosités de Calcutta, il faut aussi compter le jardin du grand juge, M. Laurent Peel. Il est également intéressant pour le botaniste et pour l’ami de la nature, et bien plus riche en fleurs, plantes et arbustes rares, que le jardin botanique.

Le parc, dessiné sur un plan grandiose et avec beaucoup de goût, les beaux gazons émaillés et bordés de fleurs et de plantes, les étangs clairs comme du cristal, les allées touffues avec des bosquets et des arbres gigantesques, forment un véritable paradis au milieu duquel s’élève le superbe palais de l’heureux propriétaire.

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En face de ce parc, dans le grand village d’Alifaughur, se trouve une bien modeste maisonnette, séjour de la bienfaisance. Elle est habitée par un indigène qui a étudié la médecine, et elle renferme une petite pharmacie. Le médecin et la pharmacie sont gratuitement à la disposition des habitants du village. Cette belle fondation est due à lady Julie Cameron, femme du membre du conseil législatif des Indes, Charles Henry Cameron.

J’eus le plaisir de faire la connaissance de cette dame, et je la trouvai sous tous les rapports une des personnes les plus distinguées de son sexe. Partout où il s’agit d’une bonne œuvre, on la voit toujours en avant. Dans les années 1846 et 1847, elle fit des collectes pour l’Irlande, désolée par une grande disette. Elle écrivit à cet effet dans les provinces les plus reculées de l’Inde, engagea tout Anglais à apporter son obole, et réunit la somme considérable de 80 000 roupies.

Lady Cameron s’est fait aussi un nom dans les lettres: elle a traduit avec beaucoup de goût la célèbre ballade de Bürger, Lenore.

En outre, elle est l’épouse et la mère la plus tendre; elle ne vit que dans sa famille et s’occupe peu du monde, ce qui fait que les gens qui ne la connaissent pas la traitent d’originale. Il serait à désirer qu’il y eût beaucoup de femmes originales comme elle!

Je n’avais pas de lettre pour cette aimable dame; mais ayant entendu parler par hasard de mes voyages, elle fut la première à me rechercher. En général, je trouvai dans ce pays une franche hospitalité; je fus accueillie dans les meilleurs cercles avec prévenance et cordialité, et chacun s’empressait de me rendre service.

Cela me rappelle involontairement le ministre autrichien à Rio-de-Janeiro, comte Rehberg, qui croyait me faire beaucoup d’honneur en m’invitant à un simple dîner dans sa villa. Il me fallait acheter cette faveur insigne par une{263} course à pied d’une heure, exposée à un soleil brûlant, ou bien payer six milreis pour une voiture[74]. A Calcutta, on me faisait toujours prendre en voiture. Je pourrais encore raconter bien des choses sur ce comte Rehberg, dont toutes les manières me donnaient à entendre qu’il était fort maladroit de ma part de ne pas être issue d’une famille opulente et aristocratique. Il en fut tout autrement du ministre M. Cameron, et du ministre de justice, M. Peel, qui m’honorèrent pour moi-même, sans s’inquiéter de mes ancêtres.

Chez M. Peel, il y eut pendant mon séjour à Calcutta une grande fête à l’occasion de son jour de naissance. J’y fus également invitée; mais, faute de toilette de bal, je déclinai l’honneur qu’on me faisait. On n’admit pas mes excuses, et, avec ma simple robe de mousseline de couleur, je me trouvai à côté de lady Cameron, dans une société où toutes les dames étaient vêtues de satin et de velours, et surchargées de dentelles et de parures. Cependant personne ne rougit de moi; au contraire, c’était à qui me parlerait et me témoignerait la plus haute estime.

Une promenade extrêmement intéressante pour l’étranger est celle de la Grève, appelée aussi Maytown. Cette promenade est bornée d’un côté par l’Hugly, de l’autre par de beaux prés, à l’extrémité desquels se trouve la superbe rue de Chaudrini. Les palais y succèdent à des palais; aussi cette rue est-elle regardée comme la plus belle de Calcutta. On a en outre de là la vue du palais du gouverneur, de la cathédrale, du monument d’Ochterlony, des beaux réservoirs d’eau établis sur les prés, du fort William, qui forme un superbe pentagone et est entouré d’ouvrages extérieurs considérables, etc.

Tous les soirs, avant le coucher du soleil, le beau monde de Calcutta afflue sur la Grève. L’Européen fier de son ar{264}gent, l’orgueilleux nabab, le rajah déchu, s’y promènent dans de magnifiques voitures européennes[75], traînant à leur suite beaucoup de domestiques habillés à l’orientale, placés derrière la voiture ou courant à côté. Les rajahs et les nababs sont vêtus d’habits de soie brodés en or, sur lesquels ils jettent les châles les plus précieux de l’Inde. Dans les prés on voit galoper des dames et des messieurs montés sur de beaux coursiers anglais, et à côté d’eux marchent des légions d’indigènes qui rentrent de leur travail en riant et en plaisantant. Sur l’Hugly on voit aussi beaucoup de mouvement; les plus grands navires des Indes sont là à l’ancre; les uns déchargent leur cargaison, les autres appareillent, et beaucoup de bateaux vont et viennent sans cesse.

On m’avait dit que le peuple souffrait beaucoup de l’éléphantiasis, et qu’on rencontrait un grand nombre de ces malheureux avec des pieds horriblement enflés; mais il n’en est pas ainsi: je n’en vis pas à Calcutta, en cinq semaines, autant que j’en avais vu en un seul jour à Rio-de-Janeiro.

Un jour, je visitai un riche nabab. On estimait la fortune de la famille, composée de trois frères, à 150 000 livres sterling.

Le maître du logis me reçut à la porte de la maison et me conduisit dans la salle de réception. Il était enveloppé d’un grand morceau de mousseline bien blanche, sur laquelle il avait jeté un superbe châle des Indes qui, venant en aide à la mousseline transparente, couvrait décemment le corps depuis les hanches jusqu’aux pieds. Une partie du châle était drapée d’une manière très-pittoresque sur une des épaules.

La salle de réception était arrangée à l’européenne. Un{265} grand et bel orgue était placé dans un des coins; dans un autre; on voyait une bibliothèque remplie des ouvrages des principaux poëtes et philosophes anglais. Mais je crus remarquer que ces livres étaient là plutôt pour les yeux que pour être lus; car les volumes de Byron étaient placés à l’envers, et les Nuits de Young y étaient fourrées pêle-mêle. Quelques gravures et quelques tableaux qui, dans la pensée du bon nabab, devaient orner les murs, valaient moins que les cadres qui les entouraient.

Le nabab fit venir ses fils et me présenta deux jolis garçons, dont l’un avait sept ans et l’autre quatre. Quoique ce fût contraire à l’usage, je demandai des nouvelles de sa femme et de ses filles. Selon l’opinion des Hindous, notre pauvre sexe occupe une si humble place dans la société, que c’est presque leur faire insulte de s’informer des femmes. Cependant le nabab, en considération de ce que j’étais Européenne, ne prit pas trop mal ma question, et fit venir aussitôt ses filles. La plus jeune, une charmante enfant de six mois, avait la peau presque blanche, et de grands beaux yeux dont l’éclat était encore rehaussé par des cercles d’un bleu noir peints tout autour. La figure de l’aînée, âgée de neuf ans, était commune et grossière. Le père[76] me la présenta comme fiancée et m’invita à la noce, qui devait avoir lieu dans six semaines.

Je fus tellement étonnée de ce mariage précoce, que je m’écriai qu’il parlait sans doute des fiançailles et non pas des noces; mais il m’assura que la jeune fille allait s’unir pour tout de bon à son mari, et être remise entre ses mains.

Comme je lui demandais si la jeune fille aimait son fiancé, il me répondit que les jeunes gens ne se voyaient pour la première fois qu’à la célébration des noces.

Le nabab me raconta en outre que chez son peuple chaque père se met le plus tôt possible en quête d’un gendre;{266} car, disait-il, il faut que toutes les filles se marient, et plus elles se marient jeunes, plus c’est honorable pour elles. Une fille non mariée est un déshonneur pour son père, et semble lui reprocher son manque d’affection. Quand il a trouvé un gendre à son goût, il dépeint à sa femme les qualités physiques et intellectuelles du prétendant, l’état de sa fortune, etc. Il faut que la femme se contente de cette description; car elle ne voit son gendre ni comme fiancé, ni comme mari de sa fille. Le gendre n’est jamais considéré comme membre de la famille de la fiancée, qui, une fois mariée, passe tout à fait dans celle de son mari.

La jeune femme a le droit de voir les parents mâles de son mari et de leur parler; elle peut même se montrer sans voile aux domestiques de sa maison; mais, quand elle veut visiter sa mère, il faut qu’elle se fasse porter dans un palanquin hermétiquement fermé.

Je vis aussi la femme du nabab et une de ses belles-sœurs.

La première avait vingt-cinq ans et était très-corpulente; la dernière, âgée de quinze ans, était élancée et jolie de figure. On m’en expliqua bientôt la cause. Les filles hindoues, quoique mariées excessivement jeunes, ne deviennent guère mères avant l’âge de quatorze ans, et gardent ordinairement jusque-là leur taille de demoiselle. Après leurs premières couches, elles restent enfermées dans leur chambre de six semaines à deux mois, ne prennent aucun exercice et se nourrissent abondamment des mets les plus succulents et de toute espèce de friandises. En général cette nourriture leur profite. Il faut savoir que les Indiens, comme les mahométans, n’aiment que les femmes corpulentes. Dans le bas peuple, je ne trouvai pas de pareilles beautés.

Les deux femmes n’étaient pas précisément vêtues de la manière la plus décente. De grands morceaux de mousseline bleue et blanche, brodée d’or et bordée de tresses{267} d’or larges comme la main, leur enveloppaient tout le corps, y compris la tête. Mais ce mince tissu[77] était trop transparent, et il dessinait par trop les contours du corps. Quand elles remuaient les bras, la mousseline s’ouvrait si bien, que non-seulement le bras était mis à nu, mais aussi une partie de la gorge et le reste du corps. Elles apportent plus de soin à se couvrir les cheveux; elles cherchaient toujours à ramener la mousseline par-dessus leur tête. Tant qu’elles sont filles, elles peuvent aller sans coiffure.

Elles portaient sur elles tant d’or, de perles et de pierres précieuses, qu’elles en avaient véritablement leur charge. De grosses perles, mêlées à des pierres fines perforées, leur couvraient le cou et la poitrine; toutes ces parures étaient entremêlées de lourdes chaînes d’or et de monnaies d’or enchâssées. L’oreille, entièrement percée (je comptai au bout de l’oreille et dans le lobule douze trous), était si chargée de ces ornements, qu’on la découvrait à peine. On ne voyait que de l’or, des perles et des pierres précieuses. A chaque bras elles portaient huit ou dix lourds bracelets, dont le principal joyau, enchâssé d’or massif, avait dix centimètres de large et était entouré de six rangées de petits brillants. On me le mit entre les mains; il pesait bien une demi-livre. De lourdes chaînes d’or faisaient trois fois le tour de leurs cuisses. Elles avaient aussi aux chevilles des pieds des anneaux et des chaînes d’or, et les pieds eux-mêmes étaient peints d’orpiment d’un brun rouge.

Les femmes apportèrent leurs écrins et me montrèrent encore beaucoup d’autres objets précieux. Il faut que l’Hindou dépense énormément d’argent pour la parure,{268} pour la mousseline de Daïca brodée en or et en argent; car les femmes riches rivalisent entre elles de luxe.

Les deux femmes étaient en grande toilette; comme elles avaient compté sur ma visite, elles voulaient se montrer à moi dans tous les atours de leur pays.

Le nabab me conduisit aussi dans les appartements intérieurs, dont les fenêtres donnaient sur la cour. Dans quelques pièces on avait étendu par terre des tapis et des coussins, car en général l’Hindou n’aime pas les siéges et les lits; dans d’autres, il y avait quelques meubles européens, tels que tables, chaises, armoires, et même des lits.

On me montra, avec une joie toute particulière, une boîte vitrée qui renfermait des poupées, des voitures, de petits chevaux, et autres jouets qui amusaient singulièrement les enfants et les femmes: cependant ces dernières jouent aux cartes avec plus de passion.

Aucune femme ne peut entrer dans les chambres qui donnent sur la rue, car elle pourrait être aperçue par un homme des croisées vis-à-vis. La jeune fiancée mettait encore sa liberté à profit: elle sauta rapidement devant nous à la fenêtre ouverte, pour jeter un regard sur les rues animées.

Les femmes des Hindous riches ou des castes supérieures sont aussi enchaînées à leurs demeures que les Chinoises. Le seul plaisir que l’époux rigide accorde de temps en temps à son épouse est de se faire porter dans un palanquin bien fermé chez une amie ou une parente. Ce n’est que pendant le peu de temps qu’elles sont filles que les femmes jouissent d’un peu plus de liberté.

Un Hindou peut prendre plusieurs femmes, mais il use très-rarement de ce droit.

Les parents du mari habitent, autant que possible, dans la même maison que lui. Chaque famille a cependant son ménage particulier. Les garçons déjà assez grands peuvent{269} manger avec leur père; il est défendu aux femmes, aux filles et aux petits enfants d’assister aux repas des hommes.

Hommes et femmes aiment beaucoup le tabac; ils le fument dans un jonc appelé huka.

Vers la fin de la visite on m’offrit beaucoup de bonbons, de fruits, de raisins secs, etc. Les bonbons se composaient en grande partie de sucre, d’amandes et de graisse, mais ils n’avaient pas trop bon goût, parce que la graisse y dominait.

Avant de quitter la maison, j’examinai encore au rez-de-chaussée la salle dans laquelle on célèbre tous les ans la cérémonie religieuse connue sous le nom de natsch. Cette fête, la plus grande chez les Hindous, tombe au commencement du mois d’octobre et dure quinze jours. Pendant ce temps, ni le riche ni le pauvre ne se livrent à aucun travail. Le maître ferme sa boutique et son magasin, le serviteur fournit des remplaçants qu’il trouve d’ordinaire parmi les mahométans; puis le temps se passe, sinon à jeûner et à prier, du moins à ne rien faire.

Le nabab me raconta que pour cette fête son salon était richement orné et qu’on y plaçait la déesse Durga, aux dix bras. Elle est faite en argile ou en bois, peinte des couleurs les plus brillantes et surchargée d’oripeaux en or ou en argent, de fleurs et de rubans, souvent même de riches parures. Dans le salon, dans la cour, à l’extérieur de la maison, brillent, entre des vases et des guirlandes de fleurs, des milliers de lumières et de lampes. On sacrifie à Durga de nombreuses victimes; toutefois on ne les tue pas en sa présence, mais dans quelque coin de la maison. Des prêtres servent la déesse, et des danseuses déploient leur talent devant elle au son d’une musique bruyante (tam-tam). Les prêtres et les danseuses se payent très-cher. En fait de danseuses, l’Inde a comme l’Europe ses Essler et ses Taglioni, qui reçoivent comme leurs{270} émules des sommes considérables. Pendant mon séjour à Calcutta, une célèbre danseuse persane ne voulait danser dans aucune soirée à moins de cinq cents roupies. Des masses de visiteurs, parmi lesquels se trouvent aussi beaucoup d’Européens, vont de temple en temple. Aux hôtes les plus distingués on offre des sucreries et des fruits.

Le dernier jour de la fête, la déesse est portée à l’Hugly en grande pompe et au son de la musique. On la dépose dans un bateau, on la conduit au milieu du fleuve et on la précipite dans l’eau, pendant que retentissent les cris d’allégresse du peuple, qui se tient sur le rivage. A une époque plus reculée, la parure était livrée aux flots avec la déesse, mais les prêtres ne manquaient pas de la repêcher la nuit.

Aujourd’hui on remplace, le dernier jour de la fête, la vraie parure par de faux diamants, ou bien l’amphitryon s’arrange pour la mettre de côté pendant la traversée; mais il faut que cela se fasse avec beaucoup d’adresse, afin que le peuple ne s’en aperçoive pas.

Un natsch revient souvent à plusieurs milliers de roupies: c’est une des plus fortes dépenses des gens riches.

Les noces coûtent aussi, dit-on, des sommes considérables. Les prêtres de Brahma, ou brahmanes, font des observations astrologiques, pour calculer le jour le plus heureux et même l’heure la plus propice. Ordinairement la noce est encore remise, au dernier moment, de quelques heures, parce que le prêtre, après de nouveaux calculs, a trouvé une heure plus favorable. Naturellement une telle découverte se paye de nouveau au poids de l’or.

Des fêtes en l’honneur de Kally, la déesse aux quatre bras, ont lieu plusieurs fois dans l’année, et particulièrement dans le village de Kallighat, près de Calcutta.

Pendant mon séjour dans cette dernière ville, il y eut deux de ces fêtes. On vit alors presque devant chaque hutte{271} une quantité de petites idoles d’argile peintes de la manière la plus baroque et qui représentaient les figures les plus horribles; elles étaient destinées à être vendues. La déesse Kally, de grandeur naturelle, tirait la langue de toute sa longueur hors de sa bouche béante; elle était devant les cabanes ou à l’intérieur, richement couronnée de guirlandes de fleurs. Le temple de la déesse Kally est un misérable édifice, ou, pour mieux dire, un sombre trou dont le petit toit en forme de coupole est surmonté de quelques tourelles. La statue qui se trouvait dans ce temple se distinguait surtout par une tête énorme et par une langue excessivement longue. Sa figure était peinte en rouge cramoisi, en jaune et en bleu de ciel. Il ne me fut pas permis d’entrer dans ce trou divin, car les femmes ne sont pas jugées dignes de pénétrer dans un sanctuaire aussi auguste que le temple de Kally. Je regardai à la porte avec les femmes hindoues, ce qui me suffit complétement.

Les maisons mortuaires et les bûchers où l’on brûle les morts offrent des tableaux émouvants et épouvantables. Les maisons mortuaires sont placées sur les bords de l’Hugly, près de la ville. En face se trouve le marché au bois. Celle que je visitai était petite et ne renfermait qu’une salle avec quatre couchettes nues. Les mourants sont portés en ce lieu par leurs parents et déposés sur une de ces couchettes; quand elles sont occupées, on les met par terre ou, en cas de besoin, on les expose devant la maison aux rayons d’un soleil brûlant. Je trouvai cinq mourants dans la maison et deux en dehors. Ces derniers étaient tout à fait enveloppés dans des paillasses ou des couvertures de laine; je croyais qu’ils étaient déjà morts; mais quand j’en fis la remarque on écarta les couvertures, et je reconnus que les malheureux remuaient encore. Je m’imagine qu’ils doivent étouffer là-dessous. Dans la maison mortuaire il y avait une vieille femme toute cassée, étendue par terre dans le râle de la mort. Les quatre{272} couchettes étaient toutes occupées. Je ne remarquai point qu’on eût mis de la vase du Gange dans la bouche et dans le nez des mourants; c’est peut-être la coutume dans d’autres contrées. Les parents étaient assis autour des moribonds; ils attendaient en silence et tranquillement qu’ils rendissent le dernier soupir. Comme je demandai si on ne leur donnait rien, on me répondit que, s’ils ne mouraient pas tout de suite, on leur donnait de temps en temps une gorgée d’eau du Gange, mais toujours moins et à de plus longs intervalles, puisque une fois apportés à la maison mortuaire ils devaient absolument mourir.

Dès qu’ils sont morts, souvent quand ils ont eu à peine le temps de refroidir, on les porte aux bûchers, qui ne sont séparés de la grand’route que par un mur.

Je vis là un mort et un mourant étendus par terre, et sur six bûchers six cadavres; les flammes qui les consumaient montaient en hautes colonnes. Des oiseaux plus gros que des dindons, appelés ici philosophes[78], de petits vautours et des corbeaux, étaient perchés en grande quantité autour des bûchers, sur les toits et les arbres voisins, et attendaient avidement pour se repaître des cadavres à moitié brûlés. Je frissonnai; j’avais hâte de m’éloigner, et je fus longtemps sans pouvoir effacer de ma mémoire l’impression de cet affreux spectacle.

Ces funérailles coûtent souvent aux gens riches plus de mille roupies; car on emploie les espèces de bois les plus chères, telles que les bois de sandal, le bois de rose, etc. En outre, il faut encore pour les cérémonies funèbres un brahmane, des pleureuses et de la musique.

Après que le corps a été brûlé, on recueille les ossements qu’on met dans un vase et qu’on enterre, ou bien qu’on plonge dans le Gange ou dans quelque autre fleuve sacré.

{273}

Pour les pauvres gens on ne fait pas toutes ces cérémonies. On brûle leurs corps tout simplement sur du bois ou de la fiente de vache, et s’ils sont trop pauvres pour pouvoir acheter du combustible, on attache une pierre au cadavre et on le jette dans le fleuve.

J’ajouterai ici une petite anecdote que j’ai entendue raconter par une personne digne de foi. Elle fera voir à quelles cruautés peuvent souvent conduire de fausses idées religieuses.

M. N*** était un jour en voyage non loin du Gange, il avait avec lui quelques serviteurs et un chien. Tout à coup ce chien disparut. Après l’avoir appelé en vain et pendant longtemps, on le trouva enfin sur le bord du Gange près d’un corps humain qu’il léchait constamment. M. N*** approcha et trouva un homme exposé pour mourir et qui avait encore quelque souffle de vie. Il appela ses gens, fit enlever la vase et la boue de la figure de ce malheureux, ordonna de l’envelopper d’une couverture de laine et lui prodigua tous les soins possibles. Au bout de peu de jours le pauvre homme fut entièrement rétabli. Quand M. N*** voulut le congédier, cet infortuné le pria instamment de n’en rien faire, parce qu’il avait perdu sa caste, qu’aucun de ses parents ne le reconnaîtrait plus, en un mot qu’il était rayé du nombre des vivants. M. N*** le garda à son service et cet homme jouit encore de la meilleure santé, quoique cette aventure remonte déjà à plusieurs années.

Les Hindous eux-mêmes avouent que par la manière dont on agit avec les mourants il se commet plus d’un homicide; mais leur religion dit qu’une fois que le médecin a déclaré qu’il n’y a plus d’espoir, il faut que le malade meure.

Quant aux coutumes et aux usages des Hindous, je n’ai pas été à même d’en connaître d’autres que ceux que j’ai déjà décrits; mais j’eus occasion de voir quelques cérémonies relatives aux noces des mahométans. Le jour des{274} noces le lit nuptial bien paré est porté au son de la musique à la demeure du fiancé. Assez tard dans la soirée la fiancée y arrive aussi dans un palanquin bien fermé, accompagnée de musiciens, de torches et d’une grande suite. Plusieurs parents portent des pyramides, et le superbe feu connu sous le nom de feu de Bengale ne saurait manquer en cette occasion.

Quand le cortége arrive à la maison du marié, les deux époux y entrent seuls; la suite reste devant la porte, fait de la musique, crie et chante quelquefois jusqu’au lendemain.

J’ai souvent entendu dire aux Européens qu’ils trouvaient cette cérémonie du lit nuptial très-indécente; mais comme dit le proverbe: Nous voyons un fétu dans l’œil de notre prochain, nous ne voyons pas la poutre dans le nôtre. De même je trouvai que les mariages entre les Européens établis dans le Bengale se font d’une manière bien plus inconvenante. Chez les Anglais, le jour de la bénédiction nuptiale, qui n’a lieu que vers le soir, le fiancé ne peut voir la fiancée qu’à l’autel. Manquer à cette loi serait une grave infraction aux convenances. Dans le cas où les deux fiancées auraient quelque chose à se dire, il faut qu’ils aient recours à la plume. Mais à peine la bénédiction du prêtre est-elle prononcée, que les nouveaux mariés sont emballés dans une voiture et envoyés pendant huit jours dans un hôtel aux alentours de la ville. On choisit d’ordinaire pour cela l’hôtel de Barrakpore ou quelque maison à Gardenrich. Quand toutes les places de ces maisons sont louées, ce qui arrive assez souvent puisque presque tous les mariages se font dans les mois de novembre ou de décembre, on loue des bateaux avec une ou deux petites cabines, et les nouveaux mariés sont condamnés à passer les premiers huit jours tout à fait éloignés de leurs familles.

Il est également défendu aux parents d’approcher pendant ce temps de leurs enfants.

{275}

Je crois que la délicatesse d’une jeune fille doit souffrir cruellement de ces mœurs grossières. Combien la pauvre créature doit rougir quand elle entre dans les endroits destinés à cet emprisonnement, et combien doit-elle être blessée de chaque regard, de chaque sourire des aubergistes, des garçons ou des bateliers!

Les bons Allemands, qui trouvent malheureusement beau tout ce qui ne vient pas de chez eux, imitent très-consciencieusement cette coutume étrange.

{276}

CHAPITRE XII.

Départ de Calcutta.—Le Gange.—Rajmahal.—Gor.—Junghera.—Monghyr.—Patna.—Deinapore.—Gasipour.—Bénarès.—Religion des Hindous.—Description de Bénarès.—Palais et temples.—Les places sacrées.—Les singes sacrés.—Les ruines de Sarnath.—Plantation d’indigo.—Visite au rajah de Bénarès.—Martyrs et faquirs.—Le paysan indien.—L’établissement des missions.

Le 10 décembre, après un séjour de cinq semaines, je quittai Calcutta pour me rendre à Bénarès. On peut faire le voyage par terre ou par eau sur le Gange. Par terre la distance est de 470 milles anglais; par eau pendant la saison des pluies elle est de 685, et par le temps sec de 400 milles en plus, parce qu’on est obligé de faire des détours extraordinaires pour passer de l’Hugly par les Sunderbunds dans le Gange.

Le voyage par terre se fait dans des palanquins de poste, portés par des hommes, dont on change comme de chevaux tous les quatre ou six milles. On voyage jour et nuit, et à chaque station on trouve les porteurs tout prêts, car une lettre d’avis annonce le voyageur un ou deux jours à l’avance. La nuit un porte-flambeau se joint encore au cortége, pour chasser les bêtes fauves par l’éclat de la flamme. Les frais de voyage sont environ de 200 roupies pour une personne. Le transport des bagages se paye à part.

On peut faire le voyage par eau dans des bateaux à vapeur qui partent presque toutes les semaines pour Allahabad (115 milles par Bénarès). Le trajet dure de quatorze{277} à vingt jours; car à cause de nombreux bancs de sable on ne peut voyager que de jour, et cependant on a souvent le malheur de s’engraver, surtout quand les eaux sont basses. Le prix jusqu’à Bénarès est pour les premières places de 257 roupies, et pour les secondes, de 216 roupies. La nourriture seule, sans la boisson, se paye trois roupies par jour.

Comme on m’avait beaucoup vanté les belles rives du Gange, les villes considérables qui se trouvent sur ses bords, je choisis le voyage par eau.

On annonçait pour le 8 décembre le départ du vapeur le Général Macleod, de la force de 140 chevaux, sous le commandement du capitaine Kellar; arrivée à bord j’appris que le départ était retardé de vingt-quatre heures. A mon grand déplaisir le délai fut doublé, et nous ne partîmes que le 10 à onze heures du matin. Nous descendîmes le fleuve jusqu’à Katscherie. Le lendemain nous entrâmes près de Mudpointe dans les Sunderbunds, et nous naviguâmes dans ces eaux jusqu’à Culna. De là nous profitâmes du Gurie, affluent considérable du Gange, qui se jette dans ce grand fleuve au-dessous de Rumpurbolea. Les premiers jours du voyage furent excessivement monotones; nous ne vîmes ni villes ni villages; les bords restèrent toujours plats, et de toutes parts le pays était couvert de hauts buissons épais, que les Anglais appellent jungles, c’est-à-dire forêt vierge. Mais je ne pouvais reconnaître là une forêt vierge, car ce nom me représente une forêt de grands beaux arbres.

La nuit nous entendions quelquefois rugir des tigres; ils sont assez répandus dans ces contrées et attaquent même quelquefois des indigènes isolés qui s’attardent à ramasser du bois. On nous montra un lambeau d’habit attaché à un buisson, pour rappeler qu’à cette place un indigène avait été déchiré par un de ces animaux. Mais les tigres ne sont pas les seuls ennemis de l’homme. Le Gange{278} en renferme d’autres très-dangereux, les voraces crocodiles. On les voit souvent se chauffer au soleil par bandes de six ou huit, sur les bords marécageux ou sur des bancs de sable. Ils ont de 2 à 5 mètres de long. A l’approche de notre bruyant vapeur, ils s’enfonçaient en toute hâte sous les flots jaunes et sales du fleuve.

Les canaux des Sunderbunds et du Gurie sont si étroits, que si l’on vient à rencontrer un vaisseau, on n’évite qu’avec peine un abordage, et ils forment souvent des bassins larges de plusieurs milles; quoiqu’on ne navigue que pendant le jour, à cause des bancs de sable et des bas-fonds, il n’en arrive pas moins des accidents assez fréquents et assez graves. Nous aussi nous n’en fûmes pas entièrement exempts. Dans un des canaux étroits il fallut arrêter notre vapeur pour en laisser passer un autre. A cette occasion un des deux bateaux que nous remorquions vint se heurter si fort contre notre vapeur, que la paroi d’une cabine fut enfoncée, mais heureusement personne ne fut blessé.

Dans un autre canal deux bateaux d’indigènes étaient à l’ancre. Ces bonnes gens, ne nous ayant aperçus qu’un peu tard, n’avaient pas encore eu le temps de lever l’ancre, quand nous arrivâmes sur eux avec fracas. Le capitaine n’arrêta point, car il comptait encore pouvoir passer, mais en virant trop brusquement de bord, il avait si violemment heurté les buissons, que quelques jalousies de bois des fenêtres des cabines y restèrent pendues comme des trophées.

Exaspéré de cette mésaventure, il dépêcha aussitôt une barque et fit couper les câbles des ancres de ces malheureux indigènes[79]. Cet acte était encore bien digne d’un Européen!

Près de Culna (à 308 milles de la mer) nous entrâmes dans{279} un affluent du Gange, le Gurie qui se jette au-dessous de Rumpurbolea dans le fleuve. Ici les jungles s’éloignent et de belles plantations de riz, de colza et autres viennent prendre leur place. Il y avait un assez grand nombre de villages; seulement les huttes, composées en grande partie de paille ou de feuilles de palmier, étaient petites et misérables. Notre vapeur attirait les habitants; ils quittaient les huttes et les champs, et des cris d’allégresse nous suivaient partout.

Le 15 décembre au soir, nous donnâmes pour la première fois contre un banc de sable, et nous eûmes quelque peine à nous remettre à flot.

16 décembre. Dès la veille nous étions entrés dans le Gange. Aujourd’hui nous arrêtâmes tard dans la soirée près du petit village de Commercolly. Les habitants nous apportèrent des provisions de toute espèce, et nous pûmes ainsi nous mettre au courant des prix. Un beau mouton coûtait quatre roupies; une douzaine et demie de jeunes poulets, une roupie; un poisson du poids de plusieurs livres, un annas (quatre kreutzers, environ quatorze centimes); huit œufs, un annas; vingt oranges, deux annas; une livre de pain blanc, trois beis (trois kreutzers ou dix centimes). Et malgré ces bas prix le capitaine prenait toujours trois roupies pour la nourriture des passagers. Si encore elle avait été bonne! Quelques passagers achetèrent des œufs, du pain frais et des oranges, et le capitaine ne rougit pas de faire figurer à sa table, passablement chère, les articles achetés par les voyageurs.

18 décembre. Bealeah, endroit considérable où se trouvent de nombreuses prisons destinées à garder des criminels amenés de tous côtés.[80] Il faut croire que les prisonniers indiens ne cherchent pas à s’échapper comme nos Européens, car ils étaient légèrement enchaînés, et circu{280}laient sans gardes, isolément ou plusieurs ensemble dans les alentours. Ils sont convenablement vêtus, et on les emploie à des travaux peu pénibles. Ils travaillent la plupart dans une fabrique de papier.

Dans cet endroit les habitants paraissent être des plus fanatiques. Je me promenais dans la petite ville avec un voyageur, M. Lau, et nous nous disposions à prendre une ruelle dans laquelle s’élevait un temple hindou, quand ces malheureux s’aperçurent de notre intention; ils poussèrent des cris épouvantables et se ruèrent si vivement sur nous, que nous jugeâmes prudent de modérer notre curiosité et de rebrousser chemin.

19 décembre. Aujourd’hui se montrèrent de basses chaînes de montagnes, les Rajmahal-hills, les premières depuis Madras. Le soir nous étions échoués sur un banc de sable. Nous passâmes la nuit assez tranquillement, mais le matin tout fut employé pour nous mettre à flot. Les bateaux à remorquer furent détachés, les machines furent chauffées le plus possible, les matelots travaillèrent sans relâche, et vers midi nous étions encore aussi engravés que la veille au soir. En ce moment approcha un vapeur allant d’Allahabed à Calcutta. Notre capitaine ne hissa pas le pavillon de détresse; il était extrêmement contrarié d’être vu dans cette position par un de ses collègues. Cependant le capitaine de l’autre bateau ne lui en offrit pas moins ses services, mais on le remercia laconiquement et en termes secs et peu gracieux. Ce ne fut qu’après plusieurs heures d’efforts inouïs que nous réussîmes à nous dégager et à rentrer dans le courant du fleuve.

Dans la journée nous touchâmes à Radschmahal (Rajmahal[81]), grand village qu’on dit très-malsain à cause de ses épaisses forêts et des nombreux marécages dont il est entouré.

{281}

C’est ici que s’élevait autrefois Gur, une des plus grandes villes de l’Inde, qui occupait un espace de vingt milles carrés et environ deux millions d’habitants. On trouve encore, suivant le rapport des voyageurs modernes, beaucoup de belles ruines, dont la plus remarquable est la mosquée d’or, édifice magnifique, incrusté de marbre, avec des portes célèbres par leurs grandes arches et la solidité de leurs murs.

Comme il y avait ici par bonheur une station pour le charbon, on nous accorda quelques heures de liberté. Les jeunes gens en disposèrent pour faire une partie de chasse à laquelle on se sentait naturellement invité par de superbes forêts, les plus belles que j’eusse vues jusqu’alors dans l’Inde. On disait, il est vrai, qu’elles étaient très-peuplées de tigres, mais cela ne fit reculer personne. J’allai aussi de mon côté à la chasse, mais à une chasse d’une autre nature; je parcourus dans tous les sens les bois et les marais pour découvrir les ruines. Je les trouvai aussi, mais qu’il y en avait peu et combien elles étaient misérables! Les plus considérables étaient deux simples portes de ville construites en pierres de grès, et ornées de quelques jolies sculptures, mais dépourvues de hautes voûtes et de cintres. Je vis aussi un temple insignifiant flanqué aux quatre coins de tourelles, qui à certaines places était revêtu d’un mortier assez fin. Il y avait encore dans les alentours quelques ruines ou des fragments isolés d’édifices, de colonnes, etc., mais toutes les ruines réunies n’occupent pas une surface de deux milles carrés.

Sur la lisière de la forêt, ou à quelques centaines de pas plus loin, on apercevait de nombreuses cabanes d’indigènes, où l’on arrivait par les plus jolis chemins, sous de sombres allées ombragées.

A Bealeah, les habitants étaient très-fanatiques; ici les maris sont très-jaloux. A la fin de mon excursion, un des voyageurs était venu me joindre, et nous passions près{282} des habitations. Dès que les hommes aperçurent mon compagnon, ils crièrent aussitôt à leurs femmes de se réfugier dans les cabanes. Elles coururent aussi à droite et à gauche pour s’y rendre, mais elles s’arrêtèrent tranquillement sous la porte pour nous voir passer, et oublièrent tout à fait de se couvrir le visage.

On trouve dans ces contrées des forêts entières de cocotiers. L’Inde est la véritable patrie de cet arbre, qui y arrive à plus de vingt-cinq mètres de hauteur, et qui porte des fruits dès la sixième année. Dans d’autres pays il n’atteint guère plus de quinze mètres, et ne porte des fruits que dans sa douzième ou quinzième année. Cet arbre est peut-être le plus utile qu’il y ait au monde; il fournit un gros fruit nourrissant, un lait délicieux, de grandes feuilles qui servent à couvrir et à enclore les cabanes, les câbles les plus forts, l’huile à brûler la plus pure, des nattes, des étoffes tissées, des matières colorantes, et même une boisson, le surr, appelé aussi toddy, ou l’eau-de-vie de palmier, que l’on obtient en faisant des entailles dans la couronne de l’arbre. Pendant tout un mois les Hindous grimpent matin et soir jusque sous la couronne du palmier, font quelques entailles dans le tronc, et attachent des pots dessous pour recueillir le suc qui en découle. Comme l’écorce de l’arbre est très-rugueuse, l’Indien trouve beaucoup de facilité à y grimper. Il passe un fort lacet autour du tronc de l’arbre et du milieu de son corps, et un second autour de ses pieds, qu’il appuie contre l’arbre; puis il s’élance en haut, en tirant la partie inférieure du lacet avec la main et avec la pointe de ses pieds. Je vis monter de cette manière aux arbres les plus élevés, avec une grande légèreté, en moins de deux minutes. Ils ont autour du corps une courroie à laquelle sont pendus un couteau et un ou deux pots.

Le suc tiré de l’arbre est d’abord clair, doux et agréable; mais au bout de six à huit heures il devient blan{283}châtre et prend un goût dur et âcre. En y ajoutant du riz, on peut en faire de l’arak très-fort. Un bon arbre fournit en vingt-quatre heures plus de deux pintes de ce suc; mais dans l’année où l’on extrait ce toddy, il ne porte pas de fruits.

21 décembre. A environ 70 milles au-dessous de Radschamahal, on passe près de trois rochers assez escarpés qui s’élèvent du sein du Gange. Le premier peut avoir 20 mètres de haut; celui du milieu, couvert de quelques buissons, sert de séjour à un faquir à qui des fidèles fournissent des vivres. Nous ne vîmes pas ce saint homme, car il commençait à faire nuit quand nous passâmes devant son rocher. Nous regrettâmes bien plus de ne pas avoir pu visiter le jardin botanique de Bogulpore, qui passe pour le plus beau de l’Inde, mais, comme à Bogulpore, on ne prenait pas de charbon, on ne s’y arrêta pas non plus.

Le 22 décembre, nous passâmes près du merveilleux groupe de rochers Junghera, qui sort comme une île féerique des eaux du fleuve. Cet endroit a été vénéré autrefois comme le lieu le plus sacré du Gange. Des milliers de bateaux et de navires sillonnaient sans cesse le beau fleuve; pas un Hindou ne mourrait tranquillement s’il n’avait visité Junghera. Beaucoup de faquirs faisaient là leur métier, fortifiaient les pèlerins par des discours édifiants, et recevaient d’eux, en échange, de pieux dons. Aujourd’hui cet endroit a perdu son prestige, et le tribut qu’apportent les fidèles suffit à peine pour conserver la vie à deux ou trois faquirs.

Le soir nous fîmes une halte près de Monghyr[82], assez grande ville avec d’anciennes fortifications. Ce qui attire avant tout l’attention, c’est un cimetière surchargé de{284} monuments d’un caractère tout particulier, et qui, si je n’en avais pas déjà vu de semblables à Calcutta, ne m’auraient certes pas semblé appartenir à une religion chrétienne. Il y avait des temples, des pyramides, d’énormes catafalques, des kiosques, etc., tous des constructions massives en briques. La grandeur de ce cimetière n’est nullement en rapport avec le petit nombre des Européens établis à Monghyr, mais c’est, dit-on, l’endroit le plus malsain de toute l’Inde; de sorte qu’un Européen qui y est envoyé pour plusieurs années prend d’ordinaire pour toujours congé de sa famille. A 5 milles de Monghyr il y a des sources chaudes, regardées comme sacrées par les indigènes.

Nous avions déjà perdu de vue les Radschamahal-hills, à Bogulpore. Une immense plaine s’étendait de nouveau des deux côtés du fleuve.

24 décembre. Patna[83], une des plus grandes et des plus anciennes villes du Bengale, ayant une population d’environ 300 000 âmes[84], se compose d’une rue très-large et longue de 8 milles anglais, à laquelle viennent aboutir beaucoup de courtes ruelles. Je trouvai presque toutes les maisons en argile, excessivement petites et misérables. Sous les auvents on voit étalées des marchandises et des denrées de l’espèce la plus commune. La partie de la rue dans laquelle se trouvent la plupart de ces pauvres magasins porte le nom ambitieux de bazar. Il n’aurait pas été difficile de compter les quelques mai{285}sons qui présentaient un caractère plus noble: elles étaient construites en briques et entourées de galeries et de colonnes élégantes sculptées en bois. C’était aussi dans ces maisons qu’on trouvait les magasins les plus beaux et les plus riches.

Les temples des Hindous, les gauths (escaliers, colonnades, portiques), qui donnent sur le Gange, promettent, comme les mosquées des mahométans, toujours beaucoup de loin; mais c’est peu de chose quand on les examine de près. Je ne fus frappée que de quelques mausolées en forme de cloche, comme ceux de Ceylan. Ils étaient beaucoup plus grands que ces derniers, mais ne s’en distinguaient pas par l’architecture. Leur circonférence était de plus de 66 mètres, et leur hauteur de plus de 27. On pénètre dans l’intérieur par de simples portes très-basses. Au dehors, des escaliers étroits, formant un hémicycle, conduisent des deux côtés jusqu’au faîte. On n’ouvrit pas la porte, et il fallut nous contenter de l’assurance qu’il ne s’y trouvait rien autre chose qu’un sarcophage.

Patna est un endroit extrêmement important pour le commerce de l’opium, qui enrichit beaucoup d’indigènes. Ils n’étalent pas d’ordinaire leur richesse dans leurs habits, et ne font parade d’aucun luxe extérieur. Il n’y a que deux costumes, celui de l’homme aisé, semblable à celui des Orientaux; et celui de l’indigent, composé d’un morceau d’étoffe passé autour des hanches.

La principale rue de la ville est excessivement animée; on y voit aller et venir une grande quantité de voitures et de piétons. L’Hindou est, comme le Juif, ennemi si déclaré de la marche, que, plutôt que d’aller à pied, il se contente de la plus mauvaise place dans une misérable charrette.

Le véhicule le plus ordinaire consiste en une charrette étroite sur deux roues, entourée de quatre pieux et de perches transversales. Ces perches sont garnies d’une{286} étoffe en laine de couleur, et une espèce de baldaquin garantit contre le soleil. Dans cette charrette il n’y a, à proprement parler, place que pour deux personnes; mais j’en voyais souvent trois ou quatre pressées les unes contre les autres. Je songeais alors aux Italiens, qui savent si bien s’entasser dans les voitures, assis et debout, et ne laissent même pas les marchepieds libres. Ces charrettes s’appellent des bailis. Elles sont fermées de rideaux épais quand il y a des femmes dedans.

Sur la foi de quelques descriptions de voyage, je comptais trouver dans les rues beaucoup de chameaux et d’éléphants; cependant je n’y vis que des bailis traînés par des bœufs, et quelques cavaliers; mais je n’aperçus ni chameaux ni éléphants.

Vers le soir, nous nous rendîmes à Deinapore, éloignée de 8 milles de Patna[85]. Une route de poste bordée de beaux arbres y conduit à travers des champs fertiles.

Deinapore, une des plus grandes stations militaires de l’Inde anglaise, a de vastes casernes qui, à elles seules, forment presque une ville. Deinapore n’est pas très-loin des casernes. Parmi les habitants, il y a beaucoup de mahométans, qui se distinguent des Hindous par leur activité et leur industrie. J’aperçus ici dans un serai[86] situé en dehors de la ville, des éléphants; c’étaient les premiers que je voyais sur le continent de l’Inde; il y en avait huit superbes.

Quand le soir, nous retournâmes à notre bateau, nous y trouvâmes autant de mouvement que dans un camp. Tous les articles imaginables y avaient été apportés et étalés. Parmi les marchands se distinguaient surtout les{287} cordonniers dont les chaussures paraissaient belles et solidement établies et étaient excessivement bon marché. Une paire de bottes d’hommes, par exemple, coûtait une roupie et demie ou deux. Mais on en demandait toujours le double. Je vis à cette occasion comment les marins anglais faisaient le commerce avec les indigènes. Un des machinistes, ayant voulu acheter une paire de souliers, offrit le quart du prix exigé. Le vendeur n’accepta pas cette offre, et reprit sa marchandise. Mais le machiniste la lui arracha des mains, lui jeta quelques beis de plus que la somme offerte et retourna dans sa cabine. Le cordonnier courut après lui et réclama ses souliers. Mais on lui donna à la place quelques coups de poing en le menaçant de le faire partir immédiatement du bateau, s’il ne se tenait pas tranquille. Et le pauvre diable s’en retourna à ses marchandises.

Le même soir, un jeune garçon hindou apporta une boîte pour un des voyageurs et réclama une bagatelle pour sa peine; mais on n’y fit pas attention. Le garçon ne s’en alla pas et renouvela sa demande à plusieurs reprises. Alors on le chassa, et, comme il tardait à s’en aller, on le rudoya. Par hasard le capitaine survint et demanda ce qu’il y avait. Le garçon raconta en sanglotant sa mésaventure. Le capitaine haussa les épaules et le petit malheureux fut expulsé du bateau.

Que de traits de ce genre et d’autres bien plus déplorables n’ai-je pas vus! Si les peuples que nous appelons barbares et païens, nous haïssent et nous détestent, ils ont parfaitement raison. Partout où arrive l’Européen, il ne veut pas payer, mais seulement régner et commander, et d’ordinaire sa domination est bien plus vexatoire que celle des indigènes.

26 décembre. Les expositions des morts aux bords du Gange ne semblent pas être aussi fréquentes que le racontent beaucoup de voyageurs. Nous naviguions déjà depuis{288} quinze jours sur le fleuve, nous avions passé près de beaucoup de villes et d’endroits très-peuplés, et ce n’est qu’aujourd’hui que pareil spectacle s’offrit à ma vue. Le mourant était étendu tout près de l’eau; autour de lui étaient plusieurs hommes, probablement des parents, qui attendaient le moment où il expirerait. L’un puisa avec la main de l’eau ou de la vase dans le fleuve, et on en toucha le nez et la bouche du mourant. L’Hindou croit que s’il meurt la bouche pleine d’eau sacrée près du fleuve même, il ne peut manquer d’entrer au ciel. Les parents ou les amis restent auprès du mourant, jusqu’au coucher du soleil, ensuite ils rentrent et l’abandonnent à son sort; d’ordinaire il devient la proie d’un crocodile. Je ne vis non plus que très-rarement des cadavres flottant sur l’eau; dans tout le voyage je n’en aperçus pas plus de deux. La plupart des corps sont brûlés.

27 décembre. Ghazipur est un endroit considérable qui se fait déjà remarquer de loin par ses beaux gauths. On voit ici un joli monument, élevé à la mémoire du comte de Cornouailles, qui en 1790 vainquit Tippo-Saïb. Non loin de là est un grand haras qui, à ce qu’on dit, produit des chevaux d’une rare beauté. Mais ce qui distingue particulièrement Ghazipur, ce sont ses immenses champs de roses, et l’eau et l’huile de roses qu’on y fabrique. Cette huile se fait de la manière suivante:

Sur quarante livres de roses avec leurs calices, on verse soixante livres d’eau et on distille sur un feu lent. On en tire trente livres d’eau de rose: celle-ci est jetée de nouveau sur quarante livres de roses fraîches, et on en distille tout au plus vingt livres d’eau qu’on expose ensuite à l’air frais pendant une nuit. Le lendemain on trouve l’huile figée sur la surface de l’eau et on l’enlève. De quatre-vingts livres de roses (200 000 fleurs) on tire tout au plus une once et demie d’huile. Une once de véritable huile de roses coûte à Ghazipur même quarante roupies.

{289}

Le 28 décembre, à dix heures du matin, nous arrivâmes enfin dans la ville sacrée de Bénarès. Nous jetâmes l’ancre à Radschgaht, où des kullis (porteurs) et des chameaux étaient tout prêts pour nous recevoir.

Avant de dire adieu au Gange, je dois faire remarquer que dans tout le voyage qui est d’environ mille milles, je n’ai pas rencontré un seul endroit qui se distingue par une grande beauté ou par une vue pittoresque. Les rives sont plates ou bordées de berges hautes de 4 à 7 mètres, et dans l’intérieur du pays des plaines de sable alternent avec des plantations ou des prés desséchés, ou de misérables jungles. On voit, il est vrai, des villes et des bourgades en grand nombre; mais à l’exception de quelques beaux édifices et de plusieurs gauths, ce ne sont que des amas de huttes et de baraques. Le fleuve lui-même est souvent divisé en plusieurs bras; quelquefois il est si large, qu’il ressemble plus à un lac qu’à une rivière et que l’œil peut à peine en distinguer les bords.

 

Bénarès est la ville sacrée de l’Inde. Elle est à l’Hindou ce que la Mecque est au mahométan et Rome au catholique. La croyance de l’Hindou à la sainteté de cette ville est si grande que, selon lui, tout homme, de quelque religion qu’il soit, jouit un jour de la félicité éternelle, s’il y a passé vingt-quatre heures. Un des plus beaux traits de la religion et du caractère de ce peuple est cette noble croyance qui confond le fanatisme religieux de bien des sectes chrétiennes.

Le nombre des pèlerins s’élève tous les ans de trois à quatre cent mille, et leur séjour, leurs offrandes et leurs dons ont rendu Bénarès la ville la plus riche du pays.

Il sera peut-être à propos de placer ici sur la religion de ce peuple intéressant, quelques observations que j’emprunte à Zimmermann: Taschenbuch der Reisen (Journal des Voyages).

{290}

«Le fond de la religion hindoue est la croyance à un être premier et suprême, à l’immortalité de l’âme et à la récompense de la vertu. Leur idée de Dieu est si grande et si belle, leur morale, si pure et si sublime, qu’on n’en saurait trouver de pareille chez aucun peuple.

«Leurs préceptes sont: d’adorer l’Être suprême, d’invoquer les dieux tutélaires, de se montrer bienveillants pour leurs semblables, d’avoir pitié des malheureux, de les soutenir, de supporter patiemment les peines de la vie, de ne pas mentir, de ne pas commettre d’adultère, de lire et d’écouter lire l’histoire divine, de parler peu, de jeûner, de prier et de se baigner aux heures déterminées. Ce sont les devoirs généraux auxquels les livres sacrés obligent tous les Indiens sans distinction de race ni de caste.

«Leur véritable et unique dieu s’appelle Brahm, qu’il ne faut pas confondre avec Brahma, créé par lui. C’est la vraie lumière, qui est la même, éternelle et bienheureuse dans tous les temps et dans tous les lieux. Le mal est puni et le bien récompensé. De l’essence immortelle de Brahm est émanée la déesse Bhavani, c’est-à-dire la nature, et une légion de 1180 millions d’esprits. Parmi ces esprits il y a trois demi-dieux ou génies supérieurs: Brahma, Vichnou et Chiva, la trinité des Hindous, appelée chez eux Trimurti.

«Longtemps la concorde et la félicité régnèrent entre les esprits. Mais ensuite éclata parmi eux une révolte, et plusieurs refusèrent d’obéir. Les rebelles furent précipités du haut des cieux dans l’abîme des ténèbres. Alors eut lieu la métempsycose: chaque être, chaque plante fut animé par un ange déchu. Cette croyance explique la bonté infinie des Hindous pour les animaux. Ils les considèrent comme leurs semblables et n’en veulent tuer aucun.

«L’Hindou adore, avec le sentiment le plus pur et le plus religieux, le grand but de la nature, la procréation{291} des corps organiques. Toutes les parties qui concourent à ce but sont sacrées à ses yeux et dignes de son respect; c’est la seule raison qui lui fait offrir un culte au Lingam.

«On est tenté de croire que ce n’est qu’à la longue que tout ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette religion mal comprise et faussée dans la bouche du peuple est descendu au rang de folle jonglerie.

«Il suffira d’indiquer les attributs de quelques-unes des principales divinités des Hindous pour expliquer l’état actuel de leur religion.

«Brahma, comme créateur du monde, est représenté avec quatre têtes d’homme et huit mains; dans une main il tient le Code; dans les autres il a différents emblèmes. Il n’est point adoré dans une pagode (temple); il a perdu cette prérogative par son orgueil, car il avait voulu pénétrer la nature de l’Être suprême. Cependant, après s’être repenti de sa folie, il obtint que les brahmanes, en son honneur, institueraient des fêtes solennelles appelées Poutsché.

«Vichnou, comme conservateur de l’univers, est représenté sous vingt et une figures différentes: à moitié poisson, à moitié homme, comme tortue; à moitié lion, à moitié homme, Bouddha, nain, etc. La femme de Vichnou est adorée comme la déesse de la fécondité, de la richesse, de la beauté, etc. C’est en son honneur qu’on regarde la vache comme sacrée.

«Chiva est le destructeur, le vengeur, le réformateur, le vainqueur de la mort. Aussi a-t-il un double caractère: il est bienfaisant ou redoutable, il récompense et il punit. Ordinairement on le représente sous des traits horribles, tout entouré d’éclairs, avec trois yeux, dont le plus grand est sur le front; en outre, il a huit bras, dont chacun tient quelque chose.

«Quoique ces trois divinités soient hiérarchiquement aussi haut placées les unes que les autres, la religion des{292} Hindous ne se divise réellement qu’en deux sectes, les adorateurs de Vichnou et ceux de Chiva. Brahma n’a pas de secte, à proprement parler, parce qu’il n’a ni temples ni pagodes; on pourrait cependant considérer toute la caste des prêtres, les brahmanes, comme attachés à son culte, puisqu’ils prétendent être sortis de sa tête.

«Les adorateurs de Vichnou portent sur le front ou sur la poitrine, peint en rouge ou en jaune, le signe de la Jani. Les adorateurs de Chiva portent au front le signe du Lingam, ou d’un obélisque, ou d’un triangle, ou du soleil.

«On admet trois cent trente-trois millions de divinités inférieures; ce sont les dieux des éléments, des phénomènes de la nature, des passions, des arts, des maladies, etc. On les représente sous différentes formes et avec toutes sortes d’attributs.

«Il y a en outre des génies, de bons ou de mauvais démons. Le nombre des bons dépasse celui des mauvais de trois millions.

«D’autres objets encore ont, aux yeux des Hindous, un caractère sacré, comme les fleuves, parmi lesquels le Gange occupe le premier rang; on le dit formé de la sueur de Chiva. L’eau du Gange jouit d’une si haute réputation, qu’on en fait un commerce considérable et qu’on la transporte à plusieurs milles dans l’intérieur du pays.

«Parmi les animaux, les Hindous adorent surtout la vache, le bœuf, l’éléphant, le singe, l’aigle, le cygne, le paon et le serpent.

«Parmi les plantes, le nénufar, le bananier et le manguier.

«Les brahmanes ont une très-haute vénération pour une pierre, qui est, d’après Sonnerat, une corne d’Ammon pétrifiée en roche schisteuse.

«Ce qui est excessivement remarquable, c’est qu’on ne trouve pas dans tout l’Hindoustan une seule image de l’Être suprême. Il leur paraît trop grand; toute la terre,{293} disent-ils, est son temple, et ils l’adorent sous toutes les figures.

«Les adorateurs de Chiva enterrent les morts, les autres sectes les brûlent ou les jettent dans le fleuve.»

 

Celui qui ne connaît l’Inde que pour être allé à Calcutta, ne peut pas se faire une juste idée de ce pays. Calcutta a presque le caractère d’une ville européenne. Les palais et les équipages ressemblent à ceux de l’Europe. On y voit des promenades, des réunions, des bals, des concerts, qui peuvent presque rivaliser avec ceux de Paris et de Londres, et si on ne rencontrait pas dans la rue l’indigène au teint jaune foncé, et dans les maisons l’Hindou qui fait le service, on pourrait bien oublier qu’on se trouve dans une autre partie du monde.

Il en est tout autrement de Bénarès. L’Européen s’y trouve isolé. Des coutumes et des usages étrangers lui rappellent à chaque pas qu’il n’est qu’un intrus toléré. Bénarès compte 300 000 habitants, parmi lesquels il y a à peine 150 Européens.

La ville est belle, surtout vue du côté de l’eau, où l’on n’aperçoit pas ses défauts. De superbes escaliers en pierres colossales, conduisent du rivage aux maisons, aux palais et aux magnifiques portes de la ville. Dans la belle partie de la ville, ces escaliers forment une chaîne non interrompue de deux milles de longueur. Ils ont coûté des sommes énormes, et, avec les pierres employées à leur construction, on aurait pu bâtir une grande ville.

Le beau quartier de Bénarès renferme beaucoup d’anciens palais de style mauresque, gothique ou hindou. Les portails sont grandioses, les façades sont couvertes de superbes arabesques, de bas-reliefs et de sculptures; les divers étages sont ornés de belles colonnes, de piliers en saillie, de verandas, de balcons, de frises et de corniches. Les fenêtres seules ne me plurent pas; elles sont basses,{294} étroites, et rarement régulières. Tous les palais et toutes les maisons ont des toits très-larges ou inclinés; quelquefois ils n’ont que des terrasses.

D’innombrables temples donnent une preuve de la richesse et du caractère religieux des habitants. Tout riche Hindou construit près de sa maison un temple, c’est-à-dire une tourelle qui souvent n’a guère plus de 6 ou 7 mètres de haut.

Le temple indien se compose d’une tour haute de 10 à 20 mètres, sans fenêtres, et avec une petite entrée. Il se présente très-bien et a l’air très-original, surtout vu de loin; car il est taillé avec beaucoup d’art et beaucoup de goût, ou bien richement chargé d’ornements extérieurs, tels que flèches, petites colonnes ou pyramides, feuilles, niches, etc.

Mais il y a malheureusement aussi beaucoup de ruines parmi ces belles constructions. Le Gange mine fréquemment le sol, et les palais et les temples se tassent ou s’écroulent tout à fait. Dans quelques endroits, on a construit sur leur emplacement de misérables bicoques qui forment un contraste choquant avec le bel aspect de ce qui les entoure; les ruines du moins ont encore leur beauté.

Quand on arrive près du fleuve au lever du soleil, on voit un spectacle que l’on ne peut comparer à rien au monde. Le pieux Hindou y vient faire ses dévotions; il entre dans le Gange, se tourne du côté du soleil, s’asperge trois fois la tête avec l’eau qu’il a puisée dans le creux de sa main, et récite en même temps ses prières.

Si l’on tient compte du chiffre élevé de la population de Bénarès, on ne me taxera pas d’exagération si j’évalue à environ cinquante mille le nombre des fidèles, non compris les pèlerins, qui viennent chaque jour prier dans le fleuve.

Beaucoup de brahmanes sont assis dans de petits kiosques ou bien sur des blocs de pierre, sur les escaliers, tout près de l’eau, pour recevoir les dons des riches et des{295} pèlerins, et pour leur donner en échange l’absolution de leurs péchés.

Tout Hindou doit se baigner au moins une fois par jour, et cela le matin. S’il est très-dévot, et s’il en a le temps, il répète la même cérémonie le soir. Quant aux femmes, elles font leurs ablutions chez elles.

Pendant le temps des fêtes, appelées Mela, où l’affluence des pèlerins à Bénarès est incalculable, les marches des escaliers peuvent à peine contenir la masse des fidèles, et le fleuve est comme tout semé de points noirs qui représentent les têtes des baigneurs.

Il s’en faut de beaucoup que l’intérieur de la ville soit aussi beau que la partie qui s’étend le long du Gange. On y trouve encore une grande quantité de palais; mais ils n’ont ni beaux portails, ni colonnes, ni verandas, etc. Plusieurs de ces édifices sont revêtus d’un ciment fin, et d’autres sont couverts de misérables fresques.

Les rues sont laides et sales pour la plupart, et il y a en a de si étroites, qu’on ne peut pas y passer en palanquin. Dans tous les coins, presque devant chaque maison, on retrouve l’emblème du dieu Chiva.

Le plus beau temple de Bénarès est celui de Visvisha; ses deux tours sont unies l’une à l’autre par des colonnades, et les flèches sont revêtues de lames d’or. Le temple est entouré d’un mur; on nous permit de pénétrer dans l’avant-cour et d’aller jusqu’aux portes d’entrée.

Nous aperçûmes à l’intérieur quelques emblèmes de Vichnou et de Chiva, couronnés de fleurs et couverts de riz, de froment et d’autres graines. Dans les péristyles on voyait de petits taureaux en métal ou en pierre, et des taureaux blancs vivants (j’en comptai huit) se promenaient librement. Ces derniers, regardés comme sacrés, peuvent circuler partout, et il ne leur est pas même interdit d’assouvir leur faim avec les fleurs et les fruits déposés comme offrandes.

{296}

Ces animaux sacrés ne se tiennent pas seulement dans les temples, mais se promènent aussi dans les rues. Tout le monde leur fait respectueusement place, et on leur jette quelquefois même à manger; mais on ne les laisse plus, comme autrefois, toucher aux grains exposés en vente. Un de ces taureaux sacrés vient-il à mourir, il est jeté dans le fleuve ou brûlé; il jouit à cet égard des mêmes honneurs que l’Hindou.

Il y avait dans le temple des hommes et des femmes qui avaient apporté des fleurs avec lesquelles ils ornaient et couronnaient les emblèmes. Plusieurs mirent aussi une pièce d’argent parmi les fleurs. Ils jetèrent de l’eau du Gange sur ces emblèmes et sur ces bouquets, et répandirent dessus des graines de riz et d’autres plantes. Près du temple de Visvisha se trouvent les lieux les plus vénérés des Hindous de Bénarès, la fontaine sacrée et la Mankarnika, ou grand bassin d’eau.

Voici ce qu’on raconte de la fontaine sacrée.

Les Anglais, s’étant emparés de Bénarès, braquèrent un canon à l’entrée d’un temple pour détruire le dieu Mahadeo. Les brahmanes, exaspérés, cherchèrent à soulever le peuple, qui se porta en effet au temple en grandes masses. Les Anglais, pour prévenir la lutte, dirent aux Hindous: «Si votre dieu est plus fort que celui des chrétiens, le boulet ne lui fera aucun mal; mais, dans le cas contraire, il tombera à terre brisé.» Ce fut naturellement cette dernière chose qui arriva; mais les brahmanes ne se reconnurent pas pour vaincus, et ils déclarèrent qu’avant l’explosion du coup de canon ils avaient vu l’esprit de leur dieu quitter l’image de pierre et se jeter dans la fontaine voisine. Depuis ce temps la fontaine passe pour sacrée.

La Mankarnika est un bassin profond, recouvert intérieurement de pierres; il a 20 mètres de large et autant de long. Des escaliers spacieux conduisent à l’eau des{297} quatre côtés. On raconte ici une histoire analogue du dieu Chiva.

Les deux dieux Mahadeo et Chiva résident encore aujourd’hui, l’un dans la fontaine et l’autre dans la Mankarnika. Tout pèlerin venant à Bénarès doit, à son arrivée, se baigner dans cet étang sacré et offrir un petit don aux brahmanes; il s’en trouve toujours là pour les recevoir. Les brahmanes ne se distinguent pas par leurs habits des gens de la classe aisée; ils ont seulement un teint plus clair, et plusieurs de ceux que j’ai vus avaient de très-nobles figures.

A cinquante pas de cet étang, sur les bords du Gange, s’élève un temple de toute beauté, avec trois tours. Malheureusement le sol fléchit il y a quelques années; les tours se déjetèrent: l’une penche à gauche, l’autre à droite, et la troisième est presque enfoncée dans le Gange.

Parmi les milliers de temples et de pagodes disséminés dans la ville, quelques-uns valent la peine d’être vus en passant; mais je ne conseillerais à personne de faire de grands détours pour les visiter.

La place où l’on brûle les morts est également tout près de l’étang sacré. Quand nous y arrivâmes, on faisait justement griller quelques cadavres; car on ne peut pas appeler autrement la manière dont on les brûlait. Les bûchers étaient si petits, que les corps les dépassaient en tous sens.

La mosquée d’Aureng-Zeb mérite surtout l’attention du voyageur. Elle est célèbre par ses deux minarets, qui ont 50 mètres de haut et passent pour les plus effilés qu’il y ait au monde. Ils ressemblent à deux aiguilles, et méritent certainement ce nom plutôt que les minarets de Cléopâtre, à Alexandrie. D’étroits escaliers tournants, pratiqués dans l’intérieur, conduisent jusqu’au faîte, où l’on a ménagé un petit rebord avec un garde-fou d’un pied de hauteur. Heureux celui qui n’est point sujet au vertige! il peut se placer sur la plate-forme et embrasser à vol d’oiseau l’océan{298} des palais et des maisons entremêlés de temples et de pagodes! Le Gange aussi se déroule à ses pieds avec ses innombrables quais en escaliers. Par des jours très-purs et très-clairs, on doit même apercevoir à l’extrémité de l’horizon une chaîne de collines; mais, quoiqu’il fît beau et clair, je ne pus la découvrir.

Une construction extrêmement remarquable et curieuse est l’observatoire élevé il y a plus de deux cents ans par Dscheising, sous le règne du spirituel empereur Akbar. On n’y trouve pas de longues-vues ni de télescopes ordinaires; tous les instruments ont été composés artificiellement au moyen de pierres de taille massives.

Sur une terrasse élevée à laquelle conduisent des escaliers en pierre, on voit des tables orbiculaires, des arcs en forme de demi-cercle et de quart de cercle, etc., couverts de signes, de lignes et de caractères. Avec ces instruments les brahmanes ont fait et font encore aujourd’hui leurs observations astronomiques. Nous en trouvâmes plusieurs sérieusement occupés à faire des calculs et à rédiger des mémoires.

Bénarès est en général le principal siége de l’érudition hindoue. Parmi les 6000 brahmanes qui y demeurent, il y en a beaucoup, dit-on, qui enseignent l’astronomie, le sanscrit et diverses sciences.

Une autre curiosité de Bénarès sont les singes sacrés, établis particulièrement sur quelques manguiers énormes du faubourg Durgakund.

Quand nous arrivâmes sous les arbres, ces animaux durent probablement se douter que c’était à cause d’eux que nous y étions venus, car ils s’approchèrent de nous sans la moindre crainte; mais quand le serviteur que nous avions envoyé chercher de la nourriture pour eux revint, les appela et les invita poliment à venir manger, c’était un plaisir de voir ces singes accourir, en sautant et en gambadant, des toits, des arbres, des maisons et des rues d’alentour. En un{299} clin d’œil nous nous trouvâmes entourés de quelques centaines de singes qui se disputaient de la manière la plus plaisante les fruits et les grains qu’on venait de leur jeter. Le plus grand ou le plus âgé d’entre eux imposait son autorité à toute la bande; partout où il y avait rixe ou dispute, il arrivait, donnait des coups, montrait les dents et poussait des cris de colère. Aussitôt les combattants se séparaient et s’enfuyaient: c’était vraiment la société de singes la plus nombreuse et la plus amusante que j’eusse jamais vue. Ils avaient plus d’un demi-mètre de haut, et ils étaient d’un jaune sale.

Un jour mon bon hôte, M. Luitpold[87], me conduisit à Sarnath (à 5 milles de Bénarès), où l’on trouve quelques ruines intéressantes, trois tours énormes et massives. Elles ne sont pas d’une hauteur considérable, et sont placées sur trois collines artificielles éloignées d’un mille l’une de l’autre. Ces collines et ces tours sont construites en grosses briques. La plus grande de ces tours est encore en ce moment revêtue en plusieurs endroits de dalles de pierre, sur lesquelles on découvre çà et là des traces de belles arabesques. Beaucoup de ces dalles sont étendues par terre au milieu de ruines. Sur les deux autres tours on ne trouve trace de rien de semblable. Chaque tour a une petite porte et ne contient qu’un seul appartement[88].

Le gouvernement anglais a fait percer, dans chaque colline, une galerie conduisant jusqu’au-dessous de la tour, dans l’espoir de faire des découvertes qui jetteraient quelque lumière sur ces constructions; mais on n’a trouvé qu’une voûte souterraine entièrement vide.

{300}

Près d’une de ces tours s’étend un lac artificiel où un canal amène l’eau du Gange.

La tradition rapporte, au sujet des tours et du lac, une légende assez plaisante. Dans les temps les plus reculés, ces lieux étaient habités par trois frères géants qui firent élever ces constructions et creuser le lac. Tout ce travail s’acheva en un jour; mais il faut savoir qu’un jour de ce temps valait deux de nos années. Les géants étaient si grands (fait rendu très-vraisemblable par les petites dimensions des tours et des appartements) qu’ils pouvaient, d’une seule enjambée, passer d’une tour à l’autre. Ils avaient fait construire ces tours l’une près de l’autre parce qu’ils s’aimaient beaucoup et qu’ils tenaient à se voir à tout instant.

Ce qui ne m’intéressa pas moins que ces tours et leur curieuse histoire, ce furent quelques plantations d’indigo établies dans le voisinage; c’étaient les premières que j’eusse occasion de voir.

L’indigotier est un arbuste de 50 centimètres à 1 mètre de haut, à petites feuilles délicates d’un vert bleu. La récolte d’indigo se fait d’ordinaire au mois d’août: la plante est coupée assez près du tronc, liée en fascicules, et placée dans de grandes tonnes en bois. On recouvre l’indigo de planches chargées de grosses pierres, et on verse de l’eau par-dessus; au bout de seize heures, ou seulement de quelques jours, selon la nature de l’eau, ce mélange commence à fermenter: c’est là le moment critique de l’opération; car il faut que la fermentation ne soit ni trop longue ni trop courte. Quand l’eau prend une couleur vert foncé, on la fait couler dans d’autres cuves de bois, on y mêle de la chaux, et on l’agite avec des pelles de bois jusqu’à ce qu’on obtienne un précipité bleu. Puis on laisse déposer la masse et on fait écouler l’eau; la substance qui reste au fond, c’est-à-dire l’indigo, est mise dans des sacs de lin, à travers lesquels l’eau dégoutte entièrement. Dès{301} que l’indigo est sec et durci, on le casse par morceaux et on l’emballe.

Peu de temps avant mon départ, et grâce à l’entremise de mon compagnon, M. Lau, j’eus le plaisir d’être présentée au rajah de Bénarès. Il demeure dans la citadelle de Ramnaghur, située sur la rive gauche du Gange, au-dessus de la ville.

Au bord du Gange nous attendait un bateau magnifiquement orné; sur la rive opposée, un palanquin. Bientôt nous nous trouvâmes à l’entrée du palais, dont le portail était haut et majestueux. J’espérais être surprise à l’intérieur par l’aspect de grands péristyles, de belles constructions; mais je ne vis que des cours irrégulières et de petits édifices sans symétrie, sans goût et sans luxe. Dans une des cours il y avait, au rez-de-chaussée, un simple péristyle qui servait de salle de réception. Il était encombré de meubles d’Europe, de lustres et de lampes; aux murs étaient pendus de misérables tableaux encadrés.

La cour fourmillait de serviteurs qui nous regardaient avec une grande attention. En ce moment parut le prince, accompagné de son frère, de quelques personnes de sa suite et de quelques domestiques qui se distinguaient à peine des autres.

Les deux princes étaient très-richement vêtus, ils avaient de longs pantalons, de longs vêtements de dessous avec de courtes robes par-dessus, le tout en satin brodé d’or. L’aîné, qui avait trente-cinq ans, portait une petite toque en soie, brodée d’or, avec une garniture de diamants; il avait aux doigts quelques grosses bagues en brillants; ses souliers en soie étaient surchargés de belles broderies d’or. Son frère, jeune homme de dix-neuf ans, qu’il avait adopté[89],{302} portait un turban blanc avec une superbe agrafe de diamants et de perles; aux oreilles il avait de grands pendants de perles, et autour des poignets de riches et lourds bracelets. L’aîné des deux princes était un bel homme, dont la physionomie dénotait de la bonté et de l’esprit; le cadet me plut bien moins.

A peine eûmes-nous pris place que l’on nous apporta de grands bassins d’argent avec des narghilés élégants, et que l’on nous invita à fumer. Nous refusâmes cette haute jouissance, et le prince fuma seul. Il ne tirait que quelques bouffées du même narghilé; un autre plus beau remplaçait toujours celui dont il venait de se servir.

La conduite du prince fut pleine de noblesse et d’empressement. Il était seulement fâcheux que nous ne pussions nous entretenir qu’à l’aide d’un interprète. Il me fit demander si j’avais vu exécuter un natch (danse de fête). Sur ma réponse négative, il donna les ordres nécessaires pour me faire jouir de ce spectacle.

Au bout d’une demi-heure parurent deux danseuses (devedassi) et trois musiciens. Les danseuses étaient vêtues en mousseline de couleur brodée d’or, portaient de larges pantalons en tissu de soie broché d’or, qui descendaient jusqu’à terre et qui couvraient leurs pieds non chaussés. L’un des musiciens frappait sur deux tambourins; les deux autres raclaient des instruments à quatre cordes, semblables à nos violons. Ils se tenaient derrière les danseuses, et jouaient sans aucune mélodie; les danseuses faisaient des mouvements très-vifs avec les bras, les mains et les doigts, mais moins avec les pieds. A ces derniers étaient attachés des grelots d’argent qu’elles faisaient résonner de temps à autre. Elles savaient prendre de belles poses, et se drapaient de la manière la plus gracieuse avec leurs robes de dessous. Cette représentation dura à peu près un quart d’heure, ensuite elles accompagnèrent la danse de chants; mais les deux syl{303}phides poussèrent des cris si stridents, que je finis par trembler pour mes oreilles et pour mes nerfs.

Pendant la représentation, on nous offrit des bonbons, des fruits et des sorbets. Quand la danse fut achevée, le prince me fit demander si je désirais voir son jardin, éloigné d’un mille du palais. Je fus assez indiscrète pour accepter encore cette proposition.

Accompagnés du jeune prince, nous nous rendîmes devant la grande place du palais, où des éléphants bien parés nous attendaient. La monture favorite du prince aîné, d’une grosseur et d’une beauté rares, était préparée pour moi et pour M. Lau. Une housse écarlate avec houppes, franges et bordures d’or, couvrait presque toute la bête. Sur le large dos de l’éléphant on avait dressé un siége commode, que je comparerais à un phaéton sans roues. L’éléphant se coucha par terre; on appuya contre lui une large échelle, et M. Lau et moi nous nous assîmes sur cette masse énorme.

Derrière nous était placé un serviteur chargé de tenir au-dessus de nos têtes un grand parasol. Le cornac était assis sur le cou de l’éléphant, et le piquait de temps en temps entre les oreilles avec une baguette de fer pointue.

Le jeune prince, les hommes de sa suite et ses serviteurs, prirent place sur les autres éléphants. Quelques officiers à cheval se tenaient à nos côtés; deux soldats, le sabre nu, ouvraient la tête du cortége pour faire faire place, et plus d’une demi-douzaine de soldats, également le sabre nu, nous entouraient; quelques cavaliers fermaient la marche.

Quoique le pas de l’éléphant produise des secousses aussi peu agréables que celui du chameau, cette partie vraiment indienne me causa cependant un plaisir infini.

Arrivés au terme de notre course, le regard orgueilleux du prince parut nous demander si nous n’étions pas enchantés de la magnificence du jardin. Mais, hélas! notre{304} enchantement ne fut que simulé, car le jardin était par trop simple pour mériter beaucoup d’éloges. Au fond se trouvait un palais d’été royal qui commençait à tomber en ruines.

Au moment où nous allions quitter cette résidence, les jardiniers nous apportèrent de beaux bouquets de fleurs et des fruits délicieux, suivant la coutume établie dans toute l’Inde.

En dehors du jardin, il y a un très-grand bassin d’eau revêtu de belles pierres de taille; de larges escaliers conduisent à l’étang, et aux coins sont de superbes kiosques avec des bas-reliefs assez bien sculptés.

Le rajah de Bénarès reçoit du gouvernement anglais une pension annuelle d’un lac, c’est-à-dire de 100 000 roupies[90]. Il retire pareille somme de ses terres, ce qui ne l’empêche pas d’être criblé de dettes. Les causes en sont: le grand luxe de toilette et de parures, le nombre des femmes, la quantité de domestiques, de chevaux, de chameaux, d’éléphants, etc. On me raconta que ce prince avait quarante femmes, environ mille serviteurs et soldats, cent chevaux, cinquante chameaux et vingt éléphants.

Le lendemain, le rajah fit demander comment je m’étais trouvée de ma promenade, et m’envoya par la même occasion de la pâtisserie, des bonbons et les fruits les plus exquis, parmi lesquels il y avait du raisin et des pommes de grenade qui, dans cette saison, comptent parmi les raretés. On les fait venir de Caboul, éloigné de Bénarès d’environ 700 milles.

Pour terminer le récit de cette visite, j’ajouterai que depuis bien des années il n’est mort personne dans le palais habité par le rajah. Voici la raison qu’on en donne. Un des maîtres de ce palais demanda un jour à un brah{305}mane ce que deviendrait l’âme de celui qui mourrait dans le palais. Le brahmane répondit qu’elle irait au ciel. Le rajah, ayant répété quatre-vingt-dix-neuf fois la même question, reçut toujours la même réponse. Mais à la centième fois, le brahmane perdit patience, et répondit qu’elle entrerait dans un âne. A partir de ce moment, chacun, depuis le prince jusqu’au dernier serviteur, fuit le palais dès qu’il se sent indisposé. Personne ne veut continuer après sa mort le rôle dans lequel il a peut-être débuté en maître pendant sa vie.

J’eus à Bénarès deux occasions de voir parmi les faquirs (sorte de prêtres indiens) de prétendus martyrs, qui s’imposent les tourments les plus variés: ils se font enfoncer un crochet de fer dans la chair et hisser jusqu’à une hauteur de six à sept mètres; ils restent plusieurs heures en équilibre sur un seul pied, en tenant en même temps les bras tendus, ou bien ils portent de pesants fardeaux dans différentes postures, tournent sur eux-mêmes pendant des heures, se déchirent le corps, etc. Souvent ils se soumettent à des tourments si affreux, qu’ils succombent au bout de peu de temps. Ces martyrs sont encore assez vénérés par le peuple; cependant on n’en voit plus beaucoup aujourd’hui. Un des deux que j’aperçus tenait au-dessus de sa tête une houe pesante, et avait adopté la posture courbée d’un ouvrier qui fend du bois. Je l’observai pendant plus d’un quart d’heure; il demeura dans la même attitude, aussi immobile que s’il eût été transformé en une statue de pierre. Il y avait probablement des années qu’il se livrait à cette occupation utile. L’autre tenait la pointe de son pied contre son nez.

Une autre sorte de faquirs s’impose la pénitence de ne prendre que très-peu de nourriture, et seulement la plus dégoûtante: de la chair de bêtes mortes, des légumes à moitié pourris, des immondices de tout genre, même de{306} la vase et de la terre; ils disent que ce qu’on introduit dans son estomac est chose indifférente.

Les faquirs vont presque tout à fait nus, se couvrent tout le corps, sans en excepter le visage, de fiente de vache, et mettent ensuite de la cendre par-dessus. Ils peignent sur leur poitrine et sur leur front les emblèmes de Chiva et de Vichnou; ils teignent en brun rouge foncé leur chevelure hérissée. On ne peut guère rien voir de plus hideux et de plus dégoûtant que les membres de cette secte. Ils courent par toutes les rues, et prêchent sans cesse ce qui leur passe par la tête; mais ils sont bien loin de jouir de la même considération que les martyrs.

 

Un des messieurs dont j’avais fait la connaissance à Bénarès eut la bonté de me communiquer quelques observations sur les rapports du paysan avec le gouvernement. Le paysan n’a pas la propriété du sol; il n’est que fermier. Le sol appartient au gouvernement anglais, à la compagnie des Indes orientales, ou bien aux princes indigènes. Les terres sont affermées en gros; les principaux fermiers les démembrent en petites portions qu’ils cèdent au paysan. Le sort de ce dernier dépend tout à fait de la bonté ou de la dureté du fermier principal. C’est lui qui fixe le prix du fermage; il en réclame souvent le loyer dans un temps où la récolte n’est pas encore faite et où le paysan n’est pas en état de payer. Le pauvre homme se trouve alors forcé de vendre sa récolte sur pied et à moitié prix avant qu’elle soit mûre, et, d’ordinaire, le fermier s’arrange pour en devenir acquéreur au moyen d’un prête-nom. Le malheureux paysan garde à peine de quoi soutenir sa vie et celle de sa famille.

Il y a bien des lois et des juges dans le pays, et, comme je l’entendais dire de toutes parts, les lois sont bonnes et les juges sont justes; mais la question est de savoir si le pauvre arrive toujours jusqu’au juge. Les districts sont{307} grands; le paysan ne peut pas entreprendre un voyage de 70 à 80 milles, et quelquefois davantage. Lors même qu’il demeure dans le voisinage, il ne parvient pas toujours jusqu’au siége du juge. Les affaires sont si nombreuses, que le juge lui-même ne peut pas entrer dans tous les détails; d’ordinaire, il est le seul Européen qui fasse partie du tribunal. Ses assesseurs se composent d’Hindous ou de mahométans, dont le caractère (c’est triste à dire) s’avilit chaque jour de plus en plus dans le commerce des Européens. Aussi, quand le paysan approche du tribunal sans apporter un cadeau, il est ordinairement repoussé; sa requête ou sa plainte n’est pas admise ni même entendue. Et où le malheureux dépouillé par le fermier prendrait-il ce cadeau? Le paysan requiert donc rarement l’assistance du juge.

Un Anglais (dont j’ai malheureusement oublié le nom), qui a visité l’Inde en savant observateur, a démontré qu’aujourd’hui les paysans sont soumis à de plus lourdes charges qu’autrefois sous leurs princes indigènes.

J’arrivai à l’affligeante conviction que, sous le gouvernement libéral des Anglais, la position de l’esclave au Brésil est préférable à celle du paysan libre de l’Inde. L’esclave brésilien n’a point à s’occuper de ses besoins matériels, et on ne l’écrase jamais de travail; c’est l’intérêt du maître qui en souffrirait le plus, car l’esclave coûte 7 ou 800 florins (750 à 2000 fr.). Aussi le propriétaire trouve-t-il son avantage à le bien traiter pour le conserver le plus longtemps possible. Certainement, il arrive aussi que quelques maîtres usent de tyrannie envers leurs esclaves, mais ces cas sont excessivement rares.

Les environs de Bénarès sont le séjour de plusieurs missionnaires allemands et anglais qui viennent souvent à la ville pour y prêcher. Un de leurs établissements renferme même un petit village chrétien qui compte quelque vingt familles indiennes. Cependant la religion chrétienne ne se{308} propage pas beaucoup dans ce pays[91]. Je m’informai avec empressement auprès de chaque missionnaire du nombre des Hindous ou mahométans qu’il avait baptisés dans le cours de sa mission. La réponse ordinaire était: Pas un, ou, tout au plus: Un seul. Les quelques familles qui se sont fait baptiser datent de l’an 1831, époque où toute l’Inde était ravagée par le choléra, la fièvre typhoïde et la famine. La mortalité était effrayante, et beaucoup d’enfants restés orphelins erraient sans asile. Les missionnaires recueillirent ces malheureux et les élevèrent dans la religion chrétienne. On leur apprit divers métiers, on leur donna des demeures, on les maria, et on s’occupe encore aujourd’hui de leur entretien. Les descendants de ces familles sont constamment instruits et surveillés de près par les missionnaires. Mais malheureusement le nombre de ces néophytes n’augmente pas.

J’assistai à quelques épreuves.

Les garçons et les filles savaient assez bien lire, écrire, calculer, avaient des notions de géographie, d’histoire et de religion. Les filles faisaient de belles broderies; elles tricotaient et cousaient bien. Les garçons et les hommes confectionnaient des tapis, faisaient des travaux de menuiserie, reliaient, imprimaient, etc. Le directeur et le professeur de ce bel établissement est le missionnaire M. Luitpold. Sa femme a la direction des filles; tout est organisé et conduit avec beaucoup de sens et d’une manière très-ingénieuse. M. et Mme Luitpold s’intéressent à leurs élèves avec une véritable charité chrétienne. Mais que sont quelques gouttes d’eau dans l’immensité de l’Océan!

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CHAPITRE XIII.

Allahabad.—Caunipoor.—Agra.—Le mausolée du sultan Akbar.—Tajh-Mahal.—La ville en ruines de Fatipoor-Sikri.—Delhi.—La grand’rue.—Le palais de l’empereur.—Palais et mosquées.—La princesse Bigem.—L’ancien Delhi.—Ruines remarquables.—La station militaire anglaise.

De Bénarès nous allâmes, M. Lau et moi, à Allahabad dans un dock de poste[92]. La distance est de 76 milles, que l’on fait sans peine en douze ou treize heures. Dans la soirée du 7 janvier 1848, nous quittâmes la ville sacrée, et, dès le lendemain matin, nous nous trouvâmes dans le voisinage d’Allahabad, près d’un long pont de bateaux jeté sur le Gange.

Après être sortis du dock, nous nous fîmes porter en palanquin à l’hôtel, éloigné d’un mille. En y arrivant, nous le trouvâmes tellement rempli d’officiers d’un régiment en marche, qu’on n’admit mon compagnon de voyage que sous la condition expresse qu’il se contenterait d’une petite place dans la salle à manger. Dans ces circonstances, il ne me resta d’autre ressource que de profiter d’une lettre de recommandation pour le docteur Angus.

Mon arrivée ne mit pas moins ce bon vieux monsieur dans l’embarras; car sa maison aussi était déjà encombrée de voyageurs: mais sa sœur, Mme Spencer, m’offrit aussitôt, avec la plus grande amabilité, la moitié de sa propre chambre à coucher.

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Allahabad a 25 000 habitants et est situé en partie sur le Jumna (Dschumna), en partie sur le Gange. La ville n’est ni grande ni belle, quoiqu’on la range parmi les cités saintes et qu’elle soit visitée par beaucoup de pèlerins. Les Européens habitent de beaux pavillons dans des jardins en dehors de la ville.

Parmi les curiosités qu’elle présente, je mentionnerai particulièrement le fort avec le palais, construit sous le sultan Akbar. Il est situé au confluent du Jumna et du Gange.

Les Anglais ont élevé de nouveaux ouvrages très-solides autour du fort qui, aujourd’hui, sert de principale place d’armes à l’Inde anglaise.

Le palais est un édifice assez ordinaire, et l’intérieur ne se fait remarquer que par la disposition de quelques salons. Il y en a qui sont coupés par trois colonnades et qui forment trois rangées d’arcades. Dans d’autres, quelques marches conduisent à de petits appartements qui se trouvent dans le salon même et qui ressemblent à de grandes loges de théâtre.

Aujourd’hui le palais est transformé en arsenal. Il renferme de quoi équiper 40 000 hommes, et il ne manque pas non plus de grosse artillerie. Dans une des cours il y a une colonne de métal de 12 mètres de haut, appelée Feroze-Schachs-Laht, qui est très-bien conservée, toute couverte de caractères, et au faîte de laquelle est un lion.

Une autre curiosité du fort est un petit temple insignifiant, aujourd’hui assez dégradé, qui jouit d’une haute vénération parmi les Hindous; mais, à leur grand regret, ils ne peuvent pas le visiter, l’entrée du fort leur étant interdite. Un des officiers me raconta qu’un très-riche Hindou était venu récemment en pèlerinage à ce temple, et avait fait offrir au commandant du fort 20 000 roupies, s’il voulait lui permettre d’y faire ses dévotions. Le commandant ne put naturellement pas y consentir.

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Le fort d’Allahabad a aussi sa légende. Quand le sultan Akbar en commença la construction, les murs s’écroulaient à mesure qu’on les élevait. Un oracle ayant déclaré que le fort ne s’achèverait pas heureusement si un homme ne se dévouait à la mort, il se présenta un individu du nom de Brog, qui exigea pour seul prix de son sacrifice que le fort et la ville porteraient son nom. Aussi les Indiens nomment-ils encore aujourd’hui plus souvent la ville Brog qu’Allahabad.

On a consacré à la mémoire de cet homme héroïque un temple souterrain près du fort, où il a été enterré. Ce temple, visité tous les ans par beaucoup de pèlerins, est tout à fait sombre; on n’y pénètre qu’avec des flambeaux ou des torches. En somme, il ressemble à une grande belle cave, dont le plafond reposerait sur de simples piliers de pierre. Les murs sont remplis de niches, toutes occupées par des divinités ou par leurs emblèmes. On montre comme la plus grande curiosité un arbre dépouillé de ses feuilles, qui a poussé dans le temple et qui s’est frayé passage à travers la voûte.

Je visitai encore un grand beau jardin dans lequel se trouvent quatre mausolées mahométans. Le plus grand renferme un sarcophage en marbre blanc, entouré de galeries en bois avec des incrustations en nacre aussi riches qu’élégantes. C’est là que repose le sultan Koshru, fils de Jehan-puira. Dans des sarcophages plus petits sont les enfants du sultan. Les murs sont peints de fleurs roides et d’arbres misérables, parmi lesquels se trouvent aussi des inscriptions.

On voit sur un de ces murs un petit rideau que le guide écarta avec un profond respect pour me montrer l’empreinte de la paume d’une main colossale. Il me raconta qu’anciennement un arrière-arrière-neveu de Mahomet était venu en ce lieu pour y faire ses dévotions. Il était d’une taille et d’une corpulence extraordinaires; en se le{312}vant, il s’appuya contre le mur, et y laissa l’empreinte de sa main sacrée.

Ces quatre monuments datent, dit-on, de plus de deux cent cinquante ans; ils sont en grandes pierres de taille et richement décorés d’arabesques, de frises, de bas-reliefs, etc. Le tombeau de Koshru et l’empreinte de la main jouissent d’une haute vénération chez les mahométans.

Le jardin me plut bien plus que les monuments, surtout à cause de ses énormes tamarins. Je croyais avoir vu, au Brésil, les plus grands qu’on pût trouver; mais la terre et peut-être aussi le climat de l’Inde semblent encore favoriser davantage cette espèce d’arbres. Ce n’est pas seulement dans le jardin que se rencontrent ces magnifiques échantillons, autour de la ville on voit de superbes allées de tamarins. On cite les tamarins d’Allahabad même dans des ouvrages de géographie.

Contre le mur élevé qui entoure le jardin, on a adossé deux seraïs, qui se distinguent par de hauts et beaux portails, par leur grandeur et par leur tenue excellente. Il y régnait une très-grande animation; on voyait des hommes revêtus de toutes sortes de costumes, des chevaux, des bœufs, des chameaux, des éléphants et une grande quantité de marchandises emballées dans des caisses, des sacs et des ballots.

10 janvier. A trois heures de l’après-midi, nous quittâmes Allahabad, et, sauf quelques petites interruptions; nous continuâmes notre voyage jusqu’à Agra dans le dock de poste.

La distance est d’environ 300 milles.

Dans l’espace de vingt-deux heures, nous arrivâmes à Caunipoor (150 milles), près du Gange, petite ville qui se distingue par ses établissements européens.

Le voyage jusqu’à Caunipoor nous offrit peu de variété: nous traversâmes une plaine immense, richement plantée,{313} et une route peu animée. A l’exception de quelques colonnes militaires, nous ne rencontrâmes aucun voyageur.

Un passage de troupes dans l’Inde ressemble à une petite migration, et, quand on en a vu un, on peut facilement se faire une idée des colonnes innombrables des armées de la Perse ou des autres contrées de l’Asie. La plupart des soldats indigènes sont mariés; il en est de même des officiers, qui sont Européens. Aussi, quand un régiment se met en mouvement, il y a presque autant de femmes et d’enfants que de soldats. Les femmes et les enfants voyagent par deux ou par trois sur des chevaux, sur des bœufs, sur des charrettes, ou ils cheminent à pied, portant des paquets sur leur dos. Leurs bagages sont chargés sur des voitures, et ils conduisent devant eux leurs chèvres et leurs vaches. Les officiers suivent, avec leurs familles, à de petits intervalles, dans des voitures européennes, dans des palanquins ou à cheval. Leurs tentes, leurs meubles et leurs ustensiles, etc., sont portés par des chameaux ou des éléphants qui ferment ordinairement la marche. On dresse les camps des deux côtés de la route; d’un côté sont les hommes, de l’autre les animaux.

Caunipoor est une station militaire importante; on y voit beaucoup de belles casernes. Il s’y trouve également une société considérable de missionnaires. La ville renferme quelques belles écoles publiques, quelques beaux édifices particuliers et une église chrétienne en style gothique.

12 janvier. Vers midi, nous arrivâmes au petit village de Beura. Nous y trouvâmes un bongolo, c’est-à-dire une maisonnette avec deux ou quatre chambres à peine pourvues des meubles les plus simples et les plus nécessaires. Ces bongolos, situés le long des routes de poste, servent d’hôtels. Ils ont été fondés par le gouvernement. Une personne paye, pour une petite chambre, 1 roupie par jour; une famille, 2 roupies. Qu’on reste vingt-quatre heures ou bien une demi-heure, le prix est le même dans la plupart{314} de ces établissements; il n’y en a qu’un petit nombre où pour un court séjour on se contente de la moitié du prix. Dans chaque bongolo il y a un inspecteur indigène qui sert les voyageurs, fait la cuisine, etc. Le contrôle est exercé exactement au moyen d’un registre sur lequel tout voyageur est tenu de s’inscrire. Quand il n’y a pas de voyageurs dans un bongolo, on peut y rester tant qu’on veut; mais s’il en survient, il faut quitter la place au bout de vingt-quatre heures.

Les villages situés le long de la route sont petits et ont l’air très-pauvres et très-misérables. Ils sont entourés de grands murs en terre, ce qui leur donne une apparence de fortifications.

Le 13 janvier, après avoir voyagé en tout trois nuits et deux jours et demi, nous arrivâmes à Agra, l’ancienne résidence des grands mogols de l’Inde.

Les faubourgs d’Agra ressemblent, par leur extérieur mesquin, aux misérables villages des environs: ce sont de hauts remparts de terre ou d’argile, entremêlés de petites huttes ou de baraques chétives et délabrées. Mais les choses prirent un autre aspect quand nous eûmes franchi une superbe porte; nous nous trouvâmes tout à coup devant une grande place ouverte entourée de murs, et de laquelle quatre hautes portes conduisaient à la ville, au fort et aux faubourgs.

Agra, comme la plupart des villes de l’Inde, n’a pas d’hôtels. Un missionnaire me reçut amicalement et donna à son hospitalité un bien plus grand prix encore par la complaisance qu’il eut de me montrer les curiosités de la ville et des environs.

Notre première visite fut consacrée au superbe mausolée du sultan Akbar, à Secundra (4 milles d’Agra).

La porte par laquelle on pénètre dans le jardin est déjà un chef-d’œuvre. Je m’arrêtai longtemps devant elle avec admiration. L’imposante construction est placée sur{315} une terrasse en pierres, à laquelle conduisent de larges escaliers. La porte est élevée et surmontée d’un dôme magnifique. Aux quatre coins il y a des minarets en marbre blanc à trois étages; malheureusement les parties supérieures sont déjà un peu dégradées. Au-dessus de la porte on voit encore les débris d’un mur en pierre sculptée à jour.

Le mausolée est au milieu du jardin; il forme un carré de quatre étages qui va en se rétrécissant vers le haut comme une pyramide. Le premier aspect de ce monument n’est pas très-imposant, car on a encore trop présent à la mémoire la beauté de la porte d’entrée; mais l’admiration augmente à mesure que l’on entre dans les détails.

Le premier étage est entouré de belles arcades; les pièces sont simples, les murs sont revêtus de ciment blanc brillant qui pourrait remplacer le marbre. Il s’y trouve quelques sarcophages.

Le second étage se compose d’une grande terrasse qui recouvre la construction inférieure; au milieu s’élève un appartement ouvert et aéré, porté par des colonnes et surmonté d’une légère toiture. Beaucoup de petits kiosques, dans les coins et sur les côtés de la terrasse, donnent à l’ensemble un aspect un peu bizarre, mais plein de goût. Les jolies coupoles des kiosques doivent avoir été autrefois très-riches et très-brillantes; car aujourd’hui encore on voit sur plusieurs de beaux restes de peintures vernies et de filets de marbre blanc incrusté.

Le troisième étage ressemble au second.

Le quatrième et dernier est le plus beau; il est tout entier en marbre blanc: les autres ne sont qu’en grès rouge. De larges arcades couvertes, dont les grilles de marbre extérieures sont d’une beauté inimitable, forment un carré ouvert, au-dessus duquel s’étend la plus belle voûte, le ciel bleu. Ici se trouve le sarcophage qui renferme les ossements du sultan. Au-dessus des arcs des colonnades on a{316} incrusté des maximes du Coran en caractères de marbre noir. Je crois que c’est le seul monument mahométan où le sarcophage se trouve sur le faîte de l’édifice, dans un espace non couvert.

Le palais des sultans musulmans est dans la citadelle. Il passe pour une des principales constructions d’architecture mogole[93].

Les fortifications ont une étendue de près de 2 milles et se composent d’une double et triple enceinte de murs; les murs extérieurs peuvent avoir 25 mètres de haut. L’intérieur est divisé en trois cours principales. La première était habitée par les gardes; la deuxième par les officiers et les hauts fonctionnaires; la troisième, placée du côté du Jumna, renferme les palais, les bains, les harems et quelques jardins. Dans cette cour tout est en marbre blanc. Les murs des chambres sont incrustés de mosaïques faites de pierres de prix, comme agates, onyx, jaspes, carnioles, lapis-lazuli; elles représentent des vases de fleurs, des oiseaux, des arabesques et d’autres figures. Deux pièces sans fenêtres sont exclusivement destinées à produire un grand effet par l’éclairage. Les murs, les plafonds voûtés, sont ornés de micaschiste qui forme d’étroites bordures argentées. Des cascades se précipitent par-dessus des murs de verre, derrière lesquels on peut placer des lumières, et des jets d’eau s’élèvent au milieu des appartements. Sans lumières même, tout étincelait et brillait d’un éclat extraordinaire; que ne devait-ce pas être quand d’innombrables lumières s’y reflétaient mille et mille fois. A la vue de ces splendeurs, on conçoit facilement les merveilleuses descriptions des Orientaux, et les contes des Mille et une Nuits.

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De semblables palais, de semblables appartements, peuvent réellement passer pour de véritables féeries.

A côté du palais il y a une petite mosquée également en marbre blanc et ornée avec le plus grand art d’arabesques, de bas-reliefs, etc.

Avant de quitter le fort, on nous conduisit dans un profond souterrain, ancien théâtre des exécutions secrètes. Que de sang innocent doit y avoir été versé!

La Mosquée de Jumna, que des juges compétents mettent au-dessus de la superbe mosquée de Soliman à Constantinople, se trouve en dehors du fort, près du Jumna, sur une haute terrasse en pierres. Elle a été construite par le sultan Akbar; elle est en grès rouge, et possède trois superbes coupoles. Dans les cintres on voit des restes de précieuses peintures bleu clair et bleu foncé, avec des filets d’or. Il est fâcheux que cette mosquée soit dans un tel état de délabrement; mais il faut espérer qu’elle n’y restera pas longtemps, car le gouvernement anglais a déjà fait commencer des restaurations.

Nous retournâmes de la mosquée à la ville, qui est en grande partie entourée de décombres. La grande rue Sander est large et propre; au milieu elle est pavée de pierres de taille, et sur les côtés de briques. Aux deux extrémités de cette rue se trouvent de majestueuses portes de ville.

Les maisons de la ville (de un à quatre étages), sont presque toutes en grès rouge, la plupart petites; mais plusieurs sont entourées de colonnes, de piliers et de galeries. Il y en a qui se distinguent par de beaux portails. Les rues adjacentes sont toutes étroites, tortueuses et laides. Les bazars sont peu considérables. Dans l’Inde, comme dans l’Orient, il faut chercher les belles marchandises dans l’intérieur des maisons. Jadis la population de cette ville montait à 800 000 âmes; aujourd’hui elle en a à peine 60 000.

Tous les alentours sont remplis de ruines. Les personnes qui veulent faire bâtir n’ont que la peine de ramasser les{318} matériaux. Bien des Européens habitent des maisons tombées en ruines, qu’avec peu de peine et peu de frais ils transformeraient en jolis palais.

Agra est le principal siége de deux sociétés de missionnaires: une catholique et l’autre protestante. On instruit ici comme à Bénarès les descendants des enfants recueillis en 1831. On me montra une petite fille achetée dernièrement à une pauvre mère au prix de 2 roupies.

A la tête de la mission catholique est placé un évêque. Le titulaire actuel, M. Porgi, a fait élever une église construite avec goût, ainsi qu’une belle maison. Nulle part je n’ai vu autant d’ordre, ni les indigènes aussi bien tenus qu’ici. Le dimanche, après les heures de prières, les catholiques se livrent à des divertissements convenables, tandis que les protestants, après avoir travaillé toute la semaine, sont tenus de prier le dimanche toute la journée, et ne peuvent se permettre d’autre distraction que de rester assis quelques heures, avec un maintien calme et grave, devant les portes de leurs maisons. Quand on passe un dimanche parmi de vrais protestants, on croirait réellement que le bon Dieu a refusé aux hommes jusqu’à la distraction la plus innocente.

Ces deux sociétés de missionnaires ne vivent pas dans les meilleurs termes; elles se critiquent et se blâment l’une l’autre pour la moindre chose, ce qui n’est pas précisément d’un bon exemple pour les indigènes qui les entourent.

Ma dernière visite fut pour le bijou si admiré d’Agra, je dirai même de toute l’Inde, le fameux Taj-Mahal (Tatsch-Mahal).

J’avais lu dans un livre qu’il fallait visiter ce monument le dernier, parce qu’après l’avoir vu, on ne pouvait plus admirer les autres. Le capitaine Elliot dit: «Il est difficile de donner une description de ce monument. La construction est pleine de force et d’élégance.»

Taj-Mahal fut élevé par le sultan Jehoe (Dschehoe) à la{319} mémoire de sa favorite, Muntaza-Zemani. La construction de ce monument a coûté, dit-on, 750 000 livres sterling. En réalité, cette construction a servi à immortaliser la mémoire du sultan plutôt que celle de la favorite, car tout homme, en voyant cet ouvrage, demandera involontairement le nom du puissant souverain à la voix duquel il a été élevé. Les noms des architectes ont été malheureusement perdus. Plusieurs attribuent ce monument à des maîtres italiens; mais quand on voit tant de chefs-d’œuvre de l’architecture mahométane, il faut nier qu’ils aient été construits par les Turcs, ou bien admettre que celui-ci aussi appartient au style mahométan.

Le Taj-Mahal est placé au milieu d’un jardin, sur une terrasse en grès rouge haute de 4 mètres. C’est une sorte de mosquée de forme octogone, avec de hautes arcades voûtées; il est construit en marbre blanc, ainsi que les quatre minarets placés aux coins des terrasses. La principale coupole s’élève à une hauteur de plus de 85 mètres, et est entourée de quatre coupoles plus petites. L’extérieur de la mosquée est couvert de maximes du Coran gravées en caractères de marbre noir.

Dans la pièce principale se trouvent deux sarcophages, dont l’un renferme les dépouilles mortelles de la favorite, l’autre celles du sultan. Les parties inférieures de cette pièce sont entourées, comme les deux sarcophages, de belles pierres en forme de mosaïque. Un morceau capital est la grille de marbre de 2 mètres de haut qui entoure les sarcophages; elle se compose de huit parties ou faces, qui sont toutes si finement et si délicatement travaillées à jour, qu’on les croirait faites en ivoire et au tour. Les jolies colonnes, les chambranles étroits, sont également incrustés, en haut et en bas, de belles pierres; on nous montra, entre autres, la chrysolithe, qui a absolument la couleur de l’or, pierre très-précieuse et qui l’est peut-être même plus que le lapis-lazuli.

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Deux portes d’entrée et deux mosquées, situées à peu de distance du Taj-Mahal, sont en grès rouge et en marbre blanc. Isolées, chacune d’elles passerait pour un chef-d’œuvre; mais elles se trouvent écrasées par le voisinage du Taj-Mahal, dont un voyageur dit à plein droit: «Il est trop pur, trop sacré, trop parfait, pour avoir pu être créé de main d’homme. Il faut que des anges l’aient descendu du ciel, et on devrait le mettre sous une cloche de verre, pour le garantir contre tout souffle et tout courant d’air.»

Ce mausolée, qui date déjà de plus de deux cent cinquante ans, est aussi parfaitement conservé que si on venait de l’achever.

Certains voyageurs prétendent que le Taj-Mahal, au clair de lune, produit un effet magique. Je le vis éclairé par la pleine lune; mais son aspect me transporta si peu que je regrettai, au contraire, d’avoir affaibli ma première impression. Sur les anciennes ruines ou sur les édifices gothiques, le reflet de la lune a quelque chose de féerique, mais il n’en est pas de même d’un monument tout en marbre blanc. A la lumière de la lune, le Taj-Mahal se fond en masses incertaines, et paraît en partie comme couvert d’une légère couche de neige.

Le premier voyageur qui a formulé cette fausse opinion sur le Taj-Mahal, l’a probablement visité dans une compagnie par laquelle il était tellement charmé, qu’il trouvait tout surnaturel et céleste. D’autres depuis ont sans doute trouvé plus commode, au lieu de s’en assurer eux-mêmes, de reproduire de confiance ce qu’avaient affirmé leurs devanciers.

 

Une des plus intéressantes excursions de tout mon voyage, fut une course à la ville en ruines de Fattipoor-Sikri, éloignée d’Agra de 18 milles, et qui a une circonférence de 6 milles. Nous y allâmes en voiture, et nous y{321} avions commandé des chevaux de relais pour pouvoir faire la partie en un seul jour.

La route passe de temps en temps par d’immenses plaines couvertes de bruyères; dans l’une de ces plaines nous aperçûmes un petit troupeau d’antilopes; plus petites que les daims, elles sont, comme les gazelles, d’une grande légèreté et d’une délicatesse extraordinaire; elles ont le long du dos de petites raies d’un brun foncé; elles traversaient la route devant nous sans trop de crainte, en faisant par-dessus les fossés et les buissons des sauts de plus de 7 mètres, et il y avait dans tous leurs mouvements tant de grâce, qu’elles semblaient danser à travers les airs. Je ne rencontrai pas avec moins de plaisir deux paons sauvages. On éprouve un charme tout particulier à voir en liberté des animaux que nous sommes habitués en Europe à garder à titre de raretés comme les plantes exotiques, et que nous enfermons dans des cages ou dans d’étroits espaces.

Le paon, dans son état naturel, est ici un peu plus grand que je ne l’ai vu en Europe; ses couleurs et l’éclat de son plumage me parurent aussi plus beaux et plus vifs.

L’Indien a pour cet oiseau presque autant de vénération que pour la vache. Les paons, de leur côté, semblent comprendre le culte que l’on a pour eux; car on les voit, comme les hôtes domestiques des basses-cours, se promener tranquillement dans les villages ou bien se reposer à leur aise sur les toits des maisons. Dans quelques contrées, les Indiens ont tant de tendresse pour les paons, qu’un Européen s’exposerait aux plus mauvais traitements s’il avait le malheur de tirer sur un de ces oiseaux. Il y a quelques mois, deux soldats anglais périrent pour ne pas avoir respecté cette superstition de l’Hindoustan et pour avoir tué quelques paons. Les Indiens se précipitèrent avec fureur sur les meurtriers et les maltraitèrent si cruellement, qu’ils en moururent.

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Fattipoor-Sikri est situé sur une colline. Aussi voit-on de loin les murs du fort, les mosquées et d’autres édifices. Ces ruines commencent à quelque distance en dehors du rempart. Des deux côtés de la route il y a des restes de maisons ou d’appartements isolés, des fragments de belles colonnes, etc. Je vis avec beaucoup de peine les indigènes tailler plusieurs blocs et les façonner pour leur servir de matériaux.

On entre par de belles portes dans le fort et dans la ville, au milieu d’éboulements et de ruines. Le tableau qui s’offre ici aux regards est bien plus saisissant que celui de Pompéï, près de Naples. A Pompéï, il est vrai, la destruction est bien complète aussi, mais c’est une destruction très-régulière. Les rues et les places ont l’air aussi propres que si elles n’avaient été désertées que la veille. Les maisons, les palais et les temples ont été débarrassés de leurs décombres; les ornières mêmes des voitures sont restées intactes. De plus, Pompéï est dans une plaine; on ne l’embrasse pas d’un seul coup d’œil, et elle n’a pas la moitié de l’étendue de Sikri. Les maisons sont plus petites; les palais sont moins nombreux, et ils offrent un caractère moins grandiose. A Sikri, un immense espace se déroule à vos yeux; partout il y a des édifices magnifiques, des mosquées et des kiosques, des palais, des colonnades et des arcades, en un mot tout ce que l’art peut produire. Et pas un seul morceau n’a échappé entier à la destruction du temps; tout est tombé en ruines. On peut à peine se défendre de l’idée d’un terrible tremblement de terre; et il n’y a guère que deux siècles que la ville était debout dans toute sa richesse et sa splendeur. Elle n’a pas été, il est vrai, couverte, comme Pompéï, d’une lave protectrice, mais exposée sans défense à tous les orages et à toutes les tempêtes. Ma douleur et ma surprise croissaient à chaque pas: spectacle à la fois déchirant et étonnant! quelle terrible destruction à côté d’une magnificence visible, d’une{323} réunion d’édifices grandioses, de superbes sculptures, de riches fragments de tout genre! Je vis des constructions dont l’intérieur et l’extérieur étaient littéralement si surchargés de sculptures qu’il ne restait pas la moindre place dépourvue d’ornements. La principale mosquée surpasse, pour la grandeur et pour l’architecture, la mosquée de Jumna, à Agra. La porte d’entrée qui conduit au vestibule passe pour la plus grande du monde; le cintre de la porte a 24 mètres de haut; la hauteur de tout le monument est de 47 mètres. Le péristyle de la mosquée est également des plus grands; sa longueur est de 145 mètres, sa largeur de 136. Il est entouré de belles arcades et de petites cellules. Ce péristyle était, dit-on, presque aussi sacré que la mosquée elle-même, parce qu’Akbar le Juste avait l’habitude d’y faire ses dévotions[94]. Après la mort de ce prince, la place où il priait fut marquée par une espèce d’autel en marbre blanc merveilleusement travaillé.

La mosquée elle-même, construite dans le style de la mosquée de Jumna, a comme celle-ci trois grands dômes. L’intérieur est rempli de sarcophages dans lesquels reposent ou des parents ou des ministres favoris du sultan Akbar. On voit même d’autres tombeaux semblables dans une cour voisine.

Le sultan Akbar passait chaque jour plusieurs heures dans la salle de justice, et donnait audience au dernier comme au premier de ses sujets. Une colonne, placée au milieu de la salle, et dont le haut représente une plate-forme, formait le divan de l’empereur. Cette colonne, dont le chapiteau est taillé de la manière la plus admi{324}rable, s’élargit vers le haut et est entourée d’une belle grille en pierre d’un pied de haut. Du dedans, quatre larges galeries et de petits ponts de pierre conduisent dans les pièces contiguës du palais.

Les palais du sultan se distinguent moins par leur grandeur que par leurs sculptures, leurs colonnes, etc. Tous en sont décorés, on pourrait même dire surchargés.

La célèbre porte des éléphants excita moins mon admiration. Sans doute sa voûte est très-élevée, mais elle n’est pas si haute que la porte d’entrée qui conduit à l’avant-cour de la mosquée; les deux éléphants de pierre placés sur le seuil, sont tellement dégradés, qu’on reconnaît à peine ce qu’ils représentent.

Ce qui est mieux conservé, c’est la tour des éléphants, dont quelques descriptions disent qu’elle n’est composée que de dents d’éléphants, et même d’éléphants enlevés à l’ennemi par Akbar ou bien tués dans des chasses par ce sultan. Mais cela n’est pas; la tour, qui a 20 mètres de haut, est en pierre, et les dents y sont fixées depuis le haut jusqu’en bas comme de grandes épines. Akbar, dit-on, s’est souvent assis sur le faîte de cette tour pour tirer aux oiseaux.

Tous les édifices, même l’énorme et long rempart, sont de grès rouge, et non pas, comme plusieurs le prétendent, de marbre rouge.

Des centaines de petits perroquets verts ont établi leurs nids dans les fentes et les fissures des édifices.

 

Le 19 janvier, je quittai de nouveau, en société de M. Lau, la célèbre ville d’Agra, pour aller visiter une ville encore plus célèbre, celle de Delhi, à 122 milles d’Agra. On y va aussi par une excellente route de poste.

La contrée entre Agra et Delhi est assez uniforme; nulle part on ne découvre la moindre colline; la terre cultivée{325} alterne avec des bruyères et des sables, et les misérables villages ou villes que l’on trouve sur la route ne nous donnèrent pas la moindre envie d’interrompre notre voyage même pour quelques instants.

Près de la petite ville de Gassinager, un long pont suspendu traverse le Jumna.

Le 20 janvier, dans l’après-midi, nous arrivâmes à Delhi. Je trouvai dans M. le docteur Sprenger un compatriote aussi bon qu’aimable. M. Sprenger est né dans le Tyrol. Ses facultés supérieures et ses connaissances lui ont acquis une grande réputation non-seulement parmi les Anglais, mais aussi dans tout le monde savant. Il est directeur du collége de Delhi et a obtenu dernièrement une mission du gouvernement anglais pour aller à Luknau examiner la bibliothèque du roi indien, la mettre en ordre et publier les ouvrages les plus intéressants qu’elle renferme. Possédant parfaitement le sanscrit, le persan ancien et moderne, le turc, l’arabe et l’hindoustani, il a donné en anglais et en allemand des traductions de ces ouvrages; il a déjà enrichi la littérature de précieuses et spirituelles publications et il y joindra encore beaucoup de travaux dignes d’intérêt, car c’est un homme excessivement actif et qui n’a que trente-quatre ans.

Quoique le départ de M. Sprenger pour Luknau fût très-prochain, il n’en eut pas moins l’extrême complaisance de vouloir bien me servir de cicérone.

Nous commençâmes par la grande ville impériale de Delhi, sur laquelle étaient jadis fixés tous les regards non-seulement de l’Inde, mais aussi de presque toute l’Asie. Elle fut de son temps pour l’Inde ce qu’Athènes fut pour la Grèce et Rome pour l’Europe. Aujourd’hui, elle partage le sort des autres cités indiennes, et de toute son ancienne grandeur elle n’a gardé que son nom.

Le Delhi existant s’appelle le nouveau Delhi, quoique la ville soit déjà bâtie depuis deux siècles: c’est la continua{326}tion des anciennes villes qui ont été, à ce qu’on pense, au nombre de sept, et dont chacune s’appelait Delhi. Toutes les fois que les palais, les mosquées, les fortifications commençaient à se dégrader, on les laissait tomber en ruines, et on élevait de nouvelles constructions à côté des anciennes. De cette manière, les ruines s’entassèrent sur les ruines et occupèrent un espace qui a, dit-on, plus de 6 milles de largeur et 18 de longueur. Si une mince couche de terre ne couvrait pas déjà une grande partie de ces ruines, elles seraient certainement les plus étendues de l’univers.

Le nouveau Delhi est situé sur le Jumna. D’après la géographie de Brückner, cette cité renferme une population de 500 000 âmes[95], mais elle n’en a réellement pas beaucoup plus de 100 000, parmi lesquelles on compte une centaine d’Européens. Les rues sont larges et belles; je n’avais encore rien vu de pareil en ce genre dans aucune autre ville de l’Inde. La principale rue, Tschandni-Tschauk, ferait honneur à toutes les capitales d’Europe; elle a près de trois quarts de milles de long et est large de plus de 30 mètres; elle est coupée, dans toute sa longueur, par un canal étroit et sans eau à moitié comblé. Les maisons de cette rue ne se distinguent ni par la grandeur ni par la magnificence; elles n’ont tout au plus qu’un seul étage; au rez-de-chaussée, elles sont garnies de misérables auvents où sont exposées des marchandises de peu de prix.

Je n’ai pas été assez heureuse pour voir les superbes magasins, les nombreuses pierres précieuses qui, au dire de beaucoup de voyageurs, jettent le soir un éclat incomparable à la lueur des lampes et des lumières! Les jolies maisons et les somptueux magasins se trouvent dans les{327} rues adjacentes au bazar; les produits de l’art que j’y vis consistaient en objets d’or et d’argent, en étoffes d’or et en châles. Les objets d’or et d’argent sont faits par les indigènes avec tant de goût et d’art, qu’on aurait de la peine à trouver rien de plus beau à Paris. Les étoffes tissées d’or, les broderies d’or et de soie sur étoffes et les châles de cachemire sont de la dernière perfection. Les cachemires les plus fins coûtent ici 4000 roupies. Ce qui mérite encore plus d’admiration, c’est l’habileté des artisans, lorsqu’on voit avec quelles faibles ressources et avec quels outils ils savent produire tous ces chefs-d’œuvre.

Il est fort agréable de se promener le soir dans les principales rues de Delhi. On y voit parfaitement la vie des grands et des riches de l’Inde. On ne trouve nulle part tant de princes et de grands seigneurs. Indépendamment de l’empereur pensionné et de ses parents, dont le nombre s’élève à plusieurs milliers, il y vit encore d’autres souverains et ministres destitués et pensionnés. Ils répandent beaucoup de vie dans la ville; ils aiment à se montrer en public, font souvent de grandes et de petites parties, se promènent (toujours sur des éléphants) dans les jardins voisins, ou le soir dans les rues. Pour les excursions de jour, les éléphants sont richement ornés de tapis et de belles étoffes, de tresses d’or et de houppes; les siéges, appelés hauda, sont même couverts de châles de cachemire; des baldaquins somptueusement décorés garantissent les cavaliers contre le soleil, ou bien des serviteurs tiennent au-dessus d’eux d’immenses parasols ouverts. Les princes et les grands personnages, très-richement habillés à l’orientale, sont assis par deux ou par quatre dans ces haudas.

Ces cortéges présentent le plus bel aspect et sont encore plus nombreux et plus magnifiques que celui du rajah {328}de Bénarès que j’ai décrit. Un seul cortége se compose souvent d’une douzaine d’éléphants ou plus, de cinquante à soixante soldats à pied et à cheval, d’autant de domestiques, etc. Le soir on déploie moins de pompe; un éléphant et quelques serviteurs suffisent. Ils montent et descendent les rues, et jettent des œillades à des femmes d’une classe particulière, assises en grande toilette, la figure sans voile, à des croisées ou dans des galeries ouvertes. D’autres font cabrer de nobles coursiers arabes, dont l’élégant aspect est encore rehaussé par des housses brodées d’or, par des mors d’argent et des brides garnies d’argent. Entre ces cortéges marchent gravement des chameaux pesamment chargés, venant de contrées lointaines; il y a aussi beaucoup de bailis, attelés de superbes bisons blonds, dont se servent les gens moins riches ou les femmes dont nous avons parlé plus haut. Les bailis, comme leur attelage, sont recouverts de housses écarlates. Les cornes et la partie inférieure des pieds des bisons sont peintes de couleur brune; autour du cou ils ont un beau ruban auquel sont attachés des grelots ou des clochettes. Les plus jolies personnes regardent d’un air très-réservé du fond de ces bailis à moitié ouverts. Si on ne savait pas à quelle classe de femmes appartiennent ces jeunes filles non voilées, on ne reconnaîtrait pas à leurs manières l’état qu’elles exercent. Malheureusement ces créatures sont plus nombreuses dans l’Inde que dans tout autre pays; la cause principale en est une loi contre nature, un usage révoltant. Les filles sont ordinairement fiancées dès leur première année. Si le fiancé vient à mourir, l’enfant ou la jeune fille est considérée comme veuve, et, à ce titre, ne peut plus se marier. Ces jeunes filles deviennent alors d’ordinaire danseuses. Le veuvage est regardé comme un grand malheur; on croit que c’est la punition des femmes dont la conduite n’a pas été irréprochable dans une vie antérieure.

L’Indien ne peut épouser qu’une fille de sa caste.

{329}

Au nombre de toutes les curiosités qu’on voit dans les rues, il faut encore ajouter les jongleurs, les prestidigitateurs, les dompteurs de serpents, qui courent partout et qui sont toujours entourés de curieux.

Je vis des jongleurs faire des tours qui me parurent réellement inconcevables. Ils crachaient du feu accompagné de beaucoup de fumée; ils mélangeaient des poudres blanche, rouge, jaune et bleue, avalaient le mélange et crachaient ensuite chaque poudre séparément sans qu’elle fût mouillée; ils baissaient les yeux, et, lorsqu’ils les relevaient, la prunelle paraissait comme de l’or; puis ils inclinaient la tête, et, quand ils la relevaient, la prunelle avait repris sa couleur naturelle, mais les dents étaient en or. D’autres se faisaient une petite entaille dans la peau et tiraient de cette ouverture plusieurs aunes de fil de coton et de soie, et de petits rubans. Les dompteurs de serpents tenaient ces bêtes par la queue, et les faisaient tourner autour de leurs bras, de leur cou et de leur corps; ils touchaient à de grands scorpions et les faisaient passer sur leur main. Je vis aussi quelques combats entre de grands serpents et des ichneumons. Ce dernier animal, un peu plus grand qu’un furet, vit, comme on sait, de serpents et d’œufs de crocodiles; il sait prendre les serpents si habilement par la nuque, qu’ils succombent toujours; quant aux œufs des crocodiles, il les suce.

A l’extrémité de la grande rue est le palais impérial, qui est regardé comme un des plus beaux édifices de l’Asie. Il occupe, avec ses dépendances, plus de deux milles carrés, et il est entouré d’un rempart de plus de 13 mètres de hauteur.

A l’entrée principale, plusieurs portes qui se succèdent forment une belle perspective terminée par un joli portique. Ce portique est petit, en marbre blanc et incrusté de belles pierres; le plafond, qui forme une voûte, est en verre de Moscovie avec de petites étoiles peintes. Mais{330} malheureusement il perdra bientôt tout son éclat, car la plus grande partie du verre est déjà tombée, et ce qui reste ne tardera pas à se détacher aussi. Au fond du portique est une porte de métal doré, ornée de beaux dessins gravés à l’eau-forte. C’est dans ce portique que l’ex-monarque a l’habitude de se montrer au peuple qui visite encore quelquefois le palais par curiosité ou par un ancien respect; c’est là aussi qu’il reçoit les visites des Européens.

Les plus belles parties du palais impérial sont la superbe salle d’audience (le divan), admirée de tout le monde, et la mosquée. Le divan est au milieu d’une grande cour et forme un long carré; le plafond est supporté par trente colonnes; la salle est ouverte de tous côtés; quelques marches y conduisent, et elle est entourée d’une jolie galerie de marbre d’un mètre et demi de haut.

Le Grand-Mogol actuel a si peu de goût, qu’il a fait couper ce divan en deux par une misérable cloison en bois. Une autre cloison semblable, dont je ne saisissais pas le but, se joint sur le devant aux deux côtés de la salle, et ainsi on peut dire qu’elle est tout à fait encadrée de planches. Il y a dans ce divan un magnifique trésor: le plus gros cristal du monde. C’est un bloc de plus d’un mètre de long[96], de 75 centimètres de large et de 30 centimètres d’épaisseur; il est très-transparent. Il servait aux empereurs de trône ou de siége dans le divan. Maintenant le cristal est caché derrière la gracieuse cloison, et, si je n’avais pas connu son existence par les livres et que je n’eusse pas demandé à le voir, on ne me l’aurait pas montré.

La mosquée est petite, il est vrai; mais comme la salle de justice elle est en marbre blanc, avec de belles colonnes et des sculptures.

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A la mosquée se rattache immédiatement le jardin Schalinar. C’était autrefois l’un des plus beaux de l’Inde, mais aujourd’hui il est tout à fait dégradé.

Dans les cours, il y avait beaucoup de saletés et d’immondices; les constructions ressemblaient presque à des ruines, et de misérables baraques s’appuyaient contre des murs à moitié tombés. Dans l’intérêt de la résidence impériale, il serait très-nécessaire de construire bientôt un nouveau Delhi; cependant, il règne partout beaucoup de mouvement.

Dès mon entrée dans le palais, j’avais vu un groupe d’hommes assemblés dans une des cours. Une heure plus tard, comme nous terminions notre visite, ces mêmes hommes étaient encore réunis à la même place. Nous approchâmes pour voir ce qui fixait à ce point leur attention: c’étaient quelques douzaines de petits oiseaux apprivoisés posés sur des perchoirs et qui prenaient leur manger des mains des gardiens ou bien se le disputaient entre eux. Les spectateurs, nous assura-t-on, étaient presque tous des princes. Plusieurs étaient assis sur des chaises, d’autres se tenaient debout avec les gens de leur suite. Quand ils sont en négligé, les princes ne se distinguent que très-peu, par le costume, de leurs domestiques, sur lesquels ils ne l’emportent pas beaucoup non plus par l’instruction et les connaissances.

L’empereur affectionne un divertissement qui ne vaut guère mieux que celui des oiseaux: ce sont ses soldats, composés de garçons de huit à quatorze ans. Ils portent de misérables uniformes qui, par la coupe et la couleur, ressemblent à ceux des Anglais; leurs exercices sont dirigés en partie par de vieux officiers, en partie par des enfants. Je plaignais de tout cœur la petite troupe, et j’avais de la peine à comprendre comment ces petits bonshommes pouvaient manier des armes et de lourdes bannières. D’ordinaire, le monarque s’assied chaque jour pendant quelques{332} heures dans la petite salle de réception, et s’amuse aux manœuvres de ses jeunes guerriers. C’est dans ces moments qu’on a le plus de chance d’être présenté à Sa Majesté. Mais le vieux monarque, âgé de quatre-vingt-cinq ans, était justement indisposé, ce qui me priva du bonheur de le voir.

L’empereur reçoit du gouvernement anglais une pension de 14 lacs ou 1 million 400 000 roupies (plus de 3 millions de francs). Il a conservé, en outre, les revenus de plusieurs vastes domaines qui lui rapportent encore bien près de 2 millions. Cependant, toujours aux expédients, il n’est pas plus à son aise que le rajah de Bénarès. Avec ses revenus il doit pourvoir à l’entretien de plus de trois cents descendants de la famille impériale, d’une centaine de femmes et de plus de deux mille serviteurs. Qu’on ajoute à ces dépenses celles que nécessitent le service de ses écuries, une grande quantité de chevaux, de chameaux et d’éléphants, et on comprendra facilement que, malgré ses millions, il soit presque toujours dans une pénurie extrême.

Le 1er de chaque mois, le monarque reçoit sa pension, qui est portée au trésor sous la garde des soldats anglais, car autrement elle serait pillée en route par les créanciers du sultan. Aussi, pour augmenter ses ressources pécuniaires, a-t-il recours à toutes sortes de moyens fort ingénieux et assez lucratifs. Il vend des titres honorifiques, il met aux enchères des fonctions publiques; et les bons Indiens, pleins de respect pour Sa Majesté déchue, s’empressent à l’envi d’acquérir, avec quelques sacs de roupies, la gloire d’occuper une place près du magnanime empereur. Les uns achètent quelques signes de distinction, quelques hochets; d’autres, qui le croirait? des emplois et des charges d’officiers pour un de leurs enfants! Le commandant actuel des troupes impériales a été doté de son haut grade par ses généreux parents; il est à peine âgé de dix ans. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le{333} ministre des finances, chargé des recettes et des dépenses de l’empereur, non-seulement ne reçoit pas de traitement, mais encore paye tous les ans à son souverain 10 000 roupies pour avoir l’honneur de le servir. A quels chiffres ne doivent pas s’élever les détournements!

Cet habile empereur se donne le plaisir d’avoir un journal, qui jouit du privilége d’être excessivement comique et du dernier ridicule. Cet honnête et véridique journal ne parle ni du régime constitutionnel, ni des événements politiques du monde; il se borne à relater les faits et gestes de la maison impériale, ses actes de munificence et, hélas! aussi ses misères. C’est ainsi que ce Moniteur officiel rapporta un matin le fait suivant:

«La blanchisseuse du palais est venue réclamer à la sultane trois roupies qui lui étaient dues. La sultane a fait prier son impérial époux de lui donner cette somme. L’empereur l’a demandée à son trésorier, qui a répondu que, comme on était à la fin du mois, la caisse était entièrement vide; et la blanchisseuse a été renvoyée pour le payement de sa note au mois suivant.»

Cet intéressant journal donne encore des nouvelles de ce genre: «Le prince C*** est venu voir à telle ou telle heure le prince D*** ou le prince F***; il a été reçu dans telle ou telle pièce, est resté tant et tant de temps. La conversation a roulé sur tel ou tel sujet, etc.»

Parmi les autres palais de la ville, l’un des plus beaux est celui qui renferme le collége. Il est construit en style italien et vraiment majestueux; ses colonnes sont d’une rare élévation; le vestibule de l’escalier, les chambres et les salons, sont très-grands et très-hauts. Il y a derrière le palais un beau jardin, devant une grande cour, et un haut mur fortifié tout autour. Le docteur Sprenger, comme directeur du collége, a une habitation vraiment princière.

Le palais de la princesse Bigem, d’un style moitié italien, moitié mogol, est assez grand et se distingue par ses salons{334} d’une beauté vraiment remarquable. Un joli jardin, jusqu’ici assez bien entretenu, l’entoure de tous côtés.

Du temps que Delhi n’était pas encore sous la domination anglaise, la princesse Bigem fit beaucoup de sensation par sa haute intelligence, son esprit entreprenant et sa bravoure. D’origine hindoue, elle fit, dans sa jeunesse, la connaissance d’un Allemand, nommé Sombar. Devenue amoureuse de lui, elle embrassa la religion chrétienne pour pouvoir l’épouser. M. Sombar leva quelques régiments d’indigènes, et, quand ils furent bien dressés et bien exercés, il les amena à l’empereur. Dans la suite, il sut si bien se mettre dans les bonnes grâces du souverain, que celui-ci le dota de grands biens et l’éleva au rang de prince. Sa femme lui prêta en toute occasion un concours énergique. Après la mort de son mari, elle fut nommée commandante des régiments, fonction qu’elle remplit honorablement pendant plusieurs années. Elle est morte, il n’y a pas longtemps, à l’âge de quatre-vingts ans.

Je ne vis que deux des nombreuses mosquées du nouveau Delhi: la mosquée Roshun-ud-Dawla et la mosquée de Jumna.

La première est dans la grande rue; ses flèches et ses coupoles sont couvertes d’une dorure massive. Elle est célèbre par la cruauté du shah Nadir. Lorsqu’il fit la conquête de Delhi, en 1739, ce souverain, homme remarquable, mais d’un caractère féroce, fit massacrer 100 000 des habitants, et assista, dit-on, à ce spectacle sanglant du haut d’une des tours de cette mosquée. La ville fut ensuite incendiée et pillée.

La mosquée de Jumna, construite par le shah Djihan, est également considérée comme un chef-d’œuvre d’architecture mahométane. Elle s’élève sur une immense plate-forme à laquelle on monte par quarante marches, et domine d’une manière vraiment majestueuse la masse de maisons dont elle est entourée. Sa symétrie est surpre{335}nante. Les trois dômes et les petites coupoles des minarets sont en marbre blanc; tout le reste, jusqu’aux grandes dalles du beau vestibule, est en grès rouge. Les ornements appliqués sur les murs de la mosquée sont également en marbre blanc.

Il y a beaucoup de seraïs avec des portails d’une beauté merveilleuse. Les bains sont insignifiants.

 

Nous consacrâmes deux jours à la visite des monuments plus éloignés de l’ancien Delhi. La première halte fut faite à la Purana kale, monument encore très-bien conservé. Toutes les grandes et belles mosquées se ressemblent extraordinairement. Celle-ci se distingue par la grandeur, l’élégance, la richesse, par la beauté des sculptures et le goût des bas-reliefs. Trois hautes coupoles légèrement voûtées couvrent le principal édifice, des tourelles ornent les coins, deux hauts minarets s’élèvent sur les côtés. Les parties intérieures des dômes et de la porte d’entrée sont revêtues d’une argile vernie et peinte. Les couleurs ont beaucoup de fraîcheur et d’éclat. L’intérieur des mosquées est toujours vide. Une petite tribune pour l’orateur ou le chantre, quelques lustres et quelques lampes en font tout l’ornement.

Le mausolée de l’empereur Humaione, construit tout à fait dans le style d’une mosquée, fut commencé par ce souverain lui-même. Mais il mourut avant qu’il fût fini. Son fils Akbar le fit achever.

Le temple à haute coupole au milieu duquel s’élève le sarcophage est orné de quelques mosaïques en belles pierres. En guise de carreaux, les fenêtres sont garnies de grilles en pierres artistement travaillées. Dans des portiques contigus reposent, sous de simples sarcophages, plusieurs des femmes et des enfants de l’empereur Humaione.

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Non loin de ce monument est le tombeau de Nizam-uldin, mahométan très-vénéré pour sa sainteté. Il se trouve dans une petite cour dont le sol est dallé en marbre blanc. Un revêtement carré, également en marbre, avec quatre jolies petites portes, entoure le beau sarcophage. Il est encore plus délicat et mieux travaillé que celui de Tay-Mahal; on comprend à peine comment il a été possible de produire un tel chef-d’œuvre. Les portes, les piliers, les arcades, sont surchargés des bas-reliefs les plus délicats; je n’en ai pas vu de plus achevés dans les plus belles villes d’Italie. Le marbre dont on s’est servi est parfait de blancheur et de pureté, et tout à fait digne du chef-d’œuvre. Plusieurs jolis monuments, tous en marbre blanc, entourent le sarcophage; mais, une fois qu’on a vu une œuvre pareille, on ne prête plus grande attention au reste.

On vante beaucoup un grand bassin en pierre. Il est entouré de trois côtés de cellules, déjà très-dégradées. Le quatrième côté est ouvert et laisse passage à un escalier superbe, de plus de douze mètres de largeur; cet escalier conduit au bassin, qui a au moins dix-huit mètres de profondeur. Le pèlerin croirait avoir manqué le but de son pèlerinage, s’il n’y descendait pas dès son arrivée.

Depuis les terrasses des cellules, on voit des plongeurs se précipiter au fond du bassin, pour aller chercher une petite pièce de monnaie qu’on y jette; il y en a de si agiles, qu’ils la saisissent avant qu’elle aille au fond. Nous jetâmes plus d’une pièce d’argent, et ils les rapportèrent toujours sans peine; mais j’ai peine à croire qu’ils les aient attrapées avant qu’elles touchassent le fond. Ils restèrent toujours assez longtemps sous l’eau, pour nous faire supposer, non-seulement qu’ils ramassaient la pièce au fond, mais que même ils la cherchaient. C’était sans doute une chose assez curieuse; mais quelle exagération de prétendre, comme le font quelques voyageurs, qu’on ne peut rien voir de semblable ailleurs!

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Notre dernière visite, ce jour-là, fut consacrée au superbe monument du visir Safdar-Dschang, qui représente également une mosquée. Ce qui me frappa le plus, ce furent des incrustations de marbre blanc dans le grès rouge des quatre minarets; elles étaient si variées, si délicates, et exécutées avec tant de pureté, que le dessinateur le plus habile ne pourrait pas les tracer sur le papier d’une manière plus fine et plus exacte. C’est ce qu’on peut dire aussi du sarcophage du principal temple, qui est taillé d’un seul bloc de beau marbre blanc.

Un jardin assez bien conservé, dessiné tout à fait à l’européenne, entoure le monument.

A l’extrémité du jardin, en face du mausolée, s’élève un joli petit palais, appartenant en grande partie au roi de Luknau. Aujourd’hui il est entretenu par le peu d’Européens établis à Delhi. Il est garni de quelques meubles et sert à recevoir les voyageurs qui viennent visiter ces ruines.

Nous y restâmes la nuit, et nous y trouvâmes, grâce à la bonne et excellente ménagère, Mme Sprenger, toutes les commodités imaginables. La première et la plus agréable, après notre longue course, fut une bonne table. Ces attentions sont doublement précieuses quand on songe aux peines qu’elles ont occasionnées; ainsi, quand on entreprend une partie comme la nôtre, il ne faut pas seulement s’occuper des vivres et du cuisinier, mais aussi songer à la vaisselle de cuisine et de table, à la literie, aux domestiques; en un mot, on doit se pourvoir de tout un petit ménage. Tout cela s’envoie à l’avance et ressemble à un déménagement.

Le lendemain, nous nous dirigeâmes vers Kotab-Minar, une des plus anciennes et des plus magnifiques constructions des Patans (c’est de ce peuple que les Afghans tirent leur origine). Le morceau le plus remarquable de ce monument est la colonne du géant, polygone de 27 côtés ou{338} de bords à moitié arrondis, avec 5 étages ou galeries, qui ont 18 mètres de diamètre à la base, et 75 mètres de hauteur. On y arrive par un escalier tournant de 386 marches. Cette construction, à ce qu’on prétend, date du XIIIe siècle, et a été élevée par Kotab—ut-dun. La colonne est de grès rouge et il n’y a que la partie supérieure qui soit revêtue de marbre blanc; de merveilleuses sculptures tournent tout autour en larges bandes; elles sont exécutées avec tant de finesse et d’élégance, qu’elles ressemblent à de jolies dentelles. Toutes les descriptions qu’on pourrait faire d’un travail si délicat resteraient bien au-dessous de la réalité. La colonne est par bonheur aussi bien conservée que si elle avait à peine un siècle d’existence. La partie supérieure penche un peu en avant (on ignore si cette inclinaison est artificielle comme celle de la tour de Bologne); elle se termine par un toit en forme de terrasse, ce qui ne s’accorde pas bien avec le reste de la construction. On ne sait pas s’il y avait autrefois quelque chose au-dessus. Quand les Anglais firent la conquête de Delhi, la colonne était dans le même état qu’aujourd’hui.

Nous montâmes jusqu’à la pointe la plus élevée, et là s’offrit à nos yeux l’aspect surprenant de tout ce monde de ruines du nouveau Delhi, du Jumna et de ses immenses plaines. Dans les ruines des villes impériales, entassées successivement les unes sur les autres, on pourrait étudier l’histoire des peuples qui ont régné sur l’Hindoustan.

C’était autrefois un spectacle grand et saisissant. Beaucoup d’endroits où jadis s’élevèrent des palais et des monuments superbes sont aujourd’hui en pleine culture; partout où l’on remue la terre, on rencontre des décombres et des ruines.

En face de la tour ou de la colonne Kotab-Minar s’élève une semblable construction inachevée, dont la base est beaucoup plus étendue que celle de la construction{339} terminée. On présume que ces deux tours faisaient partie d’une superbe mosquée[97] dont il existe encore des cours, des portes, des colonnes et des murs.

On reconnaît encore les débris de cette mosquée dans des sculptures très-délicates, dont les murs et les portes sont recouverts au dedans et au dehors. Les portes d’entrée sont d’une hauteur considérable. Les colonnes des cours sont d’origine bouddhiste; on y voit taillée en relief la cloche avec la longue chaîne.

Dans le péristyle se trouve une colonne de métal semblable à celle d’Allahabad; seulement elle n’est point surmontée d’un lion, et sa hauteur ne dépasse pas 12 mètres. On l’appelle Feroze-Shah-Lath. Elle porte la trace de quelques dégradations attribuées aux Mogols, qui, lors de la conquête de Delhi, voulurent, dans leur rage d’extermination, abattre aussi cette colonne.

Ils essayèrent de la renverser; mais elle était trop solide; et, malgré tous leurs efforts, ils ne réussirent même pas à détruire l’inscription qui s’y trouve.

Les autres temples et monuments patans ou afghans qui sont encore disséminés parmi d’autres ruines, se ressemblent autant entre eux qu’ils diffèrent des constructions hindoues et mahométanes.

Ces monuments se composent d’ordinaire d’un petit temple rond avec une coupole peu élevée, entouré d’arcades ouvertes appuyées sur des colonnes.

Ici encore, près de Kotab-Minar, le voyageur trouve une demeure riante. Une ruine a été transformée en une habitation de trois chambres où l’on a disposé quelques meubles.

En nous en retournant, nous visitâmes l’observatoire du célèbre astronome Jey-Singh. Quand on a vu l’obser{340}vatoire de Bénarès, il devient inutile de visiter celui-ci. Tous les deux ont été construits par le même maître et dans le même style; mais celui des Bénarès est encore parfaitement conservé, tandis que celui de Delhi est déjà presque tombé en ruines. Quelques voyageurs regardent ce monument comme une des plus grandes merveilles que l’on puisse voir.

Près de l’observatoire est l’ancienne madrissa (école), grand édifice contenant beaucoup de petites pièces pour les maîtres et les élèves, des galeries et des salles ouvertes, où les maîtres donnaient leurs leçons, assis au milieu de leurs disciples. Cet édifice, assez délabré, est encore habité dans quelques parties par des particuliers.

Tout contre la madrissa se trouve une jolie mosquée et un très-beau monument, tous deux en marbre blanc. Ce dernier fut élevé par Aurang-Zeb, en l’honneur de son vizir, Ghasy-al-dyn-Chan, fondateur de la madrissa. Le travail en est aussi parfait que celui de Nizam-ul-din, et semble être du même artiste.

Le palais de Feroze-Shah touche au nouveau Delhi. Quoiqu’une partie soit en ruines, on reconnaît encore, dans quelques endroits, les traces du rempart, ainsi que plusieurs restes de constructions.

Le péristyle de la mosquée a été déblayé il n’y a pas longtemps, grâce au zèle infatigable d’un homme fort estimé ici, le rédacteur de la gazette anglaise de Delhi, M. Kob. Il était tellement couvert de décombres et de pierres, qu’on eut beaucoup de peine à l’en débarrasser. Il est très-bien conservé.

Dans ce palais se trouve la troisième colonne de marbre, Feroze-Shah-Lath; on voit par son inscription qu’elle existait déjà cent ans avant Jésus-Christ; elle peut donc être considérée comme un des plus anciens monuments de l’Inde. Elle fut apportée de Lahore à Delhi, à l’époque de la construction de ce palais.

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Le Purana Killa, ou l’ancien fort, le palais de Babar, est très-dégradé. On y voit des fragments de deux portails et de murs; l’élévation et la structure donnent une idée de la grandeur du palais.

Les ruines de Toglukabad sont également dans un triste état de dégradation; aussi ne vaut-il guère la peine de faire une course de 7 milles pour aller les voir.

Les autres ruines, sans nombre, sont entièrement dégradées, ou bien ce sont des répétitions de celles que nous avons déjà décrites; mais de toute manière elles ne sauraient leur être comparées pour la grandeur, la beauté et la magnificence. Pour des savants, des archéologues et des historiens, elles peuvent être aussi d’un grand intérêt; mais pour moi, je l’avoue franchement, elles furent loin d’avoir un si grand prix.

Il faut encore que je fasse mention de la station militaire anglaise située près du nouveau Delhi sur de basses collines. La conformation particulière du sol en rend la visite très-intéressante. On est transporté tout à coup dans un pays couvert de puissants blocs de grès rouge, entre lesquels se dressent de beaux arbres.

Les ruines, d’ailleurs, ne manquent pas plus ici que dans tous les environs de Delhi.

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CHAPITRE XIV.

Les Tuggs ou égorgeurs.—Départ.—Le marché aux bestiaux.—Baratpoore.—Biana.—Fontaines et étangs.—Bonhomie des Indiens.—Plantations de pavots.—Les Suttis.—Notara.—Kottah.—Description de la ville.—Le château royal d’Armornevas.—Divertissements et danses; costumes.—La ville sainte de Kesho-Rae-Patun.

J’avais, pour aller à Bombay, deux routes devant moi: l’une me conduisait par Simla aux montagnes avancées de l’Himalaya, l’autre aux célèbres temples d’Adjunta et d’Élora. J’aurais volontiers choisi la première et j’aurais poussé jusqu’à la chaîne principale de l’Himalaya, jusqu’à Lahore et à l’Indus; mais mes amis m’en détournèrent par la simple raison que toutes les montagnes étaient alors couvertes d’une neige épaisse, et qu’il me faudrait remettre mon voyage au moins de trois mois. Ne pouvant pas attendre si longtemps, je me décidai pour la seconde route.

A Calcutta on m’avait généralement dissuadée de poursuivre mon voyage au delà de Delhi. Ces contrées, disait-on, n’étaient plus sous la domination anglaise, et leurs habitants étaient bien moins civilisés. On cherchait surtout, par d’effroyables récits, à me faire peur des Tuggs, ou égorgeurs.

Les Tuggs forment une société à part; ils vivent de meurtre et de brigandage, et, comme les bandits italiens, sont prêts, si on les paye, à commettre tous les crimes. Cependant il ne leur est pas permis de répandre le sang, et c’est en les étranglant qu’ils font périr leurs victimes.{343} Mais en ce cas ils n’encourent pas de peine grave, et le meurtrier se purifie par un petit cadeau qu’il fait à son prêtre; tandis que, s’il répand seulement une goutte de sang, il tombe dans le plus profond mépris, il est banni de sa caste et abandonné même par ses compagnons.

Beaucoup de voyageurs prétendent que les Tuggs appartiennent à une secte religieuse et qu’ils ne tuent pas par cupidité ou par vengeance, mais, suivant leurs idées, pour accomplir un acte méritoire.

J’ai pris beaucoup d’informations, et partout on m’a dit que ce n’était pas une loi religieuse, mais la haine, la vengeance ou la cupidité qui les poussait à de tels crimes. Ces étrangleurs ont besoin pour leur épouvantable métier d’une adresse extraordinaire, et aussi d’une patience et d’une persévérance infatigables; ils poursuivent souvent leur victime durant un mois entier, et l’étranglent dans son sommeil; ou bien ils lui jettent par derrière, autour du cou, un mouchoir tordu ou une corde qu’ils tirent si brusquement et avec tant de force, que la mort est instantanée.

A Delhi, on me donna des nouvelles plus consolantes; on m’assura qu’on m’avait fait de ces dangers une peinture exagérée, qu’il était généralement très-rare dans les Indes qu’on attaquât les voyageurs, et que le nombre des Tuggs avait considérablement diminué. D’ailleurs ils n’osent rien entreprendre contre les Européens, parce que le gouvernement anglais dirigerait contre les coupables les poursuites les plus sévères.

J’étais ainsi assez rassurée sur les dangers; mais il fallait me préparer à des privations et à des fatigues sans nombre.

Nous nous dirigeâmes d’abord vers Kottah (290 milles). On a le choix entre trois modes de transport: les palanquins, les chameaux ou les bailis à bœufs. D’aucune façon on ne va vite; il n’y a ni route de poste, ni relais; il{344} faut garder les mêmes hommes et les mêmes bêtes jusqu’à la fin du voyage, et on fait au plus 20 ou 22 milles par jour. Pour un palanquin il faut huit porteurs, sans compter ceux qui sont nécessaires pour le bagage: bien que chacun ne reçoive par mois que huit roupies sur lesquelles il pourvoit à son entretien, les frais s’élèvent encore assez haut, parce qu’il faut un grand nombre de serviteurs, et qu’on doit encore leur payer le retour. Avec des chameaux, le voyage revient également très-cher et est fort incommode. Je me décidai donc pour le mode de transport le moins coûteux: le chariot attelé de bœufs.

Comme je faisais le voyage seule[98] le docteur Sprenger fut assez aimable pour s’occuper de tout pour moi. Il dressa avec le tschandrie (voiturier), un contrat écrit en hindoustani, par lequel je devais lui payer immédiatement la moitié du prix de transport, quinze roupies, et il devait recevoir l’autre moitié à Kottah, où il était obligé de me conduire en quinze jours. Pour chaque jour de retard j’avais le droit de lui retenir trois roupies. Le docteur Sprenger me donna en outre un de ses plus fidèles tscheprasse[99], et son excellente et chère femme me pourvut d’une bonne et chaude couverture, et de provisions de toute sorte, si bien que mon baili pouvait à peine tout contenir.

Ce fut le cœur serré que je me séparai de mes excellents compatriotes. Dieu fasse que je ne meure pas sans les avoir revus!

Le 30 janvier 1848, au matin, je quittai Delhi. Le premier jour nous fîmes peu de chemin, seulement neuf coos{345} (18 milles) jusqu’à Faridabad; il fallait d’abord que nos bêtes se missent en train. Les six premiers coos m’offrirent quelques distractions, car il y avait des deux côtés de la route une multitude de ruines dont j’avais déjà visité un grand nombre avec mes amis quelques jours auparavant.

Cette nuit, comme toutes les suivantes, je la passai dans un seraï. Je n’avais ni tente ni palanquin, et il n’y a pas de bongolos sur cette route. Les seraïs des petits endroits ne sont pas, hélas! à comparer à ceux des grandes villes. Les cellules, faites de terre séchée au soleil, n’ont guère plus de 2 mètres de long et de large, et l’entrée étroite, haute de 2 mètres 30 centimètres, est sans porte; l’intérieur est vide. A mon étonnement je les trouvai toujours très-propres; on m’y apportait aussi partout une sorte de tréteau en bois revêtu d’un filet et de cordes, sur lequel je jetais ma couverture et qui me faisait une couche superbe. Le tscheprasse se plaçait devant l’entrée de ma cellule, comme les mamelouks de Napoléon; mais il y goûtait un sommeil bien plus profitable que le leur, car dès la première nuit il n’entendit rien d’un débat très-animé que je soutins avec un très-gros chien, attiré par mon panier aux provisions si bien rempli.

31 janvier. Vers midi, nous traversâmes la petite ville de Balamgalam, où se trouve une petite station militaire anglaise, une mosquée et un temple hindou tout nouvellement construit. Nous passâmes la nuit dans la petite ville de Palwal.

Dans ce pays, les paons sont très-communs; je voyais tous les matins des douzaines de ces beaux oiseaux sur les arbres, dans les champs et même dans les villes, où ils viennent demander aux indigènes leur nourriture.

1er février. Notre station de nuit fut aujourd’hui la petite ville de Cossi. Pendant les derniers coos nous avions été devancés par beaucoup d’indigènes empressés d’arriver à la ville, dans l’intérieur et au dehors de laquelle se tenait{346} un marché important. Ce marché offrait l’image de la plus grande confusion. Les animaux se tenaient de tous côtés au milieu d’un nombre infini de meules de blé et de foin; les marchands criaient et vantaient sans discontinuer leur marchandise; ils tiraient à droite et à gauche les acheteurs, usant moitié de persuasion, moitié de force, et ceux-ci ne faisaient pas moins de bruit. C’était un tumulte vraiment étourdissant. Je fus surtout étonnée de la quantité prodigieuse de cordonniers qui, au milieu des bottes de foin et de paille entassées, avaient dressé leur simple établi, une toute petite table chargée de poix, de fil et de cuir, et qui raccommodaient à l’envi la chaussure de leurs pratiques. Ici comme ailleurs je remarquai que l’indigène est loin d’être aussi paresseux qu’on veut bien le dire, et qu’il saisit, au contraire, toutes les occasions de gagner quelque monnaie.

A l’entrée de la ville, je trouvai tous les seraïs combles; il me fallut traverser Cossi d’un bout à l’autre pour me loger à l’autre extrémité. La porte de la ville semblait promettre beaucoup; elle s’élançait fièrement dans les airs avec une voûte élevée: aussi j’espérais y voir des édifices proportionnés. Je trouvai.... de misérables cabanes en terre glaise et des rues si étroites, que les piétons étaient forcés de se ranger sous les portes des cabanes pour laisser passer notre attelage.

2 février. A quelques coos avant Matara, nous nous détournâmes de la route frayée qui conduit de Delhi à Mutra, ville encore placée sous la domination anglaise.

Matara est une jolie petite ville avec une charmante mosquée, de larges rues et des maisonnettes en maçonnerie, dont plusieurs même sont ornées de galeries, de piliers ou de sculptures de grès rouge.

Le paysage ne varie pas; ce sont toujours de vastes plaines, où des bruyères succèdent aux champs de blé, des champs de blé aux bruyères brûlées par le soleil. Les{347} épis étaient déjà très-hauts, mais entremêlés de tant de fleurs jaunes, qu’on pouvait se demander si c’était du blé ou de l’ivraie qu’on avait semé.

La culture du coton est très-considérable en ce pays. Le cotonnier de l’Inde n’a ni la couleur ni la grosseur de celui de l’Égypte, mais la bonté du coton ne dépend pas de la grosseur de l’arbuste, et c’est justement le coton de ce pays que l’on dit le plus fin et le plus beau.

Dans ces immenses plaines, j’aperçus de temps en temps des maisonnettes élevées d’une manière artificielle sur des buttes de terre glaise, et hautes de deux à trois mètres. On n’y arrivait pas par des escaliers, mais on y montait par des échelles que l’on pouvait retirer la nuit. Autant que j’ai pu saisir le sens de quelques expressions de mon domestique, que je ne comprenais qu’à moitié, ce genre de construction sert à garantir des familles isolées contre les visites des tigres, qui se trouvent ici en grande quantité.

3 février. Baratpoore.—Nous passâmes par une contrée où l’on apercevait çà et là des buissons et des arbustes rabougris, phénomène rare dans ce pays peu boisé. Mon guide honora aussi ces chétifs halliers du nom ambitieux de jungles; je les aurais plutôt comparés aux broussailles et aux buissons nains et tremblants de l’Islande. A l’extrémité de ce canton couvert de maigres arbustes, tout le paysage prit un aspect extraordinaire; le sol se trouvait en beaucoup d’endroits déchiré et éboulé comme à la suite d’un tremblement de terre.

Dans le seraï de Baratpoore, je fus bien près d’avoir peur. J’y rencontrai beaucoup d’indigènes, plusieurs soldats, et surtout quelques hommes à l’air féroce qui menaient avec eux des faucons dressés. N’étant plus sur le territoire qui relève de l’Angleterre, je me trouvais livrée à la merci de cette multitude; mais loin de m’insulter, tous me marquèrent beaucoup de politesse et de déférence, et{348} me firent le soir et le matin un salut (salam) très-amical, en portant la main du front à la poitrine. J’ai de la peine à croire que dans nos pays d’Europe des hommes de cette classe m’eussent témoigné les mêmes respects.

Le 4 février, je saluai avec plaisir la petite ville de Biana, située au pied d’une basse chaîne de montagnes. Depuis longtemps je n’avais rien vu de semblable, et on ne saurait croire combien on se trouve heureux de rencontrer enfin un paysage où une succession de montagnes et de vallées charme la vue et rompt la monotonie. Avant d’arriver à Biana, nous passâmes près de vastes cimetières mahométans, ornés de beaucoup de petits temples, mais à moitié en ruines, et où l’on ne voyait presque plus de sarcophages. Biana a été jadis, dit-on, belle et florissante, mais aujourd’hui elle est dans un triste état. Aux portes de la ville, nous fûmes assaillis par une troupe de femmes dont chacune cherchait par des éloges étourdissants à nous faire choisir son seraï.

5 février. De l’autre côté de Biana, à deux pas de la porte, je vis deux beaux monuments, des temples ronds avec de hautes coupoles; les barreaux des fenêtres étaient en pierre et artistement ciselés.

Les champs et les prés étaient bordés de lignes serrées de figuiers indiens, ce que je n’avais vu nulle part qu’en Syrie et en Sicile. Sur la droite de la route s’étendait une chaîne de montagnes, dont le point culminant était surmonté d’un fort. L’habitation du commandant, au lieu d’être protégée par les murs, s’élevait de beaucoup au-dessus d’eux; elle était entourée de jolies verandas, et sur la terrasse du principal corps de logis il y avait un beau pavillon reposant sur des colonnes. Les ouvrages avancés descendaient jusque dans la vallée. Devant nous s’étendait une grande plaine bornée de tous côtés de chaînes de collines.

A peine eûmes-nous fait environ sept coos, que nous{349} rencontrâmes des monuments situés au milieu d’enceintes d’un genre tout particulier. Sur une petite place ombragée de beaux arbres, de nombreuses dalles de pierre de plus de deux mètres de haut et de plus d’un mètre de large formaient un mur rond au milieu duquel se trouvaient trois monuments de forme ronde, comme des dessus de cloches, en grandes pierres de taille; leur base pouvait être de 4 mètres, et leur hauteur de 2 mètres. Ils étaient fermés de toutes parts, et on ne pouvait y pénétrer.

J’eus aussi occasion de voir le même jour une nouvelle espèce d’oiseaux, qui, par la forme et la grosseur, ressemblaient au flamingo; ils avaient de belles ailes; leur plumage reflétait le gris blanc le plus délicat, et leur tête était ornée de plumes pourpres.

La ville de Hindon, passablement grande, nous abrita cette nuit. La seule chose qui me frappa ici, fut un palais dont les fenêtres étaient si petites, qu’elles paraissaient devoir servir plutôt à des poupées qu’à des hommes.

6 février. Au moment de quitter le seraï, trois hommes armés vinrent se planter devant mon baili, et malgré les cris de mes gens, m’empêchèrent de sortir. Enfin au milieu des clameurs, je compris qu’il s’agissait de quelques bais[100] que ces hommes réclamaient pour avoir passé la nuit devant la porte de ma chambre à coucher, et que mes gens refusaient de leur donner. Sans doute le seraï n’avait pas inspiré assez de confiance au tscheprasso, et il avait demandé la veille au serdar (juge) une garde de sûreté. Ces hommes pouvaient avoir dormi tout à leur aise dans quelque coin du vestibule et avoir rêvé qu’ils veillaient, car il est certain que pendant cette dangereuse nuit j’avais jeté plus d’une fois les yeux sur la cour, et jamais je n’avais découvert un de ces gardiens; mais que peut-on aussi demander pour quelques bais? Je m’em{350}pressai de leur faire le petit don auquel ils tenaient tant; aussitôt ils firent militairement demi-tour à gauche, et après force salam, ils me laissèrent continuer ma route. Si j’avais été disposée à avoir peur, il y a déjà plusieurs jours que la vue des indigènes aurait dû me remplir de transes continuelles. Car ils étaient tous, jusqu’aux bergers, armés de sabres, d’arcs et de flèches, de fusils avec mèches allumées, de gros gourdins ferrés et même de petits boucliers de fer laminé.

Mais rien ne fut capable de me faire sortir de la tranquillité d’âme dont je jouissais: ignorant la langue du pays et n’ayant à côté de moi que mon vieux tscheprasso, je n’en avais pas moins la conviction intime que ma dernière heure n’était pas encore venue.

Cependant je ne fus pas fâchée de passer en plein jour par les affreuses gorges et les profondes crevasses que nous eûmes à franchir pendant plusieurs coos.

De ces gorges nous pénétrâmes dans une grande vallée, à l’entrée de laquelle se trouvait un fort bâti sur une montagne isolée. A deux coos plus loin nous rencontrâmes un petit groupe d’arbres au milieu desquels se trouvait une petite terrasse de pierre haute de 1 mètre 75 c., sur laquelle s’élevait la statue en pierre d’un cheval de grandeur naturelle. A côté on avait creusé un grand puits, espèce de citerne revêtue intérieurement de gros blocs de grès rouge, où l’on arrivait par trois escaliers.

On trouve souvent dans l’Inde, surtout dans les contrées où comme ici on n’a pas de bonnes sources, des citernes de ce genre et de beaucoup plus grandes encore entourées de superbes manguiers et de tamariniers. Les Hindous et les Mahométans vivent dans cette belle croyance qu’ils s’assureront plus facilement la félicité future s’ils construisent des travaux d’utilité publique. Quand ce sont des Indiens qui ont établi ces réservoirs d’eau et planté ces groupes d’arbres, on voit d’ordinaire s’élever à côté{351} quelques emblèmes de leurs divinités taillées en pierre, ou bien des pierres peintes en rouge. Auprès de plusieurs puits et citernes se trouve posté un homme chargé d’aller chercher de l’eau ou d’en puiser pour le voyageur fatigué.

Cette institution a son beau côté; mais d’autre part on se sent pénétré de dégoût quand on voit les voyageurs descendre dans ces réservoirs pour s’y laver et y faire leurs ablutions. A quoi cependant la soif ne nous réduit-elle pas! je fis comme tout le monde, je remplis ma cruche de cette eau.

7 février. Duugerkamaluma, petit endroit au pied d’une jolie montagne. Non loin de la station, nous eûmes encore un vrai désert d’Arabie à traverser; mais par bonheur il n’était pas d’une grande étendue.

D’ailleurs les sables de l’Inde peuvent être cultivés; on n’a qu’à creuser à un ou deux mètres, et partout on trouve assez d’eau pour arroser les champs. Dans ce petit désert il y avait aussi quelques champs de froment d’une très-belle apparence.

Cette après-midi, je crus un instant que je serais forcée de faire usage de mon pistolet pour terminer un différend. Mon voiturier demandait sans cesse que tout le monde lui fît place. Quand on ne l’écoutait pas il jurait et pestait. Nous rencontrâmes cinq ou six voituriers armés qui ne prirent pas garde aux cris de mon cocher: aussi celui-ci, plein de fureur, leva son fouet et menaça de les frapper.

Si l’on en était venu à un combat, nous aurions eu certainement le dessous, malgré mon intervention; mais on s’en tint de part et d’autre à des injures, et les voituriers se rangèrent pour laisser passer mon cocher.

J’ai remarqué, en général, que l’Indien n’épargne ni les cris ni les menaces, mais qu’il ne se porte jamais à des voies de fait. J’ai beaucoup fréquenté et observé le peuple, et j’ai souvent assisté à des querelles et à des disputes, mais jamais à des rixes. Quand une dispute se prolonge,{352} ils poussent le flegme jusqu’à s’asseoir pour la terminer. Les gamins même ne se chamaillent et ne se battent ni pour jouer ni tout de bon. Une seule fois, je vis deux garçons se quereller sérieusement. L’un d’eux s’oublia au point de donner un soufflet à l’autre; mais il le fit avec autant de ménagement que si le coup lui eût été destiné à lui-même. Le battu se frotta la joue avec la manche, et tout en resta là; d’autres garçons étaient restés spectateurs, mais aucun n’avait pris fait et cause pour l’un ou l’autre des deux champions. Cette douceur peut provenir en partie de ce que le peuple mange peu de viande, et que sa religion lui impose beaucoup de compassion pour les animaux; mais je crois qu’à ce sentiment se mêle aussi un peu de lâcheté. Je me suis laissé dire qu’on a beaucoup de peine à décider un Hindou à entrer sans lumière dans une chambre obscure. Un cheval ou un bœuf fait-il le moindre saut, le moindre écart, grands et petits se dispersent effrayés et en poussant des cris. Cependant des officiers anglais m’ont affirmé que les cipayes (soldats indigènes au service des Anglais) sont assez braves. Cette bravoure leur vient-elle avec l’habit ou bien par l’exemple des Anglais?

Ces derniers jours, je vis beaucoup de plantations de pavots d’un aspect merveilleux; leurs feuilles sont grasses et luisantes, leurs fleurs larges et de diverses couleurs. On recueille l’opium d’une manière très-simple, mais en même temps très-pénible. On fait le soir plusieurs entailles aux têtes de pavot avant qu’elles soient arrivées à une pleine maturité. De ces entailles jaillit l’opium le plus pur; c’est un suc blanc et visqueux, qui s’épaissit aussitôt à l’air, et qui forme de petites bulbes. On les enlève le matin avec un couteau, et on les met dans des vases qui ont la forme de petits gâteaux. On obtient un opium d’une nature inférieure en pressant et en faisant cuire les têtes et les tiges de pavot.

Dans plusieurs livres, entre autres aussi dans le Journal{353} des voyages[101] de Zimmermann, j’avais lu que le pavot atteignait, dans l’Inde et dans la Perse, une hauteur de 12 à 13 mètres; que la capsule avait la grosseur d’une tête d’enfant et renfermait près d’une mesure de semence; mais il n’en est rien. J’ai vu les plus belles plantations dans l’Inde et plus tard aussi dans la Perse, et nulle part je n’ai trouvé que les plants eussent plus d’un mètre ou d’un mètre et demi; la grosseur de la capsule pouvait tout au plus se comparer à un petit œuf de poule.

8 février. Madopoor, misérable village au pied de basses montagnes. Aujourd’hui encore nous passâmes par de terribles gorges et sur des crevasses qui, contrairement à celles que nous avions rencontrées la veille, n’étaient pas dans le voisinage de la montagne, mais au milieu de la plaine. En revanche, nous jouîmes de la vue de quelques palmiers, les premiers qu’il nous était donné de voir depuis Bénarès; mais ils ne portaient pas de fruits.

Ce qui me surprit encore plus, ce fut de rencontrer, dans ces régions dépourvues d’arbres et de buissons, quelques tamariniers, bananiers ou manguiers, qui, plantés et cultivés avec le plus grand soin, venaient et réussissaient parfaitement. Leur prix est doublé par la certitude qu’on a de trouver sous ces arbres un puits ou une citerne.

9 février. Indergur, petite ville insignifiante. Nous approchâmes beaucoup de la basse chaîne de montagnes que nous avions déjà vue la veille; bientôt nous nous trouvâmes au milieu de vallées étroites, dont de hauts pans de roches semblaient défendre l’issue. Sur quelques-unes des cimes les plus élevées, il y avait de petits kiosques consacrés à la mémoire des suttis: c’est ainsi qu’on appelle les femmes qui se font brûler vives avec les corps de leurs maris. Au dire des Hindous, elles n’y sont point forcées;{354} mais quand elles ne le font pas, les parents les raillent et les méprisent; aussi la crainte de se voir repoussées de toute société les fait consentir à cet horrible sacrifice. Habillées et parées magnifiquement, étourdies et rendues à moitié folles par l’abus de l’opium, elles sont conduites au milieu de chants et de cris d’allégresse à l’endroit où le corps du mari, enveloppé de mousseline blanche, est placé sur le bûcher. Au moment où la victime se jette sur le cadavre, le bûcher est allumé de tous côtés. En même temps on entend résonner une musique bruyante. Tout le monde se met à crier et à chanter pour couvrir les gémissements de la pauvre femme. Après l’auto-da-fé, les ossements sont recueillis, mis dans une urne et enterrés sur quelque éminence au-dessous d’un petit monument. Il n’y a que les épouses des riches ou des gens distingués (et entre elles seulement l’épouse favorite) qui jouissent du bonheur d’être ainsi brûlées. Depuis la conquête de l’Hindoustan par les Anglais, ces scènes d’horreur sont défendues.

Les montagnes alternaient avec les plaines, et vers le soir nous arrivâmes à des chaînes de montagnes encore plus belles. Nos regards furent charmés par la vue d’un petit fort tout découvert, placé sur la pente d’une montagne, et dont on distinguait parfaitement les mosquées, les casernes, les petits jardins, etc. C’est au pied de ce fort que se trouvait le seraï où nous allions passer la nuit.

10 février. Notara. Nous traversâmes longtemps des vallées étroites par des routes si pierreuses, que je pouvais à peine supporter les cahots de la voiture et que je pensais que le baili allait à tout instant se briser en mille morceaux. Tant que les rayons du soleil ne me tombèrent pas verticalement sur la tête, je marchai à pied; mais bientôt je fus forcée de me réfugier sous la toile qui couvrait le baili. Je m’enveloppai le front, et, me cramponnant aux deux coins de la charrette, je me résignai à{355} mon sort. Les jungles dont nous étions entourés n’étaient guère plus beaux que ceux de Baratpoor; mais ils me fournirent plus de distractions, car ils étaient animés par des singes sauvages. Ces animaux étaient assez grands, avaient le poil d’un jaune foncé, des figures noires et de longues queues très-peu velues. Les inquiétudes de la guenon, quand j’effarouchais ses petits, étaient extrêmement divertissantes. Aussitôt elle en prenait un sur son dos, l’autre s’accrochait par devant sur sa poitrine, et chargée de ce double fardeau, elle ne sautait pas seulement de branche en branche, mais d’arbre en arbre.

Si j’avais été douée d’un peu plus d’imagination, j’aurais pris cette forêt pour un bois enchanté; car indépendamment des joyeuses troupes de singes, je vis encore beaucoup de choses curieuses. Les flancs et les débris de rochers sur la gauche de notre chemin avaient les formes les plus variées et les plus étranges: quelques-uns ressemblaient à des ruines de maisons ou de temple; d’autres à des arbres. Je distinguai entre toutes ces formes fantastiques une figure qui ressemblait tellement à une femme avec un petit enfant sur le bras, que l’on avait de la peine à se défendre de compassion en la voyant ainsi morne et sans vie!

Plus loin était une grande porte imposante dont le caractère me causa une telle illusion, que je fus longtemps à chercher les ruines de la ville à laquelle elle semblait conduire.

Près des jungles, adossée contre un puissant mur de rochers et défendue encore par des fortifications, est située la petite ville de Lakari. Un superbe étang, un grand puits avec un magnifique portique, des terrasses ornées de divinités hindoues, et des tombeaux mahométans sont disséminés tout autour dans un charmant désordre.

Devant Notara, je trouvai quelques autels avec le taureau sacré taillé en grès rouge.

Dans la ville même il y avait un joli monument, un{356} temple ouvert et à colonnes, sur une terrasse en pierres, entourée de beaux bas-reliefs représentant des éléphants et des cavaliers.

Comme il n’y avait pas de seraï à Notara, je me trouvai forcée d’aller chercher un abri de rue en rue. Mais personne ne voulut recueillir la chrétienne; ce n’était pas par manque de bonté, mais à cause d’une superstition qui fait regarder comme souillée toute maison visitée par une personne d’une autre croyance. On étend même cette opinion à une foule d’autres objets.

Je me trouvai réduite à passer la nuit dans une veranda ouverte.

Dans la même ville, j’assistai à une scène qui dénote la bonté de ce peuple. Un âne estropié, soit de naissance, soit par accident, se traînant avec beaucoup d’efforts, mit plusieurs minutes à traverser la rue. Quelques hommes arrivant avec leurs bêtes de somme s’arrêtèrent et attendirent avec la plus grande patience, sans proférer le moindre cri et sans lever la main pour exciter la pauvre bête à presser le pas. Plusieurs habitants sortirent de leurs cabanes et lui jetèrent de la nourriture; chaque passant s’empressa de lui faire place. Cette délicatesse me toucha infiniment.

Dans quelques grandes villes de l’Inde, il y a même des hôpitaux fondés pour des animaux vieux ou invalides; on les y soigne jusqu’à la fin de leur vie. Je vis deux de ces établissements, et j’y trouvai des bêtes à qui l’on aurait certainement rendu service en les tuant pour les délivrer des plus cruelles souffrances et d’infirmités incurables. Mais les Hindous ne tuent aucune bête.

11 février. Aujourd’hui, le treizième jour de mon voyage, j’arrivai à Kottah.

Je fus très-contente de mon domestique et de mon voiturier, comme en général de tout le voyage. Les propriétaires des seraïs ne m’avaient pas demandé plus qu’aux indigènes, et ils avaient eu pour moi toutes les complai{357}sances qui pouvaient se concilier avec les sévères préceptes de leur religion. J’avais passé les nuits dans des cellules ouvertes de toutes parts, et quelquefois même sous la voûte du ciel, entourée des gens de la dernière classe, et je n’avais jamais été offensée ni par des paroles outrageantes, ni par des gestes menaçants. Jamais on ne m’enleva rien, et quand je donnais une bagatelle à un enfant[102], un morceau de pain, du fromage ou quelque chose de semblable, les parents cherchaient aussitôt à me témoigner leur reconnaissance en me faisant d’autres dons et en me rendant toute espèce de petits services. Ah! si les Européens savaient combien il est facile de s’attacher par de bons procédés ces hommes si doux, véritables enfants de la nature! Mais malheureusement ils veulent régner par la violence, et ils traitent ce pauvre peuple avec mépris et avec dureté.

Kottah est la capitale du royaume de Radschpatan. Ici, comme dans toutes les provinces auxquelles le gouvernement a laissé des princes indigènes, se trouve un fonctionnaire anglais qui porte le titre de résident. On pourrait vraiment l’appeler le roi ou du moins le gouverneur du roi; car le roi nominal ne peut rien faire sans son consentement. Ce pauvre prince n’a pas même le droit de franchir les frontières de ses États sans l’autorisation du résident.

Les grandes forteresses du pays ont des garnisons anglaises, et sur différents points on a établi de petites stations militaires.

Cette surveillance est, sous certains rapports, utile, sous d’autres très-nuisible au peuple. S’il est sévèrement interdit aux veuves de se brûler[103], si l’on a aboli ces supplices cruels qui consistaient à faire écraser les condamnés{358} par des éléphants ou à les attacher à la queue d’un éléphant pour être traînés jusqu’à la mort, en échange les impôts ont augmenté singulièrement, et le roi est obligé de payer un tribut considérable pour acheter le droit de gouverner d’après la volonté du résident. Ce tribut, il le prend naturellement dans la bourse du peuple. Le roi de Radschpatan paye, tous les ans 3 lacks (300 000 roupies) au gouvernement anglais.

Le résident de Kottah, le capitaine Burdon, était un ami intime du docteur Sprenger qui l’avait prévenu de mon arrivée. Malheureusement il avait été forcé de faire une tournée d’inspection dans les diverses stations militaires; mais avant de partir, il avait pris toutes les mesures pour ma réception, et il avait prié le docteur Rolland[104] de veiller à ce que tous ses ordres fussent exécutés. On poussa la prévenance jusqu’à envoyer au-devant de moi à la dernière station de nuit, des journaux, des livres et des domestiques; mais ils ne me trouvèrent pas, car, pour les deux dernières stations, mon voiturier s’était détourné de la grande route afin de prendre un chemin plus court.

Je descendis dans le beau bongolo du résident. Toute la maison était vide. Mme Burdon avait accompagné son mari avec ses enfants, comme cela se fait ordinairement aux Indes, où le changement d’air fréquent est regardé comme nécessaire à l’Européen. La maison, les domestiques et les cipayes, le palanquin et l’équipage du capitaine en un mot, tout était à ma disposition, et pour compléter mon bonheur, le docteur Rolland eut la bonté de me servir de guide dans toutes mes excursions.

12 février. Dès que le roi Ram-Singh fut instruit de mon arrivée, il m’envoya de grands paniers remplis de fruits et de douceurs, et en même temps, ce qui me causa bien plus de plaisir, son éléphant favori bien paré avec un{359} officier à cheval et quelques soldats. Bientôt je me trouvai assise avec le docteur Rolland sur la haute hauda[105], et je me rendis à la ville voisine.

Kottah compte environ 30 000 habitants, et est situé près du fleuve Tschumbal, dans une vaste plaine parsemée de rochers, à plus de 433 mètres au-dessus du niveau de la mer. La ville, qui se présente bien, est entourée de solides ouvrages de fortification, sur lesquels on a placé 50 canons.

Les alentours les plus proches sont couverts de rochers, stériles et déserts. L’intérieur de la ville est divisé par trois portes en trois parties. La première est habitée par la classe pauvre et a l’air très-misérable. Les deux autres, où demeurent les marchands et les gens aisés, offrent un aspect infiniment supérieur. La grande rue, quoique tortueuse et pierreuse, est cependant assez large pour que l’on puisse passer sans difficulté à côté des voitures et des bêtes de somme.

La construction des maisons est excessivement originale. Déjà à Bénarès la petitesse des croisées m’avait frappée; ici elles sont si étroites et si basses, que c’est à peine si l’on peut y passer la tête; la plupart ont au lieu de vitres des barreaux de fer délicatement travaillés. Beaucoup de maisons ont de grands balcons, d’autres aux premiers étages de grandes galeries qui reposent sur des colonnes et occupent toute la façade de la maison; beaucoup de ces galeries sont divisées par des cloisons en grands et petits salons ouverts; aux deux coins se trouvent de jolis pavillons, et au fond des portes conduisent dans l’intérieur de la maison.

C’est dans ces galeries surtout que se traitent les affaires et que se font les ventes; elles sont aussi le rendez-vous de gens oisifs qui, accroupis sur des nattes et des tapis, fument leur huka et s’amusent à voir passer la foule.

{360}

Dans d’autres maisons, les murs extérieurs étaient couverts de peintures à fresque représentant de terribles géants, des tigres, des lions deux ou trois fois grands comme nature, qui montraient la langue en faisant d’affreuses grimaces, ou bien des divinités, des fleurs, des arabesques, etc., tout cela jeté pêle-mêle sans goût et sans esprit, dessiné pitoyablement et souvent barbouillé des couleurs les plus grotesques.

Mais ce qui fait le plus bel ornement de la ville, ce sont les nombreux temples hindous, qui s’élèvent tous sur des terrasses de pierres et qui sont infiniment plus hauts, plus étendus et plus beaux que ceux de Bénarès, à l’exception du Visvishas. Les temples sont ici construits au milieu de portiques ouverts et à arcades, ornés de plusieurs tours carrées et surmontés de coupoles de 7 à 13 mètres de haut. Au milieu se trouve le sanctuaire, petite pièce soigneusement fermée. La porte qui y donne entrée est couverte de belles sculptures ainsi que les colonnes et les frises; les tours carrées sont aussi bien travaillées que celles de Bénarès. Sous les portiques, il y a de vilaines idoles et des emblèmes dont plusieurs sont peints d’un rouge clair. Les parties latérales des terrasses sont ornées d’arabesques, d’éléphants et de chevaux taillés en bas-relief.

Le palais du roi est situé à l’extrémité de la troisième partie de la ville et forme une ville dans la ville, ou pour mieux dire une citadelle dans la forteresse, puisqu’elle est entourée d’énormes murs fortifiés, non-seulement contre l’extérieur, mais aussi contre la ville. Il y a beaucoup de grands et de petits édifices dans l’enceinte de ces murs; mais, en dehors de leurs belles galeries, ils n’offrent rien de remarquable.

Si le résident avait été à Kottah, j’aurais été présentée à la cour; mais en son absence l’étiquette s’opposait à ce que je visse le roi.

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De la ville nous nous rendîmes à Armornevas, un des petits châteaux de plaisance du roi. Le chemin était excessivement mauvais, rempli de masses de rochers et de grosses pierres. Aussi je ne pouvais assez admirer l’habileté de notre éléphant, qui savait trouver une place pour ses pieds massifs et trotter avec autant de vitesse que s’il avait suivi la plus belle route.

Quand j’exprimai à M. Rolland ma surprise de ce que le roi, qui allait si souvent à son château, ne faisait pas ouvrir une route praticable, il me répondit que c’était un principe chez tous les souverains de l’Inde de ne pas établir de voies de communication, parce que, à leur avis, des routes frayées facilitaient trop à l’ennemi les moyens de pénétrer dans le pays.

Le château est petit et insignifiant. Il est situé près du fleuve Tschumbal, qui s’est pratiqué dans les rochers un lit excessivement profond.

Des gorges et des groupes de rochers pittoresques longent les bords du fleuve.

Le jardin du château est tellement rempli d’orangers, de citronniers et d’autres arbres, qu’il n’y aurait pas la moindre place pour le plus petit parterre de fleurs ou la plus petite pelouse de gazon. On trouve très-peu de fleurs dans les jardins indiens, et elles sont toujours à l’entrée. Les allées sont des chaussées en maçonnerie élevées de trois quarts de mètre, le sol étant toujours boueux et humide à cause de l’arrosement fréquent. La plupart des jardins que je vis par la suite ressemblaient à celui-ci.

Le roi s’amuse ici fréquemment à de petits combats d’animaux.

Un peu en amont du fleuve, on a établi sur de basses collines des tourelles qui servent à la chasse aux tigres. Ces animaux, traqués de toutes parts, sont amenés peu à peu vers l’eau et toujours resserrés de plus en plus jusqu’à ce qu’ils se trouvent à portée de fusil des tourelles. Le roi{362} avec sa société est assis en toute sûreté sur le plateau de la tourelle, et fait bravement feu sur les bêtes.

Près du château, on venait d’achever la construction d’un petit temple de bois, où il ne manquait plus que la chose essentielle, l’aimable idole elle-même. Grâce à cette heureuse circonstance, nous pûmes pénétrer dans le sanctuaire. Il était composé d’un petit kiosque de marbre placé au milieu du portique. Le temple et les colonnes étaient barbouillés d’assez mauvaises peintures à couleurs extrêmement tranchantes. Il est singulier que les Hindous et les mahométans ne se soient jamais appliqués à la peinture; car aucun de ces peuples ne nous a donné de bons tableaux ni de bons dessins, tandis qu’ils ont fait des choses remarquables en architecture, en bas-reliefs et en mosaïques.

D’Armornevas nous nous dirigeâmes vers la petite île de Cotrikatalan, située près de la ville, dans un petit lac. Ici l’on voit également un tout petit château avec un petit jardin, mais qui se présentent infiniment mieux du rivage que de près.

Nous terminâmes notre course en visitant un superbe bois de tamariniers et de manguiers, à l’ombre desquels se trouvent conservées dans de beaux monuments les cendres de plusieurs souverains. Ces monuments se composent de temples ouverts auxquels conduisent de larges escaliers de dix à douze marches. Ces escaliers sont décorés de chaque côté d’éléphants de pierre. Quelques-uns des temples sont ornés de belles sculptures.

La soirée fut remplie par toutes sortes de divertissements.

Le bon docteur voulut me faire connaître les divers tours de force des Hindous, dont cependant la plupart n’étaient pas neufs. C’est ainsi qu’un jongleur exhiba devant nous sa petite troupe de singes, dont les tours ne manquèrent pas de nous faire beaucoup rire.

{363}

Un autre se passa autour du corps les serpents les plus venimeux[106] et laissa ramper de grands scorpions sur ses bras et sur ses jambes.

A la fin parurent quatre danseuses élégantes vêtues de mousseline brodée d’or et d’argent et surchargées de parures. Toutes les parties du corps, les oreilles, le front, le cou, la poitrine, les cuisses, les mains, les bras, les pieds, étaient couverts d’or, d’argent et de pierreries; les doigts de pieds même en étaient ornés, et du nez pendait jusque par-dessus la bouche un grand cercle avec trois pierres précieuses. Deux danseuses entrèrent d’abord en scène; elles exécutèrent les mêmes figures que j’avais déjà vu exécuter à Bénarès; seulement elles les faisaient bien plus vite et tournaient de toutes manières les doigts, les mains et les bras. Certes on aurait pu dire d’elles à juste titre qu’elles dansaient avec les bras et non avec les pieds. Elles dansèrent dix minutes sans chanter, puis elles se mirent à pousser des cris aigus et discordants; leurs mouvements devinrent peu à peu plus rapides et plus désordonnés, jusqu’à ce qu’au bout d’une demi-heure la voix et la force leur manquèrent. Épuisées, elles abandonnèrent la place à leurs sœurs, qui répétèrent la même scène.

Le docteur Rolland m’assura qu’elles représentaient une histoire d’amour, où toutes les vertus comme la douceur, la fidélité et la confiance, et toutes les passions comme la haine, la vengeance et le désespoir avaient un rôle. Les musiciens, placés tout près des danseuses, suivaient chacun de leurs mouvements.

Tout l’espace employé est à peine de 3m,30 de long, et 2m,60 de large. Les bons Hindous s’amusent des heures{364} entières à ces scènes sans goût dont ils ne peuvent se lasser.

Je me souviens d’avoir lu dans des livres que les danseuses indiennes étaient bien plus gracieuses que celles de l’Europe, que leur chant était très-mélodieux et leur pantomime délicate et émouvante. Je voudrais bien savoir si les auteurs de pareils livres ont été vraiment aux Indes. Je ne trouvai pas moins exagérées les descriptions d’autres voyageurs qui prétendent qu’on ne peut rien voir de plus immoral que les danses indiennes. Je me permettrai à mon tour de demander s’ils ont vu la sammaquecca et la refolosa à Valparaiso, s’ils ont vu les dames de Taïti ou bien nos danseuses en tricots couleur de chair?

Le costume des femmes à Radschpatan et dans quelques contrées de Bundelkund diffère beaucoup de celui des autres pays de l’Inde. Elles portent de longues robes de couleur à larges plis, des corsets très-serrés et si courts qu’ils couvrent à peine la poitrine, et elles mettent par-dessus un mouchoir blanc ou bleu dont elles enveloppent le buste, la tête et la figure, et dont elles laissent pendre une partie par devant, en guise de tablier. Les jeunes filles, qui n’ont pas toujours la tête enveloppée, ressemblent presque dans ce costume à nos paysannes. Elles sont, comme les danseuses, surchargées de parures; quand elles ne peuvent pas les avoir en or ou en argent, elles se contentent d’un métal quelconque. Elles portent aussi autour des mains, des bras et des pieds des cercles en corne, en os ou en perles de verre. Elles ont aux pieds des grelots, de sorte qu’on les entend venir de soixante pas. Les doigts de pieds sont couverts de larges et pesants anneaux, et du nez jusqu’au menton elles laissent pendre des anneaux qu’à chaque repas elles sont obligées de relever au-dessus du nez.

Je plains ces pauvres créatures, qui ont avec leur parure une fameuse charge à porter.

{365}

Dès leur enfance les Hindous se teignent en noir les sourcils et les paupières; souvent aussi ils se peignent sur les sourcils des raies bleu foncé de la largeur du doigt et des taches sur le front.

Les adultes se couvrent la poitrine, le front, le nez ou les tempes de couleurs rouges, blanches ou jaunes, selon qu’ils sont plus particulièrement attachés à telle ou telle divinité. Plusieurs portent des amulettes et de petites images suspendues au cou par des cordons. Aussi je les prenais d’abord pour des catholiques et je me réjouissais déjà des brillants succès des missionnaires. Mais m’étant approchée un jour d’un Hindou pour mieux examiner l’image, que vis-je? Vous croyez peut-être une gracieuse madone, une petite tête d’ange aux blondes boucles, un Antoine de Padoue en extase? Hélas non. Je vis les figures grimaçantes du dieu Chiva aux huit bras; de Vichnou à la tête de bœuf, et de la déesse Kalli à la longue langue. Les amulettes renfermaient très-probablement un peu des cendres d’un de leurs martyrs brûlés, ou un clou, un petit morceau de peau, le cheveu d’un saint, l’éclat de l’os d’un animal sacré, etc.

13 février. Aujourd’hui le docteur Rolland me conduisit à la petite ville de Kesho-Rde-Patum, une des plus saintes de Bunda et de Radschpaton, située sur la rive opposée du Tschumbal, à 6 milles de Kottah. Beaucoup de pèlerins viennent s’y baigner, car ils regardent l’eau, dans cet endroit, comme excessivement sacrée. On ne peut pas leur en vouloir de cette croyance, quand on songe combien il y a de chrétiens qui donnent la préférence à l’image de la sainte Vierge de Marie Zell, d’Einsiedeln ou de Lorette, bien que toutes les autres images représentent exactement la même Vierge.

De beaux escaliers de pierre conduisent au fleuve, et dans de jolis kiosques on voit assis des brahmanes qui prennent de l’argent aux fidèles en l’honneur des dieux.{366} Sur un des escaliers était une très-grosse tortue; elle pouvait s’y chauffer au soleil tout à son aise; personne ne songeait à la prendre; elle venait du fleuve sacré: c’était peut-être le dieu Vichnou en personne[107]. Le long du fleuve il y a beaucoup d’autels de pierre avec de petits taureaux et autres emblèmes, également taillés en pierre.

La ville elle-même est petite et misérable; mais le temple est grand et beau.

On poussa ici la tolérance jusqu’à nous accorder l’entrée de tout le temple, ouvert de tous côtés et formant un octogone. Dans la partie supérieure, il est entouré de galeries dont une partie est destinée aux femmes, l’autre aux musiciens. Le sanctuaire est au fond du temple; cinq cloches étaient pendues devant; on les frappe quand des femmes entrent dans le temple; elles résonnèrent aussi à mon entrée. Ensuite on ouvrit la porte couverte de rideaux, et on nous accorda la vue de tout l’intérieur.

Nous vîmes là une petite compagnie d’idoles en pierre. Le peuple, qui nous avait suivi avec curiosité, fit entendre de légers murmures quand on ouvrit le sanctuaire. Je me retournai avec un peu d’émotion, croyant que c’était à nous qu’on en voulait, et je me préparais déjà aux plus grandes avanies, quand je reconnus que c’étaient des prières qu’ils récitaient à voix basse et dans une posture pleine de respect. Un des brahmanes chasse avec un grand balai les mouches assez hardies pour se poser sur les figures spirituelles des dieux.

Plusieurs chapelles contiguës au temple s’ouvrirent toutes devant nous; elles renfermaient des pierres ou des images peintes en rouge. Dans le péristyle, sous un petit toit, on voyait un saint en pierre qui était très-bien vêtu et qui avait même une casquette sur la tête.

Sur la rive opposée du fleuve s’élève une petite colline,{367} sur laquelle repose un grand taureau taillé assez massivement en pierre. Cette colline s’appelle la montagne sacrée.

Le capitaine Burdon a élevé, dans le voisinage de la montagne sacrée, une maison construite avec beaucoup de goût, qu’il habite quelquefois avec sa famille. J’y vis une belle collection d’oiseaux empaillés que le résident lui-même a apportée de l’Himalaya. J’admirai surtout les faisans, dont quelques-uns jetaient un véritable éclat semblable à celui du métal; il y avait des sujets non moins beaux parmi les coqs de bruyère.

Après avoir tout vu, je priai le docteur de me procurer, pour le lendemain, une occasion d’aller à Indor (180 milles). Il me surprit très-agréablement en m’apprenant que le roi l’avait chargé de me donner autant de chameaux qu’il m’en faudrait, ainsi que deux cipayes à cheval pour escorte. Je demandai deux chameaux, l’un pour moi et mon petit bagage, l’autre pour le chamelier et le domestique que me donna le docteur Rolland.

{368}

CHAPITRE XIV.

Les voyages à dos de chameau dans les Indes.—Rencontre de la famille Burdon.—Les femmes du peuple aux Indes.—Oudjein-Indor.—Le capitaine Hamilton.—Présentation à la cour.—Fabrication de la glace.—Le temple de rochers d’Adjunta.—Chasse au tigre.—Le temple de rochers d’Élora.—Le fort Dowlutabad.

14 février. Les chameaux avaient été demandés pour cinq heures du matin, mais ils n’arrivèrent qu’à midi et accompagnés chacun d’un conducteur. Quand les chameliers aperçurent mon petit coffre (qui pouvait peser 25 livres), ils furent tout interdits, ils ne savaient qu’en faire. J’eus beau leur expliquer comment on emballait en Égypte, et leur dire que j’avais toujours gardé mon petit paquet avec moi sur ma monture, ils avaient d’autres habitudes et ne voulaient pas s’en écarter.

Le voyage à dos de chameau est toujours désagréable et fatigant, et les secousses de l’animal causent à beaucoup de voyageurs la même indisposition que les roulis d’un vaisseau; mais, aux Indes, il devient presque insupportable, tant on sait mal s’arranger. Chaque chameau a son conducteur qui est assis sur le devant et occupe la bonne place, tandis que le voyageur trouve à peine un petit coin sur la croupe.

Le docteur Rolland me conseilla de me résigner pour le moment à mon sort: le lendemain, je trouverais le capitaine Burdon qui me procurerait facilement un transport plus commode. Je suivis son conseil; je fis porter mon paquet et je montai avec résignation sur mon chameau.

{369}

Nous traversâmes de vastes plaines où l’on remarquait principalement des plantations de lin considérables; nous longeâmes un bel étang près duquel était situé un joli palais, et nous atteignîmes vers le soir le village de Moasa, où nous passâmes la nuit.

Dans les pays placés sous l’autorité des princes indigènes, il n’y a ni postes, ni routes; mais dans toutes les villes, dans tous les villages sont établis des hommes chargés de montrer le chemin aux voyageurs et de porter leurs effets; on leur donne pour cela une bagatelle. Les personnes accompagnées d’une garde ou d’un tscherprasso du roi ou du gouverneur (aunil) ne payent rien. Les autres donnent de 1 à 4 bais par tête, suivant la distance.

A mon arrivée à Moasa, tout le monde accourut pour me servir: je voyageais avec les gens du roi; et dans cette contrée, une figure d’Européenne devenait déjà une rareté. On m’apporta du bois, du lait et des œufs. Ma table était partout servie avec la même frugalité; j’étais heureuse quand j’avais du riz cuit dans du lait ou quelques œufs: pour l’ordinaire, je n’avais que du riz, de l’eau et du sel. Un vase de cuir pour l’eau, une petite poële, une poignée de sel et un peu de riz et de pain était tout ce que j’emportais avec moi.

15 février. J’arrivai tard dans la soirée à Nurankura, petit endroit entouré de basses montagnes. Je trouvai là les tentes du capitaine Burdon, une servante et un domestique. Comme j’étais extrêmement fatiguée, je me retirai aussitôt dans une des tentes pour me livrer au repos. A peine m’étais-je étendue sur un divan, que la servante entra, et, sans me demander si j’y consentais, se mit à me frictionner dans tous les sens. Je voulais l’en empêcher, mais elle m’expliqua que quand on était aussi fatiguée, c’était une très-bonne chose, me pressa fortement le corps de haut en bas pendant un quart d’heure, et le résultat fut véritablement très-favorable: je me trouvai très-allégée,{370} très-fortifiée; ces frictions sont en grand usage aux Indes, comme dans tout l’Orient, surtout après le bain. Les Européens se soumettent volontiers aussi à cette opération.

La servante m’expliqua, moitié par signes, moitié par paroles, qu’on m’avait déjà attendue le matin, et qu’on m’avait préparé un palanquin dans lequel je pourrais dormir aussi bien que sous la tente. J’y consentis, et je repris mon voyage à onze heures de la nuit. Je n’ignorais pas que la contrée était infestée de tigres, mais plusieurs porteurs de torches nous accompagnaient et les tigres sont ennemis jurés du feu: je pouvais donc reprendre tranquillement mon sommeil interrompu.

A trois heures du matin on me fit arrêter auprès d’une seconde tente préparée pour me recevoir, et où je trouvai toutes les commodités.

16 février. Ce matin, je fis la connaissance de l’aimable famille Burdon. Les deux époux vivent au milieu de sept enfants qu’ils élèvent en grande partie eux-mêmes, heureux et contents, quoique réduits à peu près à eux seuls, puisque, excepté le docteur Rolland, aucun Européen n’habite Kottah. Ils ne reçoivent que très-rarement la visite d’officiers en passage, et depuis quatre ans, j’étais la première Européenne que Mme Burdon voyait.

Je passai très-agréablement la journée au milieu de cette famille. Je ne fus pas peu étonnée de retrouver ici tout le confortable que peuvent seules offrir les maisons les mieux ordonnées; et, à cette occasion, je vais raconter en quelques mots la manière dont les officiers et les employés anglais voyagent dans les Indes.

Avant tout, ils ont des tentes assez grandes pour contenir de deux à quatre chambres; j’en vis qui valaient plus de 800 roupies. Ils emportent les meubles qu’ils peuvent y mettre, depuis le tapis de pied jusqu’à l’élégant divan, et presque tous les instruments de cuisine et de ménage. Ils ont en outre un nombre infini de domes{371}tiques, dont chacun a son emploi qu’il connaît parfaitement.

A trois heures du matin, après avoir passé la nuit dans leur lit, les maîtres s’étendent ou s’asseoient sur leur palanquin, ou montent à cheval pour descendre au bout de quatre ou cinq heures (ils ne font jamais plus de quatre coos par jour) dans une tente toute dressée, où ils prennent le déjeuner fumant. Ils retrouvent là toutes les commodités de leur intérieur, se livrent à leurs occupations ordinaires, font leurs repas accoutumés, sont en un mot, tout à fait chez eux.

Le cuisinier se met toujours en route la nuit. Dès qu’on a quitté les tentes, on les ploie, on les emporte promptement et on les dresse avec la même rapidité; car on ne manque ni de mains ni de bêtes de somme.

Dans les pays les plus civilisés de l’Europe, on ne voyage pas avec autant de luxe et de commodité qu’aux Indes.

Le soir, il me fallut encore partir. Le bon M. Burdon voulait me donner son palanquin avec ses porteurs jusqu’à Indor; mais les malheureux me faisaient trop pitié. J’affirmai donc que je ne trouvais pas le voyage sur des chameaux désagréable, que je le préférais même au palanquin à cause de la vue. Je pris cependant pour mon petit coffre un troisième chameau, et je laissai ici les cipayes.

Nous fîmes ce soir encore 4 coos jusqu’à la petite ville de Patan.

17 février. Ce matin seulement je vis que Patan était situé sur une chaîne de collines pittoresques et offrait quelques temples assez beaux, avec des portiques ouverts où se trouvaient des statues de pierre, de grandeur naturelle. Les arabesques et les figures des statues étaient en relief et bien faites. Dans les vallées que nous traversâmes, il y avait beaucoup de pierres, comme du basalte et du quartz magnifiquement cristallisés.

{372}

Vers le soir, nous atteignîmes Batschbachar, petite ville misérable.

18 février. Runitscha est un peu plus grand et un peu plus beau. Il me fallut établir mon gîte au milieu du bazar, sous une veranda ouverte: il n’y a pas de serais sur cette route. La moitié de la population de la ville se rassembla aussitôt autour de moi et examina avec une grande attention tout ce que je faisais. Je leur donnai l’occasion d’étudier l’aspect d’une Européenne en colère, car j’étais très-irritée contre mes gens et je les tançais vertement, malgré mon peu de connaissance de la langue. En effet, ils laissaient les chameaux aller si lentement, que, bien que nous fussions en marche depuis le grand matin jusqu’à une heure assez avancée de la soirée, nous ne faisions pas plus de dix à onze coos, comme une voiture de bœufs. Je leur dis que cela ne devait plus arriver, et du reste cela n’arriva plus. Je dois à cette occasion contredire tous ceux qui prétendent que le chameau fait en moyenne quarante coos par jour, et que, même quand il va lentement, ses pas sont aussi écartés. J’observe tout très-exactement et je juge ensuite d’après mon expérience sans me laisser induire en erreur par mes lectures. Avant d’entreprendre un voyage, je note non-seulement les grandes distances, mais aussi l’éloignement des points intermédiaires; je combine, à l’aide d’amis expérimentés, mon plan de route de station en station, et je suis ainsi en état de tenir tête à mon guide, qui ne peut plus me dire que nous avons parcouru, par exemple, vingt ou trente coos, quand nous n’en avons fait que la moitié. Je pus observer en outre, dans le trajet de Delhi à Kottah, que je fis dans une voiture à bœufs, le train de plusieurs chameaux avec lesquels je me rencontrais tous les soirs aux mêmes stations. Il est vrai que j’avais des bœufs excellents et que les chameaux étaient très-ordinaires. Mais je ne fis cependant pas dans ce voyage-ci, avec de{373} bons chameaux, plus de quinze ou seize coos par jour, et depuis quatre heures du matin jusqu’à six heures du soir, sauf deux heures de sieste, j’étais continuellement en marche. Un chameau qui fait en un jour quarante coos est une exception, et il aurait de la peine à recommencer le second et le troisième jour.

19 février. Ranera, endroit peu considérable.

L’on m’assigna ici une étable de vaches comme chambre à coucher. Elle était très-bien tenue: néanmoins je préférai dormir en plein air devant l’écurie.

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, il y eut beaucoup d’animation dans l’endroit: des convois d’hommes, surtout de femmes et d’enfants, s’avançaient au son du tam-tam, qu’ils accompagnaient d’un chant désagréable et plaintif. Ils allaient ainsi à un arbre quelconque, sous lequel était élevée une statue de leur divinité.

Nous eûmes beaucoup de basses chaînes de collines à gravir. Le sol non cultivé était partout brûlé par les ardeurs du soleil[108]: en revanche, les plantations de pavots, de lin, de céréales, de coton, brillaient d’une manière luxuriante. Partout des rigoles étaient pratiquées dans les champs, et les paysans étaient occupés avec leurs attelages de bœufs à tirer de l’eau des puits et des rivières. Je ne vis pas de femmes occupées à ces travaux. J’eus occasion dans mes nombreux voyages de remarquer que le sort des femmes de la classe pauvre aux Indes, en Orient, et chez la plupart des peuples sauvages, n’est pas aussi dur qu’on le croit ordinairement. Les hommes font tous les gros travaux et mettent même la main à ceux des femmes. Ainsi, par exemple, dans les villes habitées par les Européens, ce sont les hommes qui lavent et repassent le linge: la femme ne peut prendre que très-rarement part{374} aux travaux publics; elle porte le bois, l’eau, et jamais de fardeau pesant, si ce n’est pour sa maison à elle. On voit bien des femmes dans les champs à l’époque de la moisson, mais là encore elles ne s’occupent que de l’ouvrage le plus facile. Si l’on rencontre des convois où il y ait des bœufs ou des chevaux, les femmes et les enfants sont assis dessus; les hommes marchent à côté, et souvent encore ils sont chargés de fardeaux. S’il n’y a pas de bêtes de somme dans le convoi, ce sont eux qui portent les enfants et les fardeaux. Je ne vis jamais non plus d’homme maltraiter sa femme ou son enfant. Je souhaiterais de grand cœur que les femmes de la classe pauvre dans nos pays fussent seulement traitées par leurs maris moitié aussi doucement que dans tous les autres pays du monde.

20 février. Oudjein sur la Serpa, une des villes de l’Inde les plus anciennes et les mieux bâties, est la capitale du royaume de Sindhia, et a une population de plus de 100 000 âmes.

La construction de cette ville est tout à fait particulière: les façades des maisons, qui sont à un étage, sont en bois et percées dans le haut de grandes fenêtres régulières, fermées, au lieu de vitres, par des solives. Les appartements sont tous très-hauts et très-aérés. Du sol au toit il n’y a aucun plancher intermédiaire. Les parois extérieures et les poutres de la maison sont peintes avec de la couleur à l’huile brun foncé; cette ville a l’air sombre au delà de toute idée.

Deux maisons se distinguaient des autres par leur grandeur et la beauté non commune de leurs sculptures en bois. Elles avaient deux étages et étaient ornées avec beaucoup de goût de galeries, de statues, de frises, de niches et autres choses semblables. Autant que je pus le comprendre par les réponses que l’on fit à mes questions et par le nombre des domestiques et des soldats qui se pres{375}saient autour de ces édifices, c’étaient les palais de l’aumil et de la reine veuve Madhadji-Sindhia.

Nous traversâmes toute la ville: les rues étaient larges, les bazars très-vastes et tellement remplis, qu’il nous fallait souvent nous arrêter; c’était absolument un grand marché. Jamais je ne vis aux Indes, dans les circonstances de ce genre, dans les grandes fêtes et dans les grandes réunions de peuple, d’hommes ivres, quoiqu’il n’y manque pas de boissons enivrantes: ici les hommes sont sobres et tempérants, même sans sociétés de tempérance.

En dehors de la ville je trouvai une veranda ouverte où j’établis mon gîte pour la nuit.

Je fus témoin d’une scène douloureuse, résultat des fausses idées religieuses des Hindous, d’ailleurs si compatissants. Un vieillard gisait non loin de la veranda, étendu sur le sol, sans donner signe de vie; quelques passants s’arrêtaient, le considéraient et continuaient leur chemin; personne ne l’interrogeait ni ne l’aidait. Le vieillard était tombé de faiblesse à cette place et n’avait pas pu dire à quelle caste il appartenait. Je pris du courage et m’approchai, je soulevai son mouchoir de tête qui était détaché et lui couvrait une partie du visage: deux yeux ternes me regardaient fixement; je tâtai le corps; il était roide et froid. Mon secours venait trop tard.

Le lendemain, le cadavre était encore à la même place; on me dit qu’on attendait que des parents vinssent le chercher, et que sans cela on le ferait enlever par les parias.

21 février. Dans l’après-midi, j’atteignis Indor, la capitale du royaume d’Holkar. Comme j’approchais du quartier des Européens, je les trouvai justement occupés à une promenade en voiture. L’équipage du résident, M. Hamilton, pour qui j’avais des lettres, se distinguait entre tous les autres par son luxe. Quatre beaux chevaux étaient attelés à un landau ouvert, et quatre domestiques en costume oriental couraient à côté de la voiture.

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A peine ces messieurs eurent-ils aperçu ma troupe qu’ils firent arrêter et envoyèrent un domestique au-devant de moi; sans doute ils voulaient savoir immédiatement par quel hasard une Européenne isolée s’était égarée dans le pays. Mon domestique, qui avait déjà dans les mains les lettres adressées à M. Hamilton, s’empressa de les lui porter. M. Hamilton les parcourut rapidement, descendit aussitôt, vint à moi et me reçut très-cordialement. Mes méchants habits déteints par le soleil ne le choquèrent point, et il ne prit pas mauvaise opinion de moi parce que j’arrivais sans beaucoup de bagages et sans grande suite.

Il me conduisit lui-même au bongolo destiné aux étrangers, et demeura avec moi jusqu’à ce qu’il eût vu que les domestiques avaient pourvu convenablement à tout ce dont je pouvais avoir besoin. Puis, après m’avoir encore présenté un domestique destiné uniquement à mon usage, et avoir mis une garde devant le bongolo que j’habitais seule, il prit congé de moi en me promettant de me faire chercher dans une heure pour le repas. De semblables attentions me rappellent toujours le souvenir de l’aimable ministre autrichien de Rio-de-Janeiro.

Le palais du résident, éloigné à peine de quelques centaines pas du bongolo, est une remarquable construction de vrai style italien. De longs escaliers conduisent du dehors dans les portiques, qui, par leur grandeur et leurs belles voûtes, se distinguent de tous ceux que j’avais vus jusqu’ici. Les salles, les appartements et la disposition intérieure, répondaient à la haute idée que faisait naître la vue de l’extérieur.

C’était justement un dimanche, et j’eus le plaisir de trouver toute la société européenne d’Indor réunie chez le résident. Elle se composait de trois familles.

Le luxe qui m’entourait, la somptuosité du repas, me causaient un étonnement qui s’accrut encore quand un orchestre complet et exercé exécuta de belles ouvertures,{377} et, à mon intention, des mélodies bien connues de ma patrie. A table, M. Hamilton me présenta le maître de chapelle, Tyrolien du nom de Næher. Dans l’espace de quatre années, ce digne homme avait créé sa chapelle, qui se composait de jeunes indigènes.

On me pria d’assister le lendemain matin à une opération à l’éther, la première qu’un médecin européen tentât ici. On devait enlever à un indigène une grande excroissance de chair qu’il avait sur la nuque. Malheureusement la chose n’alla pas comme on l’espérait; le patient revint à lui dès la première entaille et commença à crier d’une manière horrible. Je quittai promptement l’appartement, le malheureux me faisait trop de pitié. L’opération réussit, il est vrai, mais la souffrance ne fut pas épargnée au malade.

Pendant le déjeuner, M. Hamilton me proposa d’échanger mon logement du bongolo contre un appartement dans son palais, parce qu’il devait me sembler pénible de me déplacer pour chaque repas. Il m’abandonna l’appartement de sa femme, qu’il avait perdue, et affecta en même temps une servante à mon service.

Ce n’était qu’après le tiffen (déjeuner à la fourchette) que je devais visiter la ville et être présentée à la cour.

J’employai le temps qui me restait à faire une visite à M. et Mme Næher. Mme Næher, également Allemande, fut émue jusqu’aux larmes lorsqu’elle me vit; depuis quinze ans elle n’avait pas parlé à une Allemande.

La ville d’Indor compte 25 000 habitants. Elle n’est pas fortifiée; les maisons sont construites comme celles d’Oudjein.

Le palais royal est situé au centre de la ville et forme un carré. Le milieu de la façade monte en forme de pyramide à une hauteur de six étages. Une porte d’entrée excessivement élevée, très-belle, flanquée de deux tours rondes et saillantes, conduit dans le vestibule. Les murs{378} extérieurs du palais sont entièrement couverts de fresques représentant, pour la plupart, des chevaux et des éléphants qui font assez bien de loin. L’intérieur est partagé en plusieurs cours. Dans la première, au rez-de-chaussée d’un grand corps de logis, se trouve un salon bordé d’une double colonnade en bois. C’est ici que se tient le durwar (conseil des ministres). Au premier étage du même corps de logis, une magnifique salle ouverte sert d’habitation à des taureaux sacrés.

En face de cette salle est la pièce de réception. Des corridors sombres, qu’on est obligé d’éclairer en plein jour, conduisent aux appartements du roi. Dans presque tous les palais de l’Hindoustan, les abords sont, dit-on, aussi sombres: on veut les cacher aux étrangers, ou du moins leur en rendre l’entrée plus difficile.

Dans la salle de réception, était assise la reine Jeswont-Rao-Holcar, veuve âgée et sans enfants, et à côté d’elle son fils adoptif le prince Hury-Rao-Holcar, jeune homme de quatorze ans, aux traits pleins de douceur, aux yeux expressifs.

Elle nous fit asseoir à ses côtés, sur des coussins rangés par terre. Le jeune prince parlait un mauvais anglais; les questions qu’il m’adressa prouvaient qu’il était assez versé dans la géographie. Son mundschi[109] est indigène, et, dit-on, un homme d’esprit et de savoir. Je ne pus m’empêcher à la fin de l’audience de lui faire mon compliment sur l’éducation accomplie du prince.

Le costume de la reine et du prince était en mousseline de Dakka. Le prince avait quelques pierres précieuses et quelques perles à son turban, sur sa poitrine et sur ses bras. La reine tenait son visage découvert, quoique M. Hamilton fût présent.

{379}

Tous les appartements, tous les corridors, étaient remplis de serviteurs qui, sans la moindre cérémonie, venaient aussi dans la salle d’audience pour pouvoir nous considérer de plus près: nous étions dans une véritable presse.

On nous offrit des sucreries et des fruits, on nous arrosa d’eau de rose, et on répandit même un peu d’huile de rose sur nos mouchoirs. Au bout d’un certain temps, on apporta deux noix d’arec et une feuille de bétel sur un plat d’argent que la reine nous tendit elle-même: on indique ainsi que l’audience est terminée, et avant cela on ne doit pas s’éloigner. Au moment où nous allions nous lever, on nous suspendit de grandes guirlandes de jasmin autour du cou; on m’attacha en outre de petites guirlandes aux poignets. On nous envoya aussi des fruits et des sucreries à la maison.

La reine avait donné l’ordre au mundschi de nous faire voir tout le palais. Il n’est pas très-grand et les appartements, sans excepter la salle d’audience, sont très-simples et presque sans meubles; mais dans toutes les pièces il y avait par terre des coussins couverts de mousseline blanche.

Pendant que nous étions sur la terrasse de la maison, nous vîmes le prince sortir à cheval. Deux domestiques conduisaient son cheval et une grande escorte l’entourait. Plusieurs employés l’accompagnaient sur des éléphants, et des cavaliers fermaient la marche. Ces derniers avaient de larges culottes blanches, de petits cafetans bleus, et de beaux bonnets ronds qui leur donnaient très-bonne mine. Le peuple fit entendre, à la vue du prince, un faible murmure; c’était, disait-on, l’expression de sa joie.

Le mundschi eut encore la bonté de me montrer comment se fabriquait la glace. Les mois les plus favorables sont ceux de décembre et de janvier; cependant, en février, les nuits et surtout les heures de la matinée qui précèdent le lever du soleil sont encore assez froides pour{380} qu’une petite masse d’eau se couvre d’une légère couche de glace. A cette fin, l’on creuse dans un sol riche en salpêtre[110] de petits trous peu profonds, où l’on place de petites assiettes plates de terre cuite poreuse remplies d’eau; ou, si le sol ne renferme pas de salpêtre, on couvre les plus hautes terrasses de la maison avec de la paille, et l’on place les assiettes dessus. Les croûtes de glace obtenues ainsi sont brisées en petits morceaux, arrosées d’un peu d’eau et placées dans les glacières, qui sont également couvertes de paille. Cette fabrication de la glace commence déjà à Bénarès.

M. Hamilton eut la bonté de s’occuper de la continuation de mon voyage. J’aurais pu avoir une seconde fois les chameaux du roi; mais je préférai une charrette à bœufs, parce que la perte de temps n’est pas considérable, et que la fatigue est moindre. M. Hamilton fit lui-même le marché avec le voiturier, partagea les stations d’Indor à Aurang-Abad (230 milles anglais), me donna un bon serviteur et un cipaye, me munit de lettres, et me demanda même si j’avais assez d’argent. Et, tout cela, l’excellent homme le fit avec une telle amabilité que je ne savais véritablement ce que je devais le plus admirer de ses complaisances ou de sa manière d’offrir. Non-seulement à Indor, mais partout où on le connaissait, j’entendis toujours prononcer son nom avec le plus grand respect.

Le 23 février à midi, je quittai Indor pour aller jusqu’au petit village de Simarola (5 coos). Le chemin passait à travers de beaux bois de palmiers et un pays richement planté. A Simarola, je trouvai une jolie tente commodément disposée, que M. Hamilton avait envoyée à l’avance pour me surprendre encore par une bonne station de nuit. Je le remerciai bien sincèrement par devers moi de cette aimable prévenance.

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24 février. Au sortir de Simarola, la contrée devenait vraiment pittoresque. Un col étroit, à peine assez large en certains endroits pour livrer passage, conduisait par une pente roide[111] dans de petites vallées aux flancs desquelles s’amoncelaient de belles collines couvertes de bois verdoyants: je remarquai surtout deux espèces d’arbres, dont l’une portait des fleurs jaunes et l’autre des fleurs rouges. Toutes deux, par un phénomène singulier, manquaient complétement de feuilles.

Déjà depuis Kottah, comme le sol est trop pierreux, les convois de chameaux devenaient plus rares; à leur place on voyait des convois de bœufs.

J’en rencontrai aujourd’hui qui étaient d’une longueur incroyable. Je n’exagère rien en disant que j’ai vu des convois de plusieurs milliers de bœufs transportant sur leur dos des grains, de la laine, etc. Je ne puis comprendre d’où l’on tire la nourriture pour tant d’animaux; on n’aperçoit nulle part de prairies, et, si l’on excepte les plantations, le sol est brûlé ou couvert tout au plus d’un gazon sec et maigre (l’herbe des jungles), où je ne vis jamais aucun animal brouter.

Les femmes et les enfants, dans les villages où passent de tels convois, déploient une activité incroyable: ils se munissent de corbeilles, suivent le convoi à une grande distance, et ramassent la fiente des animaux; ils en font des briquettes qu’ils sèchent au soleil et qu’ils emploient pour allumer le feu.

La soirée était avancée lorsque nous entrâmes, au milieu d’éclairs et de coups de tonnerre, dans le petit village de Burwai, qui est situé sur le Nurbuda. Il y avait, disait-on, un bongolo public dans l’endroit; mais l’obscurité nous empêcha de le trouver, et je me contentai de l’auvent d’une maison.

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25 février. Ce matin il nous fallut passer le Nurbuda en canot; cette opération, y compris les préparatifs, nous prit deux heures.

26 février. Rostampoor. Entre Simarola et Rostampoor, le pays est stérile et très-peu peuplé. Nous faisions plusieurs coos sans voir le plus petit village.

27 février. J’eus aujourd’hui le spectacle agréable d’une nature brillante et de belles montagnes. Sur une hauteur isolée trônait le vieux et respectable fort Assergur, d’où s’élevaient tristement deux minarets à moitié dégradés. Vers le soir nous traversâmes beaucoup de ruines; on y remarquait encore une belle mosquée dont le portique, les minarets et les murs latéraux étaient debout. A ce monde de ruines touchait la ville très-animée de Berhampoor, qui compte encore 60 000 habitants, mais qui autrefois était, dit-on, beaucoup plus peuplée.

Berhampoor est la résidence d’un aumil et d’un officier anglais chargé de le surveiller. Pour arriver au bongolo de ce dernier, il nous fallut traverser toute la ville, passer le fleuve Taptai, qui est assez profond, gravir et descendre des montagnes par des chemins effrayants, si bien que nous arrivâmes tard dans la nuit. Le capitaine Hennessi était à souper avec sa famille: on me reçut avec une véritable cordialité, et, quoique épuisée et violemment cahotée, je pris cependant place au joyeux repas et m’entretins avec cette aimable famille jusqu’à une heure très-avancée de la nuit.

28 février. Malheureusement il fallut me remettre en route aujourd’hui dès midi. Entre Berhampoor et Itschapoor se trouvaient les plantations les plus magnifiques et les plus variées; il y avait du blé, du lin, du coton, des cannes à sucre, des pavots, des dahls[112], etc.

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Le soleil commençait déjà à devenir gênant (34° Réaumur); je me trouvais continuellement en route depuis quatre heures du matin jusqu’à cinq ou six heures du soir, et ce n’était que rarement qu’on faisait une petite halte sous un arbre, près d’un cours d’eau. On ne pouvait pas songer à voyager la nuit, car les déserts et les jungles s’étendaient souvent au loin et étaient infestés de tigres, dont nous constatâmes la présence dès le lendemain; en outre mes gens ne connaissaient pas le chemin.

L’étape d’aujourd’hui était une des plus longues; nous nous mîmes donc en route à trois heures du matin. Le chemin passait par d’horribles solitudes et de maigres jungles. Nous avions avancé quelque temps tranquillement: tout à coup les chevaux s’arrêtèrent comme fixés au sol, et se mirent à trembler: leur crainte se communiqua aussitôt aux gens, qui s’écrièrent avec effroi: Bach! bach! c’est-à-dire: «Tigre! tigre!» Je leur ordonnai de crier, de faire du bruit pour écarter les animaux féroces, s’il y en avait véritablement dans le voisinage; je fis arracher et allumer de l’herbe des jungles, et entretenir constamment le feu. Je n’entendis cependant aucun hurlement et, à part la frayeur des animaux et de mes gens, je ne remarquai aucun autre signe du voisinage redouté. Néanmoins nous attendîmes cette fois le lever du soleil avec impatience, après quoi nous continuâmes notre route. Plus tard nous apprîmes que dans cette contrée les tigres enlèvent presque chaque nuit un bœuf, un cheval ou une chèvre. Une pauvre femme, qui s’était attardée à ramasser l’herbe des jungles, avait, dit-on, été dévorée il y avait peu de jours. Tous les villages étaient entourés de hauts remparts de pierre et de terre: si c’était par crainte des bêtes féroces ou pour une autre cause, c’est ce que je n’ai pas pu savoir avec certitude. Ces villages fortifiés se succédaient jusqu’à Aurang-Abad, sur une étendue de 150 milles.

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1er mars.Bodur, village peu considérable; aussi, pendant le long chemin d’Indor à Aurung-Abad, il n’y a pas de bongolos avec chambres, et on rencontre très-rarement un bongolo ouvert, consistant en une pièce avec trois murs en bois, au-dessus desquels s’étend un toit. A Bodur, nous trouvâmes un de ces derniers bongolos. Il était déjà occupé par plusieurs soldats indiens, mais ils se serrèrent sans que nous le leur eussions demandé et m’abandonnèrent la moitié de ce logement aérien. Ils se tinrent toute la nuit tranquilles, et ne me causèrent pas la moindre contrariété.

2 mars. Furdapoor, petit village au pied de belles montagnes. Comme les pauvres bœufs commençaient à être fatigués du voyage, le voiturier avait soin de les frictionner tous les soirs.

3 mars. Adjunta. Avant d’arriver à Adjunta, nous passâmes devant un horrible défilé de montagnes, très-facile à défendre. Le chemin était très-étroit et si mauvais que les pauvres bêtes pouvaient à peine avancer avec la charrette vide. Au sommet du défilé, ce chemin étroit était barré par une grande porte du fort, alors ouverte parce qu’on était en paix. Des deux côtés les abîmes et les hauteurs étaient rendus inaccessibles par de grandes et fortes murailles.

Les vues devenaient à chaque pas plus ravissantes: c’étaient, de chaque côté, des vallées et des gorges romantiques, des blocs et des pans de rocher pittoresques; d’immenses vallées se dessinaient derrière les montagnes, tandis que sur le devant les regards s’étendaient librement à travers une vaste plaine, à l’entrée de laquelle était le fort Adjunta. Nous y arrivâmes à huit heures du matin.

A Adjunta résidait le capitaine Gill, pour qui j’avais des lettres de recommandation de M. Hamilton. Quand, après plusieurs salutations, je lui témoignai le désir de visiter les célèbres temples de rochers d’Adjunta, il m’exprima le regret de ne pas avoir reçu une lettre de moi vingt-quatre heures plus tôt: «Cela m’aurait, dit-il, épargné quelques milles, puisque les temples étaient plus près{385} de Furdapoor que d’Adjunta.» Que faire? Je tenais absolument à voir ces temples. N’ayant que peu de temps à perdre, je me décidai aussitôt à retourner sur mes pas. Je ne pris que peu de nourriture, et, montant un cheval de l’écurie du capitaine, je franchis dans une bonne heure le défilé des montagnes.

La route qui mène aux temples passe à droite par des vallées sauvages et désertes, dont le silence de mort n’est troublé ni par le chant d’un oiseau, ni par le souffle d’un être animé. Cette profonde solitude contribua puissamment à augmenter l’attente des merveilles que je me promettais.

Les temples, au nombre de vingt-sept, sont taillés dans des pans de rochers élevés à pic, à moitié circulaires. Le long de quelques murs de rochers s’élèvent deux étages ou temples l’un sur l’autre; on y arrive par des marches pratiquées dans le roc, mais qui sont si étroites et si dégradées que souvent on sait à peine où poser le pied. Au-dessous de soi on aperçoit de profonds abîmes, dans lesquels vient s’engloutir un torrent rapide. Au-dessus on voit encore les flancs des rochers glissants s’élever de plus de 100 mètres. La plupart des temples forment des carrés, à l’intérieur desquels on arrive par des arcades et de beaux portails, qui, appuyés sur des colonnes, semblent porter des montagnes massives de rochers. Ces temples s’appellent vihara. Dans les plus grands je comptai 28 colonnes, et 8 dans les plus petits. D’un côté, souvent des deux côtés des murs des temples, il y a des cellules sombres et petites, où demeuraient sans doute les prêtres. Au fond, dans une grande cellule élevée, se trouve le sanctuaire. On y voit des figures gigantesques dans toutes les postures; quelques-unes ont plus de 6 mètres de haut et touchent presque au plafond, qui peut avoir à peu près 8 mètres d’élévation. Les murs des temples et des verandas sont couverts de divinités et de statues{386} de bons et de mauvais génies. Dans un de ces temples, on a représenté toute une guerre de géants. Les figures sont toutes plus grandes que nature, et ces statues, ainsi que les colonnes, les verandas et les portails, tout est taillé dans le roc. Les sculptures et les bas-reliefs qui ornent à profusion les colonnes, les chapiteaux, les frises, les portes, et même les plafonds, sont du goût le plus pur et d’une beauté extraordinaire; on ne peut rien voir de plus admirable. La variété des dessins et des sujets est inépuisable. Il paraît incroyable que des hommes aient pu produire ces chefs-d’œuvre et en même temps ces constructions gigantesques. Aussi les brahmanes les attribuent à des êtres surnaturels, et prétendent que l’époque de leur création ne peut être indiquée.

Sur les murs, sur les plafonds et sur les colonnes, on trouve aussi des restes de peintures, dont les couleurs sont encore plus brillantes et plus fraîches que celles de beaucoup de productions modernes.

Les temples de la seconde espèce ont une forme ovale et de hauts portails majestueux qui conduisent dans l’intérieur; ils s’appellent chaitya. Le plus grand de ces temples a de chaque côté une rangée de 19 colonnes; le plus petit en compte 8. Ici on ne trouve point de verandas, point de cellules de prêtres, et pas de sanctuaires. On voit seulement à l’extrémité du temple un haut monument qui se termine en coupole. Sur un de ces monuments, le dieu Bouddha est taillé debout. Sur les murs des grands temples on a sculpté dans le roc des figures colossales, parmi lesquelles se trouve un Bouddha endormi de 7 mètres de longueur.

Après avoir passé des heures entières à grimper et à pénétrer partout, et après avoir examiné chaque temple en détail, on me ramena dans l’un d’eux, et tout à coup une petite table, richement chargée de mets et de boissons, m’invita à réparer mes forces. Le capitaine Gill avait eu la{387} complaisance d’envoyer dans ce désert tout ce qui constitue un excellent tiffen, sans oublier une table et des chaises. Ainsi rafraîchie et fortifiée, je ne trouvai pas le retour pénible.

La maison habitée par le capitaine Gill, à Adjunta, occupe une position remarquable: un petit jardin riant, orné de fleurs et de berceaux, entoure le devant que domine une belle plaine, tandis que le derrière est sur le bord d’un abîme vraiment effroyable, le regard, pris de vertige, se perd dans les flancs de rochers escarpés, dans des gorges et des crevasses béantes.

Quand le capitaine Gill apprit que je me proposais de visiter le célèbre fort Dowlutabad, il me dit que personne n’y entrait sans une permission du commandant d’Aurang-Abad. Mais, pour m’épargner le détour (le fort se trouve avant Aurang-Abad), il me proposa d’y dépêcher aussitôt un courrier, et de me faire porter une carte d’entrée à Elora. Le courrier eut à faire un chemin de 140 milles; 70 pour aller et autant pour revenir. Je trouvai toutes ces complaisances d’autant plus gracieuses, qu’elles étaient adressées par des Anglais à une Allemande qui n’avait pas de position élevée dans le monde.

4 mars. A quatre heures du matin, le bon capitaine me tint encore compagnie tandis que je prenais mon café; une demi-heure plus tard j’étais dans mon baili, et le même jour je me rendis au petit village de Bongeloda.

5 mars. Roja, une des plus anciennes villes de l’Inde, offre un sombre et triste aspect. Les maisons sont d’un étage et construites en grosses pierres de taille, mais entièrement noircies par le temps; les fenêtres et les portes sont rares, et pratiquées d’une manière irrégulière.

En dehors de la petite ville, il y a un joli bongolo avec deux chambres; mais, comme j’appris qu’il était occupé par des Européens, je ne m’y rendis pas, et je préférai établir mon gîte de nuit sous l’auvent d’une maison.

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Depuis Adjunta jusqu’à Roja, la contrée est unie et plate; on y remarque de belles plantations, entre des bruyères brûlées et des jungles. Près de Pulmary, le pays était parfaitement cultivé.

6 mars. De grand matin je montai à cheval pour visiter les temples non moins célèbres d’Elora (à 2 milles de Roja). Mais, comme dit le proverbe si souvent vérifié: «L’homme propose et Dieu dispose;» au lieu des temples, je vis une chasse au tigre.

A peine avais-je dépassé la porte de la ville, que je vis arriver du bongolo plusieurs Européens assis sur des éléphants. Nous nous arrêtâmes de part et d’autre, et la conversation s’étant engagée, je sus que ces messieurs étaient à la poursuite d’un tigre dont on leur avait désigné le repaire. Je fus invitée à prendre part à cette chasse, si elle ne m’effrayait pas trop. Cette invitation me fit beaucoup de plaisir, et je me trouvai bientôt placée sur un des éléphants, dans une grande boîte haute de 60 centimètres, où se trouvaient déjà deux messieurs et un indigène. L’office de celui-ci était de charger les armes. On me présenta un grand couteau pour me défendre, dans le cas où la bête féroce bondirait trop haut et atteindrait le bord de la boîte.

Ainsi armés, nous nous dirigeâmes vers la chaîne de collines; au bout de quelques heures, nous approchions du repaire redoutable, quand soudain notre domestique cria tout bas: Bach! bach! et montra du doigt un buisson voisin. Des yeux ardents brillaient dans le taillis; mais à peine les eus-je aperçus que déjà j’entendis plusieurs détonations. Bientôt la bête, frappée par plusieurs balles, se précipita sur nous pleine de rage. Elle fit de si épouvantables bonds que je me figurais à tout instant qu’elle allait atteindre la boîte et choisir parmi nous une victime.

Le spectacle était horrible à voir, et ma crainte augmenta encore quand j’aperçus un autre tigre. Je me montrai cependant si courageuse, qu’aucun de ces messieurs ne{389} se douta le moins du monde de ce qui se passait en moi. Les coups de feu se succédèrent sans interruption; les éléphants défendirent très-habilement leurs trompes en les levant en l’air ou en les repliant. Après une lutte ardente d’une demi-heure, nous restâmes vainqueurs, et les tigres tués furent triomphalement dépouillés de leurs belles peaux. Les messieurs eurent la bonté de m’en offrir une, mais je ne l’acceptai pas, ne pouvant pas différer mon voyage jusqu’à ce qu’elle fût mise en état, c’est-à-dire suffisamment séchée; on loua mon intrépidité et on ajouta qu’une telle chasse était dangereuse quand l’éléphant n’était pas complétement bien dressé: il fallait qu’il n’eût pas la moindre peur du tigre et qu’il ne bougeât pas même de place, car s’il s’enfuyait, on était lancé hors de la boîte par les branches et les rameaux des arbres, ou bien on y restait suspendu, et, dans ce cas, on devenait infailliblement la proie de la bête féroce.

Il était trop tard pour faire la visite des temples. Mais j’y allai dès le lendemain.

Les temples d’Elora sont situés sur un sol laminaire qui se rencontre très-fréquemment dans l’Inde. Le principal temple, Kylas, est le plus remarquable de tous les édifices de ce genre taillés en pierre; il surpasse en grandeur et en beauté les meilleurs ouvrages de l’Inde; on prétend qu’il dispute la palme aux plus merveilleuses constructions de l’ancienne Égypte.

Le Kylas est un temple coniforme de 40 mètres de haut et de 200 mètres de circonférence. Pour construire ce chef-d’œuvre, on détacha du rocher un bloc colossal, et on le sépara de la masse par une galerie de 80 mètres de long et de 33 mètres de large. L’intérieur du temple se compose d’une voûte principale (longue de 22 mètres et large de plus de 18 mètres) et de quelques voûtes secondaires, toutes garnies de sculptures et d’idoles colossales. Mais la vraie magnificence consiste dans les riches et belles sculptures{390} du dehors, dans les arabesques travaillées artistement et dans les flèches, les créneaux et les niches taillés dans la tour. Ce temple repose sur le dos d’éléphants et de tigres innombrables, placés à côté l’un de l’autre dans l’attitude du repos. Devant la principale montée, à laquelle conduisent plusieurs escaliers, se trouvent deux éléphants de grandeur plus que naturelle. Tout, comme nous l’avons déjà dit, est taillé d’un seul morceau. Le pan de rocher dont on a détaché ce bloc gigantesque l’entoure de trois côtés à une distance de 33 mètres et forme d’immenses parois perpendiculaires, dans lesquelles on a taillé, comme à Adjunta, d’énormes colonnades, de grands et de petits temples élevés d’un à trois étages les uns sur les autres. Le principal temple (un vichara) s’appelle Rameswur, et surpasse encore un peu en grandeur le vichara d’Adjunta: sa largeur est de 33 mètres, sa profondeur de 34 mètres, et sa hauteur jusqu’au plafond est de 8 mètres; porté par 48 colonnes et 22 pilastres, il est surchargé de sculptures, de bas-reliefs et de dieux gigantesques, parmi lesquels le principal groupe représente les noces du dieu Rama et de la déesse Seeta. Un second vichara, presque aussi beau, s’appelle Laoka. Sa principale figure est celle de Chiva.

Non loin de là, dans d’autres rochers sont encore beaucoup de temples; mais ils sont beaucoup plus simples, leurs portails peu remarquables, leurs colonnes unies: ils ne peuvent pas être comparés à ceux d’Adjunta. Ces travaux auraient été impossibles, si le rocher était formé de granit ou de pierre primitive; mais malheureusement je ne pus pas déterminer la nature de la pierre; j’examinai seulement les morceaux dégagés çà et là: ils se brisaient très-facilement. L’admiration qu’inspirent ces œuvres gigantesques n’en est pas moins vive, et on les considérera toujours comme des monuments incomparables de l’habileté de l’homme.

Malheureusement le temple Kylas a déjà été un peu mal{391}traité par le temps et les intempéries des saisons. Il est fâcheux que ce monument, le seul de son espèce, soit condamné à tomber peu à peu en ruines.

Vers les onze heures du matin, j’étais de retour à Roja, et je continuai aussitôt mon voyage au célèbre fort Dowlutabad; mon billet d’entrée m’était en effet parvenu à Roja.

La distance n’est que de 4 coos; mais on a à franchir, par d’horribles routes, un défilé pareil à celui d’Adjunta. Le fort, un des plus anciens et des mieux défendus de l’Inde, est regardé comme une des plus grandes curiosités en son genre, non-seulement du pays de Dekan, mais de toute l’Inde. Il présente un aspect surprenant et est situé sur un cône de rocher élevé de 200 mètres, qui, à la suite d’une révolution de la nature, semble avoir été séparé des autres montagnes; il s’élève isolé au milieu d’une belle plaine.

L’étendue de ce rocher est d’environ un mille. Il est escarpé de tous côtés jusqu’à une hauteur de plus de 43 mètres, et 10 mètres descendent aussi perpendiculairement au fond du fossé d’eau qui l’environne, ce qui lui donne plus de 53 mètres d’escarpement, et le rend par conséquent inaccessible; on n’y gravit par aucun sentier. J’étais donc extrêmement curieuse de savoir comment nous arriverions au sommet. Tout à coup il s’ouvrit dans le rocher même une porte de fer tout à fait basse, que l’on n’aperçoit qu’en temps de paix, puisqu’on peut faire monter l’eau du fossé à plus de 30 centimètres au-dessus de cette porte. On alluma des torches, et on me mena avec précaution par des corridors bas et étroits qui décrivaient des courbes infinies; les entrailles du rocher, même dans ces corridors, se trouvaient fermées dans beaucoup d’endroits par des portes de fer massives. Ce ne fut qu’après avoir gravi à l’intérieur presque tout l’escarpement, que nous revîmes le jour; des sentiers et des degrés étroits, défendus par de forts ou{392}vrages, conduisaient de là jusqu’au point le plus élevé. Le sommet, qui a 47 mètres de diamètre, est assez plat; il est entièrement miné, et disposé de manière à ce qu’en le remplissant de feu on puisse le rendre incandescent. On avait braqué sur le point culminant un canon ayant près de 8 mètres de long.

Au pied de ce fort s’étendent des ruines nombreuses qui proviennent, dit-on, d’une ville très-considérable. Il n’en reste plus aujourd’hui que trois ou quatre enceintes de murs qu’il faut passer pour arriver jusqu’à la pointe du rocher lui-même.

Dans la même plaine, mais déjà près de la chaîne de montagnes, s’élève, sur une montagne isolée, un fort infiniment plus grand, mais bien moins défendu que Dowlutabad.

Tous ces forts et tous ces travaux de défense datent, comme je l’appris ici, des temps anciens, où l’Hindoustan appartenait à de nombreux princes qui étaient continuellement en guerre. Les habitants des villes et des villages ne sortaient qu’armés et après avoir posté des sentinelles pour se garantir contre des surprises subites; la nuit, ils ramenaient leurs troupeaux dans l’intérieur des murs, et vivaient toujours sur le pied de guerre. A la suite de ces luttes éternelles, il se forma aussi des hordes de brigands à cheval, de dix à douze mille hommes qui n’affamaient que trop souvent les habitants des petites villes, les soumettaient et détruisaient entièrement leurs semailles. Pour s’affranchir du joug de ces barbares, les villes étaient réduites à conclure des traités avec eux, et à se racheter au moyen de tributs annuels.

Depuis que les Anglais ont fait la conquête de l’Inde, la tranquillité et la paix sont rétablies partout; les remparts sont démantelés et ne sont plus réparés; les habitants sortent encore souvent armés, mais plutôt par habitude que par nécessité.

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De Dowlutabad, j’avais 4 coos pour aller à Aurang-Abad. J’étais déjà, il est vrai, très-fatiguée; car j’avais visité les temples, fait 5 coos par le défilé de la montagne, et j’étais montée au fort pendant la plus grande chaleur; mais je me consolai avec la perspective de la nuit que je passerais, non pas dans une veranda ouverte, mais dans une maison bien close et dans un bon lit. Je m’assis dans mon baili, en recommandant au voiturier de presser le plus possible la marche lente et pesante de ses bœufs.

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CHAPITRE XV.

Aurang-Abad.—Puna.—Les mariages aux Indes orientales.—Le voiturier fou.—Bombay.—Les Parsis adorateurs du feu.—Funérailles des Indiens.—L’île Éléphanta.—L’île Salsette.

Le 7 mars, à une heure bien avancée de la soirée, j’arrivai à Aurang-Abad. Le capitaine Steward, qui habitait en dehors de la ville, m’accueillit avec autant d’amabilité que ses prédécesseurs.

8 mars. Le capitaine Steward et sa femme m’accompagnèrent à la ville pour me montrer les curiosités, qui se composent d’un monument et d’un étang sacré. Aurang-Abad, capitale du Dekan, compte 60 000 habitants, et est en partie en ruines.

Le monument, situé à très-peu de distance de la ville, a été fondé il y a plus de deux siècles par le sultan Aurung-zeb-Alemgir, en mémoire de sa fille. On l’appelle le petit Tadsch; il est sans doute beau, mais il ne mérite nullement d’être comparé avec le grand Tadsch d’Agra.

Il se compose d’une mosquée, d’une haute coupole et de quatre minarets. Au dehors, l’édifice est revêtu en bas, sur tout le tour, d’une bordure de marbre blanc d’un mètre et demi de haut. Le reste est couvert d’un ciment fin et blanc dans lequel on a sculpté de jolies fleurs et des arabesques. Les portes d’entrée sont recouvertes de métal sur lequel on a également gravé à l’eau-forte des arabesques et des fleurs. Malheureusement le monument est déjà très-endommagé, et un des minarets est à moitié enseveli dans les décombres.

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Dans la mosquée, on voit un simple sarcophage, entouré d’une petite balustrade à jour en marbre. Tous deux n’ont de commun avec celui du grand Tadsch que le marbre blanc; mais pour la richesse et le travail ils lui sont tellement inférieurs, que je ne pus m’expliquer comment il avait pu venir à l’idée de qui que ce soit de faire une aussi incroyable comparaison.

Près de la mosquée il y a un joli portique de marbre, et tout autour un jardin mal entretenu.

Le roi actuel voulait faire enlever le marbre de ce monument pour l’employer à une construction dans laquelle reposeraient un jour ses dépouilles! Il en demanda la permission au gouvernement anglais. Il lui fut répondu qu’on ne s’y opposait pas, mais qu’il devait songer, d’un autre côté, que, s’il respectait si peu les monuments de ses ancêtres, le sien pourrait bien avoir le même sort. Cette réponse l’engagea à renoncer à son projet.

L’étang sacré (regardé comme tel par les mahométans) est un grand bassin revêtu d’une maçonnerie de grosses pierres de taille. Il est rempli de gros brochets, auxquels il n’est pas permis de toucher; on a même préposé à leur garde un homme, chargé de les nourrir. Aussi les brochets sont si apprivoisés et si familiers, qu’ils mangent dans votre main des raves, du pain et autres choses semblables. Les temps de pluie coûtent la vie à beaucoup de ces bêtes; sans cette heureuse circonstance, l’étang contiendrait déjà depuis longtemps plus de poissons que d’eau. Aussi, depuis l’arrivée des Anglais, les gardiens ne se piquent plus, dit-on, de trop de conscience, et font passer souvent pour de l’argent comptant le poisson de l’étang dans les cuisines anglaises.

Après une agréable journée, je dis un adieu cordial à mes aimables hôtes, et je continuai mon voyage vers Puna (136 milles) dans une autre baili.

9 mars. Toka. Les routes commencèrent à devenir meil{396}leures, et on trouvait de nouveau des bongolos en payant la taxe usitée.

10 mars. Emanpoor, petit endroit sur le sommet d’une chaîne de collines. C’est ici que je trouvai le plus beau bongolo de toute la route de Bénarès à Bombay.

11 mars. Nous traversâmes des contrées désertes, des collines et des montagnes nues. Les arbres majestueux qu’on rencontrait de temps en temps, avec des fontaines et des autels, avaient déjà disparu près d’Aurang-Abad.

Vers midi, nous passâmes près de la ville très-animée d’Ahmednugger, non loin de laquelle se trouve une grande station militaire anglaise.

12 mars. Le bongolo de Serur était trop près, celui de Candapoor trop éloigné; j’établis donc mon gîte dans un petit village, sous une veranda.

13 mars. A Candapoor, il y a quelques jolis temples hindous et plusieurs petits monuments mahométans. Dans le voisinage de Lony, il y a aussi une grande station militaire anglaise. J’y trouvai un obélisque élevé en mémoire d’une bataille que 1200 Anglais gagnèrent contre 20 000 indigènes.

14 mars. Puna. Dans cet endroit, j’eus une peine infinie à trouver M. Brown, à qui j’avais été recommandée par M. Hamilton. Les Européens demeurent partout en dehors des villes, la plupart à de très-grandes distances les uns des autres, et ici pour mon malheur j’en rencontrai plusieurs qui n’étaient pas des plus polis et qui ne daignèrent pas me donner des renseignements. Quant à M. Brown, il m’accueillit aussi bien que je pouvais le désirer.

La première chose qu’il me demanda fut s’il ne m’était arrivé aucun accident fâcheux dans mon voyage. Il me raconta qu’il n’y avait pas longtemps qu’un officier avait été dévalisé entre Suppa et Puna, et qu’on l’avait même assassiné, parce qu’il avait voulu se défendre. «Mais, ajouta-t-il, ces cas sont excessivement rares.»

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J’étais arrivée vers midi. Après le dîner, M. Brown me conduisit en voiture à la ville qui appartient à la Compagnie des Indes. Elle compte 15 000 habitants et est située au confluent de la Mutta et de la Mulla, au-dessus desquelles passent de beaux ponts. Les rues sont larges et bien tenues; les maisons, comme celles d’Oudjein, ont des façades en bois. Quelques-unes étaient toutes couvertes de peintures; elles appartiennent pour la plupart à des faquirs, dont la ville fourmille.

C’était justement le mois que les Hindous regardent comme le plus propice pour les mariages. Aussi rencontrâmes-nous dans les rues plusieurs cortéges joyeux. Le fiancé est enveloppé d’un manteau de pourpre, son turban, orné d’oripeaux brillants, de tresses, de rubans et de houppes, ressemble de loin à une riche couronne; les rubans et les houppes lui couvrent presque toute la figure. Il est à cheval; les parents, les amis et les conviés l’entourent à pied. Arrivé devant la maison de la fiancée, dont les portes et les fenêtres sont hermétiquement fermées, il se met tranquillement et en silence sur le seuil. C’est là que viennent aussi se ranger les parentes et les amies de la fiancée, sans cependant beaucoup parler avec le fiancé ou avec les autres hommes. La scène ne change pas avant la nuit. Alors le fiancé s’éloigne sans rien dire avec ses amis; soudain un baili tout couvert s’arrête devant la porte, les amies se glissent dans la maison, amènent la fiancée entièrement voilée, la poussent dans le baili et le suivent aux sons mélodieux du tam-tam. Le cortége de la fiancée ne se forme qu’un quart d’heure après que le fiancé s’est mis en route. Les femmes la conduisent dans la maison de son époux, mais elles la quittent bientôt. La musique bruyante va toujours son train jusque fort avant dans la nuit. Mais ce sont seulement les noces des classes pauvres qui se font de cette manière.

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De Puna à Pannwell (70 milles anglais), il y a une route de poste, et on peut voyager en dock; mais de Pannwell à Bombay on voyage par eau. Je m’en tins au baili, qui coûte moins cher, et M. Brown eut la complaisance de m’en procurer un; il me donna même un domestique pour la route.

Le 15 mars je continuai mon voyage, et j’arrivai le même jour à Woodgown, petit village dont le bongolo, le plus sale que j’aie vu, n’avait même pas de lit.

16 mars. Cumpully. Le paysage de Woodgown à Cumpully est le plus beau que j’aie jamais admiré dans l’Inde. Ce qui me charma le plus, ce fut une montagne qui se trouve à quelques milles de Kundalla. On est au milieu d’une grande chaîne qui forme les groupes les plus variés; les cimes s’entassent les unes sur les autres et se surpassent en beautés fantastiques. Il y a ici d’énormes terrasses de pierres, des cônes aplatis, des chapiteaux de pointes et de créneaux; là on croit voir des ruines et des fortifications, ou une large voûte étendue sur un majestueux édifice, ou bien une tour gigantesque en style gothique. La montagne de Funnel, qui a la forme d’une cheminée, présente l’aspect le plus étrange. De l’autre côté, on découvre une vaste plaine, et à son extrémité la surface de la mer si longtemps désirée. Une grande partie des montagnes est couverte de superbes et vertes forêts; je fus si transportée de la richesse des beautés de la nature, que, pour la première fois, je fus contente de mon attelage de bœufs cheminant avec la plus grande lenteur.

Entre Woodgown et Kundalla, on rencontre un petit endroit, Karly, également renommé à cause de ses temples de rochers, éloignés de deux milles. Je ne les visitai pas, car on m’avait assuré qu’ils n’étaient pas moitié si intéressants que ceux d’Adjunta et d’Élora.

Kundalla occupe le plateau d’une montagne. On y trouve plusieurs jolies maisons de campagne où des familles eu{399}ropéennes de la présidence de Bombay viennent passer le temps des chaleurs.

Dans le pays de Dekan, ainsi que dans celui de Bombay, je trouvai les indigènes moins beaux que dans le Bengale et dans l’Hindoustan. Leurs traits étaient beaucoup plus communs, et annonçaient moins de bonté et de franchise.

Depuis quelques jours, nous rencontrions encore de très-grands convois de bœufs. Plusieurs des conducteurs menaient avec eux leurs familles. Les femmes étaient toutes sales et toutes déguenillées, mais surchargées de parures de toute espèce. Sur tout le corps pendaient des galons de laine de couleur et des houppes; leurs bras étaient couverts de bracelets de métal, d’or et de perles de verre; aux oreilles, indépendamment des pendants, étaient attachées de grosses houppes de laine, et les pieds étaient chargés de chaînes et d’anneaux pesants. Ainsi parée et surchargée, la belle était assise sur le dos d’un bœuf ou bien trottait à côté des bêtes.

17 mars. Depuis l’attaque du nègre brésilien, je n’avais pas éprouvé une peur comparable à celle que je ressentis aujourd’hui. Dès le commencement du voyage, mon voiturier m’avait semblé un peu singulier, ou plutôt fou: tantôt il querellait ses bœufs, tantôt il les caressait, tantôt il apostrophait les passants, tantôt il se tournait de mon côté et me regardait fixement pendant quelques minutes. Mais, comme j’avais un domestique qui marchait toujours à côté du baili, je n’y fis pas grande attention. Ce matin mon domestique avait, à mon insu, pris les devants pour aller à la station voisine. Je me trouvai donc seule avec le voiturier détraqué sur une route passablement solitaire. Au bout de quelque temps, il descendit de voiture et marcha derrière, tout contre le baili. Les bailis ne sont couverts de nattes de paille que sur les côtés, et restent ouverts devant et derrière. J’aurais donc pu voir ce qu’il faisait, mais je ne voulus pas me re{400}tourner, pour ne pas lui donner l’idée que je le croyais capable de quelque mauvaise intention. Je ne tournais qu’insensiblement ma tête de côté pour pouvoir l’observer un peu. Bientôt il revint sur le devant, prit sur le baili, à mon grand effroi, la cognée que tout voiturier porte avec lui, et se remit de nouveau à marcher par derrière. Je commençai alors à croire qu’il méditait quelque mauvais coup; mais, comme je ne pouvais songer à lui échapper, je ne devais pas faire voir la moindre crainte. Tout doucement et sans rien dire j’attirai à moi mon manteau et je le roulai pour garantir au moins ma tête, s’il brandissait par hasard contre moi sa cognée.

Il me laissa quelque temps dans cette pénible position; puis il revint prendre sa place et me regarda d’une manière effrayante. Enfin il redescendit et recommença plusieurs fois le même jeu. Ce ne fut qu’au bout d’une heure, qui me parut interminable, qu’il mit sa cognée de côté, resta assis sur la voiture, et se contenta de me regarder de temps en temps fixement. Une autre heure plus tard, nous arrivâmes à la station, où je rejoignis mon domestique, à qui je défendis de me quitter désormais.

Les villages que nous traversâmes aujourd’hui étaient des plus misérables; les cabanes étaient composées de murs de jonc ou de roseau recouverts de feuilles de palmier; il y en avait qui manquaient même de façade. Ces villages sont généralement habités par des Mahrattes, tribu assez puissante jadis dans l’Inde, et notamment dans la presqu’île en deçà du Gange. Chassés au XVIIIe siècle par les Mogols et les Hindous, les Mahrattes se réfugièrent dans les montagnes qui s’étendent de Surate à Goa. La plus grande partie de ce peuple fut forcée de se soumettre aux Anglais au XIXe siècle. Parmi les princes mahrattes, Scindiah passe pour être le seul qui maintient encore un peu son indépendance. Les autres reçoivent des pensions.

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Les Mahrattes sont sectateurs de Brahma. Ils ont une forte complexion. Leur teint passe du noir sale au brun clair; les traits de leur physionomie sont laids et rusés. Endurcis contre toutes les fatigues, ils ne vivent pour ainsi dire que de riz et d’eau, et leur caractère est, dit-on, cruel, astucieux et féroce. Avant d’aller au combat, ils s’enivrent en buvant de l’opium, ou en fumant du chanvre sauvage en guise de tabac.

L’après-midi, j’arrivai au petit endroit nommé Pannwell. Vers le soir on s’embarque sur le fleuve Pannwell, on entre en mer, et on débarque vers le matin à Bombay.

J’avais fait heureusement en sept semaines le long et pénible voyage de Delhi à Pannwell. Si je réussis dans cette entreprise au delà de mes espérances, je le dois en grande partie aux bontés des administrateurs anglais, qui secondèrent de leur mieux une pauvre Allemande inconnue; aussi leur générosité ne s’effacera jamais de ma mémoire. Je les en remercie encore une fois du fond de mon cœur, et la meilleure preuve que je puisse leur donner de ma reconnaissance, c’est de proclamer tout haut combien il serait à désirer que mes compatriotes, les consuls et les ambassadeurs d’Autriche, leur ressemblassent.

Je descendis à Bombay dans la maison de campagne du consul de Hambourg, M. Wattenbach. Je m’étais flattée de l’espoir que je réclamerais son hospitalité pour peu de jours seulement et que je pourrais continuer au plus tôt mon voyage, et profiter encore des moussons[113] dans le trajet du golfe d’Arabie et du golfe Persique. Mais les jours se changèrent en semaines; car la saison favorable était déjà passée, et c’était chose fort difficile que de trouver alors une occasion de m’embarquer.

M. Wattenbach me rendit le séjour de Bombay {402}très-agréable; il me montra même toutes les curiosités, et m’accompagna dans une excursion à Éléphanta et à Salsette.

Bombay est situé dans une petite île extrêmement jolie, séparée du continent par un tout petit bras de mer; sa superficie est de près de cinq milles carrés, habités par 250 000 âmes. Bombay est le chef-lieu de l’Inde occidentale, et, comme son port est le meilleur et le plus sûr de toute cette côte, c’est le principal entrepôt des marchandises de l’Inde, de la Malaisie, de la Perse, de l’Arabie et de l’Abyssinie. Pour le commerce, Bombay ne le cède qu’à Calcutta; on y entend toutes les langues du monde civilisé et on en voit les costumes et les diverses mœurs.

C’est de la pointe de Malabar qu’on a la plus belle vue de l’île et de la ville de Bombay, comme aussi des îles voisines de Salsette, d’Éléphanta, de Kolabeh, de Caranjah et du continent. Les grands environs se composent surtout de basses collines couvertes de beaux cocotiers et de dattiers; on voit aussi, dans la plaine qui entoure la ville, beaucoup de ces bois dont on a fait des jardins en les séparant par des murs. Les indigènes aiment à établir leurs habitations à l’ombre touffue des arbres, tandis que les Européens cherchent au contraire l’air et la lumière. Les villas de ces derniers sont jolies et commodes, mais elles ne peuvent, ni pour la grandeur ni pour la magnificence, se comparer à celles de Calcutta. La ville est située dans une plaine, le long du rivage de la mer.

Il faut chercher la vie active et remuante des riches négociants indigènes et européens dans la partie fortifiée, dans le fort, qui forme un grand carré. Ici on trouve dans des magasins et des entrepôts spacieux des marchandises de toutes les parties du monde. Les rues sont jolies; la grande place, appelée the Green, est superbe. Parmi les édifices, la halle de la ville, dont la grande salle n’a point de pareille, l’église anglaise, le palais du gouverneur et la Monnaie, se distinguent par leur architecture.

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La ville ouverte et la ville noire[114] se rattachent au fort et sont infiniment plus grandes. Dans la ville ouverte, les rues sont très-régulières et très-larges; je n’ai rien vu de semblable dans aucune autre ville de l’Inde, et on les arrose souvent. Beaucoup de maisons étaient ornées de colonnes de bois artistement ciselées, de chapiteaux et de galeries. La visite du bazar est très-curieuse, non pas à cause des riches marchandises qui y sont étalées, comme le prétendent beaucoup de voyageurs (car on n’en voit pas plus que dans d’autres bazars; on n’y trouve même pas les belles boiseries en mosaïque dans lesquelles Bombay excelle), mais à cause des types différents qui affluent ici plus que partout ailleurs. Les trois quarts se composent, il est vrai, d’Hindous; mais le reste offre un mélange varié de mahométans, de Perses, d’adorateurs du feu, de Mahrattes, de Juifs, d’Arabes, de Bédouins, de nègres, de descendants de Portugais, de quelques centaines d’Européens, et même de quelques Chinois et Hottentots. Il faut quelque temps pour distinguer ces diverses races au costume et à la physionomie.

De toutes les tribus fixées à Bombay, les plus riches sont les adorateurs du feu, appelés aussi Guèbres ou Parsis. Chassés de la Perse, il y a environ douze cents ans, ils s’établirent le long de la côte occidentale de l’Inde. Comme ils sont extrêmement laborieux et industrieux, très-instruits et très-bienfaisants, on ne voit chez eux ni pauvres ni mendiants, et tous semblent être à leur aise. Les belles maisons habitées par les Européens appartiennent pour la plupart aux Parsis; ce sont eux qui possèdent les plus vastes domaines. On les voit se promener dans de superbes équipages, et ils sont entourés de nombreux domestiques. Un des plus riches, Jamseitze Jee{404}jebhoy, a fait construire de ses propres deniers un bel hôpital en style gothique, où il entretient des médecins européens et où il reçoit des malades de toutes les religions. Nommé chevalier par le gouvernement anglais, cet homme généreux est certainement le premier Hindou à qui l’on ait accordé une telle distinction.

Puisque je parle des adorateurs du feu, je vais dire tout de suite tout ce que je sais de ces hommes, pour l’avoir vu moi-même, ou pour l’avoir entendu raconter par un des plus éclairés et des plus distingués, M. Manuckjee-Cursetjée.

Les adorateurs du feu croient à un seul être suprême. Ils rendent un culte aux quatre éléments, surtout au feu et au soleil, parce qu’ils se les représentent comme émanations de l’être suprême. Ils tâchent d’assister tous les matins au lever du soleil; il sortent des maisons, souvent même de la ville, pour saluer cet astre de leurs prières. Indépendamment des éléments, les vaches leur sont encore sacrées.

Peu de temps après mon arrivée, j’allai un matin me promener sur les esplanades, dans l’intention d’y voir, suivant les relations que j’avais lues, cette masse de Parsis (on n’en compte en tout que 6000 dans toute l’île de Bombay) qui s’y assemblent pour attendre le premier rayon du soleil, et qui, lors de son apparition, se prosternent comme à un signal donné et poussent de grands cris de joie. Je vis bien plusieurs Parsis, mais non pas en groupes; par-ci par-là, il y en avait qui se tenaient isolés, lisaient des yeux dans un livre, ou bien récitaient tout bas quelque prière. Ils n’arrivèrent pas non plus tous à la fois; il en vint encore plusieurs à neuf heures.

Il en fut de même des cadavres qui, à ce qu’on m’avait dit, devaient être livrés sur les toits aux bêtes de proie. Je n’en vis pas un seul. A Calcutta, un M. V..., revenu depuis peu de Bombay, m’avait assuré en avoir vu plusieurs. Je{405} ne pouvais me figurer que le gouvernement anglais autorisât une coutume aussi barbare et aussi contraire à la salubrité publique; mais jusqu’à la preuve du contraire il fallut bien ajouter foi à ce récit: aussi, quand j’eus fait la connaissance de M. Manuckjee, la première question que je lui adressai fut pour lui demander comment les Parsis enterraient leurs morts. Il me conduisit à une colline en dehors de la ville, et me montra un mur de 8 mètres de haut qui renfermait un espace d’environ 20 mètres de circonférence. Dans cette enceinte, disait-il, on a élevé une grande bière partagée en trois compartiments, et à côté, on a creusé une grande fosse. Les corps sont placés sur la bière, les hommes dans le premier compartiment, les femmes dans le second et les enfants dans le troisième. Attachés avec des liens de fer ils sont, d’après les principes de leur religion, abandonnés à l’action de l’air. Les oiseaux de proie, qui résident toujours par grandes bandes dans ces endroits, se précipitent avidement sur les corps et dévorent en peu de temps la chair et la peau; les ossements sont recueillis et jetés dans la fosse. Quand elle est pleine, on abandonne ce lieu de sépulture et on en établit un nouveau.

Quelques riches Parsis ont des sépultures particulières, au-dessus desquelles ils font tendre des treillages de fil de fer, pour empêcher les morts de leur famille d’être déchirés par les oiseaux de proie.

Personne, à l’exception des prêtres qui portent le corps dans les lieux de sépulture, ne peut y pénétrer. On en ferme même la porte en toute hâte; car y jeter seulement un regard serait déjà un crime. Les prêtres, ou plutôt les porteurs, sont considérés comme si impurs, qu’exclus du reste de la société, ils constituent une caste à part. Celui qui a le malheur de toucher en passant un tel homme, est obligé de détruire aussitôt ses habits et d’aller se baigner.

Les Parsis ne sont pas moins scrupuleux pour admettre{406} les étrangers dans leurs temples; à moins de partager leurs croyances, on ne peut les visiter, ni même les examiner à l’extérieur. Ces temples, que je ne pus voir ici qu’au dehors, sont très-petits, simples, et n’attirent pas l’attention par une architecture particulière. La ronde galerie est entourée d’un vestibule ceint d’un mur. On ne peut approcher que jusqu’au passage qui conduit du mur au vestibule. Le plus beau temple de Bombay est un édifice très-insignifiant[115]. A cette occasion, il me faut encore contredire les voyageurs, qui font les plus pompeuses descriptions des beaux temples des adorateurs du feu.

Selon l’assurance que m’en a donnée M. Manuckjee, le feu brûle dans une espèce de vase de fer, dans un temple ou un appartement tout à fait vide et dépourvu de tout ornement. Les Parsis prétendent que le feu qui brûle dans le principal temple, et qui, à ce qu’ils disent, a servi à allumer tous les autres, provient de celui que leur prophète Zoroastre a allumé en Perse il y a quatre mille ans. Quand ils furent chassés de Perse, ils emportèrent ce feu sacré: on ne l’entretient pas seulement à l’aide de bois à brûler ordinaire; mais on y mêle aussi des bois précieux, tels que le bois de sandal, le bois de rose et autres.

Les prêtres sont appelés mages; il y en a un assez grand nombre d’attachés à chaque temple. Pour le costume, ils ne se distinguent des autres Parsis que par un turban blanc. Il leur est permis de se marier.

Les femmes visitent ordinairement les temples à d’autres heures que les hommes. Il ne leur est pas précisément défendu d’y aller avec eux; mais elles ne le font jamais, et ne s’y rendent d’ailleurs que très-rarement.

Un pieux Parsi doit prier chaque jour quatre fois, et chaque fois pendant une heure; mais pour cela il n’a pas{407} besoin de visiter le temple: il contemple le feu, la terre ou l’eau, ou bien il regarde en l’air. Celui à qui quatre heures de prières chaque jour paraissent trop longues s’entend avec les prêtres; ils sont bons et humains comme les prêtres d’autres religions, et dispensent volontiers de ces graves soucis les malades et les affligés, en échange de dons charitables.

Les Parsis aiment à faire leurs prières le matin en face du soleil, qu’ils adorent surtout comme le feu le plus grand et le plus sacré. Le culte du feu est poussé chez eux au point qu’ils n’exercent pas les métiers dans lesquels le feu est indispensable, qu’ils ne font aucun usage d’armes à feu, et qu’ils n’éteignent pas de lumière. Quant au feu de la cuisine, ils le laissent s’éteindre tout seul. Bien des voyageurs prétendent même qu’ils n’arrêtent pas les incendies. Mais il n’en est pas ainsi; on m’assura que, dans un grand incendie qui éclata il y a quelques années à Bombay, on avait vu plusieurs Parsis occupés à éteindre le feu.

M. Manuckjee eut la bonté de m’inviter à venir chez lui pour que j’apprisse à connaître la vie de famille des Parsis, et il m’introduisit aussi chez plusieurs de ses amis.

Je trouvai les chambres disposées à l’européenne, munies de chaises, de tables, de canapés, de lits, de tableaux, de glaces, etc. Le costume des femmes différait peu de celui des riches Hindoues. Seulement il était plus décent; car il ne se composait pas de mousseline transparente, mais d’étoffes de soie; de plus, elles portaient des pantalons. Ces étoffes de soie étaient richement brodées d’or, luxe qui s’étendait jusqu’aux enfants de trois ans. Ceux qui étaient au-dessous de cet âge, ainsi que les nouveau-nés, étaient enveloppés dans de simples étoffes de soie. Les enfants portaient tous de petits bonnets brodés d’or et d’argent. Une femme parse ne peut pas plus que la femme hindoue se passer de parures d’or, de perles et de pierreries. Elles en portent déjà beaucoup chez elles; mais dans les visites,{408} dans les cérémonies et les solennités, la parure d’une dame riche dépasse souvent la valeur de cent mille roupies. Des enfants de sept à huit mois portent déjà des bagues et des bracelets avec pierres fines ou perles.

Le costume des hommes consiste en un large pantalon, en une chemise et un long cafetan. Leurs chemises et leurs pantalons sont souvent en soie blanche, les cafetans en percale blanche. Le turban diffère beaucoup de celui des mahométans: c’est un bonnet en coton de 25 à 30 centimètres de haut, recouvert d’une étoffe de couleur ou de toile cirée.

Les hommes et les femmes portent à la ceinture, par-dessus la chemise, un cordon noué en double qu’ils détachent pendant la prière et qu’ils tiennent à la main; autrement, ce cordon doit toujours rester autour du corps. Sur ce point, la loi est si sévère, que celui qui ne le porterait pas serait exclu de la communauté. Aucun traité, aucune affaire n’est valable si le cordon n’y figure pas. On l’attache autour du corps des enfants arrivés à l’âge de neuf ans. Avant cette cérémonie, ils ne font pas partie de la communauté. Jusque-là, il leur est même permis de manger des mets préparés par des chrétiens, et les petites filles peuvent accompagner leurs pères dans des endroits publics. Mais, en se revêtant du cordon, tout change; le fils mange à la table de son père; les filles restent chez elles, etc.

Une autre pièce religieuse est la chemise; elle doit avoir une certaine longueur et une certaine largeur, se composer de neuf coutures, et être croisée d’une manière particulière sur la poitrine.

Le Parsi ne peut prendre qu’une femme. Cependant si, dans un intervalle de neuf ans, elle ne lui donne pas d’enfants ou ne lui donne que des filles, il peut, de concert avec sa femme, se séparer d’elle et contracter une nouvelle alliance; mais il faut qu’il prenne soin de sa première{409} femme. Celle-ci peut également se remarier. D’après ses idées religieuses, le Parsi ne peut compter sur une vraie félicité dans l’autre vie qu’autant qu’il a eu, en ce monde, une femme et un fils.

Les Parsis ne sont pas divisés en castes.

Dans le cours du temps, les Parsis ont adopté plusieurs coutumes des Hindous. C’est ainsi que les femmes ne peuvent pas se montrer dans des endroits publics; elles vivent dans la maison, séparées des hommes, mangent seules, et sont généralement regardées et traitées plutôt comme des choses que comme des personnes. Les filles sont promises dès l’enfance, et mariées à l’âge de quatorze ans. Mais le fiancé vient-il à mourir, les parents peuvent se mettre en quête d’un autre gendre. Chez les Parsis, c’est également une honte pour un père de ne pas trouver de maris pour ses filles.

Mais chez elles, les femmes des Parsis jouissent de beaucoup plus de liberté que les pauvres Hindoues. Elles peuvent rester assises sans voile aux fenêtres qui donnent sur la rue; elles peuvent même assister, la figure découverte, à une visite faite par un homme à leur mari; cependant cela arrive rarement.

Les Parsis se distinguent facilement de tous les autres Asiatiques par leur physionomie, surtout par leur teint, qui est plus blanc. Leurs traits sont assez réguliers, cependant un peu forts, et les mâchoires un peu larges. Je ne les trouvai pas aussi beaux que les mahométans et les Hindous.

M. Manuckjee fait une exception parmi ses compatriotes. Il est sans doute le premier qui ait visité Paris, Londres, et une grande partie de l’Italie. Les coutumes et les mœurs européennes lui plurent tellement, qu’à son retour il essaya d’introduire quelques réformes parmi ses coreligionnaires; mais il n’en fut pas seulement pour ses peines, on l’accusa de ne pas savoir ce qu’il voulait, et{410} beaucoup de personnes lui retirèrent leur amitié et leur estime.

Dans son intérieur, il permit à sa famille de prendre une allure plus libre. Mais, à vrai dire, il ne put pas trop s’affranchir du joug de l’habitude, à moins de vouloir se brouiller complétement avec sa secte. Il fait élever ses filles à l’européenne; l’aînée joue un peu du piano, elle coud et elle brode. Elle m’écrivit assez gentiment sur un album un petit morceau en anglais. Le père ne l’a pas non plus promise: il désire que le goût de sa fille puisse s’accorder avec son propre choix. On me disait qu’elle aurait de la peine à trouver un mari, parce qu’elle avait reçu une éducation trop européenne; qu’elle avait déjà quatorze ans, et que le père n’avait pas encore de fiancé pour elle.

Quand je fis ma première visite à M. Manuckjee, la mère et les filles étaient assises dans la salle de réception, et étaient occupées d’ouvrages à la main. J’assistai à leur repas, faveur qu’un Parsi orthodoxe ne m’aurait pas accordée. Mais il ne me fut pas permis de m’asseoir à leur table. On me mit d’abord un couvert séparément, et je dînai seule. On me servit plusieurs mets qui, à peu de choses près, étaient préparés à l’européenne. Tous, à l’exception du maître de la maison, me regardaient manger avec un couteau et une fourchette. Les domestiques eux-mêmes furent attirés par ce spectacle; quand j’eus satisfait mon appétit en présence du public, et suivant les règles de l’art, on nettoya la table et tout autour aussi soigneusement que si j’avais été pestiférée. Ensuite, on apporta des pains plats, que l’on posa en guise d’assiettes sur la table, qui n’avait point de nappe, et six ou sept petits plats avec les mêmes mets qu’on m’avait offerts. La famille se lava les mains et la figure, et le père prononça une courte prière. Tous, à l’exception du plus jeune des enfants, qui ne comptait que six ans, s’assirent à table, et mirent la{411} main droite dans les différents plats. Ils déchiquetaient la viande des os de poulet et de mouton, détachaient le poisson par morceaux des arêtes, les passaient ensuite dans les diverses sauces et les faisaient passer si habilement dans la bouche, que la lèvre n’était pas touchée par la main. Celui à qui cela arriverait par mégarde doit se lever aussitôt et se laver de nouveau la main, ou bien il faut qu’il prenne devant lui le plat dans lequel il met la main sans l’avoir lavée, et il ne peut plus toucher à aucun autre mets. Pendant tout le repas, la main gauche reste complétement en repos.

Cette manière de manger paraît, il est vrai, très-peu appétissante; mais, au fond, elle n’a rien de choquant; la main est lavée et ne touche à rien en dehors des mets. Lorsqu’on veut boire, on ne porte pas le vase aux lèvres; mais on se verse très-artistement la boisson dans la bouche largement ouverte. Avant que les enfants aient acquis cette adresse à manger et à boire, il ne leur est pas permis de prendre part aux repas des grandes personnes, quand même ils porteraient le cordon sacré autour du corps.

Ce qu’on boit le plus communément à Bombay, c’est le soud, appelé aussi toddy, espèce de boisson spiritueuse et légère que l’on tire des cocotiers et des dattiers. Les droits prélevés sur ces arbres sont très-élevés; car on les compte un à un, comme en Égypte, et on les impose séparément. Un arbre qui n’est destiné qu’à porter des fruits paye un quart de roupie ou une demi-roupie, tandis que le cocotier, dont on fait le toddy, paye trois quarts de roupie et même une roupie. Ici les indigènes ne montent pas aux palmiers au moyen de cordes à nœuds, mais à l’aide d’entailles dans lesquelles ils posent les pieds.

Pendant mon séjour à Bombay, il mourut dans le voisinage de M. Wattenbach une vieille Hindoue, dont la mort me fournit l’occasion de voir des funérailles indiennes. Déjà, quand elle fut sur le point de mourir, les fem{412}mes qui l’entouraient élevèrent de temps en temps d’horribles cris, qu’elles continuèrent par intervalles, quand elle eut cessé de vivre. Peu à peu on vit arriver de petits groupes de six à huit femmes, qui se mirent également à hurler, dès qu’elles aperçurent la maison mortuaire. Elles entrèrent toutes dans la maison, tandis que les hommes, qui étaient venus en grand nombre, s’assirent tranquillement au dehors. Au bout de quelques heures, la morte fut enveloppée dans un drap blanc, posée sur une bière ouverte, et portée par des hommes affectés à ce service à l’endroit où le corps devait être brûlé. Un d’entre eux tenait un vase rempli de charbons et un morceau de bois enflammé pour allumer le bûcher avec le feu de la maison mortuaire.

Les femmes restèrent assemblées devant la maison, et formèrent un cercle étroit dont le milieu fut occupé par une pleureuse à gages. Cette femme se mit à entonner un chant lugubre de plusieurs strophes; à la fin de chacune d’elles, toutes les autres femmes reprenaient en chœur, en se frappant la poitrine en mesure de la main droite, et en inclinant la tête jusqu’à terre. Elles faisaient ces mouvements aussi vite et d’une manière aussi uniforme que si on les avait fait marcher à la baguette comme des marionnettes.

Après un quart d’heure, il se fit une courte pause. Puis on entonna un autre chant, pendant lequel les femmes se frappèrent la poitrine des deux poings, avec une telle violence que l’on pouvait entendre au loin les coups qu’elles se donnaient. Après chaque coup, elles élevaient leurs mains bien haut, et inclinaient la tête bien bas, tout cela d’une manière cadencée et prompte. Cette représentation fut encore plus comique que la première. Après s’être démenées ainsi longuement, elles s’assirent en cercle, burent du toddy et fumèrent du tabac.

Le lendemain, les femmes et les hommes répétèrent la{413} visite. Les derniers n’entrèrent pas non plus, cette fois, dans la maison; ils firent du feu et préparèrent un simple repas. Toutes les fois qu’arrivait un groupe de femmes, un des hommes approchait de la porte pour l’annoncer. Aussitôt la femme qui menait le deuil sortait de la maison pour recevoir les nouvelles venues. Elle se jetait à terre devant elles avec tant de véhémence, que je croyais qu’elle ne se relèverait plus. Les survenantes se frappaient une fois la poitrine avec le poing, et portaient ensuite les mains à la tête. La personne qui conduisait le deuil se levait dans l’intervalle, se jetait impétueusement au cou de chacune des femmes, passait son mouchoir autour de la tête de sa consolatrice, et se mettait à hurler avec elle à l’envi. Tous ces mouvements se faisaient également très-vite, et une douzaine d’embrassements étaient expédiés en un clin d’œil. Après cette réception touchante, les femmes entraient dans la maison et continuaient à hurler de temps en temps. Ce n’est qu’au coucher du soleil qu’un silence complet s’établit, et un repas mit fin à toute la cérémonie. Les femmes mangèrent dans la maison, les hommes en plein air.

Les funérailles et les noces coûtent toujours beaucoup d’argent aux Hindous. Les funérailles que je viens de décrire étaient celles d’une femme de la classe pauvre. Cependant il fallut, pendant deux jours, prodiguer le toddy et fournir le repas à un grand nombre de convives. Ajoutez à cela le bûcher, qui coûte encore assez cher, lors même qu’il n’est que de bois ordinaire. Chez les riches, qui brûlent dans ces occasions les bois les plus précieux, un bûcher revient souvent à plus de mille roupies.

Un jour, je rencontrai le cortége funèbre d’un enfant hindou. Étendu sur un coussin, il était couvert d’un drap blanc, jonché de fleurs belles et fraîches. Un homme le portait sur ses deux bras avec précaution, comme s’il dormait. Il n’y avait que des hommes dans le cortége.

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Les Hindous n’ont pas de dimanches ni de jours fériés fixes dans la semaine; mais ils ont des fêtes périodiques qui durent plusieurs jours. J’en vis célébrer une le 11 avril, le Warusche-Parupu ou fête du nouvel an. Ce fut une espèce de farce de carnaval, dont le principal divertissement consiste à s’asperger et à se barbouiller les uns les autres de couleurs jaune, brune et rouge, et à se peindre les joues et le front des mêmes couleurs. Le tam-tam bruyant ou quelques violons ouvrent le cortége; ensuite viennent des groupes plus ou moins nombreux, et tout ce monde se porte d’une maison à l’autre, en riant et en chantant. Quelques-uns trouvèrent bien en cette occasion le toddy un peu trop à leur goût, mais cependant pas au point de perdre la tête et de dépasser les bornes de la décence. Les femmes ne prennent pas part à ces processions publiques[116]; mais le soir hommes et femmes s’assemblent dans les maisons, et dans ces réunions, dit-on, on ne respecte pas toujours assez la décence.

Les fêtes des martyrs ne sont plus célébrées avec beaucoup de pompe: leur temps est passé. Je n’en vis aucune; mais je fus assez heureuse pour voir un martyr qui faisait courir beaucoup de monde. Ce saint homme avait tenu vingt-trois ans, sans changer de place, un bras tourné en l’air et la paume de la main assez ouverte pour qu’un pot de fleurs pût y rester. Les vingt-trois ans étaient écoulés, et le pot de fleurs fut enlevé. Mais la main et le bras ne purent plus changer de position, car les muscles s’étaient contractés; le bras était amaigri, presque décharné, et dégoûtant à voir.

L’île Éléphanta est à six ou huit milles marins de Bombay. M. Wattenbach eut la complaisance de m’y conduire. Je trouvai d’assez hautes montagnes que nous ne gravîmes{415} pas. Nous nous contentâmes de visiter les temples situés tout près du point du débarquement.

Le principal temple ressemble aux grands Viharas d’Adjunta, à cela près que des deux côtés il est séparé du rocher, et qu’il n’y tient que par le haut, par le bas et par le derrière. Dans le sanctuaire se trouve un buste colossal à trois têtes. Plusieurs croient qu’il représente la Trimurti, c’est-à-dire la trinité hindoue. Une des têtes regarde en face; l’autre de profil, à gauche; la troisième de profil, à droite. Le buste, y compris la coiffure, a plus de deux mètres et demi. Le long des murs et dans les niches, il y a beaucoup de statues et de figures colossales, et parfois des scènes entières de la théogonie hindoue. Ce qu’il y a de remarquable dans les figures de femmes, c’est qu’elles ont toutes la hanche gauche en dehors et la hanche droite en dedans. Les colonnes sont massives et cannelées. Je ne vis nulle part de reliefs. Le temple semble être consacré à Chiva.

Près de ce temple, il y en a un autre plus petit, dont les murs sont également couverts de divinités. Tous deux ont beaucoup souffert. En faisant la conquête de l’île de Bombay, les Portugais, emportés par un noble zèle pour leur religion, n’eurent rien de plus pressé que de braquer le canon et de détruire les abominables temples des païens, ce qui leur fut bien plus facile que de convertir les peuples idolâtres. Plusieurs colonnes sont tout à fait en ruines; presque toutes sont plus ou moins endommagées; le sol est couvert de décombres. Aucun des dieux et des personnages de leur suite n’a échappé entièrement à ce vandalisme.

De la façade du grand temple on a une magnifique vue, au delà de la mer, du côté de la ville et des jolies collines qui l’environnent. Nous restâmes ici toute une journée qui se passa très-agréablement. Les heures brûlantes du jour, nous les employâmes à lire à l’ombre des temples.{416} M. Wattenbach avait envoyé d’avance plusieurs serviteurs, parmi lesquels se trouvait un cuisinier; il avait fait transporter aussi des tables, des chaises, de la vaisselle, des livres et des journaux. A mon avis, c’était déjà beaucoup de luxe; mais qu’auraient dit mes bonnes compatriotes, si elles avaient vu la famille anglaise avec laquelle nous nous rencontrâmes ici par hasard? Cette famille traînait à sa suite des lits de repos et des fauteuils, d’énormes tapis, une tente et beaucoup d’autres objets. Voilà ce qu’on peut appeler une simple partie de campagne.

Salsette (appelée aussi l’île aux Tigres) est reliée à Bombay par une courte digue artificielle. La distance, depuis le fort de la ville jusqu’au petit village derrière lequel sont situés les temples, est de dix-huit milles, que nous fîmes en trois heures, au moyen de chevaux de relais. La route était excellente et unie, aussi la voiture roula-t-elle comme sur une aire à battre le grain.

Les beautés naturelles de cette île surpassent de beaucoup celles de Bombay. Ce ne sont pas des collines qu’on trouve ici, mais de superbes chaînes de montagnes, couvertes de bois touffus, du milieu desquels s’élèvent encore çà et là des pans de rochers tout nus. Les vallées sont plantées de beaux champs de blé et de verts palmiers élancés.

L’île ne semble pas très-peuplée. Je ne vis que peu de villages et une seule petite ville, habitée par des Mahrattes, aussi misérables et aussi sales que ceux de Kundulla.

Du petit village où nous quittâmes la voiture, nous eûmes encore trois milles à faire pour arriver aux temples.

Le principal temple est le seul qui soit construit dans le style d’un chaitya; mais il est entouré d’un péristyle excessivement élevé, aux deux extrémités duquel on voit, dans des niches, des divinités de sept mètres de haut. Sur la droite de ce temple se trouve un autre temple contigu, qui renferme quelques cellules de prêtres, des emblèmes{417} de divinités et des reliefs. Indépendamment de ces deux temples, il y en a encore un grand nombre de bien plus petits, creusés dans les rochers, et qui se prolongent des deux côtés des temples principaux. On en porte le nombre à cent.

Tous, à l’exception du principal temple, sont des viharas; mais la plupart ne sont pas plus grands que des cellules et n’ont rien qui les fasse remarquer.

Les temples d’Éléphanta et de Salsette sont bien inférieurs à ceux d’Adjunta et d’Élora pour la grandeur, la magnificence et l’architecture, et ne sont vraiment de quelque intérêt que pour ceux qui n’ont pas vu ces derniers.

On dit que l’on visite peu les temples pratiqués dans les rochers de Salsette, parce qu’on y est exposé à beaucoup de dangers. La contrée est infestée non-seulement par des tigres, mais aussi par une quantité prodigieuse d’abeilles sauvages, qui bourdonnent sans cesse autour des temples et empêchent d’y pénétrer. On doit en outre y rencontrer partout des brigands, connus sous le nom de bheels[117]. Nous fûmes assez heureux pour n’éprouver aucun de ces malheurs. Plus tard, je poussai même l’audace jusqu’à entreprendre seule quelques courses au milieu des rochers. La vue superficielle d’un temple ne m’ayant pas suffi, je profitai de la sieste de mes compagnons pour grimper secrètement, de rocher en rocher, jusqu’aux monuments les plus élevés et les plus reculés. Dans un de ces temples, je trouvai la peau et les cornes d’une chèvre dévorée, spectacle qui ne laissa pas de faire quelque impression sur moi. Mais comptant sur la sauvagerie bien connue des tigres, qui en plein jour fuient plutôt l’homme qu’ils n’osent l’aborder, je continuai bravement mes explorations.

Nous n’eûmes, comme je viens de le dire, aucun danger à courir. Il n’en fut pas de même de deux voyageurs{418} qui, quelques jours plus tard, faillirent, non pas être dévorés par les tigres, mais périr sous les piqûres des abeilles. L’un d’eux eut l’imprudence de frapper à une ouverture du rocher: il en sortit soudain un énorme essaim d’abeilles, et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que les deux infortunés parvinrent à leur échapper, la tête, la figure et les mains abîmées. Cette aventure fut publiée par les journaux pour prémunir d’autres voyageurs.

Le climat de Bombay est plus sain que celui de Calcutta, et, quoique Bombay soit situé à cinq degrés plus au sud, la chaleur y est plus supportable, grâce à de constantes brises de mer. On y est tourmenté par les moustiques comme dans tous les autres pays de la zone torride. Un soir il se glissa même une scolopendre aux mille pieds dans ma chambre à coucher, mais je fus assez heureuse pour m’en apercevoir à temps.

J’étais déjà décidée à me servir d’une barque arabe qui devait partir le 2 avril pour Bassora, quand M. Wattenbach vint me prévenir que le 10 un petit vapeur allait faire le premier voyage de Bassora. J’en fus enchantée; mais j’étais loin de m’imaginer qu’il en serait de ce vapeur comme des voiliers, dont le départ est remis de jour en jour. Ce ne fut que le 23 avril que nous sortîmes du port de Bombay.

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CHAPITRE XVII.

Départ de Bombay.—La petite vérole se déclare.—Mascate.—Bandr-Abas.—Les Persans.—Le détroit de Kishm.—Bushire.—Le Schatel-Arab.—Bassora.—Le Tigre.—Tribus des Bédouins.—Ctésiphon et Séleucie.—Arrivée à Bagdad.

Le vapeur du nom de S. Ch. Forbes, de la force de quarante chevaux, commandé par le capitaine Lichtfield, n’avait que deux cabines, une petite et une grande. L’une avait déjà été louée depuis longtemps par un Anglais, M. Ross. L’autre fut envahie par quelques Persans riches, avec leurs femmes et leurs enfants. Il fallut donc me contenter d’une place sur le pont. Cependant je dînais à la table du capitaine qui, pendant toute la traversée, me combla de soins et de prévenances.

Le petit bateau était, dans toute la force du terme, surchargé de monde. L’équipage seul se composait de quarante-cinq hommes; ajoutez à cela cent vingt-quatre passagers, la plupart Persans, mahométans et Arabes; car M. Ross et moi nous étions les seuls Européens. Quand toute cette masse d’individus fut réunie, il n’y eut pas sur le pont la plus petite place vide. Pour aller d’un endroit à l’autre, il fallait grimper par-dessus des caisses et des coffres sans nombre, et prendre toutes les précautions imaginables pour ne pas marcher sur la tête ou sur les pieds des passagers.

Dans ces circonstances critiques, j’ai l’habitude d’embrasser d’un coup d’œil tout le terrain, pour me mettre à l’abri de la cohue et pour tâcher de découvrir un asile{420} auquel personne ne songe. Je trouvai ce que je cherchais, et je fus plus heureuse que tous les passagers, et même que M. Ross; car la chaleur et les insectes l’empêchaient de dormir dans sa petite cabine. Mon choix s’était arrêté sur la place qui se trouve au-dessous de la table à manger du capitaine, fixée sur le pont d’arrière. Je m’installai, j’y étendis mon manteau et j’y fus assez bien, sans avoir à craindre que l’on me marchât sur les mains et sur les pieds, ou même sur la tête.

En quittant Bombay j’avais été un peu indisposée; aussi le second jour de la traversée je fus prise d’un petit accès de fièvre bilieuse. Pendant cinq jours j’eus à lutter contre le mal; je sortais avec peine de mon asile avant les repas, pour céder la place aux pieds de la société. Je ne pris pas de médicament (je n’en porte jamais avec moi), et j’abandonnai le soin de ma guérison à la Providence et à ma forte constitution.

Un mal bien plus dangereux que le mien éclata le troisième jour de notre voyage. Dans la grande cabine la petite vérole exerçait ses ravages. Dix-huit femmes et sept enfants y étaient entassés et étaient assurément moins libres que les esclaves sur les vaisseaux négriers; l’air y était empesté, et il leur était impossible de pénétrer sur le pont encombré d’hommes. Nous autres passagers du pont, nous tremblions que l’air vicié ne se répandît par les écoutilles ouvertes sur tout le navire. Les enfants étaient déjà atteints de la petite vérole avant de s’embarquer, mais personne n’avait pu s’en douter, car les femmes furent amenées à bord bien tard dans la soirée, couvertes de voiles épais et enveloppées de grands draps, sous lesquels elles portaient les enfants. Ce ne fut que le troisième jour, quand un des enfants vint à mourir, que nous apprîmes le danger dont nous étions entourés.

L’enfant, enveloppé dans un drap blanc, et attaché sur une petite planche chargée de quelques morceaux de char{421}bon de bois ou de pierres, fut descendu dans l’eau par la planche à bascule. Les flots l’engloutirent aussitôt, et il disparut à nos yeux.

J’ignore si quelques parents ou quelque personne affectueuse assista à ces tristes obsèques, mais je ne vis couler aucune larme. La pauvre mère dévorait sans doute son chagrin dans le silence; il lui était défendu d’accompagner son pauvre enfant au dernier moment. Ainsi le voulait la coutume.

Il y eut encore deux cas de mort. Les autres malades guérirent, et heureusement l’épidémie s’en tint là.

30 avril. Aujourd’hui nous approchâmes beaucoup de la côte d’Arabie, et nous vîmes une chaîne de montagnes nues, qui n’était rien moins que belle.

Le lendemain 31 avril, nous aperçûmes, sur plusieurs beaux groupes de rochers, de petits donjons et des points fortifiés; enfin nous découvrîmes un grand fort sur une haute montagne, à l’entrée d’une baie.

Nous jetâmes l’ancre devant la ville de Mascate, située à l’extrémité de la baie. Cette ville, soumise à un prince arabe, est très-fortifiée et entourée de plusieurs rangées de rochers de formes étranges, également couronnés de tours et de forts. Le plus grand d’entre eux rappelle de tristes souvenirs. Il y avait là un ancien couvent de moines portugais; il fut attaqué une nuit par les Arabes, qui massacrèrent tous les moines. Cet événement eut lieu il y a à peu près deux cents ans.

Les maisons de la ville sont en pierre; elles ont de petites fenêtres et des terrasses en guise de toits. Deux soi-disant palais, dont un est habité par la mère du prince régnant, l’autre par le scheik (gouverneur), ne se distinguent des autres maisons que par une plus vaste circonférence. Plusieurs rues sont si étroites qu’il ne peut y passer que deux personnes de front. Le bazar, disposé à la turque, se compose de galeries couvertes, sous lesquelles{422} les marchands se tiennent assis, les jambes croisées, devant leurs misérables marchandises.

La chaleur est très-étouffante dans la vallée de rochers où Mascate est encaissée (au soleil 41 degrés Réaumur); la lumière du soleil y est très-dangereuse pour les yeux, parce qu’elle n’est pas adoucie par la moindre verdure. Quelque loin que l’on porte la vue, on ne découvre nulle part ni arbre, ni buisson, ni le moindre brin d’herbe. Aussi tous ceux à qui leurs moyens le permettent tant soit peu, s’empressent, après avoir terminé leurs affaires, d’aller respirer le frais dans les villes situées le long de la mer. On ne trouve point ici d’Européens, le climat leur étant mortel.

Sur le revers de Mascate se trouve une longue vallée de rochers, dans laquelle on rencontre un village renfermant plusieurs tombes, et (chose merveilleuse!) un petit jardin avec six palmiers, un figuier et un grenadier. Ce village est plus grand et plus peuplé que Mascate; car il compte 6000 habitants, tandis que la ville n’en renferme que 4000. On ne peut se faire une idée de la misère, de la saleté et de la puanteur qui règnent dans ce village; les cabanes, qui semblent superposées l’une sur l’autre, sont très-petites, et seulement faites de roseaux et de feuilles de palmier. Toutes les immondices sont jetées devant les portes. Il faut beaucoup de résignation pour traverser un village de ce genre, et je suis étonnée que la peste ou d’autres épidémies n’y sévissent pas sans cesse. Les ophthalmies et la cécité y sont d’ailleurs des accidents très-fréquents.

De cette vallée[118] j’entrai dans une autre qui contient la plus grande curiosité de Mascate: c’est un assez grand jardin qui, avec ses palmiers, ses dattiers, ses fleurs, ses{423} plantes et ses légumes, offre réellement l’image d’une oasis dans le désert. Cette végétation est due en grande partie à une irrigation infatigable. Le jardin appartient à un prince arabe. Mon guide me semblait être très-fier de cette merveille; il me demanda s’il y avait d’aussi beaux jardins dans mon pays.

Les femmes de Mascate portent une espèce de masque en étoffe bleue retenu par des agrafes ou des fils de fer, et qui ne touche pas la figure. Ce masque est coupé entre le front et le nez, de sorte que l’on voit quelque chose de plus que les yeux. Elles ne mettent ce masque que quand elles s’éloignent de la maison; chez elles et devant leurs cabanes, elles ont la figure découverte. Toutes les femmes que j’eus occasion de voir étaient laides; les hommes n’avaient pas non plus les traits délicats et fiers que l’on trouve si souvent chez les Arabes. Beaucoup de nègres servent ici comme esclaves.

J’avais fait mes excursions durant la plus grande chaleur (41 degrés Réaumur au soleil), et encore un peu épuisée de ma maladie, quoique je ne m’en fusse pas ressentie le moins du monde.

On m’avait prévenue à différentes reprises et on m’avait assuré que les rayons ardents des pays chauds étaient très-nuisibles aux Européens qui n’y étaient pas habitués, qu’on y gagnait souvent des fièvres et des coups de soleil. Mais si j’avais écouté tous ces avis, j’aurais fini par ne rien voir. Je ne me laissai pas dérouter: je sortais par la pluie et par le soleil, comme cela se présentait; aussi je vis toujours plus de choses que mes compagnons de voyage.

Le 2 mai, de grand matin, nous mîmes de nouveau sous voile.

Le 3 mai nous entrâmes dans le golfe Persique, et nous longeâmes d’assez près l’île d’Ormus. Les montagnes de cette île se distinguent par leurs teintes miroitantes. Beaucoup d’endroits scintillaient comme s’ils avaient été cou{424}verts de neige. Les montagnes contiennent beaucoup de sel, et tous les ans il vient de nombreux bateaux d’Arabie et de Perse pour en emporter des cargaisons.

Le soir, nous arrivâmes à la petite ville de Bandr-Abas, où nous jetâmes l’ancre.

4 mai. Bandr-Abas est située près de basses collines de sables et de rochers, séparées de montagnes plus hautes par une plaine étroite. Ici encore tout est sec et stérile; dans la plaine seulement on voit quelques petits groupes de palmiers.

Je regardais d’un œil de convoitise la côte de la Perse, dont j’aurais tant aimé à fouler le sol. Mais le capitaine me dissuada de mon projet de pénétrer dans ce pays avec mes vêtements européens. Il me fit remarquer que les Persans n’étaient pas aussi bons que les Hindous, et que, dans ces contrées reculées, l’apparition d’une Européenne était un événement si extraordinaire qu’on pourrait me recevoir à coups de pierres.

Par bonheur il se trouva sur le bateau un jeune homme à moitié Anglais, à moitié Persan (son père, un Anglais, avait épousé une Arménienne de Téhéran), qui parlait également bien les deux langues. Je le priai de m’emmener avec lui à terre; ce qu’il s’empressa de faire avec la plus grande amabilité.

Il me conduisit au bazar et me fit traverser plusieurs petites rues: le peuple accourut, il est vrai, de tous côtés, me regarda tout ébahi, mais ne montra pas la moindre velléité de me maltraiter.

Les maisons sont petites et construites dans le goût oriental. On y voit peu de fenêtres, elles sont très-petites et ont des terrasses au lieu de toits. Les rues sont étroites, sales et comme mortes; il n’y avait que le bazar qui fût animé. Les boulangers cuisaient ici le pain de la manière la plus simple, en présence même des chalands: ils pétrissent un peu de farine avec de l’eau dans une écuelle{425} de bois; ensuite ils divisent la pâte en petits morceaux, qu’ils pressent et allongent de manière à les rendre minces et plats; puis ils passent dessus de l’eau salée et les collent dans l’intérieur d’un tuyau rond. Ce tuyau est en terre cuite; il a environ 45 centimètres de diamètre et 50 de long; il est enfoncé à moitié dans la terre, et on a pratiqué dans le bas un courant d’air. Des charbons de bois brûlent dans l’intérieur du tuyau, à l’extrémité inférieure. Ces morceaux de pâte sont cuits en même temps des deux côtés, le dessous par le tuyau ardent, le dessus par le feu de charbon. Je me fis donner une demi-douzaine de ces sortes de galettes qui, mangées chaudes, ont assez bon goût.

On peut facilement distinguer les Persans et les Arabes, que l’on voit encore en grand nombre; ils sont plus grands et plus forts, ils ont la peau plus blanche, les traits grossiers et assez expressifs, et un air très-sauvage et très-féroce. Leur costume ressemble à celui des mahométans. Beaucoup portent des turbans, d’autres des bonnets coniques en peau d’astracan noire, de 50 à 75 centimètres de haut.

On m’a raconté un si beau trait de reconnaissance de M. William Heborth, qui m’accompagna jusqu’à Bandr-Abas, que je ne puis m’empêcher de le redire à mes lectrices. Arrivé de Perse à Bombay, à l’âge de seize ans, il fut parfaitement accueilli par un ami de son père, qui non-seulement l’assista de son mieux, mais, grâce à son crédit, lui fit obtenir une bonne place. Marié et père de quatre enfants, ce généreux protecteur eut le malheur de faire un jour une chute de cheval, dont les suites funestes lui coûtèrent la vie. N’écoutant alors que la voix de son noble cœur pour s’acquitter envers son ancien bienfaiteur, il épousa la veuve, qui, beaucoup plus âgée que lui et sans fortune, était chargée de quatre enfants.

A Bandr-Abas, nous prîmes un pilote côtier pour passer le détroit de Kishm. A midi, nous nous embarquâmes.

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Le passage du détroit de Kishm est sans danger pour les vapeurs, mais les navires à voiles l’évitent; car l’espace entre la terre ferme et l’île de Kishm étant souvent très-étroit, ils pourraient facilement être jetés sur la côte par des vents contraires.

L’île forme une vaste plaine, partout garnie de petits bosquets maigres et rabougris. Beaucoup de personnes de la côte voisine viennent y chercher du bois.

Le capitaine m’avait fait des récits pompeux de la beauté de cette traversée, de la fertilité de l’île, des passages si étroits que les cimes des palmiers de l’île et de la côte se touchaient.

Il faut croire que depuis le dernier voyage du bon capitaine, un phénomène bien étrange avait eu lieu. Ces superbes palmiers élancés étaient transformés en méchants arbustes peu feuillus, et, aux endroits les plus resserrés, la terre ferme et l’île étaient au moins à un demi-mille de distance l’une de l’autre. Ce qui est étrange, c’est que M. Ross raconta plus tard la même chose; il ajouta plus de foi au récit du capitaine qu’à ses propres yeux.

A un des endroits les plus resserrés du détroit se trouve le beau fort de Lufth. C’est là qu’était encore, il y a quinze ans, le siége principal des pirates persans. A la suite d’un combat naval entre les Anglais et les pirates, plus de 800 de ces derniers furent tués, un grand nombre fut fait prisonnier, et toute la bande détruite. Depuis ce temps, la sûreté du pays n’a plus été troublée.

Le 5 mai, nous sortîmes du détroit, et, trois jours après, nous jetâmes l’ancre à Bushire.

Dans le golfe Persique, nous rencontrâmes passablement d’algues et de mollusques. Ces derniers, d’un blanc laiteux, avaient beaucoup de filaments et la forme d’agarics; d’autres, d’une couleur rose, étaient marqués de petites taches jaunes. On trouvait aussi bon nombre de serpents marins.

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8 mai. La ville de Bushire est dans une plaine, à 6 milles de la chaîne de montagnes, dont la cime la plus élevée, appelée Hormutsch par les Persans, et Halalu par les Anglais, a plus de 1700 mètres.

La ville compte 15 000 habitants; son port est le meilleur de la Perse, mais il a l’air très-sale.

Les maisons sont si serrées et si rapprochées, qu’on peut facilement passer de l’une à l’autre en enjambant, et qu’il ne faut pas beaucoup d’adresse pour s’enfuir par-dessus les toits. En effet, les terrasses sont bordées par des murs qui n’ont pas plus de 30 à 70 centimètres. Sur plusieurs maisons, on voit des tuyaux de cheminée carrés de plus de 5 à 6 mètres, que l’on peut ouvrir en haut et sur les côtés; ils servent à intercepter le vent et à répandre la fraîcheur dans les appartements.

Les femmes se voilent tellement le visage, que je ne sais pas comment elles font pour trouver leur chemin; les plus petites filles imitent déjà cette coutume. Elles portent des anneaux aux narines, aux bras et aux pieds, moins cependant que les femmes hindoues. Les hommes sont tous armés, même chez eux, de poignards ou de couteaux; dans la rue, ils sont en outre munis de pistolets.

Nous restâmes deux jours à Bushire, où je fus parfaitement bien traitée chez le résident, le colonel Hennelt.

J’aurais bien voulu quitter le bateau à Bushire pour aller visiter les ruines de Persépolis et pour continuer mon voyage par terre jusqu’à Schiras, Ispahan, Téhéran, etc.; mais de grands troubles avaient éclaté dans ces districts, infestés en outre par de nombreuses hordes de brigands. Je fus forcée de changer mon plan et de me rendre provisoirement à Bagdad.

Le 10 mai, dans l’après-midi, nous quittâmes Bushire. Le 11, j’eus le bonheur de voir un des plus célèbres fleuves du monde, le Schatel Arab, le fleuve des Arabes, formé de la jonction de l’Euphrate, du Tigre et du Kau{428}run, et dont l’embouchure ressemble à un bras de mer. Le Schatel Arab conserve son nom jusqu’au delta du Tigre et de l’Euphrate.

12 mai. En quittant la mer, nous dîmes aussi adieu aux montagnes; des deux côtés du fleuve, nous avions devant nous des plaines immenses couvertes de bois de dattiers.

A vingt milles au-dessous de Bassora, nous entrâmes dans le Kaurun pour déposer quelques passagers près de la petite ville de Mahamlbah, située tout à l’entrée du fleuve. Nous revînmes aussitôt sur nos pas, et le capitaine déploya beaucoup d’habileté pour faire tourner le bateau dans un espace très-restreint. Dans notre inexpérience de l’art nautique, cette manœuvre nous inspira quelques craintes. A chaque instant, nous croyions que l’avant ou l’arrière allait donner contre la côte; mais la manœuvre réussit au delà de nos espérances. Toute la population de Mahambrah était assemblée sur le rivage; elle n’avait pas encore vu de vapeur, et prit le plus grand intérêt à cette audacieuse entreprise.

La ville de Mahambrah a essuyé, il y a six ans, une terrible catastrophe.

Placée alors sous la souveraineté turque, elle fut attaquée et pillée par les Persans. Presque tous les habitants, au nombre de cinq mille, périrent à cette occasion. Depuis ce temps, Mahambrah appartient aux Persans.

Vers midi, nous arrivâmes devant Bassora[119].

On ne découvre, depuis le fleuve, que quelques fortifications et de grands bois de dattiers. La ville est placée derrière ces bois, à un mille et demi dans l’intérieur du pays.

La traversée de Bombay à Bassora, à cause des moussons défavorables, avait duré dix-huit jours, et avait été{429} un des plus pénibles voyages que j’eusse faits jusqu’alors. Toujours sur le pont et au milieu d’une foule compacte de passagers, par une chaleur qui à midi, même à l’ombre de la tente, s’élevait jusqu’à trente degrés, je ne pus changer qu’une seule fois, à Bushire, de linge et de vêtements. Cet état est d’autant plus affreux qu’on ne peut pas se débarrasser de la vermine dont on est gratifié par ses voisins. Aussi il me tardait de retremper mes forces épuisées dans un bain de propreté.

Bassora, une des grandes villes de la Mésopotamie, n’a parmi ses habitants qu’un seul Européen. J’avais une lettre pour l’agent anglais, M. Barseige, Arménien de naissance, dont, faute d’hôtel, je fus forcée de réclamer l’hospitalité pour quelques jours. Le capitaine Lichtfield lui présenta ma lettre et lui fit part de ma requête, que l’aimable Arménien eut la politesse de refuser tout net. Le bon capitaine mit alors son bateau à ma disposition, ce qui m’assura au moins un asile pour les premiers moments.

Je trouvai beaucoup d’amusement à voir débarquer les femmes persanes: elles auraient été des beautés de premier ordre, des princesses du harem du Sultan, qu’on n’aurait pas pu prendre plus de précautions pour les soustraire aux regards indiscrets des passagers et des hommes de l’équipage.

Grâce à mon sexe, on ne me traita pas avec la même rigueur, et je pus voir furtivement les dix-huit femmes renfermées dans la cabine; mais j’affirme qu’il n’y en avait pas une seule que l’on pût appeler belle. Les maris se placèrent sur deux rangs, depuis l’escalier de la cabine jusqu’à celui du bateau, et, déployant en l’air de grands mouchoirs, ils formèrent des murs mobiles et nullement transparents. Les femmes sortirent peu à peu de la cabine; elles étaient tellement couvertes de mouchoirs, qu’il fallut les guider comme des aveugles. Elles se blottirent entre les mouchoirs tendus et attendirent qu’elles{430} fussent toutes réunies: alors toute la troupe, c’est-à-dire le mur avec les belles qu’il protégeait, se mit en mouvement et avança pas à pas. C’était vraiment pitié de voir ces malheureuses descendre l’escalier étroit pour entrer dans le bateau bien couvert qui les attendait. A chaque instant l’une ou l’autre trébuchait et manquait de tomber. Leur débarquement prit une grande heure.

13 mai. Le capitaine vint me prévenir qu’un missionnaire allemand se trouvait par hasard à Bassora, et qu’ayant plusieurs chambres, il pourrait peut-être m’en céder une. Je me rendis aussitôt chez ce missionnaire, qui, en effet, eut la complaisance de m’accorder une chambre où il y avait même un foyer. Je ne pus me défendre d’une certaine émotion en prenant congé du bon capitaine, dont je n’oublierai jamais l’amabilité et la complaisance. C’était réellement un excellent homme, et cependant les pauvres matelots, la plupart hindous et nègres, étaient traités sur son bateau plus mal que partout ailleurs. C’était le fait des deux pilotes, qui accompagnaient presque chaque parole de coups de poing et de bourrades. A Mascate, trois de ces malheureux matelots s’enfuirent.

L’Européen chrétien est au-dessus de l’Hindou païen et du musulman pour les connaissances et les lumières; mais que ne lui ressemble-t-il un peu pour la bonté et la bienveillance!

On attendait à Bassora sous peu de jours un petit vapeur de guerre anglais qui, pendant neuf mois de l’année, fait le service des lettres et des paquets entre Bassora et Bagdad, et dont le capitaine est assez bon pour emmener les passagers européens qui, par extraordinaire, s’égarent dans ce pays[120].

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Le peu de jours que je passai à Bassora, je les employai à visiter les restes de son ancienne splendeur.

La ville de Bassora, appelée aussi Bassra, fut fondée en 656, sous le calife Omar. Après avoir passé alternativement de la domination des Turcs sous celle des Persans, elle a fini par rester au pouvoir des Turcs.

On ne découvre plus aucune trace des belles mosquées et des caravansérais d’autrefois. Les murs de la forteresse sont peu solides et à moitié délabrés; les maisons sont petites et d’un aspect mesquin, les rues tortueuses, étroites et sales; le bazar se compose de galeries couvertes, et, chose étonnante, on n’y voit que de misérables boutiques et pas un seul beau magasin: cependant Bassora est la principale place de commerce et l’entrepôt des marchandises de l’Inde destinées pour la Turquie.

Dans le bazar il y a beaucoup de cafés et quelques caravansérais passables.

Une grande place, qui ne se distingue pas précisément par la propreté, sert pendant le jour comme marché au blé, et le soir on trouve devant un grand café plusieurs centaines d’étrangers qui prennent du café et qui fument leur narguileh.

Bassora présente beaucoup de ruines modernes qui datent de 1832, époque à laquelle la peste enleva presque la moitié de ses habitants. On traverse bien des rues, bien des places où l’on ne rencontre que des maisons abandonnées ou à moitié écroulées. Dans tous les lieux où, il y a à peine vingt ans, l’homme actif déployait son industrie, on ne voit aujourd’hui que décombres et ruines, et des buissons et des palmiers poussent entre les murs renversés.

La situation de Bassora ne passe pas pour être saine; la plaine d’alentour est d’un côté coupée par des fossés innombrables qui, remplis à moitié de vase et d’immondices, répandent des émanations pestilentielles, et{432} occupée de l’autre côté par des bois de dattiers qui empêchent tout courant d’air. La chaleur y est si grande, que dans presque toutes les maisons on trouve un appartement pratiqué un ou deux mètres plus bas que la rue, et n’ayant de petites fenêtres que dans le haut des cintres. C’est dans ces appartements qu’on se tient pendant la journée.

La plus grande partie de la population se compose d’Arabes; le reste consiste en Persans, en Turcs et en Arméniens.

Les Européens, comme nous l’avons dit, manquent complétement. On me conseilla, pour mes excursions, de m’envelopper dans un grand mouchoir et de mettre un voile. Je me conformai au premier avis, mais je ne pus endurer le voile dans cette grande chaleur. J’allai la figure découverte, et quant au mouchoir (isar), je le portais si maladroitement, que mes habits européens se laissaient voir par tous les bouts. Cependant personne ne m’insulta.

Le 16 mai arriva le vapeur Nitocris. Il était petit, de la force de 40 chevaux, mais très-propre et très-gentil. Le capitaine, M. Johns, se déclara tout disposé à m’emmener, et le premier officier, M. Holland, m’abandonna même sa cabine. On ne me fit rien payer pour la traversée ni pour la nourriture.

Sans cette bonne fortune, le voyage de Bassora à Bagdad aurait été des plus pénibles et des plus désagréables. En bateau, la traversée dure de quarante à cinquante jours, la distance étant de 500 milles, et le bateau étant presque toujours traîné par des hommes. Par terre, la distance n’est que de 390 milles; mais la route traverse des déserts infestés par des hordes de brigands et des tribus de Bédouins nomades, dont il faut acheter chèrement la protection.

17 mai. A onze heures du matin nous levâmes l’ancre{433} et nous profitâmes de la marée, qui se fait sentir depuis l’embouchure jusqu’à 120 milles en amont du fleuve.

Dans l’après-midi nous arrivâmes à l’extrémité de Korne, appelé aussi le Delta (45 milles de Bassora). C’est ici que l’Euphrate et le Tigre mêlent leurs eaux. Les deux fleuves sont également grands, également rapides; et, comme on ne sut probablement pas auquel des deux on laisserait son nom, on l’enleva à chacun des deux, et on les appela Schatel.

Ce qui donne à cet endroit plus d’importance encore, ce sont les assertions de beaucoup d’écrivains qui prétendent démontrer, par des preuves irrécusables, que le paradis terrestre était là. S’il en est ainsi, notre bon père Adam, après avoir été chassé de ce lieu de délices, a fait une fameuse course pour arriver sur le pic qui porte son nom, à Ceylan.

Nous entrâmes dans le Tigre; pendant trois milles, nous jouîmes du spectacle des beaux bois de dattiers que nous n’avions jamais perdus de vue depuis l’embouchure du Schatel Arab jusqu’à Korne. Voilà qu’ils disparurent tout à coup; mais, des deux côtés, on apercevait une belle et riche verdure, et de superbes champs de blé alternaient avec de larges pelouses couvertes en partie de buissons ou d’arbustes touffus. Mais cette fertilité ne règne pas à plus de quelques milles dans l’intérieur du pays. Si l’on s’éloigne du fleuve, on ne trouve qu’un désert.

Dans plusieurs endroits, nous vîmes de grandes tribus de Bédouins qui avaient dressé leurs tentes sur de longues files, d’ordinaire tout au bord du rivage. Quelques-unes de ces hordes avaient des tentes assez grandes, tout à fait couvertes; d’autres, au contraire, n’avaient étendu sur quelques pieux qu’une natte de paille, un drap ou quelques peaux qui préservaient à peine les têtes de ces malheureux contre les rayons ardents du soleil. En hiver, où le froid est souvent assez intense pour qu’il gèle, ils ont les{434} mêmes demeures et les mêmes vêtements qu’en été. C’est aussi dans ce temps que la mortalité est la plus grande chez eux. Ces hommes ont l’air de vrais sauvages, et ne sont vêtus que de couvertures d’un brun foncé. Les hommes en tiennent un morceau entre les jambes, et en roulent un autre autour du corps. Les femmes s’en enveloppent entièrement; les enfants vont souvent tout nus jusqu’à l’âge de douze ans. Leur teint est d’un brun très-foncé, leur figure un peu tatouée; hommes et femmes tressent leurs cheveux en quatre nattes qui descendent jusqu’aux tempes, puis vont retomber par derrière. Les armes des hommes se composent de gros gourdins; les femmes aiment beaucoup à se parer de perles de verre, de coquillages et de lambeaux de couleur; de grands anneaux leur traversent les narines.

Ces Arabes sont tous divisés en tribus, et placés sous la suzeraineté de la Porte, à laquelle ils payent une redevance. Mais ils n’obéissent qu’aux scheiks (juges ou chefs) de leur choix; plusieurs de ces chefs réunissent jusqu’à quarante ou cinquante mille tentes sous leur sceptre. Les tribus agricoles ne quittent pas l’établissement où elles se sont fixées; quant à celles qui élèvent des troupeaux, elles mènent une vie nomade.

A moitié route de Bassora à Bagdad, on aperçoit la grande et haute chaîne de montagnes de Louran; quand le ciel est pur, on voit, dit-on, leurs pics de plus de trois mille mètres, couverts d’une neige éternelle.

On approche du vaste théâtre des exploits de Cambyse, de Cyrus, d’Alexandre et d’autres conquérants. Chaque place de ce sol est riche en souvenirs historiques. Les contrées sont toujours les mêmes; mais que sont devenues leurs cités et leurs puissants empires? Des monceaux de terre qui recouvrent des décombres, des murs délabrés sont les restes des cités les plus superbes, et là où il y avait autrefois de grands États florissants, on voit aujour{435}d’hui des déserts et des steppes que traversent des hordes rapaces.

Les Arabes agriculteurs sont eux-mêmes exposés aux agressions de leurs compatriotes, surtout à l’époque de la moisson. Pour se préserver autant que possible de ces rapines, ils transportent leur récolte dans de petits endroits fortifiés, dont je vis un grand nombre entre Bassora et Bagdad.

Pendant notre voyage, nous prîmes plusieurs fois du bois, et nous pûmes alors approcher sans crainte des habitants, tenus en respect par notre équipage imposant et bien armé. M’étant un jour laissé entraîner dans le fond d’un taillis par de beaux insectes, je me trouvai aussitôt entourée par une bande de femmes et d’enfants; je jugeai plus sage de retourner près de l’équipage, non pas que j’eusse peur de ces braves gens, mais ils me prenaient les mains, touchaient mes habits, voulaient mettre mon chapeau de paille, et ces familiarités ne m’étaient pas précisément agréables, à cause de leur extrême saleté. Les enfants avaient l’air excessivement mal tenus: plusieurs étaient couverts de boutons et de petits ulcères; tous, grands et petits, avaient toujours les mains fourrées dans leurs cheveux.

Aux endroits où nous relâchions, on nous apportait d’ordinaire des moutons et du gi (beurre), qu’on vendait très-bon marché. Un mouton coûtait tout au plus cinq krans[121]. Ces moutons étaient très-gros et très-gras, avaient une laine longue et épaisse, et une grosse queue d’environ 35 centimètres de long et 20 de large. Je n’avais jamais vu sur aucun bateau une nourriture comparable à celle de notre équipage. Ce qui me plut encore davantage, ce furent les bons procédés du capitaine envers{436} les indigènes, assimilés en tout aux matelots anglais. Je ne trouvai nulle part ailleurs plus d’ordre et plus de propreté, ce qui prouve qu’on n’a pas toujours besoin de recourir aux coups et aux bourrades, comme on me l’avait assuré si souvent.

Dans les endroits couverts d’herbes et de buissons, nous vîmes plusieurs bandes de sangliers. Il n’y manque pas non plus de lions, qui descendent surtout des montagnes pendant les grands froids, et qui enlèvent des vaches et des moutons. Il est très-rare qu’ils s’attaquent à l’homme. Je fus assez heureuse pour voir deux lions, mais à une si grande distance, que je n’ose affirmer qu’ils surpassent en grandeur et en beauté ceux des ménageries d’Europe. Parmi les oiseaux, les pélicans furent assez aimables pour venir nous faire leur cour par troupes.

21 mai. Ce jour-là, nous vîmes les ruines du palais Khuszew Anushirwan à Ctésiphon.

Ctésiphon, d’abord capitale de l’empire parthe, puis du nouvel empire perse, fut détruite au VIIe siècle par les Arabes. Presque en face d’elle, sur la rive droite du Tigre, était Séleucie, une des plus célèbres villes de la Babylonie, qui, du temps de sa splendeur, avait 600 000 habitants, la plupart Grecs, et une constitution libre et indépendante.

On aperçoit d’abord les ruines de Ctésiphon de face, puis par derrière, car le fleuve décrit une grande courbe, et se replie sur lui-même de plusieurs milles. Comme j’ai fait depuis une excursion de Bagdad à Ctésiphon, j’aurai l’occasion plus tard d’en donner une description.

L’ancienne ville des califes apparaît de loin, merveilleusement grande et belle; mais malheureusement elle perd beaucoup de son importance quand on la voit de près. Les minarets et les coupoles, revêtus de briques de couleur, jettent un vif éclat aux rayons du soleil. Les palais, les portes de la ville, les fortifications, bordent à perte de vue{437} les rives du Tigre aux teintes jaunes, et des jardins plantés de dattiers et d’autres arbres fruitiers couvrent l’immense plaine.

A peine avions-nous jeté l’ancre, qu’une masse d’indigènes vinrent entourer le bateau. Ils se servent de singuliers bâtiments, qui ressemblent à des corbeilles rondes tressées de fortes feuilles de palmiers, et revêtues d’asphalte. On les appelle guffers; leur diamètre est de deux mètres, et leur hauteur d’un mètre. On y est en toute sûreté, ils ne chavirent jamais et ils n’ont pas besoin de beaucoup d’eau. Leur invention remonte à des temps très-reculés.

J’avais une lettre pour le résident anglais, M. Rawlinson; mais M. Holland, le premier officier du vaisseau, m’ayant offert sa maison, je la préférai, parce que M. Holland était marié, tandis que M. Rawlinson ne l’était pas. Je trouvai dans Mme Holland, née à Bagdad, une femme très-jolie et très-aimable qui, âgée de vingt-trois ans, avait quatre enfants dont l’aîné avait huit ans.

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CHAPITRE XVIII.

Bagdad.—Principaux édifices.—Climat.—Fête donnée par le résident anglais.—Le harem du pacha de Bagdad.—Excursion aux ruines de Ctésiphon.—Le prince persan Il-Hany-Aly-Culy-Mirza. Excursion aux ruines de Babylone.—Départ de Bagdad.

Bagdad, capitale de l’Assyrie et de la Babylonie, fut fondée au VIIIe siècle, sous le calife Abou-Giafar-Almansour. Un siècle plus tard, sous le règne de Haroun-Al-Radschid, le meilleur et le plus éclairé de tous les califes, la ville atteignit son plus haut degré de splendeur, mais cent ans après elle fut détruite par les Turcs. Prise par les Persans au XVIe siècle, elle demeura constamment une occasion de discorde entre les Turcs et les Persans, et, bien qu’incorporée à l’empire ottoman au XVIIe siècle, le schah Nadir chercha encore, au XVIIIe, à l’enlever aux Turcs.

La population actuelle comprend environ 60 000 âmes: on compte à peu près 45 000 Turcs; le reste se compose de juifs, de Persans, d’Arméniens, d’Arabes, etc. Il n’y a guère plus de cinquante à soixante Européens. La ville occupe les deux rives du Tigre, mais c’est principalement sur la rive orientale qu’elle se développe. Elle est entourée de murailles fortifiées en briques, interrompues par de nombreuses tours; mais les murailles et les tours sont faibles et lézardées, et les canons dont elles sont munies ne sont pas en très-bon état.

Je dus me procurer avant tout un isar (grande toile pour envelopper tout le corps), un petit bonnet (finer), avec un{439} mouchoir (baschlo) qui, roulé et entrelacé autour du finer, forme une espèce de turban. Quant au bouclier roide et épais, tissé de crin, qui couvre le visage, je ne m’en servis pas, parce qu’on étouffe presque dessous. On ne peut pas se figurer de costume plus incommode pour les femmes que celui qu’on porte dans ce pays. L’isar ramasse la poussière du sol, et il faut une certaine adresse pour le tenir de manière à ce que tout le corps reste enveloppé. Je plaignais beaucoup les pauvres femmes, souvent forcées de porter encore un enfant ou un paquet, ou bien d’aller laver le linge à la rivière. Elles n’en revenaient jamais sans être trempées. Les plus petites filles même sont vêtues ainsi quand elles sortent.

Grâce à mon costume oriental, et même sans me couvrir le visage, je pus circuler librement partout. Je commençai par visiter la ville, qui n’offre plus rien de curieux, tous les anciens édifices du temps des califes ayant disparu. Les maisons, construites en briques cuites et en briques crues, n’ont qu’un étage. Les murs de derrière donnent tous sur les rues; il est rare de voir un balcon avec de petites fenêtres étroitement grillées. Il n’y a que les maisons dont les façades ont vue sur le Tigre qui soient exceptées de la règle commune: elles ont des fenêtres régulières et sont quelquefois très-jolies. Quant aux rues, elles ne sont pas très-larges, mais en revanche elles sont pleines de boue et de poussière. Le pont de bateaux jeté sur le Tigre, dont la largeur est ici de 230 mètres, est le plus misérable que j’aie jamais vu. Les bazars sont très-vastes. L’ancien bazar, reste des premières constructions de Bagdad, offre encore des traces de beaux piliers et de belles arabesques, et le kan Osman se distingue par un beau portail et par de hautes voûtes en forme de coupole. Les principaux passages sont si larges qu’un cavalier et deux piétons peuvent aller de front. Les marchands et les artisans sont ici, comme dans tout l’Orient, répartis dans{440} des rues ou des passages. Les beaux magasins se trouvent dans les maisons particulières ou dans les kans des bazars. De méchants cafés se rencontrent partout en grand nombre.

Le palais du pacha, vaste édifice sans goût et sans magnificence, n’est imposant que de loin. Les mosquées sont assez rares, et, à part des incrustations de carreaux de briques, elles n’offrent rien de remarquable.

Pour pouvoir embrasser Bagdad d’un seul coup d’œil, je montai avec beaucoup de peine sur la plate-forme extérieure d’une des coupoles du kan Osman, et je fus réellement surprise de l’étendue et de la jolie position de la ville. On a beau parcourir dans tous les sens les rues étroites et uniformes d’une ville orientale, on ne peut jamais s’en faire une idée, car une rue ressemble à l’autre, et toutes ensemble offrent l’image des corridors d’une prison. Mais, du point élevé où j’étais postée, je dominais toute la ville avec ses maisons innombrables, dont une grande partie sont situées au milieu de jolis jardins; je voyais à mes pieds des milliers de terrasses, et surtout le beau fleuve qui dans cette cité, longue de plus de cinq milles, roule ses eaux à travers de sombres bois de palmiers et d’arbres fruitiers.

Toutes les maisons, comme je l’ai déjà fait remarquer, sont bâties en tuiles, dont la plupart, dit-on, ont été apportées par l’Euphrate des ruines de Babylone. En considérant de plus près les fortifications, on y retrouve encore des traces des premières constructions. Les tuiles dont on s’est servi pour les élever ont près de 70 centimètres, et ressemblent à de belles dalles en pierre.

Les maisons, plus jolies à l’intérieur qu’au dehors, ont des cours propres et pavées, beaucoup de fenêtres, etc. Les chambres sont grandes et hautes, mais elles ne sont pas meublées si magnifiquement qu’à Damas. Pendant l’été, il fait si chaud à Bagdad qu’on change de domicile{441} trois fois par jour. Le matin, on se tient dans les chambres ordinaires; vers neuf heures, on se réfugie dans les appartements souterrains, appelés sardabs, qui, à l’instar des caves, sont souvent à cinq ou sept mètres sous terre, et on y passe toute la journée. Au coucher du soleil, on se rend aux terrasses pour y recevoir des visites, y causer, y prendre du thé, et on y reste jusqu’au milieu de la nuit. C’est là le moment le plus agréable; les soirées sont fraîches et on se sent renaître. Beaucoup de personnes prétendent que la nuit la lune jette plus d’éclat que chez nous, mais je n’ai pas trouvé cela. On dort sur les terrasses, sous des moustiquaires qui enveloppent tout le lit. Pendant le jour, la chaleur monte dans les chambres jusqu’à 30 degrés, au soleil elle va de 40 à 44; dans les sardabs, elle dépasse rarement 25 degrés. En hiver, les soirées, les nuits et les matinées sont si froides qu’on fait du feu dans les cheminées.

Le climat de ce pays est regardé comme très-sain, même par les Européens. Cependant il y règne une maladie qui serait un grand sujet d’épouvante pour nos jeunes personnes, et qui ne frappe pas seulement l’indigène, mais tout étranger qui passe quelques mois à Bagdad: c’est un affreux bouton que l’on appelle la marque de dattes ou la bosse d’Alep.

Ce bouton, d’abord de la grosseur d’une tête d’épingle, prend peu à peu l’étendue d’un clou, et laisse de profondes cicatrices. D’ordinaire il paraît à la figure. Sur cent visages, on n’en trouve peut-être pas un seul qui soit exempt de ces vilaines marques. Lorsqu’on n’en a qu’une, on peut s’estimer fort heureux; ordinairement, on n’en a pas moins de deux ou même trois. Les autres parties du corps n’en sont pas non plus exemptes. Ces ulcères se montrent généralement quand les dattes commencent à mûrir, et ils ne grossissent que l’année d’ensuite, vers la même époque. On a cette maladie une fois dans sa vie;{442} les enfants en sont pour la plupart atteints. On ne fait rien pour combattre ce mal, l’expérience ayant prouvé qu’il n’y a pas de remède pour le guérir. Les Européens ont essayé, mais sans succès, de s’en préserver par l’inoculation.

Ce mal se retrouve dans quelques contrées le long du Tigre. A quelques milles du fleuve, on n’en rencontre plus la moindre trace. On devrait en induire qu’il provient de l’évaporation de l’eau ou de la vase qu’elle dépose. Cependant le premier fait ne semble pas fondé; car le fléau épargne tout le personnel de l’équipage du vapeur anglais, qui reste toujours sur le bateau, tandis qu’il frappe tous les Européens qui habitent à terre. Un de ces derniers fut atteint de quarante ulcères, et il souffrit, dit-on, le martyre. Le consul français, forcé de séjourner à Bagdad plusieurs années, n’y amena pas sa femme, pour ne pas l’exposer à ce désagrément inévitable. Je ne restai que peu de semaines en ce pays, et il me vint également à la main un petit ulcère, qui finit aussi par devenir gros comme un écu, mais il ne pénétra pas bien avant dans les chairs et ne laissa pas de cicatrice. Je triomphais déjà d’en avoir été quitte à si bon marché. Mais hélas! il ne devait pas en être ainsi. Six mois plus tard, déjà de retour en Europe, ce mal me prit avec tant de force que, couverte de treize de ces boutons, j’en restai marquée plus de huit mois.

Le 24 mai, je fus invitée par le résident anglais, M. Rawlinson, à une grande fête qu’il donna pour célébrer l’anniversaire de la naissance de la reine Victoria. Au dîner, il n’y eut que des Européens; mais à la soirée, on admit toutes les notabilités du monde chrétien, tels que Grecs, Arméniens, etc. La fête eut lieu sur les belles terrasses de la maison. On s’y promenait sur des tapis moelleux; on s’asseyait, on se reposait sur des divans élastiques; les terrasses, la cour et le jardin étaient éclairés a{443} giorno. Les rafraîchissements les plus délicats circulaient sans cesse, et l’Européen ne pouvait guère s’apercevoir qu’il était si éloigné de sa patrie. Ce qui produisit moins d’illusion, ce furent deux orchestres, dont l’un exécutait des morceaux européens, l’autre des airs nationaux. Des feux d’artifices, avec des ballons lumineux et des flammes de Bengale, servirent encore d’amusement. Un banquet splendide termina la fête.

Parmi les femmes et les jeunes filles, il y avait quelques beautés remarquables; mais toutes avaient des yeux séduisants qu’aucun jeune homme n’aurait pu regarder impunément. L’art de teindre les cils et les paupières y est sans doute pour beaucoup. Tout cil qui dépasse la ligne régulière est arraché avec soin, et remplacé artistement par le pinceau. C’est ainsi qu’on produit la plus belle forme arquée, et, en teignant encore les paupières, on augmente infiniment la beauté et l’éclat de l’œil. La plus humble servante recherche tout aussi soigneusement que la plus grande dame ces embellissements factices.

Les femmes étaient vêtues à la manière turco-grecque. Elles portaient de larges pantalons de soie, attachés autour de la cheville, et par-dessus des cafetans brodés d’or, dont les manches, serrées contre les coudes, étaient fendues ensuite et retombaient des deux côtés des bras, couverts par les manches de soie de la chemise. Au milieu étaient fixées des ceintures roides, larges comme la main, ornées sur le devant de boutons énormes, et sur les côtés de boutons plus petits en or émaillé et ciselé. Des perles montées, des pierres fines et des anneaux d’or brillaient à leurs bras, à leur cou et sur leur poitrine. Sur la tête elles portaient un joli petit turban, enlacé de chaînes ou de dentelles d’or. Beaucoup de minces tresses de cheveux se glissaient parmi ces dentelles et descendaient jusqu’aux hanches. Malheureusement plusieurs de ces belles avaient le mauvais goût de teindre leurs cheveux avec de l’orpin,{444} ce qui leur faisait perdre leur brillante couleur noire et les changeait en une chevelure terne, d’un rouge foncé.

Quelque joli que fût ce cercle de femmes, il finissait par être monotone à voir; car le silence et l’immobilité régnaient parmi ce sexe, qu’on accuse d’ordinaire de trop de loquacité, et aucune de ces aimables figures n’exprimait le moindre sentiment ni la moindre émotion; il leur manquait l’esprit et l’instruction, le charme de la vie. Les filles indigènes n’apprennent rien; elles passent pour très-instruites quand elles savent lire la langue de leur pays, l’arménien ou l’arabe, et, en ce cas, on ne leur met entre les mains que des livres religieux.

Je trouvai plus d’animation lors d’une visite que je fis quelques jours plus tard au harem du pacha. Le rire, le babil et le badinage ne discontinuèrent pas un instant. Aussi en fus-je étourdie. On s’attendait à ma visite, et les femmes, au nombre de quinze, étaient magnifiquement vêtues de la manière que je viens de décrire, si ce n’est que les cafetans étaient plus courts et les turbans ornés de plumes d’autruche.

Je ne trouvai parmi ces dames aucune beauté remarquable; à part de beaux yeux qu’elles avaient toutes, leurs traits manquaient de noblesse et d’expression.

Le harem d’été où l’on me reçut était un joli édifice, bâti dans le goût le plus moderne, à l’européenne, avec de hautes et de belles fenêtres. Placé au milieu d’un petit potager, il était entouré d’un jardin fruitier plus grand.

Après plus d’une heure passée dans cette bruyante société, on servit des mets sur une table, et on mit des chaises tout à l’entour. La première femme ou la favorite passa la première, se mit à table et n’attendit même pas que nous fussions assises, mais porta immédiatement ses mains aux différents plats, et réunit en un tas les morceaux qu’elle aimait le mieux. Je fus aussi obligée de me servir de ma main pour manger, car il n’y avait ni couteau ni{445} fourchette dans toute la maison; ce ne fut que vers la fin du repas qu’on m’apporta une grande cuiller d’or à thé.

La table était chargée de viandes succulentes, de pilaus apprêtés de différentes manières, et d’une quantité de sucreries et de fruits. Tous ces mets étaient excellents, et il y en avait un surtout qui ressemblait à s’y méprendre à nos beignets.

Quand nous eûmes mangé, les dames qui n’avaient pas trouvé place d’abord se mirent à table. A côté d’elles vinrent s’asseoir quelques-unes des premières servantes; après elles arrivèrent les dernières esclaves, parmi lesquelles il y avait quelques vilaines négresses. Celles-ci se mirent aussi à table et mangèrent ce qu’on leur avait laissé.

Après le repas, on servit du café noir dans de petites tasses, et on apporta des narguilehs. Les petites tasses étaient placées dans des gobelets d’or, richement ornés de perles et de turquoises.

Les femmes du pacha ne se distinguent de leurs suivantes et de leurs esclaves que par le costume et la toilette; elles ne diffèrent nullement entre elles par les manières. Les servantes s’asseyaient sans façon sur les divans, se mêlaient familièrement à la conversation, fumaient et prenaient du café avec nous. Les esclaves et les serviteurs sont traités avec bien plus de bonté et plus d’indulgence que dans les maisons européennes.

Les Turcs seuls ont des esclaves.

Autant on est rigide, dans tous les endroits publics, sur l’observation des mœurs et des convenances, autant on se montre relâché à cet égard dans les harems et dans les bains. Pendant qu’une partie des femmes était occupée à fumer et à prendre du café, je me glissai inaperçue dans quelques pièces voisines. Au bout de quelques minutes, j’en avais assez vu pour ressentir la plus vive pitié et la plus profonde horreur pour ces pauvres créatures, qui par{446} l’oisiveté, par le manque de connaissance et par l’absence de toute morale, se dégradent au point de profaner le nom de l’humanité.

Je ne fus pas moins attristée par la visite d’un bain public de femmes. Là on voyait pêle-mêle des enfants, de jeunes filles, des femmes et des matrones; les unes se faisaient laver et teindre les mains, les pieds, les ongles, les sourcils, les cheveux, etc. D’autres se faisaient arroser et parfumer d’huiles et d’essences odorantes. Au milieu de tout cela folâtrait la jeunesse, et, ce qu’il y avait de pis, une grande partie de la société se figurait sans doute être dans le paradis, du temps où il n’avait pas encore été question de la pomme d’Ève. Les propos et les discours tenus dans ces bains répondent, dit-on, à la conduite, ce qui se conçoit du reste parfaitement. Pauvre jeunesse, où puiserais-tu le sentiment de la décence et de la pudeur, si tu assistes dès la plus tendre enfance à ces scènes et à ces conversations?

En fait de curiosités, je vis encore le monument funéraire de la reine Zobiedé, épouse favorite du calife Haroun al Radschid. Ce monument est intéressant, en ce qu’il diffère beaucoup des constructions ordinaires des mahométans. Au lieu de belles coupoles et de beaux minarets, une tour d’une très-faible hauteur s’élève sur un petit édifice octogone; cette tour ressemble beaucoup à celles que l’on voit au-dessus des temples ou pagodes des Hindous. Dans l’intérieur se trouvent trois simples tombeaux en maçonnerie; dans l’un repose la reine, dans les autres sont déposés les membres de la famille royale. Tout l’édifice est construit en tuiles, et fut jadis, à en juger par quelques traces, voûté de beau ciment, incrusté de briques de couleur et orné d’arabesques.

Tous ces monuments sont sacrés pour le musulman; aussi vient-il souvent de loin y faire ses dévotions. Un bonheur auquel il aspire tout aussi ardemment, c’est{447} d’acquérir, dans le voisinage, une tombe qu’il puisse montrer avec orgueil à ses parents et à ses amis. Aussi tout autour on voyait de grandes places couvertes de sépultures.

En revenant de ce mausolée, je fis un petit détour pour voir le quartier de la ville ravagé et tombé en ruines à la suite de la dernière peste.

M. Swoboda, un Hongrois, me peignit l’horrible état dans lequel se trouvait alors Bagdad. Après s’être pourvu suffisamment de vivres, il s’était cloîtré entièrement avec sa famille et une domestique, et ne recevait du dehors que de l’eau fraîche. Il avait calfeutré avec soin les portes et les fenêtres, et n’avait permis à personne de monter sur la terrasse, ni même de respirer l’air du dehors.

Grâce à ces précautions hygiéniques, il échappa au terrible fléau avec sa famille et sa domestique, tandis que, dans les maisons voisines, des familles entières périrent. Comme on ne pouvait pas enterrer tous les morts, on laissa les corps se corrompre à l’endroit même où ils étaient tombés.

Quand l’épidémie eut disparu, les Arabes du désert vinrent s’abattre sur ce malheureux quartier pour voler et piller. Ils pénétrèrent sans peine dans les maisons vides et triomphèrent facilement des malheureux habitants qui avaient survécu. M. Swoboda aussi se vit obligé de se racheter en payant un tribut à ces oiseaux de proie.

J’eus hâte de m’éloigner de ces tristes lieux, et je me dirigeai avec plaisir vers les jardins riants qu’on trouve à chaque pas à Bagdad et dans les alentours.

Cependant ces jardins ne sont pas dessinés et plantés avec art; ce sont simplement des bois épais d’arbres fruitiers de toute espèce, tels que dattiers, pruniers, abricotiers, pêchers, figuiers, mûriers, etc., entourés d’un mur en tuiles; il n’y règne ni ordre ni propreté; on n’y voit ni pelouses ni parterres de fleurs, ni même des chemins régu{448}lièrement tracés; mais on y rencontre beaucoup de canaux, car il faut remplacer la pluie et la rosée par des irrigations artificielles.

 

Je fis de Bagdad deux grandes excursions, une aux ruines de Ctésiphon, une autre à celles de Babylone. Les unes sont à 18 milles et les autres à 60 milles de Bagdad.

Pour ces deux excursions, M. Rawlinson me donna de bons chevaux arabes et un serviteur de confiance.

A moins de passer la nuit dans le désert, il fallait faire la course de Ctésiphon, aller et retour, dans un jour, c’est-à-dire depuis le lever jusqu’au coucher du soleil: car à Bagdad, comme dans toutes les villes turques, les portes sont fermées après le coucher du soleil, et on remet les clefs au commandant de la ville. On les ouvre avec le lever du soleil.

L’aimable Mme Holland voulut me charger d’abondantes provisions; mais en voyage j’ai pour règle de renoncer à toute espèce de superflu. Quand j’ai l’assurance de trouver des hommes aux lieux où je me rends, je n’emporte pas de vivres, car je puis manger ce que mangent mes semblables. Si leur nourriture n’est pas de mon goût, c’est que je n’ai pas beaucoup d’appétit; et alors je jeûne jusqu’à ce que la faim me fasse tout trouver bon. Je n’emportai que ma gourde en cuir, qui me fut également inutile, car nous approchâmes souvent des canaux du Tigre, et nous passâmes même près de ce fleuve, quoique la plus grande partie de la route traversât le désert.

A moitié route, nous franchîmes le fleuve Dhyalah dans un grand bateau.

De l’autre côté du fleuve, habitent, dans des trous maçonnés, quelques familles qui vivent du fermage de la traversée. J’eus le bonheur de trouver pour me restaurer du pain et du petit-lait. On commence déjà à découvrir les{449} ruines de Ctésiphon, quoiqu’elles soient encore éloignées de neuf milles. En trois heures et demie, nous avions parcouru toute la distance de Bagdad jusqu’aux ruines.

Ctésiphon s’était élevée jadis au rang des plus puissantes villes qui avoisinent le Tigre; elle venait après Babylone et Séleucie. En été, les souverains persans demeuraient à Ecbatania, en hiver à Ctésiphon. Cependant les ruines que je venais visiter se composent plutôt de quelques fragments du palais du schah Chosroès. On voit encore le portail à voûte colossale avec la porte, une partie de la principale façade et quelques parois latérales; tout cela est encore si solide, que les voyageurs pourront jouir pendant plusieurs siècles de ces débris imposants. Le cintre de la porte Touk-Kosra est le plus élevé de tous les portiques connus. Il a 30 mètres, c’est-à-dire cinq de plus que la principale porte de Fattipore Sikri, que beaucoup de voyageurs citent comme la plus élevée. Le mur, au-dessus de la voûte, a encore plus de 5 mètres.

Sur la façade du palais, on a taillé, de haut en bas, de petites niches avec des arcs, des colonnes et des lignes, etc. Le tout paraissait revêtu d’un fin ciment, dans lequel sont incrustées en cuivre, par-ci par-là, de charmantes arabesques.

Vis-à-vis de ces ruines, sur la rive occidentale du Tigre, on voit quelques restes des murs de Séleucie, première capitale de la Syrie, sous la dynastie macédonienne des Séleucides.

Sur les deux rives, on aperçoit tout autour, dans de vastes étendues circulaires, de petits tertres où l’on trouve, à une faible profondeur, des tuiles et des décombres.

Non loin des ruines du palais, s’élève une simple mosquée qui renferme le tombeau de Selaman Pak, adoré comme un saint, parce qu’il fut l’ami de Mahomet. On ne poussa pas la tolérance jusqu’à me laisser pénétrer dans cette mosquée; il fallut me contenter d’un coup d’œil fur{450}tif à travers la porte ouverte. Tout ce que je pus distinguer, ce fut un tombeau en tuiles entouré d’un treillage de bois peint en vert.

Déjà, en arrivant aux ruines, j’avais aperçu beaucoup de tentes sur le bord du Tigre. Ma curiosité m’engagea à les examiner. J’y trouvai tout comme chez les Arabes du désert, si ce n’est que les hommes me paraissaient moins sauvages et moins barbares. J’aurais passé au milieu d’eux sans crainte bien des jours et bien des nuits. Cela provenait peut-être aussi de ce qu’à force de les voir je m’étais faite à leurs manières.

Mais une visite bien plus agréable m’était réservée. Pendant que je demeurais encore chez ces sales Arabes, arriva un Persan; il me montra quelques jolies tentes dressées à peu de distance, et me fit un discours auquel je ne compris rien. Mon interprète m’apprit qu’un prince persan demeurait sous ces tentes, et qu’il me faisait prier par cet envoyé de venir le voir. J’acceptai cette invitation avec beaucoup de plaisir, et je fus reçue très-gracieusement par le prince, appelé Il-Hany-Aly-Culy-Mirza.

C’était un beau jeune homme, qui prétendait savoir le français, mais il n’en savait pas long; car toute sa science se bornait à ces mots: «Vous parlez français?» Heureusement, un des hommes de sa suite parlait un peu mieux l’anglais, de sorte que nous pûmes causer ensemble tant bien que mal.

L’interprète me dit que le prince habitait ordinairement Bagdad, mais que la chaleur insupportable l’avait engagé à établir sa résidence pendant quelque temps en plein air. Il était assis, sous une simple tente ouverte, sur un divan peu élevé, et sa suite était étendue sur des tapis. A ma grande surprise, il eut assez d’usage du monde pour m’offrir une place à côté de lui sur le divan. Notre conversation s’anima bientôt singulièrement, et son étonnement augmenta à chaque mot, quand je lui parlai de mes voyages. Pendant{451} notre conversation, on me présenta un narguileh d’une beauté rare. Il était en émail d’or azuré, garni de perles, de turquoises et de pierres précieuses. Je tirai quelques bouffées par politesse; on servit aussi du café et du thé, et à la fin le prince m’invita à dîner. Une nappe blanche fut étendue par terre, et on mit dessus de grands pains plats en guise d’assiettes. Pour moi seule on fit une exception: on me donna une assiette et un couvert. On servit beaucoup de viandes, entre autres tout un agneau avec la tête, qui n’avait pas précisément l’air très-appétissant, plusieurs pilaus et un grand poisson frit. Dans les intervalles laissés par les plats, on avait mis des écuelles remplies de lait caillé épais et délayé, et des pots de sorbets. Dans chaque écuelle, il y avait une grande cuiller. Un domestique découpa l’agneau avec un couteau et avec la main. Il distribua les portions aux convives en posant la part de chacun sur son assiette de pain. On mangeait de la main droite. La plupart déchiquetaient la viande ou le poisson, passaient les morceaux dans un des pilaus, puis pétrissaient le tout en une boule qu’ils se fourraient dans la bouche. Plusieurs mangeaient les viandes grasses sans pilau; ils essuyaient sur leur pain, après chaque bouchée, la graisse qui leur coulait des doigts. Tout en mangeant, ils buvaient souvent du lait ou prenaient des sorbets, en se servant tous de la même cuiller. A la fin du repas, quoique le Prophète défende sévèrement l’usage du vin, le prince en fit apporter. C’était, à ce qu’il prétendait, à cause de moi. Il m’en versa un petit verre et en but lui-même deux, l’un à ma santé, l’autre à celle de sa famille.

Quand je lui racontai que je me proposais d’aller en Perse, c’est-à-dire à Téhéran, il m’offrit d’écrire une lettre à sa mère, qui, étant à la cour, pourrait m’y faire introduire. En effet, il écrivit aussitôt sur ses genoux, à défaut de table, imprima son sceau sur la lettre, me la donna, et{452} me pria en même temps, en souriant, de ne pas dire à sa mère qu’il avait bu du vin.

Après le dîner, je demandai au prince s’il me serait permis de faire une visite à sa femme, car j’avais appris qu’il avait emmené avec lui une de ses femmes. Ma demande ayant été agréée, on me conduisit aussitôt dans un édifice voisin, qui, autrefois, avait servi de petite mosquée.

Je fus reçue dans un appartement frais et voûté, par une des plus belles jeunes femmes que j’eusse jamais vues dans un harem. Elle était de taille moyenne; tout dans sa personne avait les proportions les plus régulières, ses traits étaient nobles et d’une forme vraiment antique; elle me regarda mélancoliquement de ses grands yeux, car la malheureuse enfant n’avait pas la moindre société, à part une vieille servante et une jeune gazelle.

Son teint, il est vrai un peu artificiel, était d’une blancheur éblouissante; un incarnat délicat se reflétait sur ses joues; seulement ses sourcils me semblaient avoir été gâtés à force d’art. Ils étaient couverts d’une raie bleue foncée, large d’un pouce, qui, formant deux arcs unis, s’étendait d’une tempe à l’autre et donnait à sa figure un air sombre et peu naturel. Ses cheveux n’étaient pas teints, mais ses mains et ses bras étaient un peu tatoués. Elle me dit qu’on lui avait fait subir cette vilaine opération dès son enfance; car c’est une coutume souvent observée par les mahométans.

Le costume de cette belle était le même que celui des femmes du harem. Seulement, au lieu du petit turban, elle avait passé délicatement autour de sa tête un mouchoir de mousseline blanche, qu’elle pouvait en même temps ramener sur sa figure, en guise de voile.

Notre conversation ne fut pas précisément très-animée, l’interprète n’ayant pas pu me suivre dans ce sanctuaire. Réduites à nous regarder l’une l’autre, il fallut nous contenter du langage des signes.

{453}

Quand je fus retournée auprès du prince, je lui témoignai mon ravissement de la rare beauté de sa jeune épouse, et je lui demandai quel pays avait donné le jour à cette charmante houri. Il me dit qu’elle était du nord de la Perse, et m’assura en même temps que ses autres femmes (il en avait quatre à Bagdad, et quatre à Téhéran auprès de sa mère), la surpassaient encore en attraits.

Au moment où je me disposais à prendre congé du prince pour retourner chez moi, il me proposa de rester encore un peu pour entendre la musique persane.

Bientôt parurent deux minstrels (ménestrels), dont l’un avait une espèce de mandoline à cinq cordes; l’autre était un chanteur. Le musicien fit un assez joli prélude, joua des mélodies persanes et européennes, et sut tirer un grand parti de son instrument. Le chanteur, d’une voix de fausset, fit des roulades et des trilles infinis. Malheureusement, sa voix n’était ni pure ni formée. Cependant, je n’entendis guère de fausses notes, et tous deux gardèrent bien la mesure. Les airs et les chants avaient assez d’étendue, de variété, de mélodie. Il y avait longtemps que je n’avais rien entendu de pareil.

Avant le coucher du soleil, j’étais revenue à Bagdad sans être trop fatiguée de mon voyage de trente-six milles à cheval, de mes courses à pied, et de la chaleur qui était épouvantable. Deux jours plus tard, le 30 mai, à cinq heures de l’après-midi, je partis pour les ruines de la ville de Babylone.

Le district dans lequel sont situées ces ruines s’appelle Irak Arabi; il comprend l’ancienne Babylonie et la Chaldée.

Dans la soirée, je fis encore 20 milles jusqu’au kan Assad. Les palmiers et les arbres fruitiers devenaient toujours plus rares; peu à peu, toute trace de culture s’effaça, et je me trouvai en plein désert, n’apercevant plus rien de ce qui réjouit et repose la vue. On ne découvrait de loin en loin que quelques rares herbes basses, à peine{454} suffisantes pour le sobre chameau. Elles disparurent même complétement, peu de milles avant Assad, et, de cet endroit jusqu’à Hilla, le désert se montra sans interruption dans sa nudité aussi triste que monotone.

Nous passâmes près de l’emplacement où s’élevait jadis la ville de Borosippa, et où doit encore se trouver un pilier du palais de Nourhivan. Mais je ne le découvris nulle part, quoique tout le désert se déroulât devant moi et qu’un beau coucher de soleil répandît assez de lumière. Je me contentai donc d’en voir l’emplacement, et je me rappelai en même temps avec transport que c’était à cet endroit qu’on avait conseillé à Alexandre le Grand de ne plus retourner à Babylone.

Au lieu du pilier, je vis les vestiges d’un grand canal et de plusieurs petits canaux. Le grand canal joint l’Euphrate au Tigre, et tous servaient autrefois à arroser le pays, mais aujourd’hui ils sont presque entièrement dégradés.

31 mai. Jamais je n’avais vu tant de chameaux que ce jour-là. J’en comptai près de sept à huit mille. Comme la plupart marchaient presque à vide, et ne portaient qu’un petit nombre de tentes, avec quelques femmes et quelques enfants, je présume que c’était sans doute une tribu qui émigrait vers de nouvelles places fertiles. Dans cette quantité de chameaux, je n’en distinguai que peu qui, par leur blancheur, pussent être comparés à la neige. Les chameaux blancs sont très-estimés par les Arabes, qui les vénèrent en quelque sorte comme des êtres supérieurs. A l’extrémité de l’horizon, ces animaux aux jambes hautes et effilées me faisaient l’effet de groupes de petits arbres; aussi je les considérai d’abord comme tels, et j’éprouvais une agréable surprise de rencontrer quelque trace de végétation dans ce désert immense: mais la forêt, à l’instar de celle de Macbeth dans Shakspeare, s’avança vers nous, les troncs prirent la forme de pieds, et les cimes des arbres devinrent des corps.

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J’eus aussi occasion de voir une espèce d’oiseaux qui m’était complétement inconnue. Ils ressemblaient par leur couleur et leur forme aux petits perroquets verts, appelés peroquitos; seulement leurs becs étaient un peu moins gros et moins recourbés. Ils se tenaient, comme des souris, dans de petits trous pratiqués dans la terre. Je les vis par bandes dans deux endroits du désert, et justement dans les parties les plus stériles, où l’on ne découvrait nulle part la moindre trace de végétation.

Vers les dix heures du matin, nous nous arrêtâmes, mais pour deux heures seulement, dans le kan Nasri, parce que je voulais absolument coucher à Hilla. La chaleur monta à plus de 45 degrés. Mais ce qu’il y eut encore de plus insupportable, ce fut un vent brûlant qui nous accompagna sans cesse, et qui nous chassa dans la figure des tourbillons de sable chaud. Nous passâmes souvent, comme la veille, près de canaux à moitié ensevelis dans les sables.

Les kans de cette route sont les plus beaux et les plus sûrs que j’aie jamais rencontrés. Ils ressemblent au dehors à de petits forts; un haut portail donne accès dans une vaste cour, entourée de toutes parts de larges et belles galeries dont les murs épais sont bâtis de briques. Dans ces galeries, on voit rangées les unes contre les autres des niches dont chacune est assez grande pour recevoir trois ou quatre personnes. Devant les niches, mais également sous les galeries, il y a des places pour le bétail. On a élevé en outre dans la cour une terrasse haute de près de deux mètres, où l’on dort dans les nuits brûlantes. Il y a également beaucoup d’anneaux et de pieux pour attacher les animaux, afin qu’ils puissent aussi passer la nuit en plein air.

Ces kans sont destinés à recevoir de grandes caravanes: ils peuvent contenir près de cinq cents voyageurs avec les bêtes de somme et les bagages, et sont construits{456} par le gouvernement, et plus souvent encore par des gens riches qui croient s’assurer une place dans le ciel. Chaque kan est gardé par dix ou douze soldats. La porte est fermée le soir. Le voyageur n’a rien à payer pour le temps qu’il passe dans ces caravansérais.

En dehors du kan, et quelquefois même dans son enceinte, sont établies des familles arabes qui font le métier d’hôteliers, et qui fournissent aux voyageurs du lait de chamelle, du pain, du café noir, et parfois même de la viande de chameau ou de chèvre. Je trouvai le lait de chamelle un peu épais, mais la chair me parut si bonne que je la pris pour de la vache, et que je fus très-surprise quand mon guide me détrompa.

Quand des voyageurs sont pourvus d’un firman (lettre de recommandation) d’un pacha, un ou plusieurs soldats à cheval (dans les kans, tous les soldats ont des chevaux) les accompagnent dans les endroits dangereux, et, pendant les temps de tourmente, d’un kan à l’autre, sans la moindre rétribution. Comme j’étais munie d’un de ces firmans, je me fis escorter pendant la nuit.

Nous approchâmes assez tôt dans l’après-midi de Hilla, qui occupe aujourd’hui une partie de l’ancien emplacement de Babylone. De beaux bois de dattiers nous annoncèrent de loin la contrée habitée, mais nous masquèrent la vue de la ville.

A quatre milles de Hilla, nous nous détournâmes de la route, en prenant à droite, et nous arrivâmes bientôt au milieu de masses énormes, contre des montagnes formées de décombres, de murs et de monceaux de briques. Les Arabes appellent ces ruines Mujellibé. La plus grande de ces montagnes de briques et de décombres a une circonférence de plus de 700 mètres, et une hauteur de 47 mètres.

Babylone fut, comme on sait, une des plus grandes villes du monde. Les opinions sont partagées sur son fon{457}dateur. Les uns croient que c’est Ninus, d’autres Bélus, enfin il y en a qui disent que c’est Sémiramis. On raconte que, pour la construction de cette ville (fondée environ deux mille ans avant J.-C.), on convoqua deux millions d’hommes et tous les architectes et artistes de l’immense empire assyrien. On prétend que les murs d’enceinte avaient cinquante mètres de haut et près de sept mètres de large. Deux cent cinquante tours défendaient la ville, cent portes de bronze la fermaient, et elle avait une circonférence de près de 60 milles. L’Euphrate la divisait en deux parties. Sur chaque rive s’élevait un superbe palais. Un magnifique pont unissait les deux rives, et, du temps de la reine Sémiramis, on pratiqua même un tunnel sous le fleuve. Mais les plus grandes curiosités étaient le temple de Bélus et les jardins suspendus. Trois figures colossales en or massif, représentant des divinités, ornaient la tour du temple. On attribue la création des jardins suspendus, une des merveilles du monde, à Nabuchodonosor, qui voulait satisfaire un désir de son épouse Amytis.

Six cent trente ans avant J.-C., l’empire babylonien avait atteint le plus haut degré de sa splendeur. A cette époque, il fut conquis par les Chaldéens. Plus tard, il passa alternativement sous la domination des Persans, des Ottomans, des Tartares et d’autres peuples, jusqu’à ce qu’enfin il resta, depuis 1637 après J.-C., au pouvoir des Turcs.

Xerxès fit détruire le temple de Bélus ou de Baal. Alexandre voulut le faire restaurer; mais, comme il aurait fallu employer au moins dix mille hommes pendant deux mois (d’autres disent deux ans), seulement pour déblayer les décombres, il abandonna ce projet.

Des deux palais, l’un passe pour avoir été une citadelle, l’autre la résidence des rois. Malheureusement, les restes de ces constructions sont tellement dégradés, qu’ils ne permettent même pas à l’archéologue d’établir des induc{458}tions plausibles; cependant on présume que les ruines de Mujellibé proviennent de la citadelle. A un mille de là, on arrive à un monceau de ruines aussi grand, nommé El-Kasr. C’est là que se trouvait selon les uns le temple de Baal, selon d’autres le palais du roi. On voit encore des fragments massifs de murs et de piliers, et dans un enfoncement un lion en granit d’une forme si colossale, que de loin je le pris pour un éléphant. Il est en très-mauvais état, et, à en juger par ce qui reste, il ne semble pas avoir été l’œuvre d’un grand artiste.

Le mortier est d’une dureté remarquable. Les briques se briseraient plutôt que de s’en détacher. Elles sont toutes ou jaunâtres ou rougeâtres; elles ont près de 35 centimètres de long, presque autant de large, et 8 centimètres d’épaisseur.

Il y a dans les ruines d’El-Kasr un seul arbre délaissé, de la famille des conifères, tout à fait inconnus dans cette contrée; les Arabes l’appellent athalè, et le regardent comme un arbre sacré. Près du Bushire on en trouve, dit-on, plusieurs échantillons, et ils portent le nom de gaz ou de guz.

Quelques écrivains racontent sur cet arbre les choses les plus extraordinaires; ils affirment qu’il date du temps des jardins suspendus, et prétendent avoir entendu dans ses branches des sons plaintifs et mélancoliques, quand le vent l’agite avec violence. Certainement, tout est possible à Dieu; mais qu’un arbre rabougri, qui a à peine six mètres de haut, et dont le misérable tronc a tout au plus vingt-cinq centimètres de diamètre, soit âgé de trois mille ans, voilà ce qui me paraît par trop invraisemblable.

Le pays autour de Babylone était jadis si florissant et si fertile qu’on l’appelait le paradis de la Chaldée. Mais cette fertilité disparut aussi avec ses monuments.

Après avoir tout visité avec soin, je me rendis encore jusqu’à Hilla, au delà de l’Euphrate. On traverse le fleuve,{459} qui a ici 143 mètres de large, sur un immense pont de quarante-six bateaux. On a posé, d’un bateau à l’autre, des planches et des canots qui à chaque pas se balancent de haut en bas; il n’y a pas de garde-fou sur les côtés, et l’espace est si étroit que deux cavaliers trouvent à peine assez de place pour passer à côté l’un de l’autre. Les vues, le long du fleuve, sont charmantes, la végétation y est encore belle, et quelques mosquées et de jolis édifices donnent de la vie à cette contrée florissante.

A Hilla, un riche Arabe me donna l’hospitalité. Comme le soleil penchait déjà vers son déclin, on m’assigna au lieu d’une chambre une magnifique terrasse. On m’envoya pour souper un excellent pilau, de l’agneau rôti et des légumes à l’étuvée, et pour boisson de l’eau et du lait caillé.

Ici les terrasses n’étaient point entourées d’un haut mur, circonstance dont je fus enchantée, car elle me permit d’observer la vie et la conduite de mes voisins.

Dans les cours, je voyais les femmes occupées à cuire du pain, absolument de la même manière que celles de Bandr-Abas. En attendant les hommes et les enfants étendirent des nattes de paille sur les terrasses et apportèrent des plats chargés de pilau, de légumes ou d’autres mets. Quand les pains furent cuits, on se disposa à manger. Les femmes s’assirent à côté des hommes, et je croyais déjà les Arabes de ce pays assez avancés en civilisation pour accorder une place à table à mon sexe. Mais, hélas! les pauvres femmes, au lieu de porter les mains aux plats, saisirent des éventails de paille pour éloigner les mouches importunes de la tête de leurs maîtres et seigneurs. Sans doute elles prirent leur repas plus tard dans l’intérieur de la maison, car je ne les vis manger ni dans la cour ni sur la terrasse. Enfin tout le monde vint se livrer au repos sur la terrasse; hommes et femmes s’enveloppèrent dans des couvertures jusque par-dessus la tête, et personne ne quitta la moindre pièce de son costume.

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1er juin. J’avais commandé pour ce matin deux chevaux frais et deux Arabes comme escorte pour me rendre avec quelque sûreté aux ruines du Birs-Nimrod. Ces ruines sont à six milles dans le désert ou dans la plaine de Schinar, près de l’Euphrate, sur une colline en briques, haute de 88 mètres; elles consistent dans un pan de mur long de neuf mètres, et ayant d’un côté dix, et de l’autre douze mètres de hauteur. La plupart des briques sont couvertes d’inscriptions. A côté de ce mur sont plusieurs gros blocs noirs que l’on prendrait d’abord pour de la lave; mais, en y regardant de plus près, on reconnaît que ce sont aussi des débris de murs. On suppose que la foudre seule a pu produire une telle métamorphose.

On n’est pas non plus d’accord sur ces ruines. Quelques-uns les font remonter à la construction de la tour de Babel, d’autres à celle du temple de Baal.

De la pointe de la colline, on a une vue très-étendue sur le désert, sur la ville de Hilla avec ses charmants jardins de palmiers, et sur des monceaux innombrables de décombres et de briques. Il y a près de ces ruines un oratoire mahométan insignifiant; il se trouve, dit-on, à la même place où, suivant l’Ancien Testament, on jeta dans un brasier ardent les trois jeunes gens qui ne voulaient pas adorer les idoles.

Dans l’après-midi, j’étais de retour à Hilla. Je visitai la ville, qui doit avoir plus de 26 000 habitants, et je la trouvai bâtie comme toutes les autres cités orientales. Devant la porte de Kerbela, on voit la petite mosquée Esshems, qui renferme les dépouilles mortelles du prophète Josué. Elle ressemble tout à fait au monument funéraire de la reine Zobéide, près de Bagdad.

Vers le soir, la famille de mon aimable hôte me fit une visite avec d’autres femmes et d’autres enfants. Un sentiment naturel des convenances les avait empêchés de venir me voir le jour de mon arrivée, car ils me savaient fa{461}tiguée de ma longue course à cheval. Aujourd’hui encore je leur aurais fait grâce de leur visite, car les Arabes, riches ou pauvres, ont peu d’idée de la propreté. Pour me donner des marques de leur amitié, ils voulaient me mettre sur les bras ou sur les genoux les petits enfants tout barbouillés; je ne savais réellement comment faire pour me soustraire à ces gracieusetés. Beaucoup de ces enfants étaient couverts de boutons d’Alep, d’autres avaient de vilaines maladies d’yeux ou de peau. Quand les femmes et les enfants m’eurent quittée, mon hôte vint à son tour me voir. Lui, au moins, était proprement vêtu et montra plus de tact et plus d’usage du monde.

Le 2 juin, je quittai la ville de Hilla au coucher du soleil, et j’allai à cheval d’une seule traite jusqu’au kan de Scandaria (16 milles). Après m’y être arrêtée quelques heures, je fis encore seize milles jusqu’à Bir-Yanus. A une heure du matin, je me remis en route, accompagnée d’un soldat. A peine fûmes-nous à quatre ou cinq milles du kan que nous entendîmes un bruit extrêmement suspect. Nous nous arrêtâmes, et le domestique m’engagea à me tenir tout à fait tranquille, pour que l’on ne s’aperçût pas de notre présence. Le soldat descendit de cheval et se glissa plutôt qu’il ne marcha dans le sable, jusqu’à l’endroit dangereux, pour reconnaître les êtres. Je me sentais si fatiguée que, bien que seule au milieu des ténèbres de la nuit et dans un affreux désert, je m’endormis sur mon cheval, et ne m’éveillai qu’au retour du soldat qui, avec des cris de joie, vint nous apprendre que ce n’étaient pas des brigands qu’il avait rencontrés, mais bien un scheik allant à Bagdad avec sa suite.

Nous éperonnâmes nos chevaux et nous courûmes bride abattue jusqu’à ce que nous eûmes rejoint le cortége. Le scheik me salua en passant sa main par-dessus la tête, et la ramenant à sa poitrine, et me tendit son arme en signe d’amitié: c’était une massue avec un bouton en fer, qui,{462} ornée de pointes très-nombreuses, ressemblait parfaitement à une soi-disant étoile du matin. Cette arme ne peut être portée que par un scheik.

Jusqu’au lever du soleil, je restai dans la société du scheik; mais ensuite je lançai mon cheval au galop, et dès huit heures du matin je me retrouvais dans ma chambre à Badgad, après avoir fait en trois jours et demi une course de 132 milles à cheval, et beaucoup de chemin à pied de côté et d’autre. On compte de Bagdad à Hilla 60 milles, et de Hilla à Birs-Nimrod, 6 milles.

Comme j’avais tout vu à Bagdad et dans ses environs, je voulais continuer mon voyage pour aller à Ispahan. Mais le prince persan Il-Hany-Aly-Culy-Mirza m’envoya un messager pour me prévenir qu’il avait reçu de très-mauvaises nouvelles de son pays, que le gouverneur d’Ispahan avait été assassiné, et que tout le pays était en révolte. Ne pouvant donc pas songer à entrer de ce côté en Perse, je pris la résolution d’aller d’abord à Mossoul et, une fois là, de prendre conseil des circonstances.

Avant de quitter Bagdad, je dois encore rappeler que j’avais eu dans le commencement bien peur des scorpions, parce que j’avais entendu dire et lu dans beaucoup de relations qu’il y en avait une grande quantité dans ce pays; mais, ni dans les sardabs ni sur les terrasses, je n’en vis jamais paraître, et, pendant un mois que je restai à Bagdad, on n’en trouva qu’un seul dans la cour. Je relate exprès ce fait, peu important en lui-même, pour mettre mes lecteurs en garde contre les récits et les rapports exagérés de beaucoup de voyageurs.

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CHAPITRE XIX.

Voyage en caravane à travers le désert.—Arrivée à Mossoul.—Curiosités.—Excursion aux ruines de Ninive et au village de Nebijunis.—Seconde excursion aux ruines de Ninive; Tal-Nimrod.—Les chevaux arabes.—Départ de Mossoul.

Pour faire sûrement et sans grands frais le voyage de Bagdad à Mossoul, il faut se réunir à une caravane. Je priai M. Swoboda de m’indiquer un chef de caravane sûr. On voulut me dissuader de me hasarder seule parmi des Arabes, et on m’engagea à emmener au moins un domestique; mais, avec mes ressources bornées, cette dépense aurait été trop forte pour moi. D’ailleurs je connaissais déjà assez bien les Arabes, et je savais par expérience qu’on pouvait se fier à eux.

Le 14 juin, une caravane devait se mettre en route; mais les chefs de caravane, comme les capitaines de vaisseau, retardent toujours le départ de quelques jours. Aussi, au lieu de partir le 14, nous ne partîmes que le 17.

La distance de Bagdad à Mossoul est de 300 milles, que l’on fait en douze ou quinze jours. On voyage à cheval ou sur des mulets, et de nuit pendant les grandes chaleurs.

J’avais loué une mule qui, pour la somme modique de quinze krans, ou environ quinze francs, devait me transporter moi et mon bagage, il est vrai on ne peut plus exigu, à cent lieues de distance, sans que j’eusse à m’occuper de la nourriture de la mule ni de rien autre chose.

A cinq heures du soir, tous les voyageurs devaient être réunis dans le caravansérai, devant la porte de la ville.{464} M. Swoboda m’y accompagna, me recommanda encore particulièrement au chef de la caravane et lui promit en mon nom un bon barschisch (pourboire), si pendant le voyage il prenait bien soin de moi.

J’allais donc entreprendre, à travers des déserts et des steppes, un pénible trajet de quinze jours, et, privée de toutes les commodités de la vie, affronter mille périls.

Voyageant comme le plus pauvre Arabe, je devais me résigner à être rôtie le jour par le soleil, à me coucher la nuit sur le sol brûlant, me contenter pour toute nourriture de pain, d’un peu d’eau, et m’estimer heureuse de pouvoir y ajouter quelques concombres et une poignée de dattes.

Je m’étais fait, à Bagdad, un petit vocabulaire de mots arabes pour être au moins en état de demander les choses les plus indispensables. Mais je parlais plus facilement par signes, et, grâce à ce moyen et à quelques mots que j’avais appris, je me tirai partout admirablement bien d’affaire. Même dans la suite je m’habituai tellement au langage des signes que, dans les endroits où je pouvais me servir d’une langue qui m’était familière, j’étais obligée de surveiller mes mains pour ne pas les laisser se mêler de la conversation.

Pendant que je prenais congé de M. Swoboda, on avait déjà mis mon bagage et un panier rempli de pain et d’autres petites choses dans deux sacs que l’on pendit aux flancs de ma mule. Mon manteau et mon coussin me servirent de siége, et tout allait au mieux; il ne restait plus qu’une difficulté, c’était de grimper sur ma monture, car je n’avais pas d’étriers.

Notre caravane était peu nombreuse. Elle ne se composait que de vingt-six bêtes, dont la plupart portaient des marchandises, et de douze Arabes, dont cinq marchaient à pied. Un cheval ou une mule porte, selon la nature des routes, de deux quintaux à trois quintaux et demi.

Nous partîmes à six heures du soir. A quelques milles{465} de la ville, plusieurs voyageurs (c’étaient pour la plupart des marchands amenant des bêtes chargées) vinrent grossir notre caravane. Peu à peu le nombre des bêtes s’éleva jusqu’à soixante; mais il variait chaque soir, car toujours il restait quelques voyageurs en route ou bien il en venait d’autres. Souvent nous avions dans notre caravane des gens sans aveu dont j’avais plus peur que des brigands. Il arrive même quelquefois, dit-on, que des voleurs se joignent à une caravane pour exercer leur métier à l’occasion.

D’ailleurs je ne compterais jamais trop sur la protection des caravanes, puisque les personnes qui en font partie sont ordinairement des marchands, des pèlerins, qui n’ont peut-être jamais tiré une épée du fourreau ni lâché un coup de fusil. Une poignée de brigands bien armés viendrait, j’en suis sûre, facilement à bout d’une caravane composée de plus de cent hommes.

La première nuit nous fîmes dix milles, jusqu’à Jengitsché. La contrée était plate et stérile, sans champs cultivés, privée de cabanes et d’habitants. A quelques milles de Bagdad, il n’y avait plus la moindre trace de culture. Ce ne fut qu’à Jengitsché que nous vîmes des chaumes et des palmiers, qui prouvaient que l’activité de l’homme sait partout obtenir quelque chose de la nature.

Les voyages des caravanes sont très-fatigants; on marche, il est vrai, toujours au pas, mais sans discontinuer, pendant neuf ou douze heures. Par conséquent point de sommeil pendant la nuit, et le jour on reste étendu en plein air; mais la grande chaleur et parfois aussi les mouches et les moustiques empêchent de goûter le repos dont on a besoin.

18 juin. Nous trouvâmes à Jengitsché un kan, mais qui était bien loin de valoir pour la beauté et la propreté ceux que j’avais vus sur la route de Babylone; ce qu’il y avait de mieux, c’était sa position sur le Tigre.

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Le kan était entouré d’un petit village. Poussée par la faim, je le parcourus en entier, et, en allant d’une cabane à l’autre, je fus assez heureuse pour me procurer un peu de lait et trois œufs; je mis aussitôt les œufs dans la cendre chaude, et, ramassant le tout, je remplis d’eau du Tigre ma gourde de cuir et je retournai fièrement au kan. Je mangeai sur-le-champ les œufs; quant au lait, je le réservai pour le soir. Ce repas, qu’il m’avait fallu conquérir avec tant de peine, me parut certes meilleur et plus savoureux que la table la plus somptueuse à un palais blasé!

En visitant le village, je reconnus, à beaucoup de maisons et de cabanes tombées en ruines, qu’il devait avoir été grand jadis. Ici encore la dernière peste avait enlevé la majeure partie des habitants. Il n’y restait plus qu’un petit nombre de familles réduites à la plus grande misère.

Je vis ici une nouvelle manière de faire le beurre. On versait la crème ou le lait dans une outre en cuir et on secouait jusqu’à ce que le lait se coagulât; on obtenait ainsi un beurre blanc comme la neige et que j’aurais pris pour du saindoux, si je ne l’avais pas vu faire en ma présence; pour le conserver, on le mettait dans une autre outre remplie d’eau.

Ce soir, nous ne nous mîmes en route qu’à dix heures, mais nous ne quittâmes nos montures qu’à Uesi, après un trajet continu de onze heures.

La contrée était moins stérile que de Bagdad à Jengitsché. Nous ne vîmes pas de petits villages sur la route, mais des aboiements de chiens et de petits groupes de palmiers nous firent supposer que les habitations ne devaient pas être bien loin. Au lever du soleil, une basse chaîne de montagnes nous réjouit la vue, et de petites chaînes de collines venaient de temps à autre interrompre la monotonie de la plaine.

19 juin. La veille, je n’avais pas été très-contente du{467} kan de Jengitsché; aujourd’hui, j’aurais été enchantée d’en trouver un bien plus mauvais encore pour être au moins un peu garantie des impitoyables rayons du soleil. Mais, à défaut d’autre abri, nous campâmes sur des chaumes, loin de toute demeure d’homme. Le conducteur de la caravane, pour me procurer un peu d’ombre, mit bien une petite couverture sur deux petits pieux enfoncés dans la terre; mais la place était si petite et la tente artificielle si faible, que j’étais obligée de me tenir assise sans bouger, pour ne pas la faire crouler par le moindre mouvement. Combien j’enviais les missionnaires et les naturalistes qui entreprennent leurs pénibles voyages avec des chevaux de somme, des tentes, des provisions et des domestiques!

Enfin, plus tard, quand la chaleur montant toujours dépassa quarante degrés, je n’eus pour me rafraîchir que de l’eau tiède, du pain dur qu’il me fallut tremper dans de l’eau pour le rendre mangeable, et un concombre sans sel et sans vinaigre. Mais le courage et la persévérance ne m’abandonnèrent jamais, et je ne me repentis pas un seul instant de m’être exposée à ces privations et à ces fatigues.

A huit heures du soir nous partîmes, et à quatre heures du matin nous fîmes halte à Deli-Abas. Nous avions toujours longé la basse chaîne de montagnes. A Deli-Abas nous passâmes le fleuve Hassel sur un pont maçonné.

20 juin. Ici nous trouvâmes bien un kan; mais il était dans un tel état de dégradation qu’il nous fallut camper dehors, car dans ces ruines les serpents et les scorpions sont à craindre. Dans le voisinage du kan il y avait quelques douzaines de tentes arabes dégoûtantes de saleté. Dans l’espoir de trouver autre chose que du pain, des concombres, ou de vieilles dattes à moitié gâtées, je triomphai du dégoût que j’éprouvais, et je pénétrai dans plusieurs de ces misérables habitations de toile. Les Arabes m’offrirent du pain et du petit-lait. Ils avaient en outre des poules qui, accompagnées de leurs petits, se promenaient dans{468} les tentes et cherchaient avidement quelques grains. J’aurais bien voulu acheter un poulet, mais, ne me sentant pas d’humeur à le tuer et à l’apprêter moi-même, je me contentai de mon frugal repas.

Dans ces contrées poussaient des fleurs (le fenouil sauvage) qui me rappelèrent ma chère patrie. Chez moi je n’avais pas seulement daigné les regarder; ici leur vue me causa beaucoup de plaisir. Je ne rougis même pas d’avouer qu’en les apercevant mes yeux s’humectèrent, je me penchai sur elles et je les saluai comme des amies bien-aimées.

Nous nous mîmes en route dès cinq heures du soir, car nous avions à parcourir la station la plus dangereuse de notre voyage, et nous désirions achever le trajet avant qu’il fît tout à fait nuit. L’éternelle plaine sablonneuse changea en quelque sorte de caractère. De durs cailloux sous les pieds de nos mules, des couches et des collines de roches alternaient avec de petites éminences de terre. Beaucoup de ces couches étaient creusées par l’eau, d’autres amenées et superposées par alluvion. Si cette étendue n’avait été que de 150 à 200 mètres, je l’aurais prise nécessairement pour un ancien lit de fleuve; mais, vu son immensité, elle me faisait plutôt l’effet d’une contrée désertée par la mer. Dans plusieurs endroits, on voyait des substances salées, dont les douces teintes cristallisées brillaient encore au milieu des ombres éclairées par le soleil couchant.

Cette contrée, qui a plus de cinq milles d’étendue, est dangereuse, parce que les collines et les rochers offrent d’excellentes embuscades aux brigands. Nos conducteurs étaient constamment à exciter nos pauvres bêtes. On les lançait à travers les rochers et les collines avec plus de rapidité que dans les plaines les plus unies. Sortis heureusement de ce pays avant qu’il fût entièrement enveloppé des voiles de la nuit, nous continuâmes ensuite notre voyage plus tranquillement.

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21 juin. Vers une heure du matin nous longeâmes la petite ville de Karatappa, dont nous n’aperçûmes que les murs. A un mille au delà, nous campâmes encore sur des chaumes. Ici se terminèrent les plaines et les déserts immenses, qui firent place à un pays mieux cultivé et entrecoupé souvent de collines.

Le 22 juin nous fîmes halte dans le voisinage de la petite ville de Kuferi.

Il n’y a rien à dire de toutes les petites villes turques; comme elles sont aussi misérables les unes que les autres, on est content quand on peut se dispenser d’y entrer. Les rues sont sales, les maisons construites en terre glaise ou en briques non cuites. Les temples sont insignifiants; on ne trouve dans les bazars que de misérables boutiques remplies d’objets communs; les habitants, d’une saleté repoussante, ont le teint assez basané. Les femmes, déjà peu favorisées par la nature, s’enlaidissent encore à plaisir en se teignant les cheveux et les ongles avec de l’orpin, et en se tatouant les bras et les mains. A l’âge de vingt-cinq ans, elles paraissent déjà tout à fait fanées.

Le 23 juin, nous nous reposâmes toute la journée non loin de la petite ville de Dus.

Dans ce petit trou je fus frappée des entrées basses des maisons; elles avaient à peine un mètre de haut, de sorte que les habitants étaient presque forcés de ramper pour pénétrer chez eux.

Le 24 juin, nous stationnâmes près de la petite ville de Doug.

Je vis ici un monument qui ressemblait à celui de la reine Zobéide à Bagdad. Je ne pus savoir quel grand ou saint homme y était enseveli.

25 juin. A quatre heures du matin nous arrivâmes dans le pays de notre conducteur de caravanes, petit village situé à un mille de la petite ville de Kerkou. La maisonnette se trouvait avec plusieurs autres dans une grande{470} cour sale, qui était entourée d’un mur et n’avait qu’une seule entrée. Cette cour ressemblait à un véritable camp; tous les habitants y dormaient pêle-mêle avec des mules, des chevaux et des ânes. Nos bêtes allèrent tout d’abord trouver leurs poteaux, et passèrent si près des gens endormis que je tremblai presque pour leur sûreté; mais ces bêtes sont circonspectes, et, comme les hommes le savent, ils ne bougent pas le moins du monde.

Mon Arabe était absent depuis trois semaines, et ne revenait chez lui que pour peu de temps; cependant, à part une bonne vieille, personne ne se leva pour le saluer, et même entre lui et cette vieille, que je pris pour sa mère, il n’y eut pas un mot affectueux d’échangé. Elle ne fit qu’aller et venir sans aider à quoi que ce fût, et elle aurait pu rester couchée aussi bien que les autres.

La maison de l’Arabe se composait d’une seule pièce, grande et haute, divisée en trois parties par deux cloisons intermédiaires qui ne se prolongeaient pas tout à fait jusqu’au mur de devant. Chacune de ces divisions avait près de dix mètres de long sur trois mètres de large, et servait à loger une famille. La lumière pénétrait par la porte d’entrée commune et par deux trous pratiqués en haut, sur le devant. On m’assigna dans une de ces cloisons une petite place pour y demeurer pendant le jour.

Je m’attachai avant tout à me mettre au courant des rapports de famille.

Je voulus deviner les degrés de parenté. Ce fut d’abord assez difficile, car il n’y eut d’expansion affectueuse que pour les tout petits enfants. Ils semblaient être un bien commun à tous. Enfin je finis par découvrir qu’il y avait dans la maison trois familles parentes entre elles: le grand-père, un fils et une fille mariés.

Le chef de la maison, un fort beau vieillard de soixante ans, était le père de mon conducteur. Je le savais déjà, le vieillard ayant fait partie de notre caravane. Le père, ter{471}rible ergoteur, se disputait à propos de la moindre bagatelle; le fils contredisait rarement et avec calme, et faisait toujours ce que demandait le père.

Les bêtes de la caravane appartenaient à tous deux en commun, et étaient conduites par eux, par un petit-fils de quinze ans et par quelques valets.

Arrivé à la maison, le vieux père s’inquiéta peu des mules, se contenta de donner des ordres et alla se livrer au repos. Il jouait parfaitement le rôle de patriarche.

Au premier abord, le caractère de l’Arabe semble froid et réservé: je ne vis ni le mari ni la femme, ni le père ni la fille, échanger entre eux une parole amicale. Ils ne disaient absolument que ce qui était indispensable. Mais ils témoignaient plus d’affection aux enfants. Ceux-ci pouvaient crier et faire du tapage tant qu’ils voulaient, on ne leur faisait pas le moindre mal, on ne les grondait seulement pas et on leur passait toutes les sottises. Mais, dès que l’enfant est grand, il doit à son tour supporter les caprices des parents, ce qu’il fait avec patience et avec respect.

A ma grande surprise, j’entendis ici les enfants appeler leur mère mama ou nana, le père baba, et la grand’mère été ou éti.

Les femmes restaient oisives toute la sainte journée; le soir seulement elles se mettaient à cuire du pain.

Je trouvai leur costume très-mal disposé et fort incommode. Les manches des chemises étaient si larges qu’il y avait entre elles et le bras presque un demi-mètre de distance; celles du cafetan étaient plus larges encore. Pour faire la moindre chose il leur fallait rouler leurs manches autour de leurs bras ou bien les nouer sur leur dos; mais, comme elles se défaisaient à tout instant, le travail était continuellement interrompu. En outre, les bonnes gens ne regardaient pas trop à la propreté, et se servaient de leurs manches aussi bien pour se moucher{472} que pour essuyer les cuillers et la vaisselle. Leur coiffure n’était pas moins bizarre; ils enveloppent leur tête d’un grand mouchoir ployé en deux, par-dessus lequel ils en passent deux autres; puis ils jettent un quatrième mouchoir sur cet étrange bandeau.

Nous passâmes malheureusement deux jours dans ce triste endroit. Le premier jour, j’eus beaucoup à souffrir. Les femmes de tout le voisinage accoururent pour contempler l’étrangère. Elles commencèrent par examiner et toucher mes vêtements, puis elles voulurent m’enlever mon turban de dessus ma tête. Enfin, harcelée et excédée de ces importunités, je ne pus me débarrasser d’elles que par un acte d’autorité. J’en saisis une vivement par le bras et, lui faisant faire un demi-tour sur elle-même, je la mis si vite à la porte qu’elle se trouva dehors avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître. Je fis comprendre aux autres que pareille chose les attendait. Elles me crurent sans doute plus forte que je ne l’étais, car elles battirent en retraite.

Je traçai ensuite un cercle autour de ma place et je leur défendis de le franchir; elles obéirent également sans répliquer.

Il ne restait plus qu’à faire entendre raison à la femme de mon conducteur. Elle m’assiégeait toute la journée et me tourmentait sans cesse pour lui donner quelques-uns de mes effets. Je lui fis cadeau de quelques bagatelles, car j’avais avec moi si peu de chose que, si je l’avais écoutée, elle aurait fini par ne me rien laisser. Par bonheur, son mari étant rentré, je l’appelai pour me plaindre de sa femme, et je feignis de vouloir quitter sa maison et de chercher un refuge ailleurs, car je savais parfaitement que l’Arabe regarde le départ d’un hôte comme un grand déshonneur. Aussitôt il se mit à gronder bien fort sa femme, qui depuis ne m’obséda plus. En tout lieu et en tout temps je suis parvenue à faire respecter ma volonté: tant{473} il est vrai que l’énergie et le sang-froid imposent aux hommes, qu’ils s’appellent Arabes, Persans, Bédouins ou autrement.

Vers le soir je vis, à ma grande joie, mettre sur le feu une marmite qui contenait de la viande de mouton. Depuis huit jours je n’avais vécu que de pain, de concombres et de quelques dattes; aussi je sentais un désir et un besoin extrêmes de me réconforter d’un mets chaud, solide et nourrissant. Mais mon appétit commença à diminuer singulièrement quand je vis la manière dont on préparait le ragoût. La bonne vieille (la mère de mon conducteur) mit tremper dans un pot rempli d’eau quelques poignées de petits grains rouges avec une quantité prodigieuse d’oignons. Au bout d’une demi-heure, elle fourra ses mains sales dans le pot, mêla et pressa le tout, prit successivement les grains par petites portions dans sa bouche, les mâcha et les recracha dans le pot; puis elle saisit un chiffon sale, fit passer la sauce et la versa par-dessus la viande de la marmite.

Je m’étais bien proposé de ne pas toucher à ce ragoût; mais quand il fut fait et que je sentis l’agréable odeur qu’il répandait, mon appétit se réveilla avec une telle force que je ne pus tenir à ma première résolution; je me rappelai d’ailleurs que j’avais déjà mangé bien des choses qui n’avaient pas été préparées avec plus de propreté. Ce qu’il y avait seulement de fâcheux pour le repas présent, c’est que tout s’était passé sous mes yeux.

La soupe avait une couleur bleu foncé et un goût aigre assez prononcé, ce qui tenait aux grains qu’on y avait mis; mais elle me fit beaucoup de bien, et me ranima et me fortifia au point que je perdis jusqu’au souvenir de mes fatigues.

Le lendemain soir, j’espérais qu’on nous servirait avant le départ un repas aussi friand que celui de la veille; mais l’Arabe ne vit pas d’une manière aussi prodigue. Il{474} fallut nous contenter de quelques concombres sans sel, sans vinaigre et sans huile.

26 juin. A neuf heures du soir nous quittâmes le petit village et dépassâmes Kerkou. Au lever du soleil nous montâmes une petite colline, sur le sommet de laquelle nous attendait un aspect imposant: une chaîne de montagnes haute et majestueuse s’étendait à perte de vue le long d’une immense vallée, et formait la ligne de démarcation entre le Kourdistan et la Mésopotamie.

Dans cette vallée se trouvaient les plus belles fleurs: des clochettes, des roses trémières, des immortelles et de superbes plantes acanthacées. Parmi ces dernières, je remarquai surtout une espèce que l’on rencontre souvent chez nous, mais qui n’y devient pas aussi belle, c’est l’échinops. Leurs calices, épis ou boules, sont de la grosseur du poing et remplis de fleurs bleues très-délicates. Çà et là on voit pour ainsi dire des champs couverts de ces plantes. Le paysan les coupe et les brûle pour remplacer le bois, qui est ici un article de luxe, puisqu’on ne trouve d’arbres nulle part.

Nous vîmes aussi quelques bandes de gazelles qui, gaies et alertes, passèrent en sautant à côté de nous.

Le 27 juin, nous campâmes dans le voisinage de la misérable petite ville d’Attum-Kobri. Avant d’y arriver, nous passâmes sur deux anciens ponts romains le petit fleuve Sab (appelé par les indigènes Attum-Su, eau d’or). Je vis plusieurs ponts semblables en Syrie. Ils sont bien conservés et pourront encore longtemps témoigner de l’ancienne domination des Romains. Leurs arches, excessivement larges et élevées, reposent sur de puissants piliers, et toute la construction est faite en grosses pierres de taille; seulement, la montée et la descente sont si roides que les bêtes sont obligées de grimper comme des chats.

Le 28 juin, nous arrivâmes à la petite ville d’Erbil, ap{475}pelée autrefois Arbèle[122], où, à mon grand déplaisir, nous restâmes jusqu’au lendemain soir. Cette petite ville est fortifiée et située sur une colline isolée au milieu de la vallée. Heureusement nous campâmes près de quelques maisons du faubourg, au pied de la colline. Je trouvai une hutte occupée par quelques personnes en compagnie de deux ânes et de plusieurs poules. La propriétaire, femme arabe d’un extérieur dégoûtant, me céda une petite place en échange d’une faible rétribution, et ainsi je me trouvai au moins garantie contre les rayons brûlants du soleil. Voilà à quoi se bornèrent toutes mes aises. Comme cette hutte était, comparativement aux autres, un vrai palais, tous les voisins s’y tenaient constamment. Depuis le grand matin jusqu’à la nuit, où l’on allait s’établir sur les terrasses ou bien par terre devant la maisonnette, il y avait toujours chambrée complète. Les uns venaient pour causer; d’autres apportaient même de la farine et pétrissaient leur pain au milieu du cercle, pour ne rien perdre de la conversation. Au fond de la pièce, on baignait les enfants et on faisait la chasse à leur vermine. Au milieu du tintamarre général, les ânes se mettaient à braire et les poules salissaient tout. Les désagréments d’une telle société sont bien certainement pires que la faim et la soif.

A la louange de ces bonnes gens, je dois dire qu’ils se conduisirent envers moi d’une manière extrêmement convenable, quoique ce fût un va-et-vient constant, non-seulement de femmes, mais aussi d’hommes de la classe la plus basse et la plus pauvre du peuple. Les femmes même me laissèrent ici en repos.

{476}

Le soir, avant notre départ, on fit cuire de la viande de mouton dans un chaudron où l’on avait trempé du linge sale. On ôta le linge, mais on ne nettoya pas le chaudron, et on prépara la soupe à la viande absolument comme dans la maison de notre conducteur.

Le 30 juin, nous fîmes halte dans le petit village de Sab. Nous passâmes le grand Sab sur des bateaux d’une espèce particulière, dont l’invention remonte certainement à la plus haute antiquité. Ils s’appellent rafft et se composent d’outres en cuir gonflées, attachées ensemble au moyen de quelques perches sur lesquelles on pose des planches, des joncs et des roseaux. Dans notre rafft entraient vingt-huit outres; il avait plus de deux mètres de large, était presque aussi long, et portait trois charges de chevaux et une demi-douzaine d’hommes. Comme notre caravane comptait trente-deux bêtes chargées, nous mîmes une demi-journée à les passer. Les bêtes étaient attachées quatre ou cinq ensemble et traînées à la longe par un homme assis à califourchon sur une outre gonflée. Aux animaux plus faibles, tels que les ânes, on attachait sur le dos une outre à moitié gonflée.

La nuit du 30 juin au 1er juillet, la dernière de notre voyage, fut une des plus pénibles; nous fîmes une marche de onze heures. A moitié route, nous arrivâmes à la rivière Hasar, appelée Gaumil par les Grecs, et célèbre par le passage d’Alexandre le Grand. La rivière étant large, mais peu profonde, nous la traversâmes sur nos montures. Nous longeâmes toujours, à peu près à la même distance, la chaîne de montagnes; çà et là seulement s’élevaient quelques caps ou quelques collines basses toutes nues. Ce qui frappe dans cette partie de la Mésopotamie, c’est l’absence d’arbres; pendant les cinq derniers jours je n’en vis pas un seul. On conçoit donc facilement qu’on trouve dans ce pays beaucoup de gens qui n’en ont jamais vu. Il y a des étendues de vingt à trente milles où{477} il ne pousse pas le moindre arbuste. Il est encore heureux que du moins l’eau n’y manque pas. On rencontre chaque jour une ou deux fois des rivières plus ou moins grandes.

Ce n’est que dans les cinq derniers milles qu’on aperçoit la ville de Mossoul. Elle est située au milieu d’une très-grande vallée, sur une colline peu élevée, sur la droite du Tigre, qui est déjà ici beaucoup plus étroit que près de Bagdad.

A sept heures du matin nous arrivâmes à Mossoul.

J’étais parfaitement allègre: cependant quinze jours s’étaient passés depuis que je n’avais rien pris de chaud, si ce n’est deux fois la soupe au mouton couleur d’encre, à Kerkou et à Erbil, et, sans parler des chaleurs épouvantables, des longues traites à dos de mule et d’autres fatigues, j’avais été forcée de garder sur moi nuit et jour les mêmes vêtements; je n’avais pas même pu changer de linge.

Je descendis d’abord dans le caravansérai, et je me fis conduire ensuite chez le vice-consul anglais, M. Rassam, qui, déjà instruit de mon arrivée par une lettre du résident anglais à Bagdad, M. Rawlinson, m’avait fait préparer une petite chambre.

Je commençai par visiter la ville, dont les curiosités n’offrent rien de bien remarquable. Elle est entourée de fortifications et compte environ 25 000 habitants, parmi lesquels se trouvent à peine une douzaine d’Européens. Les bazars sont vastes, mais ne brillent nullement par leur beauté. Entre ces bazars se trouvent beaucoup de cafés et quelques kans; les entrées des maisons sont toutes étroites, basses, et munies de fortes portes!

Cette disposition rappelle les temps passés, où l’on n’était jamais à l’abri de surprises hostiles. Dans l’intérieur on voit de superbes cours, de hautes chambres carrées avec de belles entrées et des fenêtres au vaste cintre. Les chambranles des portes et des croisées, les escaliers et les murs des pièces du rez-de-chaussée, sont générale{478}ment faits d’un marbre qui, sans être très-fin et très-brillant, est cependant plus beau à voir que de la brique. Une riche carrière de marbre se trouve tout auprès des portes de la ville.

A Mossoul, on passe également les heures brûlantes de la journée dans les sardabs. La plus grande chaleur règne au mois de juillet, où souvent le samoun brûlant du désert voisin souffle sur la ville. Pendant mon court séjour à Mossoul, il y mourut subitement beaucoup de monde. On attribua cette mortalité extraordinaire à la recrudescence de la chaleur. Les sardabs mêmes ne préservent pas contre les miasmes continuels, car la chaleur y atteint jusqu’à 29 degrés.

La gent volatile est aussi excessivement incommodée de cette température. Les poules et les oiseaux ouvrent leurs becs tout larges, et tiennent leurs ailes aussi éloignées que possible de leur corps. Les hommes sont affectés de maux d’yeux; mais les boutons d’Alep sont plus rares à Mossoul qu’à Bagdad, et les étrangers n’en subissent pas la fatale influence.

Tout en souffrant beaucoup de la chaleur, je me trouvai parfaitement bien, surtout sous le rapport de l’appétit. Je crois que j’aurais pu manger à toute heure du jour; cela tenait sans doute à la diète rigoureuse que j’avais observée malgré moi pendant mon trajet dans le désert.

Ce qu’il y a de plus curieux à voir à Mossoul, c’est le palais du pacha, situé à un demi-mille de la ville. Il se compose de plusieurs édifices avec leurs jardins, et il est entouré de beaux murs par-dessus lesquels la vue peut s’étendre, parce que le palais est plus bas que la ville. Il se présente bien de loin, mais il perd à être regardé de près. Dans les jardins, il y a quelques beaux groupes d’arbres dont on apprécie d’autant plus le charme que ce sont les seuls qu’on trouve au loin à la ronde.

Pendant mon séjour à Mossoul, il passa par hasard{479} beaucoup de troupes turques. Le pacha alla au-devant d’elles à cheval et fit ensuite son entrée dans la ville en tête des fantassins. Pour la cavalerie, elle resta hors de Mossoul et campa le long du Tigre. Je trouvai ces troupes infiniment mieux équipées et plus exercées que celles que j’avais vues à Constantinople en 1842. Elles avaient des culottes blanches, des vestes de drap bleu avec des parements rouges, de bons souliers, etc.

Dès que je fus tant soit peu reposée des fatigues de mon voyage, je priai mon aimable hôte de me donner un domestique pour me conduire aux ruines de Ninive. Mais, au lieu d’être réduite à un domestique, j’y allai en compagnie d’une sœur de Mme Rassam et d’un certain M. Ross. Nous visitâmes un matin les ruines voisines, sur la rive opposée du Tigre, près du petit village de Nebi-Junus, en face de la ville, et un autre jour, les ruines plus éloignées, situées en aval, à 18 milles, et appelées Tel-Nemrod.

Au dire de Strabon, Ninive était encore plus grande que Babylone. Elle passe pour avoir été la plus grande ville du monde. Il fallait trois journées entières pour en faire le tour. Les remparts, défendus par quinze cents tours, avaient plus de trente mètres de haut, et trois voitures pouvaient y passer de front. Le roi assyrien Ninus fonda Ninive, environ 2200 ans avant Jésus-Christ.

Aujourd’hui, tout est couvert de terre; seulement, quand le laboureur trace des sillons dans les champs, il rencontre de temps à autre des fragments d’une brique, quelquefois même d’un marbre. Des chaînes de collines plus ou moins élevées, qui dominent l’immense plaine sur la rive gauche du Tigre, et dont on n’aperçoit pas la fin, couvrent, on peut l’assurer avec certitude, les restes de cette ville.

En 1846, la Société du musée britannique envoya un savant distingué, M. Layard, à Mossoul, pour y faire des fouilles. C’était la première tentative qu’on eût jamais faite, et elle réussit on ne peut mieux.

{480}

On creusa près de Nebi-Junus plusieurs conduits dans les collines, et on rencontra bientôt de grands et superbes appartements; les murs étaient revêtus d’épais carreaux de marbre, dans lesquels on avait taillé des reliefs de haut en bas. On y voyait des rois avec leur couronne et leurs insignes, des divinités avec de grandes ailes, des guerriers avec leurs armes et leurs boucliers, des prises de villes, des marches triomphales, des cortéges de chasse, etc. Malheureusement, il manquait aux dessins la justesse du coup d’œil et des proportions, la noblesse des formes et la perspective. Les collines qui couronnaient les forts étaient à peine trois fois aussi hautes que les assaillants. Les champs touchaient aux nuages, on distinguait à peine les arbres des nénufars, et les têtes des hommes et des animaux étaient toutes faites sur le même modèle, et toutes de profil[123]. Sur beaucoup de murs, on trouvait ces signes ou caractères qui forment l’écriture dite cunéiforme, et que l’on ne rencontre que sur les monuments persans et babyloniens.

De tous les salons et appartements découverts à cette époque, il n’y en avait qu’un seul dont les murs, au lieu d’être incrustés de marbre, étaient revêtus de ciment fin. Mais, malgré les plus grands soins, il fut impossible de les conserver. Exposé à l’air, le ciment se fendit, éclata et se détacha. A la suite du terrible incendie qui mit toute la ville en cendres et en ruines, le marbre a été en partie calciné, dégradé. A mesure qu’on déterre les briques, elles se cassent en morceaux et se pulvérisent. Tant de beaux appartements, tant de marbres couverts de peintures et d’inscriptions, ont conduit à la conviction que ce sont là les ruines d’une ancienne demeure royale.

Beaucoup de marbres, ornés de reliefs et de caractères{481} cunéiformes, ont été détachés avec soin des murs, et envoyés en Angleterre. Pendant mon séjour à Bassora, je vis près du Tigre toute une cargaison de ces antiquités, parmi lesquelles se trouvait même un sphinx.

Au retour, nous visitâmes le village de Nebi-Junus, situé près des ruines, sur une petite éminence. Il n’est curieux que par une petite mosquée qui renferme les cendres du prophète Jonas, et où des milliers de fidèles se rendent tous les ans en pèlerinage.

Dans cette excursion, nous passâmes par beaucoup de champs où l’on était occupé à séparer le blé de la paille, par un procédé tout particulier. On se servait pour cela d’une machine composée de deux cuves en bois, entre lesquelles on avait pratiqué un cylindre avec huit ou douze longs couteaux ou couperets, larges et émoussés. La machine ressemblait à un petit traîneau de paysan, et deux chevaux ou deux bœufs la tournaient sur des bottes de blé, défaites et étalées, jusqu’à ce que tout fût réduit en paille hachée. Cette paille était ensuite jetée en l’air par pelletées, pour que le vent la séparât des grains.

Nous terminâmes cette excursion par la visite des sources sulfureuses qui se trouvent presque au pied des murs de Mossoul. Ces eaux minérales ne sont pas chaudes; cependant elles semblent renfermer beaucoup de soufre, car on le sent de loin. Elles jaillissent dans des bassins formés par la nature, qu’on a entourés de murs de près de trois mètres de hauteur. Tout le monde peut s’y baigner, sans bourse délier; car ici, on n’est pas aussi économe ni aussi avare qu’en Europe des dons de la nature. Certaines heures sont conservées aux femmes, d’autres aux hommes.

Le lendemain, nous allâmes à cheval jusqu’à la mosquée Elkosch, située près de la ville, et où Sem, fils de Noé, a trouvé une sépulture. On ne nous permit pas de pénétrer dans ce sanctuaire, ce qui ne fut sans doute pas une grande perte pour nous, car tous ces monuments se ressemblent{482} et ne se distinguent les uns des autres ni par la structure ni par l’ornementation intérieure.

Les fouilles de Ninive sont faites sur une plus grande échelle près de Tel-Nemrod, contrée où les buttes sont plus nombreuses et plus serrées. Tel-Nemrod est situé à dix-huit milles au-dessous de Mossoul.

Un soir, nous nous mîmes dans un rafft artistement fait, et nous descendîmes au clair de lune, le long des rives peu attrayantes du Tigre. Au bout de sept heures, environ à une heure du matin, nous abordâmes près d’un misérable village qui porte le nom orgueilleux de Nemrod. Nous éveillâmes quelques-uns des habitants, tous couchés devant leurs cabanes; nous fîmes allumer du feu, et nous campâmes jusqu’à l’aube du jour, sur quelques tapis que nous avions apportés avec nous.

Au petit jour, nous montâmes à cheval (on trouve des chevaux dans tous les villages), et nous nous rendîmes à l’endroit où se faisaient les fouilles, à un mille du village. Nous vîmes beaucoup de buttes découvertes, mais non pas comme à Herculanum, près de Naples, des maisons, des rues, des places entières, et même la moitié d’une ville. Ici, on n’a mis au jour que des salons isolés, ou tout au plus trois ou quatre pièces contiguës, dont les murs extérieurs ne sont pas même dégagés de la terre, et où l’on ne voit ni fenêtres ni portes.

Les objets découverts ressemblent tout à fait à ceux que l’on rencontre dans le voisinage de Mossoul, seulement on les trouve en plus grande quantité. Je vis, en outre, quelques divinités et quelques sphinx taillés en pierre. Les premières représentaient des animaux à tête humaine; elles étaient à peu près de la grosseur d’un éléphant. On avait trouvé quatre de ces statues, mais deux étaient extrêmement endommagées. Les autres, sans être en très-bon état, étaient cependant assez bien conservées pour que l’on pût s’apercevoir qu’à l’époque où elles ont été{483} faites, la sculpture n’était pas encore arrivée à un haut degré de perfection. Les sphinx étaient petits, et avaient malheureusement encore plus souffert que les taureaux divins.

Peu de temps avant mon arrivée, un obélisque peu élevé, un petit sphinx bien conservé, ainsi que d’autres objets, avaient été envoyés en Angleterre.

Les fouilles commencées près de Tel-Nemrod ont été interrompues depuis un an, et M. Layard a été rappelé à Londres. Dans la suite, on ordonna même de combler les places découvertes, parce que les Arabes nomades commençaient à tout endommager. Quand nous arrivâmes à Tel-Nemrod, on avait déjà exécuté en partie cet ordre, mais bien des endroits restaient encore à découvert.

Près de Nebi-Junus, on continue toujours les fouilles, auxquelles est affectée une somme annuelle de cent livres sterling.

Le résident anglais à Bagdad, M. Rawlinson, s’est familiarisé d’une manière toute particulière avec l’étude de l’écriture cunéiforme. Il la déchiffre parfaitement, et on lui doit beaucoup de traductions.

Nous revînmes à Mossoul en cinq heures et demie. On ne saurait se faire une idée de ce que peuvent supporter les chevaux arabes. On ne leur accorda à Mossoul qu’un quart-d’heure de repos, on ne leur donna que de l’eau, et pendant la plus grande chaleur du jour, ils furent obligés de faire le trajet de retour (18 milles).

M. Ross me raconta que cela n’était rien comparativement aux courses qu’on fait faire aux chevaux de poste. Les stations que ces pauvres bêtes ont à parcourir sont éloignées de douze à dix-huit lieues (chaque lieue est évaluée à quatre milles anglais). On peut voyager de cette manière en poste de Mossoul, par Tokat, jusqu’à Constantinople. Les meilleurs chevaux arabes se trouvent autour de Bagdad et de Mossoul.

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Un chargé d’affaires de la reine d’Espagne venait justement d’acheter douze superbes chevaux de race (huit juments et quatre étalons), dont le plus cher revenait sur les lieux à cent cinquante livres sterling. Ils étaient placés dans l’écurie de M. Rassam. Leurs belles têtes à longue et mince encolure, leurs corps sveltes et leurs pieds délicats, auraient enthousiasmé tout amateur de chevaux.

Enfin, à Mossoul, je pouvais, sinon sans grands dangers, du moins avec l’espoir de mener à fin mon entreprise, songer à faire le voyage de Perse si ardemment désiré. Je cherchai une caravane allant à Tauris. Malheureusement je n’en trouvai aucune qui s’y rendît directement. Il fallut donc me résigner à des haltes forcées et à de longs détours, ce qui était d’autant plus fâcheux que je ne devais, à ce qu’on me disait, rencontrer aucun Européen pendant tout le trajet.

Ces considérations ne me firent point reculer. M. Rassam fit prix en mon nom pour le trajet de Mossoul à Ravandus, et me donna une lettre de recommandation pour un des naturels du pays. Je me fis un petit vocabulaire de mots arabes et persans, et le 8 juillet, avant le coucher du soleil, je quittai l’aimable famille Rassam.

Au moment de partir, je ne pus me défendre d’une certaine inquiétude, et je n’osai guère me flatter d’un heureux succès. Aussi, j’envoyai de Mossoul en Europe mes papiers et mes notes, afin que, si l’on me dévalisait et me tuait, le journal de mon voyage parvînt du moins à mes fils[124].

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CHAPITRE XX.

Voyage en caravane à Ravandus.—Arrivée et séjour à Ravandus.—Une famille kourde.—Suite du voyage, Sanh-Bulak, Oromia.—Les missionnaires américains.—Kutschié.—Trois brigands magnanimes.—Les kans persans et les bongolos anglais.—Arrivée à Tauris.

Le 8 juillet 1848, sur le soir, le conducteur de la caravane vint me chercher. Il avait l’air si peu recommandable que je me serais à peine risquée à faire un mille en sa compagnie, si l’on ne m’avait pas assuré que c’était un homme très-connu sur la place. Il avait pour costume des haillons en lambeaux, et tout à fait la mine d’un brigand. Ali, tel était son nom, me dit que les gens et les bagages étaient partis en avant, et qu’ils campaient dans le kan à Nebi-Junus pour y passer la nuit. On devait se mettre en route avant le lever du soleil. Je trouvai trois hommes avec quelques bêtes de somme. Les hommes (des Kourdes) n’avaient pas meilleure mine qu’Ali, si bien que je ne pouvais pas me promettre grand’chose de bon de leur compagnie. Je m’établis pour la nuit dans une cour sale du kan, mais j’avais un peu peur, et je ne dormis pas beaucoup.

Le matin, je vis avec beaucoup d’étonnement qu’on ne faisait aucun préparatif de départ. J’en demandai la raison à Ali, et je reçus pour réponse que tous les voyageurs n’étaient pas réunis, qu’aussitôt qu’ils arriveraient on partirait immédiatement. Espérant que ce délai ne serait pas long, je n’osai pas quitter mon misérable gîte pour re{486}tourner à Mossoul, dont je n’étais éloignée que d’un mille. Mais tout le jour se passa à attendre, et les bonnes gens n’arrivèrent que le soir. Ils étaient cinq, parmi lesquels un qui semblait riche, car il avait avec lui deux domestiques et revenait d’un pèlerinage. Enfin, à dix heures du soir, on partit. Après une marche de quatre heures, nous traversâmes quelques chaînes de collines qui forment la ligne de démarcation entre la Mésopotamie et le Kourdistan, nous passâmes par plusieurs bourgades, et, le 10 juillet au matin, nous arrivâmes à Secani. Ali ne fit point halte dans le village même, qui est situé près de la jolie rivière de Kasir, mais de l’autre côté de la rivière, sur une colline, près de quelques huttes abandonnées et à moitié tombées en ruine. Je courus aussitôt à une des moins délabrées pour m’y assurer une bonne place, et j’en trouvai heureusement une où le soleil ne pénétrait pas par le toit, bien qu’il fût troué comme un crible. Le bon pèlerin, entré immédiatement après en boitant, voulut m’en disputer la possession; mais je jetai aussitôt mon manteau par terre et m’étendis dessus sans bouger de place, sachant fort bien que le musulman n’use jamais de violence envers une femme, pas même envers une chrétienne. En effet, ce que j’avais pensé arriva. Il abandonna la place et s’en alla en grommelant. Un des marchands en usa tout autrement à mon égard. S’étant aperçu que je n’avais pour toute nourriture que du pain sec, tandis que lui, il mangeait des concombres et des melons sucrés, il me donna un concombre et un melon, et ne voulut pas recevoir d’argent. Le pèlerin fit un repas aussi frugal que le marchand; cependant il n’aurait eu qu’à envoyer un des domestiques au village pour faire chercher de la volaille, des œufs, etc. La tempérance de ces gens est vraiment étonnante!

A six heures du soir, nous nous remîmes en route, et pendant les trois premières heures nous montâmes sans{487} cesse. Le sol était stérile et couvert de pierres éboulées, qui, toutes pleines de trous, ressemblaient à une ancienne lave durcie.

Vers les onze heures du matin, nous entrâmes dans une grande et belle vallée, où la pleine lune reflétait sa brillante lumière. Nous voulûmes faire halte en cet endroit, et ne pas continuer de voyager la nuit, car notre caravane était peu nombreuse, et le Kourdistan est très-mal famé. Nous passions par des chaumes, tout près de tas de blé amoncelés les uns sur les autres. Tout à coup, une demi-douzaine d’hommes vigoureux, armés de gros bâtons, s’élancèrent de derrière ces tas de blé comme d’une embuscade. Ils saisirent nos chevaux par la bride, et, brandissant leurs bâtons, nous apostrophèrent d’une manière terrible. J’étais fermement convaincue que nous étions tombés entre les mains d’une bande de brigands, et je me félicitais de l’heureuse idée que j’avais eue de laisser à Mossoul les richesses que j’avais recueillies à Babylone et à Ninive. Mes autres effets pouvaient facilement se remplacer. Cependant un des nôtres venait de sauter de cheval, avait saisi un des hommes au collet, et, le mettant en joue avec un pistolet chargé, menaçait de faire feu. Cet acte de vigueur eut un excellent effet. Les brigands abandonnèrent aussitôt l’offensive, se mirent à causer avec nous d’une manière amicale, et nous indiquèrent même un bon campement; pour ce service, ils réclamèrent un petit buksish (pourboire) qu’on ne leur refusa pas. On fit une collecte générale; mais, comme j’étais une femme, on me fit la galanterie de ne me rien demander.

Nous passâmes ici les heures de la nuit, mais non pas sans être sur nos gardes, car on ne se fiait pas à la paix jurée.

11 juillet. A quatre heures, nous nous remîmes en route et, après une course de six heures sur nos montures, nous arrivâmes au petit village de Selik. Nous traversâmes plu{488}sieurs villages d’un misérable aspect. Le plus léger coup de vent aurait suffi pour renverser les huttes, construites de jonc et de paille. Le costume du peuple se rapproche de celui de l’Orient; tous étaient bien pauvrement et salement vêtus, on peut même dire déguenillés.

Près de Selik, nous eûmes la surprise de voir quelques figuiers et un autre arbre d’une espèce plus grande. Dans ce pays, les arbres sont regardés comme des objets de curiosité. Les montagnes qui nous entouraient étaient nues et pelées, et, dans les vallées, on ne voyait pousser que quelques artichauts sauvages, ou des plantes acanthiacées et des immortelles.

Le noble pèlerin se permit de vouloir m’assigner ma place sous le grand arbre où campait le gros de la caravane. Je ne daignai pas lui faire de réponse, et j’allai m’établir sous un des figuiers. Ali, qui valait beaucoup mieux que sa figure, m’apporta un pot de petit-lait. Aussi ce jour mérite d’être rangé au nombre des meilleurs.

Plusieurs femmes du village vinrent me voir et me demandèrent de l’argent; mais je n’en donnai à aucune; car je savais par expérience qu’en donnant à l’une d’elles, on était assailli par toutes les autres. Un jour, j’eus le malheur de donner ma bague à une petite fille; aussitôt je me trouvai obsédée, non-seulement par toutes les petites filles, mais aussi par leurs mères et leurs aïeules. J’eus toutes les peines du monde à les empêcher de visiter mes poches de force. Depuis ce temps, je fus plus circonspecte. Une des femmes de Selik, ayant vu sa demande repoussée, donna à sa voix suppliante un son si menaçant, que je fus enchantée de ne pas me trouver seule avec elle.

A quatre heures de l’après-midi, nous quittâmes Selik. Le pèlerin se sépara de nous, et la caravane se trouva réduite à cinq hommes. Au bout d’une heure et demie, nous arrivâmes à une éminence d’où nous eûmes la vue d’une vaste campagne accidentée et bien cultivée. Le sol du Kour{489}distan est infiniment supérieur à celui de la Mésopotamie. Aussi, le pays est-il beaucoup plus peuplé, et on rencontre souvent des villages sur la route.

Bien avant la nuit tombante, nous arrivâmes à une vallée qui se distinguait par de fraîches rizières, de beaux buissons, du jonc et de verts roseaux. Un gai ruisseau coulait à côté de nous; la chaleur ayant fait place aux ombres du soir, il ne nous restait rien à désirer pour le moment. Mais notre joie ne dura pas longtemps. Un des marchands se sentit tout à coup saisi d’une si violente indisposition, qu’il fallut nous arrêter sur la route. Il tomba presque de sa mule, s’affaissa aussitôt sur lui-même et ne bougea plus. On le couvrit de tapis, mais on ne put rien faire de plus pour lui, car on n’avait ni médicaments ni quoi que ce fût pour le soulager. Heureusement, il s’assoupit et finit par s’endormir après une couple d’heures. Nous nous blottîmes par terre et nous suivîmes son exemple.

12 juillet. Notre malade avait recouvré la santé. Cela nous fut doublement agréable; car nous avions à traverser des routes excessivement montueuses et pierreuses. Il nous fallut, au lieu de suivre les vallées, les côtoyer en gravissant et descendant sans cesse des côtes escarpées, car le fond était entièrement occupé par un fleuve au cours irrégulier, le Badin, qui tournait comme un serpent, et formait de nombreuses sinuosités. Dans la vallée fleurissaient des grenadiers et des oléandres; des vignes sauvages grimpaient contre des arbres et des buissons, et des mélèzes croissaient sur les pentes des collines.

Après une course de six heures, fatigante et même périlleuse, nous parvînmes à un passage du fleuve Badin; mais notre rafft était si petit qu’il ne put transporter à la fois que deux personnes et peu de bagages. Aussi mîmes-nous quatre heures pour traverser le fleuve. Non loin de cet endroit, nous passâmes la nuit à Vakani.

13 juillet. Toute la journée, nous eûmes encore de mau{490}vais chemins. Il nous fallut gravir un formidable col de montagnes. On ne voyait de tous côtés que pierres et rochers; mais, à ma grande surprise, je remarquai que dans beaucoup d’endroits les pierres avaient été enlevées, et que le moindre coin de terre avait été utilisé. Par-ci par-là il y avait aussi de petits chênes rabougris. Toute cette contrée me rappelait le sol montagneux de Trieste.

Quoiqu’il n’y eût pas de villages le long du chemin, le pays ne devait cependant pas en manquer; car sur beaucoup de hauteurs, surtout celles qui étaient ombragées de chênes, je trouvai de grands emplacements disposés pour des sépultures. Dans tout le Kourdistan, on établit les cimetières sur des points très-élevés.

Aujourd’hui, nous ne fîmes pas plus de sept heures de marche, et nous nous arrêtâmes dans une vallée excessivement pittoresque, appelée Halifan: elle est entourée de hautes et belles montagnes, qui, d’un côté, s’abaissent insensiblement, tandis que de l’autre elles s’élèvent d’une manière roide et escarpée. Tout était en fleurs dans la vallée; le chaume alternait avec des tapis de verdure, des plantations de riz et de tabac. Le village, adossé au pied d’une colline riante, était entouré de peupliers, et un torrent impétueux d’eau claire comme le cristal, après s’être frayé de force un passage dans un profond ravin, coulait paisiblement dans la délicieuse vallée. Vers le soir, on voyait rentrer de nombreux troupeaux de vaches, de brebis et de chèvres, qui le jour paissaient sur les coteaux et sur les pentes des montagnes.

Nous allâmes camper loin du village. Je ne pus rien trouver à manger avec mon pain sec, et je n’eus d’autre couche que la dure motte de terre sur le chaume. Cependant, cette soirée compte parmi les plus belles de ma vie; car le paysage qui m’entourait me dédommagea amplement de toutes mes privations.

14 juillet. Ali ne nous accorda que la moitié de la nuit.{491} Dès les deux heures du matin, il nous fallut remonter à cheval. A quelques centaines de pas de notre dernier gîte, nous entrâmes dans un défilé de montagnes imposant. Les flancs élevés s’ouvraient pour livrer passage au torrent et à un sentier étroit. Heureusement, la lune brillait du plus vif éclat; autrement, il aurait été presque impossible aux bêtes les plus exercées de gravir ce chemin étroit et périlleux, entre les pierres roulées et les masses de rochers éboulés. Nos montures grimpèrent comme des chamois sur les rebords aigus des flancs escarpés, et, d’un pas sûr, nous firent passer près d’horribles abîmes, où le torrent se précipitait de rocher en rocher avec un fracas épouvantable. Cette scène au milieu de la nuit faisait frissonner et avait quelque chose de si saisissant, que mes grossiers compagnons de voyage se turent involontairement. Nous avançâmes sans proférer un seul mot, et ce silence de mort n’était interrompu que par les pas retentissants de nos bêtes, et le bruit de quelques pierres qui se détachaient sous leurs pieds et roulaient dans l’abîme.

Nous pouvions avoir marché ainsi plus d’une heure, quand tout à coup la lune se voila, de gros nuages de pluie s’amoncelèrent au-dessus de nos têtes, et bientôt nous fûmes enveloppés de ténèbres si épaisses, qu’à peine pouvions-nous voir à quelques pas devant nous. Le guide qui marchait à notre côté battait à tout instant le briquet, pour éclairer tant soit peu le sentier à l’aide des étincelles jaillissantes. Mais cela ne nous fut pas d’un grand secours. Les bêtes commencèrent à trébucher et à glisser. Obligés de nous arrêter, nous restâmes, l’un derrière l’autre, immobiles et comme transformés soudain en pierres par un coup de baguette.

Avec l’aurore, nous revînmes à la vie, et nous pressâmes gaiement le pas de nos bêtes.

De toutes parts, dans un assez vaste rayon formant un superbe amphithéâtre, ce n’étaient que pics et collines d’une{492} beauté ravissante. Des deux côtés de la route se dressaient, à de grandes hauteurs, les flancs de rochers escarpés; devant et derrière nous, des montagnes s’entassaient les unes au-dessus des autres, et au fond, la perspective de ce tableau pittoresque était formée par un colosse gigantesque tout couronné de neige. Ce défilé s’appelle Ali-Bag. Nous montâmes sans discontinuer pendant trois heures et demie.

En approchant du plateau, nous aperçûmes à plusieurs endroits de petites taches de sang; nous n’y fîmes d’abord que peu d’attention, car un cheval ou un mulet pouvait s’être blessé contre une pierre et avoir laissé ces traces. Mais bientôt nous arrivâmes à une place tout à fait couverte de grosses taches. A cette vue, saisis d’une grande terreur, nous cherchâmes à nous expliquer la cause de cette traînée de sang; en plongeant nos regards dans le fond, nous découvrîmes deux cadavres. L’un était accroché à cent pieds de la pente inclinée du pan de rocher; l’autre avait roulé plus bas, et était à moitié caché par une saillie du roc. Nous nous empressâmes de nous soustraire par la fuite à ce hideux spectacle, que je ne pus, de plusieurs jours, effacer de ma mémoire.

Sur le plateau, toutes les pierres étaient percées de trous, comme si d’autres pierres y étaient renfermées; mais en descendant, nous n’eûmes plus occasion d’observer ce phénomène.

Dans la vallée, de l’autre côté du plateau, il y avait des ceps de vigne, mais qui, faute d’appuis, ne s’élevaient pas beaucoup au-dessus de terre.

Notre route continuait toujours au milieu des montagnes. Nous descendions souvent dans des vallées, mais nous gravissions aussi plus d’une hauteur. Enfin nous arrivâmes à un petit plateau qui s’abaissait des deux côtés. Sur ce plateau était un petit village composé de huttes de feuillage, et on voyait des fortifications sur les cimes de deux montagnes voisines.

{493}

Mes compagnons de voyage restèrent dans cet endroit; mais Ali m’accompagna encore pendant une demi-heure jusqu’à la petite ville de Ravandus, qu’on n’aperçoit de ce côté que quand on y a déjà presque pénétré.

On est frappé de la vue de cette ville, qui, sans être plus belle que d’autres villes turques, se distingue par sa position toute particulière. Placée sur un cône à pic isolé, et entourée de montagnes, ses maisons sont construites en forme de terrasses les unes au-dessus des autres, et ont des toits plats recouverts de terre bien foulée, qui les font ressembler à des rues ou à des places étroites. Elles servent aussi en partie de rues aux rangées de maisons supérieures, et souvent on a de la peine à distinguer les rues des toits. Sur beaucoup de terrasses, on a pratiqué des cloisons de feuillage derrière lesquelles couchent les habitants. Le bas de la colline est entouré d’un mur d’enceinte fortifié.

Quand j’aperçus ce nid d’aigle, je n’éprouvai pas une grande satisfaction; je craignais que ce ne fût une mauvaise étape, et malheureusement chaque pas que je fis en avant ne me confirma que trop dans cette pensée. En effet, Ravandus était une des plus misérables villes que j’eusse jamais rencontrées. Ali me conduisit par un triste bazar dans une petite cour sale que je pris pour une écurie, mais qui n’était rien moins que le kan; et enfin, quand je fus descendue de cheval, il me mena dans un sombre taudis, où le marchand à qui j’étais recommandée était assis par terre. Ce marchand, nommé Mansar, le premier négociant de Ravandus, resta tout un quart d’heure à lire le billet de quelques lignes que je lui apportais, et finit par me saluer en répétant à plusieurs reprises: Salem! ce qui veut dire: Sois le bienvenu!

Il pressentait sans doute, le digne homme, que je devais encore être à jeun, car il eut l’humanité de faire servir sans retard un déjeuner composé de pain, de mauvais{494} fromage de lait de brebis et de melons. On mangeait toutes ces choses à la fois. Ma faim s’accommoda parfaitement de cette méthode. Aussi je mangeai sans désemparer; mais je fus loin de m’acquitter aussi bien de la conversation. Mon hôte ne savait aucune langue de l’Europe, et moi j’ignorais les langues de l’Asie. Réduite au langage des signes, je m’efforçai de lui expliquer de mon mieux que je désirais partir le plus tôt possible. Il me promit de faire tout ce qui était en son pouvoir, et m’assura que pendant mon séjour à Ravandus il prendrait soin de moi, que n’étant pas marié il ne pouvait me recevoir chez lui, mais qu’il me logerait dans la maison d’un de ses parents.

En effet, après le déjeuner il me conduisit dans une maison qui ressemblait à celle de l’Arabe de Kerkou, si ce n’est que la cour était très-petite et remplie d’immondices. Sous la porte cochère et sur de sales couvertures étaient accroupies quatre femmes dégoûtantes, couvertes à moitié de haillons et jouant avec de petits enfants. Je fus obligée de me blottir à côté d’elles, et, m’examinant des pieds jusqu’à la tête, elles me soumirent à des investigations d’une excessive curiosité. Je supportai tout cela pendant quelque temps; mais enfin, à bout de patience, je m’échappai de cette attrayante compagnie pour chercher un endroit de refuge, et pour réparer un peu le désordre de ma toilette. Il y avait déjà six jours que je n’avais quitté mes vêtements, et cela par une chaleur beaucoup plus étouffante que celle que j’avais endurée sous la ligne. Je découvris une pièce sale et sombre qui, indépendamment du dégoût qu’elle me causait, me faisait craindre d’y trouver des insectes et principalement des scorpions, que je redoutais par-dessus tout. J’avais lu dans plusieurs relations que leur nombre était infini dans ces régions brûlantes, et je m’étais d’abord figuré que partout il devait y en avoir. Peu à peu mes craintes diminuèrent, car je n’en rencontrai pas dans les endroits les plus sales,{495} dans les ruines, dans les cours et les sardabs. En somme, je ne vis dans tout ce long voyage que deux scorpions; mais j’eus beaucoup à souffrir de la vermine, qu’on ne parvient à détruire qu’en brûlant les habits et le linge.

A peine eus-je pris possession de mon misérable réduit, que les femmes vinrent m’y pourchasser. Elles furent suivies d’une ribambelle d’enfants et de plusieurs voisines qui avaient entendu parler de l’arrivée d’une Inglesi[125]. Je me trouvai encore plus mal que sous la porte cochère.

Enfin, une des femmes eut l’heureuse idée de m’offrir un bain, proposition que j’acceptai avec une grande joie. On prépara de l’eau chaude et on me fit signe de venir. J’entrai dans l’étable aux brebis, qui n’avait pas été nettoyée depuis des années, ou peut-être même depuis qu’elle avait été faite. On mit à côté l’une de l’autre deux pierres sur lesquelles je devais me placer, pour être inondée d’eau en présence de toute la compagnie, qui me suivait comme mon ombre. Je signifiai à tout ce monde de sortir, en déclarant que je saurais bien me rendre ce service à moi-même. Enfin, les voilà partis; mais par malheur l’étable n’avait pas de porte, et je restai exposée aux regards de cette foule indiscrète. Aussi me fallut-il renoncer au plaisir que je m’étais promis de me nettoyer et de me rafraîchir: car, comme on pense, je ne pus me résigner à me baigner en public.

Je passai quatre jours parmi ces gens, les jours dans un trou sombre, les soirées et les nuits sur la terrasse. Je fus contrainte, comme mon hôtesse, de rester toujours blottie par terre; quand j’avais quelque chose à écrire, mes genoux me servaient de table. Tous les jours on disait: «Il partira demain une caravane.» Hélas! ce n’était que pour me faire prendre patience; on voyait combien j’étais en{496}nuyée et tourmentée. Les femmes rôdaient toute la journée autour de moi; quand elles cessaient de dormir ou de bavarder, elles se disputaient avec les enfants. Elles aimaient mieux courir en haillons sales que de raccommoder et de laver leurs effets. Les enfants tyrannisaient singulièrement leurs parents, que pourtant ils ne battaient pas; mais quand ils voulaient quelque chose et qu’on ne le leur donnait pas, ils se roulaient par terre, frappaient autour d’eux des mains et des pieds, criaient et hurlaient jusqu’à ce qu’on les eût contentés.

On ne faisait pas de repas réguliers pendant le jour; mais, en échange, les femmes et les enfants étaient sans cesse à grignoter, à se bourrer de pain, de concombres, de melons et de petit-lait. Le soir on se baignait; tout le monde se lavait les mains, la figure et les pieds, cérémonie qu’on répétait trois ou quatre fois avant la prière. Mais on manquait de dévotion réelle; au milieu de la prière on jasait à droite et à gauche! A parler vrai, n’en est-il pas de même chez nous?

Quelque grossiers que fussent les défauts de ces malheureux, je les trouvai cependant très-bons et très-débonnaires. Ils ne se fâchaient pas lorsqu’on les reprenait, ils sentaient leurs défauts et me donnaient toujours raison quand je leur disais et leur expliquais quelque chose. Ainsi la petite Ascha, enfant de sept ans, était très-mal élevée. Quand on lui refusait ce qu’elle demandait, elle se jetait aussitôt par terre, criait d’une manière affreuse, se roulait dans la boue et dans l’ordure, et touchait de ses mains sales le pain, le melon et tout ce qui lui tombait sous la main. J’essayai de lui faire comprendre combien une pareille conduite était choquante, et j’y réussis au delà de mon attente. Pour la corriger de ses méchancetés, je me mis à gesticuler comme elle. L’enfant me regarda avec la plus grande surprise. Je lui demandai si cela lui semblait beau. Elle comprit ce qu’il y avait de vilain dans{497} cette manière d’agir, et de ce moment je n’eus plus guère besoin de la singer. Je l’habituai également à la propreté. Quand elle s’était lavée avec beaucoup de soin, elle accourait gaiement me montrer sa figure et ses petites mains. Aussi s’attacha-t-elle tellement à moi dans ces quelques jours, qu’elle ne me quittait presque plus et qu’elle cherchait par tous les moyens à m’être agréable.

J’eus autant de succès auprès des femmes. Après leur avoir montré leurs robes déchirées, j’allai chercher une aiguille et du fil, et je leur appris à les raccommoder. Elles goûtèrent ma leçon, et bientôt il y eut une petite école de couture organisée autour de moi.

Que de bien on pourrait faire dans ce pays si on en savait la langue, et si on avait la ferme volonté de répandre l’instruction parmi ces infortunés! Il ne faudrait pas seulement s’occuper des enfants, mais aussi des parents! Quel beau champ s’ouvrirait aux missionnaires s’ils pouvaient se résoudre à vivre parmi ces hommes et à tenter de triompher de leurs défauts par la charité et la patience! Mais, au lieu de pénétrer eux-mêmes dans l’intérieur des familles de ce malheureux peuple, ils lui consacrent tout au plus quelques heures de la journée et font venir leurs disciples chez eux.

Les femmes et les filles, dans les pays de l’Asie, ne reçoivent pas d’instruction; celles qui habitent les villes s’occupent peu ou pas du tout, et sont presque toute la journée abandonnées à elles-mêmes. Les hommes vont, avec le lever du soleil, au bazar où ils ont leurs boutiques ou leurs ateliers; quant aux garçons déjà grands, ils vont à l’école ou bien ils accompagnent leurs pères, et ce n’est qu’au coucher du soleil que tout le monde rentre. A ce moment, il faut que le mari trouve les tapis étendus sur la terrasse, le repas préparé, le narguileh allumé. Il joue alors un peu avec les enfants, qui doivent s’éloigner avec leurs mères pendant le repas. Les femmes ont plus de li{498}berté et de distractions dans les villages, où elles prennent d’ordinaire une part active aux affaires de la maison. On dit, dans ce pays comme chez nous, que le peuple des campagnes a plus de moralité que celui des villes.

Le costume des Kourdes riches est celui des Orientaux; mais celui des gens du peuple en diffère un peu. Les hommes portent de larges pantalons de toile, et par-dessus, une chemise qui descend jusqu’aux hanches, et qu’une ceinture retient au milieu. Souvent ils passent encore par-dessus la chemise une veste sans manches, faite d’une étoffe de coton brun grossier, coupée en bandes larges comme la main, et réunies entre elles par de larges coutures. D’autres portent, au lieu de pantalons blancs, un pantalon bleu d’une extrême laideur, qui n’est proprement qu’un vaste sac informe avec deux trous pour passer les pieds. La chaussure se compose, ou de très-grands souliers d’une laine blanche et grossière ornée de trois houppes, ou de bottes courtes très-larges, en cuir rouge ou jaune, qui ne montent pas plus haut que la cheville et qui sont garnies de grands fers d’un pouce de hauteur. Pour coiffure ils ont un turban.

Les femmes portent de longs et larges pantalons blancs, des chemises bleues qui descendent souvent à cinquante centimètres sur les jambes, et que l’on retrousse au moyen d’une ceinture. Par derrière, un grand châle bleu les couvre depuis la nuque jusqu’aux mollets. Elles portent, comme les hommes, des bottes garnies de fers. Elles roulent autour de leur tête des mouchoirs noirs en forme de turbans, ou bien elles portent des turbans rouges dont le fond très-large est couvert d’un cercle de monnaies d’argent. Autour de ce turban, elles roulent un petit mouchoir de soie de couleur, et par-dessus, elles mettent une guirlande de courtes franges de soie noire. Cette guirlande ressemble à une belle et riche fourrure, et elle est posée de manière à former un riche diadème et à laisser le front{499} dégagé. Les cheveux tombent par-dessus les épaules en beaucoup de minces tresses, et du turban descend par derrière une grosse chaîne d’argent. Il est difficile de trouver une coiffure qui aille mieux.

Les femmes et les filles vont la figure découverte, et j’ai vu à Ravandus plusieurs belles jeunes filles d’une noble physionomie. Leur teint est un peu brun, les cils et les sourcils sont teints avec de l’orpin en noir et les cheveux en brun rouge. Parmi le bas peuple, on voit encore par-ci par-là de petits anneaux passés dans les narines.

M. Mansur me fit donner une très-bonne nourriture. Le matin, on me servait du petit-lait, du pain et des concombres, quelquefois même des dattes rôties au beurre, que je ne trouvais pas très-bonnes au goût. Le soir, on me donnait du mouton au riz ou bien une macédoine de riz, d’orge, de maïs, de concombres, d’oignons et de hachis. Comme je me portais bien et que j’avais bon appétit, tout cela me parut excellent. L’eau et le petit-lait se prennent très-froids, car on y jette toujours un morceau de glace. La glace ne se trouve pas seulement en grande quantité dans les villes, mais aussi dans le plus petit village. Elle vient de la montagne voisine. Les habitants en mangent souvent de gros morceaux avec délice.

Tout en reconnaissant la peine que se donnaient M. Mansur et ses parents pour me rendre mon séjour à Ravandus, sinon très-agréable (comme ils le croyaient), du moins supportable, je n’en fus pas moins agréablement surprise quand Ali vint un matin m’apprendre qu’il avait trouvé à faire un petit transport pour Sauh-Bulak (à 70 milles), endroit qui se trouvait sur ma route. Le même soir je me rendis dans le caravansérai, et le lendemain, 18 juillet, avant le coucher du soleil, on se mit en route.

M. Mansur fut jusqu’à la fin très-hospitalier avec moi; non-seulement il me donna une lettre pour un Persan établi à Sauh-Bulak, mais il me pourvut aussi pour le{500} voyage de pain, de quelques melons et concombres, et d’un sac de lait aigre. Ce lait me fit beaucoup de bien, et je le recommanderai à tout voyageur comme très-rafraîchissant.

On met du lait aigre dans un petit sac de toile épaisse; la partie aqueuse passe à travers; quant à la substance caillée, on peut la sortir avec une cuiller et la délayer à volonté. Pendant les chaleurs le lait se transforme en fromage le quatrième ou cinquième jour, mais il ne cesse pas d’être bon à manger, et, dans un intervalle de quatre ou cinq jours, on passe d’ordinaire dans des endroits où l’on peut renouveler ses provisions.

Le premier jour, nous suivîmes continuellement d’étroites vallées entre de hautes montagnes. Les chemins étaient très-mauvais, et il nous fallut souvent gravir des sommets assez élevés pour passer d’une vallée dans l’autre. Le terrain, bien que pierreux, était cultivé autant que possible. Nous nous arrêtâmes à Tschomarichen.

19 juillet. Nous eûmes le même chemin et le même paysage que la veille; seulement les montées étaient encore plus rudes. Nous arrivâmes presque à la hauteur de la première région de neige. Vers le soir nous entrâmes à Reid, misérable trou avec une citadelle moitié tombée en ruine. A peine eut-on dressé notre camp que nous vîmes paraître une demi-douzaine de soldats bien armés, sous la conduite d’un officier. Ils parlèrent quelque temps à Ali; enfin l’officier se présenta devant moi, prit place à mes côtés, et me montrant un papier écrit me fit plusieurs signes. Je compris bientôt que j’étais sur le sol persan et qu’on voulait voir mon passe-port; mais, comme je ne voulais pas le sortir de mon petit coffre en présence de toute la commune assemblée autour de moi, je me servis également du langage des signes pour déclarer que je ne comprenais pas. Je m’en tins là, ce que voyant l’officier il n’insista plus et se contenta de dire à Ali: «Que puis-je{501} faire d’elle? elle ne me comprend pas; qu’elle continue sa route[126].» Je voudrais bien savoir dans quel État de l’Europe on m’aurait traitée avec tant de douceur.

Presque dans chaque village j’étais immédiatement entourée d’une grande partie du peuple. Aussi on peut se figurer quelle foule cette scène avait attirée. Ce fut, je l’avoue, un des plus grands ennuis de mon voyage, d’être constamment le point de mire de la multitude. Quelquefois je finissais par perdre patience quand, obsédée par les femmes et les enfants, je ne savais comment les empêcher de me toucher la tête et les vêtements; quoique je fusse tout à fait seule avec eux, je n’en prenais pas moins ma cravache, et je leur distribuais de petits coups; cela me réussissait toujours. Les bonnes gens se retiraient tout à fait, ou du moins à une distance respectueuse. Ici seulement, un garçon de seize ans parut vouloir se venger de mon audace. J’étais allée, comme j’avais toujours l’habitude de le faire, à la rivière pour remplir ma gourde en cuir, pour me laver la figure et les mains et pour prendre un bain de pieds; le garçon se glissa après moi, ramassa une pierre et fit mine de me la jeter. Je devais bien me garder de montrer la moindre crainte; aussi je descendis tranquillement dans l’eau; la pierre fut lancée, mais, à la manière dont elle le fut, je reconnus facilement que c’était plutôt pour m’effrayer que pour m’atteindre; elle tomba à terre assez loin de moi. Après deux essais aussi inoffensifs, mon agresseur abandonna la partie, sans doute parce qu’il s’aperçut que je ne me laissais point intimider.

20 juillet. A peine fûmes-nous sortis de Reid, qu’il nous fallut encore gravir une assez haute montagne par des chemins mauvais et dangereux; puis nous continuâmes la route sur de vastes plateaux. Les hautes montagnes se{502} reculaient davantage; sur le devant, les collines étaient couvertes d’herbes minces et menues, mais les arbres y étaient très-rares. Nous rencontrâmes beaucoup de chèvres et de brebis; les dernières étaient très-grosses, avaient de fortes queues, et une laine épaisse qu’on dit excessivement bonne et fine.

La crainte que m’avait inspirée ce voyage n’était pas tout à fait sans fondement, car il ne se passa guère de jour qui fût exempt d’inquiétudes. Aujourd’hui il arriva encore un événement dont je fus passablement effrayée. Notre caravane était composée de six hommes et de quarante bêtes de somme. Nous avancions tranquillement, quand nous vîmes arriver une douzaine de cavaliers au galop, dont sept, armés jusqu’aux dents, avaient des lances, des sabres, des poignards, des couteaux, des pistolets et de petits boucliers. Tous étaient habillés comme les gens du peuple, à l’exception des turbans, autour desquels ils avaient enroulé de simples châles persans. Je les pris pour des brigands; ils nous arrêtèrent, nous enveloppèrent de tous côtés, ils nous demandèrent d’où nous venions, où nous allions et quelles marchandises nous portions. Quand nous leur eûmes donné tous ces renseignements, ils nous laissèrent tranquillement passer. Je ne pus d’abord pas m’expliquer ce que cela voulait dire; mais comme nous fûmes encore arrêtés plusieurs fois de la même manière, dans le cours de la journée, j’en conclus que ce devaient être des militaires chargés de ce service. Nous passâmes la nuit à Coromaduda.

21 juillet. Mêmes routes et mêmes paysages que la veille. Aujourd’hui encore nous fûmes arrêtés par une troupe de soldats: mais cette fois-ci l’affaire parut prendre une tournure assez critique. Il faut croire qu’Ali avait faussé la vérité dans ses indications. On s’empara de ses deux bêtes de somme, et, après avoir jeté leur charge à terre, le chef des soldats les fit emmener.

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Le pauvre Ali, désespéré, fit les plus grandes supplications, et, me désignant comme propriétaire de tous les objets, il conjura le chef d’avoir pitié d’une pauvre femme inoffensive. Le chef s’adressa alors à moi et me demanda si Ali avait dit vrai. Je ne jugeai pas à propos d’assumer une telle responsabilité, et, faisant encore semblant de ne rien comprendre, je feignis beaucoup de consternation et de tristesse. Ali se mit même à pleurer; en effet, notre position aurait été des plus affreuses: car, sans mules, qu’aurions-nous fait des marchandises, dans ces contrées désertes? Enfin le chef se laissa fléchir, envoya chercher les bêtes et nous les rendit.

Nous arrivâmes tard dans la soirée à la petite ville de Sauh-Bulak. Comme elle n’était pas fortifiée, nous pûmes encore y pénétrer; mais déjà tous les kans et les bazars étaient fermés, et ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’on put décider l’hôte d’un kan à nous ouvrir et à nous recevoir. Le kan était très-joli et très-spacieux. Il y avait au milieu un bassin d’eau; tout autour se trouvaient de petites boutiques et quelques niches pour y coucher. La plupart des étrangers, tous hommes, dormaient déjà; il n’y en avait plus que quelques-uns de levés, et ils étaient occupés à faire leurs prières. Aussi peut-on se figurer leur étonnement, quand ils virent arriver une femme seule avec un guide. Il était trop tard pour pouvoir remettre ma lettre le jour même. Me résignant à mon sort, je m’installai à côté de mon modeste bagage, persuadée qu’il me faudrait passer la nuit ainsi; mais un Persan s’approcha de moi, m’assigna une niche pour m’y coucher, y porta mon bagage et vint même, au bout de quelque temps, m’offrir de l’eau et un peu de pain. L’humanité de cet homme paraîtra doublement grande, si l’on songe combien les mahométans haïssent les chrétiens. Que Dieu l’en récompense, car j’avais réellement besoin de me restaurer et de me reposer.

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22 juillet. Quand j’eus remis ma lettre au marchand persan à qui elle était adressée, il s’empressa de me conduire chez une famille chrétienne, et promit de veiller à ce que je pusse continuer mon voyage sans retard. Notre conversation se fit également plus par signes que par paroles.

Dans cette petite ville, il y a près de vingt familles chrétiennes, placées sous la sauvegarde d’un missionnaire français, et qui possèdent une assez jolie petite église. Je me croyais déjà sauvée, et je me faisais une fête de pouvoir enfin parler avec le missionnaire une langue qui m’était familière, quand j’appris, à mon grand déplaisir, que le bon prêtre était absent. Je me trouvai de cette manière aussi mal qu’à Ravandus, car les personnes chez qui je demeurais ne parlaient que le persan.

Mon hôte, charpentier de son état, avait une femme, six enfants et un apprenti. Tous demeuraient dans la même pièce; ils m’abandonnèrent avec plaisir un petit coin. Toute la famille eut pour moi les plus grandes bontés; ils partageaient avec moi fidèlement la nourriture qu’ils avaient à leur disposition; et, quand j’achetais des fruits, des œufs, ou quelque chose de semblable, et que je leur en offrais, ils en acceptaient toujours avec la plus grande discrétion. Ce n’était pas avec moi seule qu’ils en agissaient ainsi; ils ne laissaient jamais passer un pauvre devant leur porte sans lui donner quelque chose. Cependant la vie, chez cette famille, fut pour moi une véritable vie d’enfer; car la mère, femme sotte et acariâtre, criait toute la journée, et battait sans cesse ses enfants, âgés de quatre à seize ans. Il ne se passait pas dix minutes qu’elle ne les tirât par les cheveux, et qu’elle ne leur distribuât des coups de poing ou de pied. Les enfants ne craignaient pas de les lui rendre avec usure et se chamaillaient encore entre eux; de sorte que je n’avais pas un instant de repos dans mon petit coin, et que souvent même je cou{505}rais risque d’avoir ma part de ces horions; car ils se crachaient à la figure et se jetaient de gros morceaux de bois à la tête. Quelquefois le fils aîné serrait le cou de sa mère au point de lui ôter la respiration, et manquait de l’étrangler. J’essayais bien de rétablir la paix, mais je n’y réussissais que très-rarement; car je ne possédais malheureusement pas assez leur langue pour leur faire comprendre l’horreur de leur conduite.

L’ordre et la paix renaissaient seulement le soir, au retour du père; car il ne souffrait pas qu’on se querellât, et bien moins encore qu’on se battît en sa présence.

Jamais, dans aucun coin de la terre, parmi les classes les plus pauvres et les plus infimes des peuples appelés païens ou infidèles, je n’avais vu une chose aussi monstrueuse, que des enfants levant la main sur leurs parents. Aussi, en quittant Sauh-Bulak, je laissai un billet pour le missionnaire, par lequel je lui fis connaître les défauts de cette famille, et l’engageai à la moraliser par de sages instructions. Car certes, prier et jeûner, lire la Bible et fréquenter l’église, ce n’est pas là seulement ce qui fait la religion.

Le séjour de Sauh-Bulak me devint beaucoup plus insupportable que celui de Ravandus. Aussi je tourmentais continuellement le marchand persan pour qu’il me fît partir sans retard, quand même j’aurais quelques dangers à courir dans mon voyage. Il secoua la tête et me déclara qu’il ne partait pas de caravane, et que si je voulais m’en aller seule, je pouvais m’attendre à être fusillée, ou à avoir la tête tranchée.

Je patientai cinq jours; mais ne pouvant pas y tenir plus longtemps, je priai le marchand de me louer un cheval et un guide, fermement décidée que j’étais d’aller, coûte que coûte, à mes risques et périls, au moins jusqu’à Oromia (50 milles). Là, j’étais sûre de trouver des missionnaires américains, et je n’avais plus à m’inquiéter de la continuation de mon voyage.

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Le lendemain, le marchand vint me présenter comme guide un homme d’un extérieur farouche. A cause du danger qu’il y avait à voyager sans caravane, il me fallut payer un prix quatre fois plus élevé. Mais mon désir invincible de quitter ma triste résidence me fit accéder à tout. Les conventions furent arrêtées, et ce guide s’engagea à partir le jour suivant, et à me conduire à Oromia en trois journées. Je payai d’avance la moitié du prix convenu; l’autre moitié devait être soldée seulement à Oromia, afin qu’il me fût possible d’en retenir une partie, si mon guide ne tenait pas ses promesses.

Quand l’affaire fut terminée, j’en éprouvai à la fois de la joie et de la crainte. Pour me distraire un peu de mes appréhensions, je visitai les bazars, et j’allai me promener en dehors de la ville.

Sauh-Bulak est située dans une petite vallée dépourvue d’arbres, près d’une chaîne de montagnes. On me laissa circuler partout, quoique je n’eusse jeté autour de moi que mon isar. Ici, les bazars sont moins mesquins que ceux de Ravandus. Le kan est gai et grand; mais en échange, le bas peuple avait quelque chose de repoussant. Grands et d’une forte complexion, avec des traits accentués que défigure une certaine expression de férocité et de cruauté, tous me semblaient des brigands et des assassins.

Le soir, j’armai mes pistolets, toute décidée à défendre chèrement ma vie.

28 juillet. Au lieu de quitter Sauh-Bulak avec le lever du soleil, nous ne partîmes guère que vers midi. J’avançais avec mon guide par des routes désertes, entre des collines privées de feuillage; toutes les fois que nous faisions quelque rencontre, je m’effrayais involontairement. Mais, grâce au ciel, il ne nous arriva pas la moindre aventure. Nous eûmes à combattre, mais seulement contre d’énormes essaims de sauterelles qui, en différents endroits, s’élevaient dans les airs comme de grosses nuées.{507} Longues de deux ou trois pouces, elles avaient de grandes ailes rouges ou bleues. Aussi toutes les plantes et toutes les herbes de cette contrée en étaient rongées. On prétend que les indigènes prennent ces sauterelles, les sèchent et les mangent; mais je n’ai pas eu occasion de m’en assurer.

Après une course à cheval de sept heures, nous arrivâmes à une grande vallée fertile et habitée. Cette journée parut se terminer heureusement; car nous étions dans le voisinage d’hommes, et nous passions de temps en temps près de villages. Dans les champs, je voyais travailler par-ci par-là des paysans, dont l’aspect me divertit beaucoup; ils étaient affublés de hauts bonnets qui contrastaient de la manière la plus plaisante avec le reste de leur misérable costume.

Nous passâmes la nuit dans cette vallée, près du petit village de Mohamer-Jur. Si je n’avais pas été trop paresseuse, j’aurais pu me préparer un excellent repas de tortues. J’en vis un grand nombre le long de la route, près de petits ruisseaux, et même dans les champs. Il ne tenait qu’à moi de les ramasser; mais ensuite chercher du bois, faire du feu, et puis les cuire.... Non, je préférai manger tranquillement et sans fatigue un petit morceau de pain assaisonné de concombre.

29 juillet. Ce matin, nous allâmes en trois heures au village de Mohamed Schar. Je ne fus pas peu surprise de voir mon guide se disposer à faire une halte. Je le pressai de continuer le voyage; mais il me déclara qu’il ne pourrait pas aller plus loin sans s’adjoindre à une caravane, parce que nous avions à passer l’endroit le plus dangereux de toute la route. En même temps, il me montra une vingtaine de chevaux qui broutaient dans le chemin, et chercha à me faire comprendre qu’une caravane arriverait de ce même côté. Toute la journée se passa sans que cette caravane parût. Je pris mon guide pour un fourbe, et j’étais exaspérée au dernier point quand, le soir, il m’arrangea mon{508} manteau pour dormir. C’était le moment de rassembler toute ma force morale, et de montrer à cet homme que je ne me laisserais pas traiter comme une enfant, et que je ne resterais pas tant qu’il lui plairait à l’étape qu’il avait choisie. Malheureusement, je ne connaissais pas assez la langue pour le gronder sérieusement. Je ramassai mon manteau, et le lui jetant devant les pieds, je déclarai que je ne lui payerais pas le reste de ce que je lui devais, s’il ne me conduisait pas à Oromia le lendemain, troisième jour de notre voyage. Puis, lui tournant le dos, ce qui est une des plus grandes injures qu’on puisse faire à un Persan, je m’assis par terre, la tête appuyée dans mes mains, et je me laissai aller à une grande tristesse.

Qu’allais-je devenir si mon guide m’abandonnait, ou bien s’il s’avisait d’attendre que le hasard amenât une caravane de ce côté?

Pendant mon altercation avec lui, quelques femmes du village étaient survenues. Elles venaient m’offrir du lait et un mets chaud. Elles s’assirent à côté de moi et me demandèrent pourquoi j’étais si en colère. Je leur expliquai l’affaire de mon mieux; elles entrèrent dans mes idées et me donnèrent raison. Elles accablèrent de reproches mon guide, leur compatriote, et cherchèrent à me consoler, moi qui n’étais qu’une étrangère pour elles. Elles ne s’éloignèrent pas de mes côtés, et me pressèrent avec tant d’instances de ne pas dédaigner la nourriture qu’elles m’apportaient, que je me fis violence pour en manger un peu. C’était une soupe faite avec de l’eau, du beurre et des œufs. Malgré la contrariété que j’avais éprouvée, je la trouvai très-bonne. Je voulais faire accepter une bagatelle à ces âmes compatissantes, mais elles refusèrent, et parurent enchantées de me voir un peu plus tranquillisée et plus consolée.

30 juillet. Enfin, à une heure du matin, mon guide se décida à partir. Il mit mes bagages sur mon cheval et m’en{509}gagea à monter dessus. Ce fut à mon tour d’être ébahie, car on ne découvrait nulle part la moindre trace de caravane. Mon guide songeait-il à prendre sa revanche et voulait-il se venger de moi? Pourquoi traversait-il par la nuit et les brouillards une contrée qu’il avait évitée en plein jour? Je savais trop peu le persan pour pouvoir tirer cette question tout à fait à clair, et, si je ne voulais pas moi-même donner lieu à des récriminations et autoriser en quelque sorte de nouvelles défaites, il fallait partir; aussi je partis.

Pleine d’anxiété, je grimpai sur ma monture et j’ordonnai à mon guide, qui voulait se tenir derrière moi, de passer devant; car je n’avais aucune envie d’être attaquée par derrière. Ferme sur mes arçons, ma main reposait toujours sur le pistolet. Je prêtai l’oreille au moindre bruit, j’observai tous les mouvements de mon guide; quelquefois même l’ombre de mon cheval me fit peur: cependant je ne revins pas sur mes pas.

Après avoir couru à franc étrier pendant à peu près une demi-heure, nous joignîmes effectivement une grande caravane, défendue en outre par une douzaine de paysans bien armés. Ainsi, l’endroit était vraiment considéré comme très-dangereux, et mon guide semblait avoir été informé du passage de la caravane. Rien ne m’étonna plus dans cette circonstance que la routine de ces gens. Habitués qu’ils sont à voyager la nuit pendant les chaleurs, ils passent aussi de nuit dans les endroits les plus périlleux, tandis que le jour on courrait bien moins de risques.

Après quelques heures de marche, nous arrivâmes au lac Oromia qui, depuis, demeura toujours à notre droite. A gauche, nous eûmes, pendant plusieurs milles, des collines, des gorges et des montagnes désertes. C’était là l’endroit dangereux. Au jour, nous entrâmes dans une belle vallée fertile, remplie d’hommes et de villages, dont la vue m’inspira le courage de quitter la caravane et de prendre les devants pour aller plus vite.

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Le lac, qui donne son nom à la ville, a plus de soixante milles de long, et, dans quelques endroits, plus de trente milles de large. On dirait qu’il s’étend jusqu’au pied de hautes montagnes; mais il en est encore réellement séparé par de vastes plaines. Son eau renferme tant de sel que ni les poissons, ni les coquillages ne peuvent y demeurer. C’est une autre mer Morte. L’homme, dit-on, n’y va pas au fond.

Sur le rivage, de grandes étendues de terrain sont couvertes d’épaisses croûtes de sel blanc, de sorte qu’on n’a d’autre peine que de le ramasser.

Quelle que soit la beauté du lac et de ses environs, il n’offre pas un spectacle bien attrayant, car aucun bateau ne vient animer cette vaste surface.

Depuis que j’avais quitté les déserts sablonneux de Bagdad, je n’avais plus rencontré de chameaux; aussi je croyais que je n’en verrais plus, car mon chemin me conduisait vers le nord. Je ne fus donc pas peu surprise d’en rencontrer plusieurs troupeaux. Plus tard j’appris que ces animaux servaient, aux Kourdes comme aux Arabes, à porter des fardeaux. Cela prouve que les chameaux peuvent supporter un climat plus froid, car en hiver les vallées se couvrent d’une couche de neige de plusieurs pieds d’épaisseur. Dans ces contrées, ils sont d’une structure plus forte qu’ailleurs; leurs pieds sont plus gros, leurs poils un peu plus épais et plus longs; ils ont le cou plus court et moins élancé, et leur couleur est bien plus foncée. Je ne vis nulle part des chameaux brun clair.

Indépendamment des bêtes de somme, les Kourdes se servent encore, pour rentrer les moissons, de voitures très-simples, mais grossières et pesantes. Le train et les panneaux de la voiture sont faits de troncs d’arbres longs et minces, serrés les uns contre les autres; des troncs plus courts tiennent lieu d’essieus, et des disques de planches épaisses forment les roues. Chaque voiture n’en a ordinairement que deux; ces véhicules sont attelés de quatre{511} bœufs; chaque couple a un conducteur qui, assis d’une manière très-curieuse sur le timon entre son attelage, lui tourne le dos.

A une heure avancée du soir, après une course de plus de seize heures à cheval, j’arrivai heureusement à Oromia. Je n’avais de lettre de recommandation pour aucun des missionnaires; d’ailleurs, à l’exception de M. Wright, ils étaient tous absents. Ils demeuraient avec femmes et enfants à la campagne, à quelques milles de la ville. Mais M. Wright m’accueillit avec une véritable affection chrétienne, et, après beaucoup de jours de peine et de tristesse, je goûtai doublement le calme et le plaisir que je trouvai dans sa famille.

Dès la première soirée, je ris de tout cœur quand M. Wright me raconta de quelle manière le domestique m’avait annoncée. Dans mon ignorance de la langue persane, je me contentai de lui indiquer de la main l’escalier. Il comprit ce signe, alla trouver son maître, et lui dit qu’il y avait en bas une femme qui ne parlait aucune langue. Cependant, dans l’intervalle, j’avais demandé un verre d’eau en anglais à un autre domestique. Celui-ci monta l’escalier en toute hâte, non pas, comme je pensais, pour remplir mon désir, mais pour dire à son maître que je parlais anglais.

M. Wright ayant prévenu les missionnaires de mon arrivée, ils eurent la complaisance de venir tous de la campagne à la ville pour me faire visite. Ils m’invitèrent aussi à passer quelques jours dans leur société à la campagne; mais je n’acceptai leur aimable invitation que pour un jour, parce que j’avais déjà perdu beaucoup de temps en route. Ces messieurs, tout en me dissuadant de continuer seule ma route, convinrent que j’avais fait la partie la plus dangereuse du voyage, et me recommandèrent seulement d’emmener quelques paysans armés pour traverser les montagnes près de Kutschié.

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M. Wright eût la bonté de me procurer un guide aussi brave que sûr. Je payai le double du prix pour aller à Tauris en quatre jours au lieu de six. Pour faire accroire au guide que j’étais une pauvre pèlerine, je donnai à M. Wright la moitié du prix stipulé, et je le priai de payer à ma place et de dire au guide que l’autre moitié lui serait remise par le consul anglais, M. Stevens.

Je profitai autant que possible de la journée que je passai à Oromia. Le matin, je visitai la ville, et plus tard, j’allai avec Mme Wright chez quelques familles riches et pauvres, pour les voir dans leur intérieur.

Oromia compte près de 22 000 habitants; elle est entourée de remparts, mais n’est pas fermée, car on peut y entrer à toute heure de la nuit. Elle est bâtie comme toutes les villes turques, si ce n’est que les rues sont assez larges et tenues proprement. Devant la ville, il y a beaucoup de grands jardins fruitiers et potagers, entourés de hauts murs; de jolies habitations s’élèvent au milieu des jardins.

Les femmes ne sortent que voilées. Elles se couvrent la tête et la poitrine d’un mouchoir blanc; à la place des yeux se trouve un réseau serré et impénétrable.

Dans la classe pauvre, trois ou quatre familles habitent sous le même toit. Elles n’ont que quelques nattes de paille, des couvertures, des coussins et quelques ustensiles de cuisine, sans oublier une grande huche en bois renfermant la provision de farine qui constitue leur plus grande richesse. Ici, comme partout où l’on cultive du blé, le pain est la principale nourriture du pauvre. On le cuit deux fois par jour, le matin et le soir.

Beaucoup de ces maisonnettes avaient de très-jolies cours plantées de fleurs, de vignes et d’arbustes, qui leur donnaient l’air de jardins.

Les habitations des riches sont hautes, aérées et spacieuses; les salles de réception sont percées de nombreuses{513} croisées et garnies de tapis. Je ne voyais nulle part de divans; on se couche sur des tapis. Comme nous faisions nos visites sans avoir été annoncées, nous trouvâmes les femmes vêtues de simples robes d’indienne faites à la mode du pays.

Dans l’après-midi, je me rendis, à cheval, en compagnie de MM. les missionnaires, à leur grande résidence d’été, située à six milles de la ville, sur de basses collines.

La vallée que nous traversâmes est très-grande et excessivement fertile et pittoresque. Quoi qu’elle soit à plus de 1300 mètres au-dessus du niveau de la mer, on y trouve le coton, le ricin, le vin, le tabac et toutes les productions de l’Allemagne méridionale. Le ricin ne s’élève pas, il est vrai, à beaucoup plus d’un mètre, et le cotonnier n’a guère plus de 35 centimètres, mais ils sont assez productifs. Plusieurs villages sont à moitié cachés par des bois d’arbres fruitiers. J’arrivai dans ce pays au beau moment. C’était la saison des abricots, des pêches, des pommes, des raisins et autres fruits de ma patrie, dont j’avais été privée depuis longtemps.

De la maison de la compagnie des missionnaires, on a une vue admirable sur toute l’immense vallée, sur la ville, sur la basse chaîne des collines et sur les montagnes. La maison elle-même est grande et réunit toutes les commodités de la vie. Aussi je ne me croyais pas sous le toit de simples disciples de Jésus-Christ, mais dans la demeure de riches particuliers. Il y avait là quatre femmes et toute une ribambelle d’enfants plus ou moins grands. Je passai dans cette campagne quelques heures bien agréables, et je regrettai de tout cœur d’être déjà forcée, à neuf heures du soir, de prendre congé de cette aimable colonie.

On me présenta aussi quelques filles des indigènes, qu’instruisent les femmes des missionnaires. Elles parlaient{514} et écrivaient un peu l’anglais, et étaient surtout bien versées dans la géographie.

A cette occasion, je ne puis m’empêcher de dire quelques mots sur les missionnaires, dont j’avais été souvent à même d’observer la vie et la sphère d’activité dans le cours de mon voyage. Ceux que je vis en Perse, en Chine et dans l’Inde, y vivaient tout autrement que je ne me l’étais figuré. J’avais cru que les missionnaires étaient, sinon tout à fait des martyrs, du moins des hommes pleins d’abnégation, qui, animés du désir ardent de convertir les païens, oubliaient, comme leur divin maître, les besoins et les jouissances de la vie, n’existaient que pour le peuple, habitaient et mangeaient avec lui, etc. Hélas! c’étaient là des idées que j’avais puisées dans des livres; mais en réalité, il en était tout autrement.

Ils vivent comme des gens aisés; leurs habitations sont très-confortables et pourvues des meubles les plus somptueux. Ils reposent sur des divans moelleux, tandis que leurs femmes font les honneurs du thé et que les enfants ne se refusent ni gâteaux ni friandises. La vie des missionnaires est plus agréable et plus heureuse que celle du plus grand nombre des hommes attachés à d’autres professions. Loin de se donner beaucoup de mal, ils en prennent à leur aise; ils touchent exactement leurs appointements, quels que soient les événements politiques qui surgissent dans le monde.

Dans les endroits habités par plusieurs missionnaires, il y a, trois ou quatre fois par semaine, des meetings où l’on est censé s’occuper d’affaires religieuses; mais ces meetings ne sont au fond que des réunions où les dames et les enfants paraissent en grande toilette. Chez un des missionnaires, le meeting a lieu à l’heure du déjeuner; chez l’autre, à celle du dîner, et chez un troisième dans la soirée, pour prendre le thé. On voit plusieurs équipages et beaucoup de domestiques groupés dans la cour.

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On y traite aussi un peu d’affaires. Les messieurs quittent d’ordinaire le cercle pendant une demi-heure; mais ils passent presque tout le temps au salon.

Je ne crois pas que de cette manière les missionnaires parviennent à gagner facilement la confiance du peuple. Le costume étranger, l’élégance d’une vie recherchée, font trop sentir au pauvre la ligne de démarcation qui existe entre lui et le prêtre, et lui inspirent plutôt de la crainte et de la réserve que de l’amour et de la confiance. Il n’ose pas de sitôt lever le regard jusqu’à l’homme qui se distingue tant de lui par son rang et sa fortune, et on a fort à faire avant qu’il triomphe de cette crainte naturelle. Les missionnaires disent qu’ils sont forcés de s’entourer de cette pompe pour imposer et se faire respecter; mais je crois qu’on inspire du respect par une noble conduite, et que l’on doit chercher à gagner l’homme par la vertu, et non par l’éclat extérieur.

Beaucoup d’entre les missionnaires croient avoir rendu des services extraordinaires, quand ils ont prêché dans la langue du pays, et qu’ils ont répandu des écrits religieux dans les villes et dans les villages. Ils font les rapports les plus enthousiastes sur la quantité prodigieuse d’hommes accourus pour entendre leurs sermons et pour recevoir leurs brochures. A en juger par ces descriptions, qui ne s’imaginerait qu’au moins la moitié des auditeurs se soient convertis au christianisme? Mais des prêtres chinois, indiens et persans, n’auraient-ils pas également la même affluence, s’ils prêchaient en France et en Angleterre dans la langue du pays, et s’ils se montraient en outre dans leur costume national? Partout ils seraient suivis de la foule empressée à recevoir les livres et brochures distribués gratuitement, quand même elle ne saurait pas les lire?

Partout où je me suis informée des succès obtenus par les missionnaires, on m’a assuré que le baptême d’un indigène était une des choses les plus rares. Ainsi, les quel{516}ques chrétiens de l’Inde, qui forment par-ci par-là de petits villages de vingt à trente familles, doivent leur origine à de pauvres orphelins recueillis et élevés par les missionnaires, mais auxquels on est obligé de procurer de l’ouvrage, et qu’il faut toujours surveiller pour qu’ils ne retombent pas dans leur idolâtrie.

Les prédications et les brochures ne suffisent pas pour les idées religieuses intelligibles et pour faire abandonner des croyances erronées que l’enfant a sucées avec le lait de sa mère. Il faudrait que les missionnaires vécussent au milieu du peuple, qu’ils travaillassent avec lui, partageassent ses peines et ses joies, et qu’après se l’être attaché par une vie modeste et exemplaire, ils lui fissent comprendre peu à peu le christianisme par une instruction appropriée à son intelligence. Le missionnaire ne devrait pas non plus se marier avec une Européenne, et cela par les raisons suivantes: la jeune Européenne qui se fait missionnaire n’embrasse souvent cet état que pour trouver un établissement le plus tôt possible. Quand elle a quelques enfants, qu’elle devient faible et maladive, elle ne peut plus s’occuper de son état, et elle a besoin de changer d’air, souvent même de faire un voyage en Europe. Ses enfants, délicats et chétifs, doivent également y être transportés au plus tard dans leur septième année. Le père les conduit quelquefois dans sa patrie et profite souvent même de ce prétexte pour revoir l’Europe. Si ce voyage ne peut pas s’exécuter tout de suite, il en fait un autre moins long, ou il se rend dans quelque contrée plus fraîche, située dans la montagne, ou bien il emmène femme et enfants à une mela[127]. Il est bon de savoir que ces voyages ne se font pas d’une manière si simple que je faisais le mien. Le missionnaire aime ses aises et s’entoure de beaucoup de commodités:{517} il a des palanquins portés par des hommes, des chevaux de somme ou des chameaux chargés de tentes, de lits, de vaisselle de cuisine et de table, des domestiques et des bonnes en nombre suffisant. Et qui paye tout cela? Souvent de pauvres âmes fidèles de l’Europe et de l’Amérique du Nord, qui se privent du strict nécessaire pour que leur obole soit ainsi dépensée dans des régions lointaines.

Si les missionnaires étaient mariés à des femmes indigènes, la plus grande partie de ces inconvénients n’existeraient pas; il y aurait peu de femmes malades, les enfants seraient forts et bien portants, et on n’aurait pas besoin de les transporter en Europe. Pour instruire ces enfants, on pourrait fonder, dans diverses localités, des écoles nationales, mais surtout y déployer moins de luxe que dans celles de Calcutta.

J’espère qu’on n’interprétera pas mal ce que je viens de dire. J’ai une grande estime pour les missionnaires, et tous ceux que j’ai connus étaient des hommes excellents et de bons pères de famille. Il y a parmi eux beaucoup de savants à qui l’on doit des notions précieuses sur l’histoire, la géographie et la statistique de ces pays. Mais si, par ces travaux, ils remplissent le véritable but de leur institution, c’est là un autre point à examiner. La vocation d’un missionnaire est, je crois, tout autre que celle d’un savant. Moi, pour mon compte personnel, je n’ai eu qu’à me louer de MM. les missionnaires; partout ils m’ont comblée de bontés et de prévenances. Je crois réellement que ce qui est surtout cause que j’ai été frappée de leur manière de vivre, c’est que le nom de missionnaire me rappelait involontairement les hommes pieux qui, privés de toute assistance et n’ayant pour tout bien que leur bâton de pèlerin, quittaient jadis leur patrie pour répandre au loin la religion chrétienne.

Avant de dire adieu à Oromia, je dois encore rappeler{518} que cet endroit passe pour le lieu de naissance de Zoroastre, qui, à ce qu’on prétend, vécut 5500 ans avant Jésus-Christ, et de qui descendent les guèbres ou adorateurs du feu.

Le 1er août, je fis dix lieues à cheval pour me rendre à Kutschié, village situé près du lac Oromia, que nous ne vîmes que peu ce jour-là, quoique nous fussions toujours dans son voisinage. Nous passâmes par de grandes vallées fertiles, qui auraient offert un aspect charmant, si elles n’avaient pas été situées entre des collines et des montagnes nues et désertes.

Pendant tout le voyage, non-seulement de Mossoul, mais de Bagdad jusqu’à Kutschié, je n’avais pas eu une journée aussi belle que celle d’aujourd’hui. Mon guide était un homme d’une bonté incomparable, aux petits soins pour moi; il me conduisit à Kutschié dans une maison de paysans, chez d’excellentes gens. On posa aussitôt un beau tapis sur une petite terrasse, on m’apporta un bassin rempli d’eau pour me laver, et, sur une coupe en laque, de grosses mûres noires pour me rafraîchir. Plus tard, on me donna une bonne soupe grasse avec un peu de viande, du lait aigre et d’excellent pain, le tout servi sur de la vaisselle très-propre. Mais ce qui mit le comble à ma satisfaction, c’est que ces braves gens, après avoir placé les mets devant moi, s’en allaient tranquillement sans me regarder la bouche béante comme une bête curieuse. Quand je voulus payer mes aimables hôtes, ils n’acceptèrent absolument rien. Le lendemain seulement, j’eus l’occasion de les récompenser de ce qu’ils avaient fait pour moi. J’emmenai avec moi deux hommes de la famille, pour m’accompagner au delà des montagnes, et je leur donnai le double de ce que l’on donne habituellement. Ils me remercièrent avec une vive reconnaissance, me souhaitèrent un heureux voyage et me comblèrent de bénédictions.

{519}

2 août. Le passage dangereux des montagnes désertes et mal famées dura près de trois heures. Mes deux hommes m’auraient, il est vrai, peu protégée contre une bande de brigands; mais, grâce à eux, le voyage me parut moins effrayant que si j’avais été seule avec mon vieux guide. Nous rencontrâmes plusieurs grandes caravanes, mais elles retournaient toutes à Oromia.

Quand nous eûmes passé les montagnes, les deux hommes nous quittèrent. Nous descendîmes dans d’immenses vallées qui semblaient tout à fait oubliées par la nature et abandonnées par les hommes. A mon avis, nous n’étions pas encore hors de danger. Et en effet, comme nous passions dans une de ces vallées désertes, près de trois huttes délabrées, plusieurs hommes s’élancèrent sur nous, arrêtèrent nos chevaux, et se mirent aussitôt à examiner mon bagage.

Je m’attendais à recevoir l’ordre de descendre de cheval, et je me croyais déjà dépouillée de mon petit avoir. Ils entrèrent en pourparlers avec mon guide; celui-ci leur débita le conte que je faisais à chacun, que j’étais une pauvre pèlerine, et que les consuls ou missionnaires anglais payaient partout mes frais de voyage. Mon costume, mon peu de bagage, mon isolement, s’accordaient parfaitement avec ce récit. Ils ajoutèrent foi à ses paroles, à mes regards muets et suppliants, et me laissèrent passer. Ils me demandèrent même si je voulais de l’eau (car on en manque dans ces vallées). J’acceptai leur offre, et nous nous quittâmes bons amis. Cependant, je craignis un instant qu’ils ne se repentissent de leur générosité, et qu’ils ne se missent de nouveau à notre poursuite.

Nous nous rapprochâmes encore aujourd’hui du lac, et nous suivîmes longtemps ses bords. Après une course à cheval de quatorze heures, nous descendîmes dans un kan, près du petit endroit Schech-Vali.

3 août. Je me sentis alors débarrassée du sentiment{520} importun de la crainte. Nous parcourions des vallées riantes et habitées. Partout, nous voyions des hommes travailler dans les champs, rentrer du blé, des troupeaux paître dans les prairies, etc.

Pendant les heures brûlantes du jour, nous restâmes à Dise-Halil, petite ville assez considérable, dont les rues sont très-propres. Un petit ruisseau argenté parcourt la principale rue, et les cours des maisons ressemblent à des jardins. Ici encore, je vis en dehors de la ville beaucoup de grands jardins entourés de hauts murs.

A en juger par le nombre des kans, cette ville doit être très-souvent visitée par des caravanes; dans la seule petite rue que nous traversâmes, j’en comptai plus d’une demi-douzaine. Étant descendue dans un de ces kans, je fus surprise du confort que j’y trouvai. Les écuries étaient couvertes; les gîtes pour les conducteurs étaient de jolies terrasses maçonnées, et les chambres des voyageurs, quoique dépourvues de meubles, étaient tenues très-proprement, et avaient même des cheminées. Les kans sont ouverts à tout le monde; on n’y paye rien; on donne tout au plus une bagatelle à l’inspecteur, qui s’acquitte de toutes les commissions des voyageurs.

En fait d’hospitalité, les Persans, les Turcs, et en général tous les peuples mis au ban de la civilisation, ont des idées beaucoup plus larges et plus généreuses que nous autres Européens. Ainsi, dans l’Inde, où les Anglais ont établi des bongolos, il faut payer une roupie par chambre pour une nuit, et même pour une heure. Mais on n’a nullement songé aux conducteurs ni aux bêtes; on les laisse s’arranger comme ils veulent, et camper en plein air. Les voyageurs qui ne sont pas chrétiens, ou ne sont pas admis dans les bongolos, ou bien ne peuvent se servir des chambres qu’autant qu’il ne s’y trouve pas de chrétien; s’il en arrive un au milieu de la nuit, le pauvre infidèle est tenu, sans miséricorde, de lui céder la place. Cette noble huma{521}nité s’étend même aux bongolos ouverts, et composés seulement d’un toit et de trois cloisons de bois. Dans les pays des infidèles, au contraire, le premier arrivant occupe la place, qu’il soit chrétien, Turc ou Arabe. Je ne doute même pas que, quand les places sont déjà occupées par des infidèles, et qu’il arrive un chrétien, ils ne se serrent entre eux pour lui procurer un asile.

Dans l’après-midi nous allâmes encore jusqu’à Ale-Schach, endroit considérable avec un beau kan.

Nous y trouvâmes trois voyageurs qui faisaient également route pour Tauris. Mon guide se joignit à ces étrangers et convint avec eux de partir la nuit même. Je n’étais pas très-rassurée ni très-contente de cette société. Ces hommes étaient armés jusqu’aux dents et avaient l’air très-féroce. J’aurais préféré partir sans eux, seulement à la pointe du jour; mais mon guide m’assura que c’étaient de braves gens, et, me fiant plus à ma bonne étoile qu’à ses paroles, je montai à cheval une heure après minuit.

4 août. Bientôt mes craintes se dissipèrent, car nous rencontrâmes souvent de petites compagnies de trois à quatre personnes qui ne se seraient certes pas aventurées au milieu de la nuit, si la route avait été dangereuse. Il y eut quelquefois aussi de grandes caravanes de plusieurs centaines de chameaux, qui nous barrèrent souvent la route, de manière à nous forcer d’attendre une demi-heure pour les laisser passer.

Vers midi, nous arrivâmes dans une vallée où je voyais se dérouler devant nous une grande ville; mais elle avait l’air si peu imposant, qu’au premier abord je ne songeai même pas à en demander le nom. Plus nous en approchions, plus elle me parut délabrée. Les murs étaient à moitié démantelés, les rues et les places obstruées de décombres; beaucoup de maisons étaient en ruines. On aurait dit que l’ennemi ou la peste avaient exercé là leur ravage. Enfin,{522} ayant demandé le nom de la ville, je crus avoir mal entendu quand on me dit que c’était Tauris.

Mon guide me conduisit à la maison du consul anglais, M. Stevens, qui, à ce que j’appris avec grand effroi, ne demeurait pas à Tauris même, mais à dix milles de là à la campagne. Cependant un domestique me dit qu’il allait chercher le docteur Casolani, avec qui je pourrais parler anglais. Au bout de quelques instants, je vis accourir un monsieur, dont les premières questions furent les suivantes: «Comment êtes-vous venue seule dans ce pays? Vous a-t-on dépouillée? Avez-vous été séparée de votre société et vous êtes-vous seule échappée?»

Mais quand je lui eus présenté mon passe-port et que je lui eus donné les renseignements demandés, il eut de la peine à me croire; il regardait comme une chose fabuleuse qu’une femme seule, ignorant la langue du pays, eût pu parvenir à se frayer un chemin dans ces contrées et parmi ces peuples. Aussi je ne pus pas assez remercier Dieu de la protection manifeste qu’il m’avait accordée dans ce voyage. Je me sentais si gaie et si contente, qu’il me semblait que la vie m’eût été donnée une seconde fois.

Le docteur Casolani m’assigna quelques chambres dans la maison de M. Stevens, et me dit qu’il enverrait immédiatement un messager au consul, et qu’en attendant je lui demandasse tout ce dont je pourrais avoir besoin.

Quand je lui témoignai combien j’étais surprise du misérable aspect et des vilains abords de Tauris, qui était pourtant la seconde ville du pays, il me dit que du côté par où j’étais venue on ne voyait pas bien la ville, et que la partie que j’avais parcourue n’appartenait pas à Tauris; ce n’était qu’un vieux faubourg presque abandonné.

{523}

CHAPITRE XXI.

Description de la ville de Tauris.—Le bazar.—Le temps de jeûne.—Behmen-Mirza.—Anecdotes sur le gouvernement persan.—Présentation au vice-roi et à sa femme.—Les femmes de Behmen-Mirza.—Visite chez une dame persane.—Le peuple.—Persécution des chrétiens et des juifs.—Départ.

Tauris (ou Tebris) est la capitale de la province Aderbeidschan, et la résidence de l’héritier présomptif du trône de Perse, qui a le titre de vice-roi. Située dans une vallée privée d’arbres, près des fleuves Ratscha et Atschi, cette ville, plus belle que Téhéran et Ispahan, compte 160 000 habitants, renferme beaucoup de tisseranderies et de fabriques de soie, et est regardée comme une des principales échelles de l’Asie.

Les rues, assez larges, sont d’ordinaire tenues proprement. Dans chaque rue il y a des canaux souterrains où l’on a pratiqué partout des ouvertures pour puiser de l’eau.

Quant aux maisons, tout ce qu’on en voit, comme dans les autres villes de l’Orient, ce sont des murs élevés sans fenêtres et avec de basses entrées. La façade donne toujours sur la cour plantée de fleurs et de petits arbres, à laquelle se rattache d’ordinaire un joli jardin. Les salles de réception sont grandes et hautes, et munies de rangées de fenêtres qui forment de vraies cloisons vitrées. Les salons sont moins bien ornés; d’ordinaire on n’y voit que quelques tapis et on n’y rencontre que rarement des objets de luxe et des meubles d’Europe.

En fait de belles mosquées, de palais et de tombeaux{524} anciens ou modernes, il n’y a que la mosquée du schah Ali, déjà à moitié dégradée, mais qui ne souffre aucune comparaison avec les mosquées de l’Inde.

Le nouveau bazar est très-beau. Ses galeries et ses passages, hauts, larges et couverts, me rappelèrent le bazar de Constantinople. Seulement il a l’air plus frais, plus riant, car il est de construction plus récente. Les boutiques des marchands y sont également un peu plus grandes, et les marchandises, quoique moins riches et moins somptueuses que ne le prétendent bien des voyageurs, mais étalées avec plus de goût, se voient mieux, surtout les tapis, les fruits et les légumes. Les cuisines des traiteurs étaient aussi fort séduisantes, et les mets semblaient si appétissants et répandaient une si bonne odeur, qu’on se serait mis avec plaisir à table pour y dîner. Mais ce qui n’offrait rien d’attrayant, c’était la partie consacrée aux cordonniers. On n’y avait exposé que la chaussure la plus simple, tandis que l’on voit à Constantinople, derrière des armoires vitrées, des pantoufles et des souliers d’un grand prix, richement brodés d’or, et même garnis de perles et de pierres précieuses.

J’étais arrivée à Tauris dans un temps peu favorable, dans le mois de jeûne. Pendant ce mois, on ne mange rien depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, personne ne sort de chez soi, il n’y a pas de soirées, on ne fait et on ne reçoit aucune visite; on est toujours en prière. Les Persans observent si strictement ces commandements de leur religion, que plus d’un malade en est la victime; car pendant ces jours-là ils ne veulent prendre ni médicaments, ni potions, ni la moindre nourriture. Une seule bouchée leur ferait perdre, à ce qu’ils croient, la félicité qu’ils attendent de l’observation du jeûne. Quelques personnes éclairées s’affranchissent de ces prescriptions en cas de maladie; mais il faut alors que le médecin envoie au prêtre une déclaration écrite dans laquelle il expose{525} qu’il y a nécessité de prendre des médicaments, des potions, etc. Quand le prêtre appose son cachet à ce document, l’indulgence est accordée. J’ignore si les mahométans ont emprunté ces indulgences aux chrétiens, ou bien si les chrétiens les ont empruntées aux mahométans. Ce qui est certain, c’est que les jeunes filles sont tenues d’observer le jeûne dès l’âge de dix ans, tandis que les garçons ne commencent que dans la quinzième année.

Malgré la sévérité du jeûne, j’eus, grâce aux grandes relations et aux grandes complaisances du docteur Casolani, le bonheur d’être introduite dans plusieurs des premières familles persanes et même à la cour.

Six mois encore avant mon arrivée en Perse, il n’y avait pas à Tauris de vice-roi, mais seulement un satrape ou gouverneur. A cette époque, le schah régnant, Nesr-I-Din[128], éleva la province Aderbeidschan en vice-royaume, et décréta que le fils aîné du souverain, l’héritier du trône, résiderait toujours à Tauris comme vice-roi, jusqu’à son élévation au trône.

Le dernier gouverneur de Tauris, Behmen Mirza[129], le frère du schah, était un homme très-sensé et très-juste. En peu d’années il mit la province Aderbeidschan dans un état florissant, et rétablit partout l’ordre et la sécurité. Ses succès excitèrent bientôt l’envie du premier ministre, Haggi-Mirza-Agassi, qui pressa le schah de destituer son frère, en lui faisant accroire que celui-ci entrait trop avant dans les bonnes grâces du peuple et pourrait bien, à la fin, se faire proclamer schah de Perse.

Le schah resta longtemps sourd à ces suggestions, car il aimait sincèrement son frère; mais le ministre n’eut pas de cesse qu’il n’eût fait prévaloir sa volonté. Behmen-Mirza,{526} instruit de tout ce qui se passait à la cour, se rendit à Tauris pour se justifier devant le schah. Celui-ci l’assura de son appui et de sa satisfaction, et lui dit franchement qu’il pouvait rester à sa place si le ministre y consentait; il n’avait qu’à faire en sorte de lui plaire.

Mais Behmen Mirza apprit par ses amis que le ministre avait conçu contre lui une haine implacable; on lui disait qu’il courait le danger d’avoir les yeux crevés ou même d’être tué. On l’engagea à ne pas perdre de temps et à se soustraire par la fuite au cruel destin dont il était menacé. Il suivit ce conseil, se rendit en toute hâte à Tauris, et, après avoir réuni ses richesses, il se réfugia avec toute sa famille sur le territoire russe voisin. Quand il y fut arrivé, il s’adressa par écrit à l’empereur de Russie, et lui demanda sa protection, que celui-ci lui accorda de la manière la plus généreuse. Le czar écrivit au schah de Perse pour lui signifier que le prince n’était plus sujet persan, et que toute poursuite contre lui ou sa famille devait cesser; il lui fit assigner pour résidence un joli palais près de Tiflis, lui envoya des cadeaux précieux, et lui donna encore, à ce qu’on m’assura, une pension de 20 000 ducats par an.

Cette petite histoire prouve que le ministre Haggi-Mirza-Agassi domine entièrement le schah, qui a fini par le considérer comme un saint, l’adorer comme un prophète, et exécuter aveuglément tous ses ordres comme des oracles. Un jour le ministre, voulant faire passer une mesure très-importante, raconta au schah, en venant lui présenter ses hommages le matin, que la nuit il s’était éveillé et qu’il avait senti son corps s’élever en l’air. Enfin, en montant toujours, il était arrivé jusqu’au ciel, où il avait vu le père du roi, à qui il avait dû donner une idée du gouvernement de son fils. Heureux d’apprendre que la conduite du prince régnant était exemplaire, le feu roi lui faisait conseiller de continuer toujours de même; mais le schah,{527} enchanté, car il avait beaucoup aimé son père, ne cessait de faire de nouvelles questions; et l’habile ministre finissait par lui déclarer que le défunt monarque désirait que l’on fît ou que l’on ne fît pas telle ou telle chose. Naturellement, le bon fils s’empressait d’accomplir les désirs de son père; car il ne doutait pas un instant de la véracité de son ministre.

On dit que le schah est un peu colère, et, quand ses accès le prennent, il ordonne l’exécution immédiate d’un coupable quelconque[130]. Mais le ministre a assez le sentiment de la justice pour chercher à empêcher la mort de ceux qu’il ne craint pas. Il a donc donné l’ordre, quand pareil cas se présente, de l’envoyer chercher aussitôt et de différer les apprêts de l’exécution jusqu’à son arrivée. Il paraît alors comme par hasard et demande ce qui se passe. Le schah, ne se possédant pas de fureur, raconte qu’il fait exécuter un criminel. Le ministre l’approuve sans réserve, et s’approche de la fenêtre comme pour consulter le ciel, les nuages et le soleil. Tout à coup, il s’écrie qu’il vaudrait mieux remettre l’exécution au lendemain; les nuages, le soleil ou le ciel étant en ce moment contraires, il pourrait facilement en résulter un malheur pour le prince. Cependant la colère du roi est à moitié passée, il agrée l’avis du ministre; le condamné est emmené, et d’ordinaire rendu à la liberté. Le lendemain, toute l’affaire est oubliée.

Voici encore une histoire intéressante. Le schah, ayant un jour conçu une grande haine contre un de ses gouverneurs, l’appelle à la cour pour le faire étrangler. Le ministre, qui était l’ami du gouverneur, s’y prit de la manière suivante pour lui sauver la vie. Il dit au schah: «Seigneur, je viens vous dire adieu, car je pars pour la{528} Mecque.» Le schah, très-effrayé d’être privé si longtemps de son favori (le voyage de la Mecque dure au moins un an), lui demande, tout consterné, la cause de ce voyage. «Tu sais, Seigneur, que je n’ai pas d’enfants et que j’ai adopté le gouverneur que tu veux faire exécuter. Je perds mon fils et je veux aller en chercher un autre à la Mecque.» Aussitôt le schah lui répond qu’il n’en savait rien; mais que, puisqu’il en est ainsi, il ne veut pas faire exécuter le gouverneur, mais, au contraire, le laisser en place.

Le schah aime passionnément sa mère. Quand elle venait le voir, il se levait toujours et se tenait tout le temps debout pendant qu’elle était assise. Le ministre, très-irrité de ces grandes marques de respect, s’écria: «Tu es le roi, il faut que ta mère se tienne debout devant toi!» Enfin, à force d’insister, il l’emporta. Mais quand la mère vient dans un moment où le ministre n’est pas présent, le fils lui témoigne les mêmes marques de respect. Il ordonne alors sévèrement à ses gens de n’en rien dire au ministre.

Ces histoires, et plusieurs autres encore, me furent racontées par une personne digne de toute confiance. Elles peuvent servir à donner une faible idée du mode de gouvernement des Persans.

Ma présentation à la cour du vice-roi Vali-Ahd eut lieu quelques jours après mon arrivée. Je fus appelée une après-midi, avec le docteur Casolani, dans un des pavillons d’été du prince. La villa était située dans un petit jardin, lequel se trouvait dans un autre plus grand; ils étaient entourés tous deux de très-hautes murailles. A l’exception de prés, d’arbres fruitiers et de chemins poudreux, il n’y avait, dans le premier jardin, rien de remarquable que beaucoup de tentes remplies de soldats. Ceux-ci avaient le costume persan ordinaire, si ce n’est que l’officier de service avait ceint un glaive, et que le soldat de faction portait un fusil sur ses épaules. Ils ne se montrent en uniforme que{529} dans très-peu d’occasions, et alors ils ressemblent un peu aux militaires européens.

A l’entrée du jardin, nous fûmes reçus par plusieurs eunuques. Ils nous conduisirent à une maison d’un étage, de peu d’apparence, située à l’extrémité de parterres de fleurs. Je n’aurais jamais cherché dans cette maison la résidence d’un héritier présomptif du trône de Perse, et cependant, c’était bien là qu’il habitait. A l’entrée étroite de la petite maison il y avait deux escaliers, dont l’un conduisait à la salle de réception du vice-roi, et l’autre à celle de sa femme. Le docteur fut introduit dans la première salle; quelques femmes esclaves me menèrent auprès de la vice-reine. Arrivée en haut de l’escalier, je quittai mes souliers et j’entrai dans une petite pièce fort gaie dont les parois étaient presque entièrement formées de hautes croisées. La vice-reine, âgée de quinze ans, était assise sur un simple fauteuil; non loin d’elle se tenait debout une matrone, la duègne du harem, et on m’avait préparé un fauteuil en face de la princesse.

J’eus le bonheur d’être reçue avec la plus grande distinction, car le docteur Casolani m’avait fait passer pour auteur, et avait ajouté que je publierais les aventures de mon voyage. Comme la princesse avait demandé si je ferais mention d’elle, et qu’on lui avait répondu que oui, elle résolut de se montrer dans sa plus belle toilette, pour me donner une idée du riche et superbe costume de son pays.

La jeune princesse avait un pantalon en étoffe de soie épaisse tellement plissé qu’il était roide et empesé comme nos anciennes jupes à paniers. Ces pantalons ont de vingt à vingt-cinq aunes de large et descendent jusqu’aux chevilles. Le buste, jusqu’aux hanches, était revêtu d’un corsage, mais qui n’était pas serré au corps, et auquel tenaient encore des rabats ou des basques de 15 centimètres de long. Les manches, longues, étroites et couvrant le bras,{530} étaient bordées de garnitures larges comme la main, et pouvaient se croiser. Cet ajustement ressemblait aux corsages du temps des paniers. Le corset était d’une étoffe de soie épaisse et brodée artistement et avec beaucoup de goût en soie de couleur tout autour des bordures; on voyait une chemisette courte en soie blanche. La princesse avait roulé autour de sa tête un mouchoir de crêpe blanc à trois angles, qui faisait le tour du visage et était attaché sous le menton; par derrière, il descendait jusqu’aux épaules. Ce mouchoir était également très-bien brodé en or et en soie de couleur. Elle était parée de pierres fines et de perles d’une pureté et d’une grosseur rares, mais qui faisaient peu d’effet, car elles n’étaient pas montées en or, mais simplement traversées d’un fil d’or. Ce fil était attaché au haut du mouchoir de tête et se prolongeait jusque sous le menton.

Elle avait des gants de soie noire à jour par-dessus lesquels elle portait plusieurs bagues; autour des poignets, de riches bracelets de perles et de pierres fines. Elle était chaussée de bas de soie blancs.

La princesse n’était pas précisément une beauté de premier ordre; ses pommettes étaient trop prononcées et trop saillantes; mais, à tout prendre, c’était une bien aimable personne; elle avait de grands beaux yeux pleins d’intelligence, une jolie figure et quinze ans.

Son visage était très-délicat et peint en blanc et en rouge. Ses paupières et ses cils étaient bordés de raies bleues, qui, selon moi, la défiguraient plutôt qu’elles ne l’embellissaient. Sur le devant, au sommet de la tête, on découvrait une partie de sa brillante chevelure noire.

Notre conversation consistait en signes. Le docteur Casolani, qui parle très-bien le persan, ne pouvait pas, ce jour-là, passer le seuil sacré, car la princesse m’avait reçue en grande toilette, et par conséquent sans voile. Pendant cette muette conversation, j’eus le loisir d’examiner{531} la vue qu’on avait des croisées et d’admirer la situation de la ville. Je m’aperçus alors de la grandeur et de l’étendue de Tauris et de la quantité de ses jardins. Mais ces derniers font tout son ornement, car elle ne brille pas par la beauté de ses constructions, et la grande vallée dans laquelle elle est située est aussi nue que les montagnes qui l’entourent, et n’offre aucun charme. La princesse parut enchantée de la surprise que je témoignai en voyant la grandeur de la ville et tant de délicieux jardins.

Vers la fin de l’audience, on apporta beaucoup de fruits et de sucreries sur de grandes assiettes. Je fus la seule à en manger, car les autres étaient forcés de jeûner.

De l’appartement de la princesse on me conduisit à celui de son époux, le vice-roi; le jeune prince me reçut assis sur un fauteuil au balcon d’une fenêtre. Grâce au titre d’auteur dont on m’avait gratifiée bénévolement, on avait aussi disposé pour moi un fauteuil. Les murs de la grande salle étaient lambrissés de boiseries et ornés de glaces, de dorures, de têtes et de fleurs peintes à l’huile. Au milieu se trouvaient deux grandes couchettes vides.

Le prince était habillé à l’européenne; il portait un pantalon blanc de drap fin, bordé de larges tresses d’or, un habit bleu foncé, dont le collet, les parements et les rebords étaient richement brodés d’or; des gants et des bas de soie blancs. Il avait sur la tête un bonnet fourré de près d’un mètre de haut. Cependant, ce n’est pas là le costume qu’il porte habituellement. En fait de modes, il change, dit-on, plus souvent que sa femme, et, selon son caprice, tantôt il revêt le costume persan, tantôt il s’enveloppe de châles de cachemire.

Je lui aurais donné au moins vingt-deux ans. Il a le teint d’un jaune pâle; il n’a l’air ni bon ni spirituel, il ne regarde personne en face, et son œil méchant évite toujours celui de son interlocuteur. Je plaignais au fond du cœur tout ce qui est soumis à son pouvoir. Pour mon{532} compte, j’aimerais mieux être la femme d’un pauvre paysan que d’avoir le titre de sa première épouse.

Le prince m’adressa beaucoup de questions, que me traduisit le docteur Casolani, placé à quelques pas de nous. Ses demandes n’avaient rien de distingué et étaient des lieux communs sur mes voyages.

Le prince sait lire et écrire dans sa langue, et a aussi, dit-on, quelques notions d’histoire et de géographie. Il reçoit quelques journaux et écrits périodiques européens, dont l’interprète est chargé de faire quelques extraits. On prétend qu’au sujet des dernières grandes révolutions d’Europe[131], il dit que les souverains de l’Occident devaient être très-bons, mais aussi très-niais, pour se laisser chasser si facilement du trône. Il pense que les choses auraient marché tout autrement, si les monarques d’Europe avaient eu recours à des moyens efficaces, et s’ils avaient fait étrangler ou décapiter les rebelles. Il surpasse de beaucoup son père en cruauté, et malheureusement il n’a pas de ministre pour borner le cours de ses vengeances. Sa conduite est celle d’un enfant. A peine a-t-il donné un ordre qu’il le révoque un instant après. Et, au fait, que peut-on attendre d’un tout jeune homme qui n’a presque pas reçu d’éducation, et qui, marié à quinze ans, se trouve à dix-sept ans maître absolu d’une grande province avec un revenu d’un million de tomans[132], et dispose de tous les moyens pour satisfaire ses goûts sensuels?

Le prince n’a jusqu’ici qu’une seule femme légitime; mais il pourrait en avoir jusqu’à quatre; cependant il ne manque pas de belles amies, car telle est la coutume en Perse que, si le roi ou l’héritier présomptif apprend qu’un{533} de ses sujets a une fille, une sœur ou une cousine d’une grande beauté, il l’envoie chercher. Les parents sont enchantés de cet honneur insigne; car, si la jeune fille est réellement belle, elle est certaine, quoi qu’il arrive, d’être bien établie. Si, au bout de quelque temps, elle ne plaît plus au roi ou au prince, il la marie à un ministre ou à quelque autre grand personnage. Quand elle a un enfant, elle est considérée comme femme légitime et reste toujours à la cour. Mais une famille est bien humiliée et bien affligée quand la jeune fille déplaît au souverain à la première vue. Elle est aussitôt renvoyée à ses parents; sa réputation de beauté est perdue, et elle ne peut pas de sitôt prétendre à un bon parti.

La vice-reine est déjà mère, mais malheureusement d’une fille; jusqu’ici elle est toujours la première épouse du prince, parce qu’il n’a pas encore de garçon d’aucune autre femme; mais celle qui a le bonheur de lui donner le premier garçon prend de droit la place de la première épouse et est respectée comme la mère de l’héritier présomptif. Grâce à cette coutume, les pauvres enfants se trouvent souvent exposés à être empoisonnés ou assassinés; car la femme qui a un enfant excite l’envie de toutes celles qui n’en ont pas, et cette envie s’accroît naturellement quand cet enfant est un garçon. Lorsque la princesse suivit son mari à Tauris, elle laissa sa fille sous la protection du grand-père, le schah de Perse, pour la préserver des persécutions de ses rivales.

Quand le vice-roi sort à cheval, quelques centaines de soldats ouvrent la marche; ces soldats sont suivis de domestiques armés de grosses cannes, qui crient au peuple de s’incliner devant le puissant souverain. Des employés, des soldats et des domestiques entourent le prince, et le cortége est encore fermé par des soldats. Le prince seul est à cheval, tous les autres sont à pied.

Les femmes du prince peuvent aussi parfois sortir à{534} cheval, mais il faut qu’elles soient bien voilées et entourées d’eunuques, dont plusieurs courent en avant pour annoncer au peuple que les femmes du prince approchent. Aussitôt tout le monde doit s’éloigner du chemin où elles vont passer, et chacun se réfugie dans les maisons et les petites rues voisines.

Le docteur Casolani ayant appris aux femmes du prince Behmen, exilé, que je comptais aller à Tiflis, elles me firent prier de venir les visiter, afin que je pusse dire au prince que je les avais vues et que je les avais laissées bien portantes. Il fut permis au docteur de m’accompagner jusque dans la salle de réception. Comme ami et comme médecin du prince, qui n’était pas trop fanatique, l’accès auprès de ces dames lui fut accordé.

Cette visite n’offrit rien de très-remarquable. La maison était simple comme le jardin; les femmes s’étaient enveloppées dans de grands châles à cause de la présence du docteur. Plusieurs d’entre elles, en lui parlant, se cachaient même une partie du visage. Par le fait elles étaient jeunes, mais toutes paraissaient plus vieilles qu’elles ne l’étaient réellement. J’aurais donné au moins trente ans à la plus jeune, qui n’en avait que vingt-deux. On me présenta aussi une beauté brune, un peu massive, de seize ans, qui, achetée depuis peu à Constantinople, était venue grossir le harem du prince. Les femmes paraissaient traiter leur rivale avec bonté, et elles me dirent d’un ton bien cordial qu’elles se donnaient beaucoup de peine pour lui apprendre le persan.

Il y avait parmi les enfants une petite fille de six ans d’une extrême beauté, dont le charmant visage n’était pas encore défiguré par du rouge et du blanc, ni par des sourcils peints, comme ceux de tous les autres enfants; elle était vêtue tout à fait comme les femmes, et je vis que le costume persan était réellement, comme on me l’avait dit, un peu indécent. A chaque mouvement un peu vif, le corset{535} s’ouvrait, et la chemisette de soie ou de gaze qui couvrait à peine la poitrine montait tellement qu’on voyait à peu près tout le corps jusqu’aux hanches. Je remarquai la même chose chez les servantes occupées à préparer le thé ou livrées à d’autres soins de ménage.

Une visite beaucoup plus intéressante fut celle que je rendis à Haggi-Chefa-Hanoum, une des femmes les plus distinguées et les plus éclairées de Tauris. Dès qu’on entrait dans la cour et dans le vestibule de la maison, on s’apercevait bien qu’il y régnait un grand esprit d’ordre. Nulle part, en Orient, je n’avais trouvé tant de propreté et tant de goût. J’aurais pris la cour pour le jardin, si je n’avais pas vu plus tard le véritable jardin depuis les fenêtres de la salle de réception. Les jardins de ce pays sont sans doute bien inférieurs aux nôtres, mais ils sont magnifiques comparativement à ceux de Bagdad. On y voit des fleurs, des allées de vigne et des berceaux; entre les arbres fruitiers on aperçoit des bassins riants et de superbes gazons.

La salle de réception était très-grande et très-haute; le devant et le fond (dont l’un donnait sur la cour, l’autre sur le jardin) étaient composés de fenêtres dont les carreaux, divisés en tout petits hexagones ou octogones, étaient enfermés dans de petits cadres de bois dorés. Il y avait aussi quelques dorures aux montants de la porte. Le parquet était couvert de tapis à la place où était assise la dame de la maison. Un autre tapis précieux était étendu sur le premier. En Perse on n’a pas de divans, mais seulement de gros coussins ronds contre lesquels on s’appuie.

Ma visite ayant été annoncée, je trouvai une grande réunion de dames et de jeunes filles, attirées sans doute par la curiosité de voir une Européenne. Leur costume était d’un grand prix, comme celui de la princesse; seulement la parure était moins distinguée. Il y avait parmi elles plusieurs beautés, mais elles aussi avaient des fronts{536} trop larges et des pommettes saillantes. Ce que les Persanes ont de plus beau, ce sont les yeux, qui brillent autant par la grandeur que par la beauté de la forme et la vivacité de l’expression. On pense bien que la peau et les cils de ces dames ne manquaient pas d’être peints.

Ce cercle de dames était le plus agréable et le plus poli que j’eusse eu occasion de voir dans les maisons orientales; je pus causer en français avec la maîtresse de la maison par l’intermédiaire de son fils, âgé de dix-huit ans, qui avait reçu une excellente éducation à Constantinople. Non-seulement ce jeune homme, mais aussi sa mère et les autres dames étaient instruites et avaient beaucoup lu. Aussi le docteur Casolani m’assura que les jeunes filles des familles riches savent presque toutes lire et écrire. Elles l’emportent à cet égard de beaucoup sur les femmes turques. La maîtresse de la maison, son fils et moi, nous étions assis sur des chaises; les autres se tenaient accroupis autour de nous sur les tapis. Une table, la première que je voyais dans une maison persane, fut couverte d’une belle étoffe et chargée des fruits, des friandises et des sorbets les plus exquis. Ces derniers, ainsi que les sucreries, avaient été préparés par la maîtresse elle-même; il y avait là des amandes sucrées, des fruits confits, qui n’étaient pas seulement très-appétissants à l’œil, mais excellents au goût.

Pendant mon séjour à Tauris, les melons et les pêches se trouvaient en pleine maturité. Ces fruits étaient si parfaits, qu’on voyait bien que la Perse est leur véritable patrie. Les melons ont souvent une chair plutôt blanche ou verte que jaune; on peut la manger jusqu’à l’extrémité de la fine écorce, et, si quelque chose pouvait surpasser la douceur du sucre, ce seraient ces melons. Les pêches aussi sont excessivement juteuses, douces et parfumées.

Avant de quitter Tauris, il faut encore que je dise quelques mots du peuple. Le teint de l’homme du peuple est{537} peut-être un peu plus que basané; dans la classe supérieure, chez les deux sexes, le teint blanc prédomine. Tous ont les yeux et les cheveux noirs; forts et hauts de stature, ils ont les traits, et surtout le nez, très-prononcés, et quelque chose de sauvage dans le regard. Les femmes des basses classes ne sortent jamais sans être scrupuleusement voilées. Les hommes un peu élégants portent en ville un surtout très-long en drap foncé, avec des manches tailladées qui descendent jusqu’à terre. Au milieu du corps ils ont une ceinture ou un châle; leur tête est couverte d’un bonnet fourré de peau de mouton noir et pointu. Les femmes de la classe ouvrière ne semblent pas très-malheureuses; dans mes voyages, je n’en vis que peu travailler aux champs, et je remarquai aussi à la ville que tous les travaux pénibles étaient faits par les hommes.

A Tauris, comme du reste dans toute la Perse, les juifs, les Turcs et les chrétiens sont détestés. Il y a environ trois mois, les juifs et les chrétiens se trouvèrent exposés aux plus grands dangers. Des bandes de populace ameutée, s’étant mises à parcourir les quartiers qu’ils habitaient, avaient commencé à piller, à détruire les maisons, à menacer de mort les pauvres habitants, et même à exécuter contre quelques-uns leurs menaces. Mais heureusement le gouverneur de la ville fut prévenu aussitôt de ces scènes d’horreur. En homme brave et résolu, il ne se donna pas même le temps de mettre un cafetan, mais, vêtu comme il était chez lui, il se précipita au milieu de la multitude égarée et parvint à la disperser par l’énergie de ses paroles.

Déjà, dès mon arrivée à Tauris, j’avais témoigné le désir de continuer mon voyage par Natschivan et Érivan jusqu’à Tiflis. Au commencement, on me donna peu d’espoir; car, me disait-on, depuis les derniers événements politiques de l’Europe, le gouvernement russe défendait aussi sévèrement que la Chine l’entrée de son empire à tout étranger.{538} Mais M. Stevens me promit d’user en ma faveur de toute son influence sur le consul russe M. Anitschkow. En effet, grâce à sa puissante intercession, grâce aussi à mon sexe et à mon âge, on daigna faire une exception pour moi. Le consul russe ne m’accorda pas seulement la permission si ardemment désirée: il me donna en outre plusieurs bonnes recommandations pour Natschivan, Érivan et Tiflis.

On me conseilla de faire la route de Tauris à Natschivan (155 verstes, dont sept font un mille géographique) sur des bidets de poste, et d’emmener avec moi un domestique. Je suivis ce conseil, et je partis le 11 août, à neuf heures du matin. Plusieurs messieurs, dont j’avais fait la connaissance à Tauris, m’accompagnèrent jusqu’à quelques verstes hors de la ville, et, sur les bords d’une belle petite rivière, nous prîmes ensemble un déjeuner froid avant de nous séparer. Puis je continuai ma route, seule, il est vrai, mais pleine de confiance. N’allais-je pas dans des pays chrétiens, placés sous le sceptre d’un monarque qui savait faire régner l’ordre et la justice dans son empire?

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CHAPITRE XXII.

Sophia.—Marand, en Perse.—Frontière russe.—Natschivan.—Voyage en caravane.—Nuit passée en prison.—Continuation de mon voyage.—Érivan.—Poste russe.—Les Tartares.—Arrivée et séjour à Tiflis.—Continuation de mon voyage.—Kutaïs.—Marand, en Géorgie.—Traversée sur le Ribon.—Redout-Kalé.

11 août. Les stations entre Tauris et Natschivan sont à des distances très-inégales; mais une des plus longues est la première, celle de Sophia, qui nous demanda six heures de marche.

Comme il était déjà trois heures quand nous arrivâmes à Sophia, on ne voulut pas me laisser aller plus loin ce jour-là. On me montra le soleil pour m’indiquer qu’il était trop tard, et on chercha à m’inspirer la crainte d’être attaquée, pillée et même assassinée par les brigands. Mais de pareilles insinuations ne m’effrayaient jamais, et après avoir découvert, non sans beaucoup de peine, qu’il ne fallait que quatre heures pour arriver à la station prochaine, je résolus de continuer mon voyage, et, au grand dépit de mon domestique, que j’avais loué jusqu’à Natschivan, j’ordonnai de seller d’autres chevaux.

Presque au sortir de Sophia, nous entrâmes dans des vallées rocheuses, étroites et désertes, que mon guide me dit être très-dangereuses, et où je n’aurais pas aimé à passer pendant la nuit. Mais en ce moment le soleil brillait de tout son éclat; aussi, en pressant le pas de mon cheval, je ne pouvais assez admirer les teintes de couleurs variées répandues sur les groupes pittoresques des masses{540} de rochers. Les uns jetaient un reflet vert pâle, d’autres étaient comme enveloppés d’un voile à moitié transparent. Enfin plusieurs de ces rochers se terminaient en pointes dentelées et bizarres, et, vus de loin, ressemblaient à de beaux groupes d’arbres. Il y avait tant à voir, que je n’avais réellement pas le temps de songer à la peur.

A moitié route, nous rencontrâmes un joli petit village situé dans une vallée; puis nous gravîmes une montagne escarpée, sur la cime de laquelle je fus longtemps retenue par la vue surprenante d’une grande chaîne de montagnes.

Ce ne fut que vers les huit heures que nous arrivâmes à la station de Marand, mais sains et saufs et sans avoir perdu nos bagages.

Marand, riant et joli endroit qui s’étend dans une fertile vallée, fut la dernière ville persane par laquelle je passai. Les rues y sont larges et propres; les murs qui entourent les maisons et les jardins sont bien conservés, et on y trouve de petites places avec de belles fontaines bordées d’arbres.

Mais ce qui me plut moins que la ville, ce fut mon gîte de nuit. Il me fallut partager la cour avec les chevaux de poste. Mon souper se composa de quelques œufs frits, brûlés et trop salés.

12 août. Aujourd’hui, nous poussâmes jusqu’à Arax, étape frontière de la Russie. De Marand à Arax, il n’y a qu’une station, mais elle nous prit onze heures. Nous suivîmes le cours d’un petit ruisseau qui serpentait à travers des gorges et des vallées désertes. Nous ne rencontrâmes même pas le moindre hameau sur notre route, et, à l’exception de quelques petits moulins et des ruines d’une mosquée, je ne vis plus d’édifice dans l’empire persan. En général, la Perse est peu peuplée, ce qui tient au manque d’eau; car il n’y a pas de pays au monde qui ait plus de montagnes et moins de rivières. Aussi, l’air y est très-sec et très-chaud.

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La vallée dans laquelle Arax est situé est grande et très-pittoresque, grâce à la forme étrange des rochers. Tout au fond de la vallée, on voit poindre une haute chaîne de montagnes, parmi lesquelles se distingue l’Ararat, qui a plus de 5000 mètres, et dans la vallée même s’élèvent des masses de rochers isolés et escarpés, semblables à des pans de mur et à des tours. Le rocher le plus considérable, ayant la forme d’un cône pointu d’au moins 3 ou 400 mètres de haut, est Ilan-Nidag (mont du Serpent).

Non loin de la chaîne avancée des montagnes, coule le fleuve Arax ou Araxes. Il sépare l’Arménie de la Médie. Son cours est excessivement rapide et ses vagues s’élèvent à une grande hauteur. Il sert de limite entre le territoire persan et la Russie. Nous passâmes ce fleuve en bateau. Sur la rive opposée, il y a quelques maisonnettes où l’on arrête le voyageur et où il doit prouver qu’il n’est ni brigand, ni assassin, et surtout qu’il n’est pas de la classe dangereuse des révolutionnaires. En outre on vous soumet encore pour quelque temps à la quarantaine, si la peste ou le choléra exercent justement leurs ravages en Perse.

Une lettre du consul russe de Tauris au premier fonctionnaire d’Arax me valut une réception très-polie. Grâce à l’absence de peste et de choléra, je n’eus point de quarantaine à faire; mais à peine me trouvais-je sur le sol russe que l’on commença, de la manière la plus effrontée, à me demander des pourboires. Le fonctionnaire avait parmi ses gens un cosaque qui prétendait savoir l’allemand. On me le dépêcha pour s’informer de mes désirs, mais mon coquin savait autant l’allemand que moi le chinois, c’est-à-dire trois ou quatre mots. Je lui signifiai que je n’avais pas besoin de lui; cela ne l’empêcha pas de tendre aussitôt la main et de réclamer un pourboire.

13 août. De grand matin je quittai Arax, accompagnée d’un inspecteur de douane, et je fis à cheval trente-cinq{542} verstes jusqu’à la petite ville de Natschivan, située dans une des grandes vallées qu’entoure la haute chaîne de l’Ararat. Cette vallée est fertile; mais, comme tout le pays d’alentour, elle n’est pas riche en arbres.

Nulle part je n’eus jamais autant de peine qu’ici à me loger. J’avais deux lettres, l’une pour un médecin allemand, l’autre pour le gouverneur. Je ne voulus pas me rendre chez ce dernier en costume de village (car j’étais maintenant parmi des hommes civilisés, qui ont l’habitude de juger leurs semblables d’après l’habit). Comme il n’y avait pas d’hôtel à Natschivan, je comptais demander l’hospitalité au docteur. Je donnai à lire l’adresse de la lettre, écrite dans la langue du pays, à beaucoup de gens, en les priant de m’indiquer la maison; mais tout le monde secouait la tête et me laissait poursuivre mon chemin. J’arrivai ainsi à la douane, où l’on s’empara aussitôt de mon bagage, tandis qu’on me conduisait chez l’inspecteur. Celui-ci parlait un peu l’allemand, mais il ne fit non plus aucune attention à ma demande. Il m’intima l’ordre de me rendre au bureau de la douane et d’ouvrir mon petit coffre.

La femme et la sœur de l’inspecteur m’accompagnèrent. Je fus très-étonnée de cette politesse; mais je reconnus bientôt qu’un autre motif avait fait agir ces dames: elles voulaient savoir ce que je portais avec moi. Elles se firent donner des chaises, prirent place devant mon petit coffre, et à peine l’eus-je ouvert, que six mains (celles des deux dames et d’un employé de la douane) se mirent à fouiller dans mes effets. Une douzaine de petits papiers qui renfermaient des monnaies, des feuilles séchées et autres objets recueillis à Babylone et à Ninive, furent aussitôt ouverts et jetés çà et là. On sortit jusqu’au moindre petit bonnet, et il était aisé de voir qu’il en coûtait beaucoup à la femme de M. l’inspecteur de lâcher les rubans qu’elle tenait dans ses mains. Je finissais par croire que ce n’était qu’à présent que j’étais tombée entre les mains de sauvages.

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Après qu’on eut examiné suffisamment le coffre, ce fut le tour d’une petite caisse qui renfermait mon plus grand trésor, une petite tête en relief de Ninive[133]. On prit un gros maillet de bois pour enlever le couvercle d’une caisse qui n’avait qu’un pied de long. Je trouvai cela un peu trop fort, et me jetant en travers de la caisse, je m’opposai à ce vandalisme. Heureusement il arriva encore une troisième dame, une Allemande[134]. Je m’empressai de lui dire ce qu’il y avait dans la caisse, en ajoutant que je ne me refusais pas à la laisser ouvrir; seulement je demandais qu’on y allât avec précaution et qu’on se servît d’une pince et de tenailles. Mais, le croira-t-on, on n’avait pas même ces instruments au bureau de la douane où il se présente tous les jours des cas semblables. Cependant j’obtins, non sans peine, que l’on brisât avec précaution le couvercle en trois morceaux. Quelque excitée que je fusse, je ne pus m’empêcher de rire des sottes figures que firent les deux dames de la maison et M. l’inspecteur de la douane, quand ils aperçurent les fragments de tuiles et la tête un peu endommagée. Ils ne pouvaient pas concevoir qu’on traînât avec soi de pareilles vétilles.

La dame allemande, Mme Henriette Alexandwer, m’engagea à prendre chez elle une tasse de café, et, quand elle apprit dans quel embarras j’étais pour me loger, elle m’assigna aussitôt une chambre dans sa maison.

Le lendemain je fis une visite au gouverneur, qui m’accueillit avec beaucoup de politesse et me combla de prévenances. Il me fallut aller demeurer immédiatement chez lui. Il me fit avoir un passe-port et tous les visas dont{544} depuis mon entrée dans l’empire chrétien j’avais déjà eu besoin plus de six fois, et il négocia pour moi avec un Tartare dont la caravane allait à Tiflis. Avec la bonne dame Alexandwer je visitai la ville à moitié délabrée et le tombeau de Noé.

Natschivan, au dire des Persans, fut une des plus grandes et des plus belles villes d’Arménie; des écrivains arméniens prétendent même que Noé en a été le fondateur. La ville actuelle est tout à fait construite dans le style oriental; seulement un petit nombre de maisons modernes ont des fenêtres et des portes qui donnent sur la rue. La plupart du temps la façade est sur les petits jardins. Le costume du peuple ressemble encore passablement à celui des Persans; il n’y a que les fonctionnaires, les marchands et quelques particuliers qui soient habillés à l’européenne.

Du monument de Noé il ne reste plus qu’une pièce voûtée. Il n’existe plus de trace du dôme dont il semble avoir été recouvert autrefois, car les quelques ruines qui ont échappé à la destruction ne permettent de rien affirmer. Dans l’intérieur on ne voit ni sarcophage ni tombe; dans le milieu seulement se trouve un pilier en maçonnerie sur lequel repose le plafond. Tout le monument est entouré d’un mur peu élevé. Il est visité non-seulement par des pèlerins chrétiens, mais aussi par beaucoup de mahométans. Tous ces gens ont une singulière croyance: si la pierre qu’ils appuient contre le mur y reste collée, ils s’imaginent que la chose à laquelle ils ont pensé en le faisant est nécessairement vraie ou bien doit se réaliser, tandis que c’est l’inverse dans le cas contraire. Ce fait s’explique tout bonnement de la manière suivante: le ciment ou la chaux est toujours un peu humide; si l’on relève un peu la pierre plate en l’appuyant contre le ciment, elle s’y attache; mais si on l’appuie tout droit, elle tombe.

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Non loin du tombeau de Noé, il y a un très-beau monument; malheureusement je ne pus savoir à quelle époque il appartenait et qui en était l’auteur. Il a la forme d’une haute tour dodécagone, dont les parois sont recouvertes de haut en bas des figures mathématiques les plus ingénieuses, triangles, hexagones, et à quelques endroits elles sont incrustées d’une argile bleue vernie. L’ensemble est entouré d’un mur qui forme une petite cour d’enceinte; à la porte d’entrée il y a de petites tours à moitié délabrées, qui ressemblent à des minarets.

17 août. Aujourd’hui je fus très-mal à mon aise, ce qui me causa d’autant plus de déplaisir que la caravane partait le soir. Il y avait déjà plusieurs jours que je ne pouvais rien prendre, et je ressentais un très-grand accablement. Cependant je quittai mon lit de repos et je montai sur un cheval de caravane, pensant que le changement d’air me guérirait plus promptement.

Par bonheur nous ne fîmes qu’un petit trajet, nous nous arrêtâmes non loin des portes de la ville, et nous y passâmes la nuit et toute la journée du lendemain.

Ce ne fut que le soir du 18 août que nous continuâmes notre route. La caravane ne transportait que des marchandises; les conducteurs étaient des Tartares. On fait d’ordinaire le voyage de Natschivan à Tiflis (500 verstes) en douze ou quinze jours; mais, à en juger par le commencement, je devais bien m’attendre à y mettre six semaines, car la première nuit nous fîmes à peine une lieue et la nuit d’ensuite nous ne fîmes guère plus de quatre lieues. A pied, j’aurais fait plus de chemin.

19 août. La position n’était vraiment pas supportable. Toute la journée nous restâmes étendus sur des champs de chaume déserts et exposés aux rayons du soleil le plus ardent. A neuf heures du soir seulement, nous montâmes à cheval, et quatre heures plus tard, à une heure après minuit, on fit halte de nouveau. La seule chose{546} qui fût bonne dans notre caravane, c’était la nourriture. Les Tartares ne vivent pas d’une manière aussi frugale que les Arabes; tous les soirs on servait un excellent pilau fait avec de la bonne graisse et souvent même on y mettait du raisin sec ou des pruneaux. En outre on venait nous vendre des pastèques et des melons. Ces vendeurs, en grande partie des Tartares, choisissaient toujours un bon petit morceau qu’ils m’offraient sans jamais vouloir accepter d’argent.

Nous traversions toujours de grandes vallées fertiles autour du pied de l’Ararat. Aujourd’hui je vis cette majestueuse montagne d’assez près et dans toute sa magnificence. Je m’en étais déjà éloignée de quelques milles. Sa grandeur la fait paraître comme isolée et séparée de toutes les autres montagnes; mais elle se relie par de hautes collines à la chaîne du Taurus; sa plus haute cime est fendue, de sorte qu’il se forme une petite plaine entre les deux pointes, et c’est en ce lieu qu’après le déluge l’arche de Noé doit s’être engravée. Il y a des gens qui prétendent qu’on l’y trouverait encore, si l’on pouvait seulement déblayer la neige sous laquelle elle est ensevelie.

Dans les géographies modernes, la hauteur de l’Ararat est évaluée à près de 6000 mètres, tandis que dans les géographies anciennes on ne lui en donne pas même 4000. Les Persans et les Arméniens appellent le mont Ararat Macis. Les écrivains grecs le prennent pour une partie du Taurus. L’Ararat est tout à fait désert, et sa cime est couverte d’une neige qui ne fond jamais; au pied de cette montagne est le couvent Arakilvank, à l’endroit où Noé doit avoir établi sa première demeure.

Le 20 août, nous campâmes près du petit village de Gadis. Beaucoup de commentateurs de l’Écriture sainte placent le paradis en Arménie. En tout cas, l’Arménie est le théâtre des événements les plus célèbres. Il n’a été livré nulle part autant de batailles que dans ce pays, puisque{547} tous les grands conquérants de l’Asie réduisirent successivement cette contrée sous leur domination.

21 août. Nous restâmes toujours dans le voisinage de l’Ararat; nous passions de temps à autre près des colonies russes et allemandes. Dans ces dernières, les maisons ressemblaient tout à fait à celles des villages allemands des montagnes. Le chemin était toujours très-raboteux et très-pierreux, et je comprends à peine comment il est praticable pour la poste.

Aujourd’hui il m’arriva une aventure très-désagréable.

La caravane fit halte près de la station de Sidin, à environ cinquante pas de la route de la poste. Vers les huit heures du soir, j’allai me promener jusqu’à la grande route; au moment où je me disposais à revenir sur mes pas, j’entendis le son des clochettes des chevaux de poste, je m’arrêtai pour voir les voyageurs. Il y avait dans la charrette ouverte un monsieur, et à côté de lui un Cosaque armé. Quand la voiture fut passée, je me retournai tranquillement; mais à ma grande surprise elle s’arrêta, et presque au même instant je me sentis saisie fortement par le bras. C’était le Cosaque qui cherchait à m’entraîner vers la voiture. Je m’efforçai de me débarrasser de lui, et de la main dont je pouvais disposer je montrai la caravane en criant que j’en faisais partie. Il me ferma aussitôt la bouche de son autre main et me jeta sur la voiture, où le monsieur m’empoigna et me retint de force. Le Cosaque sauta rapidement sur la voiture et le cocher lança les chevaux à fond de train. Tout cela se fit avec une si grande rapidité que je ne sus réellement pas où j’en étais. Les hommes me retenaient par les bras, et on ne me rendit la liberté d’user de la parole que quand nous fûmes assez loin pour que mes cris ne fussent plus entendus.

Par bonheur je n’eus pas peur. Je me figurai aussitôt que ces deux aimables Russes devaient dans leur zèle m’avoir{548} prise pour une personne très-dangereuse, et avoir cru faire une capture très-importante. Quand on me permit de parler, ce fut pour répondre aux questions judicieuses que l’on m’adressait sur mon nom et ma patrie. Je savais assez de russe pour pouvoir donner les renseignements demandés; mais, au lieu de se contenter de mes réponses, ils me demandèrent mon passe-port; je leur dis qu’ils n’avaient qu’à envoyer chercher mon coffre, et qu’alors j’éclaircirais parfaitement ma position.

Nous arrivâmes enfin à la station de poste, où l’on me conduisit dans une chambre. Le Cosaque se tint avec son arme près la porte ouverte pour me garder à vue, et le monsieur, que je prenais, à ses parements de velours vert foncé, pour un employé impérial, demeura quelque temps dans la chambre. Au bout d’une demi-heure, le maître de poste, ou je ne sais quel autre personnage, vint m’examiner et entendre le récit du grand exploit, que lui firent en riant mes deux bourreaux.

Souffrant faim et soif, surveillée sévèrement, il me fallut passer la nuit sur un banc de bois, sans avoir ni drap ni manteau pour me couvrir. On ne me donna ni un morceau de pain ni une couverture; et pour peu que je fisse mine de me lever de mon banc pour me promener en long et en large dans la chambre, le Cosaque arrivait aussitôt, me saisissait par le bras et me ramenait à mon banc en m’enjoignant expressément de me tenir tranquille.

Vers le matin on apporta mes effets, je montrai mes papiers, et on me rendit la liberté. Mais au lieu de me faire des excuses des procédés sauvages dont on avait usé à mon égard, on se moqua encore de moi, et, quand je descendis dans la cour, tout le monde me montra au doigt et partagea les rires de mes geôliers.

Oh! mes bons Arabes! Oh! Turcs, Persans, Hindous, pareille chose ne m’est pas arrivée chez vous! J’ai traversé paisiblement vos pays! Avec quelle indulgence ne me{549} traita-t-on pas sur les frontières de la Perse, quand je feignais de ne pas comprendre qu’on me demandait mon passe-port! Qui m’aurait dit que je rencontrerais tant d’obstacles et que j’essuierais tant d’avanies sur cette terre chrétienne?

Le 22 août je rejoignis la caravane, où l’on me reçut avec la plus vive cordialité.

23 août. La contrée reste à peu près toujours la même. D’une grande vallée on en découvre une autre. Ces vallées sont moins cultivées que celles de la Perse; cependant j’en vis une d’une assez belle culture, où les villageois avaient même planté des arbres devant leurs cabanes.

24 août. Station d’Érivan. Je fus heureuse d’être arrivée dans cette ville, car j’espérais y rencontrer quelques compatriotes et trouver par leur entremise une occasion pour arriver plus promptement à Tiflis. J’étais fermement résolue à quitter la caravane, car elle ne faisait pas plus de quatre lieues par jour.

J’avais deux lettres de recommandation, une pour le médecin de la ville, M. Müller, l’autre pour le gouverneur. Celui-ci était à la campagne. Mais le docteur Müller m’accueillit avec tant de bonté que j’eusse eu de la peine à trouver ailleurs une meilleure hospitalité.

Érivan[135], sur le Zengui, capitale de l’Arménie, compte en{550}viron 17 000 habitants. Située sur des coteaux dans une grande plaine, et bornée de tous côtés de montagnes, elle est entourée de quelques murs fortifiés. Quoique l’architecture commence déjà à dominer dans cette ville, elle ne brille ni par la beauté ni par la propreté. Ce qui m’amusa le plus, ce fut de me promener dans les bazars, non pas à cause des marchandises, qui n’offraient absolument rien de remarquable, mais à cause des costumes variés et en grande partie étrangers qui m’étaient inconnus.

J’y voyais des Tartares, des Cosaques, des Tcherkesses ou Circassiens, des Géorgiens, des Mingréliens, des Turcomans, des Arméniens, etc. C’étaient, pour la plupart, de beaux hommes forts, à la physionomie belle et expressive, surtout les Tartares et les Circassiens.

Leur costume ressemblait en partie à celui des Persans; le costume tartare ne se distinguait de celui des Persans du peuple que par les dentelles dont les bottes étaient garnies et par un bonnet beaucoup plus bas. La dentelle de la botte a souvent près de 10 centimètres de long, et elle est repliée en dedans à l’extrémité. Le bonnet est également pointu et en fourrure noire, mais de moitié plus bas.

Quant aux femmes de toutes ces diverses tribus, on n’en voit que peu dans les rues; elles sont toutes enveloppées depuis les pieds jusqu’à la tête, mais elles ne voilent pas leur figure.

Les Russes et les Cosaques ont les traits stupides des Calmouks; leur conduite répond parfaitement à leur physionomie. Je n’ai jamais vu de peuple plus cupide, plus grossier et en même temps plus servile. Quand je demandais quelque chose, ou bien l’on ne me répondait pas, ou bien on me faisait une réponse brutale, ou encore on me riait au nez et on me laissait là. Cette barbarie ne m’aurait peut-être pas tant frappée, si j’étais venue d’Europe.

Déjà à Natschivan j’avais eu l’idée de voyager par la poste; mais on m’en avait dissuadée, en m’assurant que,{551} voyageant seule, je ne pourrais jamais me tirer d’affaire avec les aimables employés de la poste russe. Cependant, malgré tout, je résolus fermement à Érivan d’user de ce moyen de transport, et je priai M. le docteur Müller de m’aplanir les difficultés. Dans l’empire russe, pour avoir le droit de prendre des chevaux de poste, il faut se faire délivrer une permission (padroschna), acte politique important, que l’on ne peut obtenir que dans une ville, où se tiennent différentes administrations et divers bureaux; car pour se la procurer il ne faut pas faire moins de six courses: 1º chez le receveur de la cour des comptes; 2º à la police (naturellement avec son passe-port et son permis de séjour); 3º chez le commandant; 4º de nouveau à la police; 5º derechef chez le receveur, et 6º en dernier lieu, encore à la police. Dans la padroschna il faut indiquer exactement jusqu’où l’on veut aller; car le maître de poste ne pourrait pas vous laisser faire une verste au delà de la station indiquée. Ensuite il faut payer pour chaque cheval et par chaque verste un demi-kopeck (environ deux centimes et demi). Cela ne semble pas beaucoup au premier abord, mais cette taxe ne laisse pas d’être considérable, quand on pense qu’il faut sept verstes pour un mille géographique, et que l’on ne voyage jamais avec moins de trois chevaux.

Le 26 août à quatre heures du matin, la voiture de poste devait être devant la maison, mais six heures sonnèrent et rien ne parut. Si M. Müller n’avait pas eu la bonté d’aller lui-même à la poste, je n’aurais eu ma voiture que le soir. Enfin je partis à sept heures. J’eus ainsi un avant-goût de la rapidité avec laquelle je devais espérer d’être menée. On voyageait, il est vrai, très-vite; mais celui qui n’a pas un corps de fer ou une voiture à ressort bien rembourrée ne sera pas trop charmé de cette rapidité: on aimerait certainement mieux aller plus lentement sur ces vilaines routes raboteuses.

La voiture de poste, pour laquelle on paye dix kopecks{552} par station, n’est autre chose qu’une très-courte charrette de bois découverte à quatre roues. Au lieu d’un siége on y met un peu de foin, et il reste juste assez de place pour un petit coffre sur lequel s’assied le postillon. Ces charrettes vous secouent d’une manière épouvantable; notez qu’il ne s’y trouve aucun appui, de sorte qu’il faut bien faire attention de ne pas être lancé dehors. L’attelage est composé de trois chevaux placés à côté l’un de l’autre; au-dessus de celui du milieu passe un arc-boutant en bois, auquel sont attachées deux ou trois clochettes qui font toujours un vacarme infernal. Qu’on joigne à cela le craquement de la voiture, les cris du cocher sans cesse occupé à exciter et à fouetter ses pauvres bêtes, et on comprendra facilement que l’équipage arrive souvent à la station sans le voyageur. Les gémissements de ce malheureux ne frappent point l’oreille du cocher. La répartition des stations est très-inégale, elles varient de quatorze à trente verstes.

Entre la deuxième et la troisième station, je traversai un terrain peu étendu où je trouvai une espèce de lave qui ressemblait parfaitement à la belle lave luisante et vitreuse d’Islande (agate noire appelé aussi obsidian), et que l’on prétend ne devoir se trouver que dans ce pays. La troisième station se trouve dans un village nouvellement établi qui s’étend le long du lac Liman.

27 août. Aujourd’hui, j’éprouvai de nouveau combien il est agréable de voyager par la poste russe. La veille au soir j’avais tout commandé et réglé d’avance; cependant, le lendemain, il me fallut éveiller moi-même l’employé de la poste, me mettre à la recherche du postillon, et être toujours sur les talons de l’un et de l’autre pour pouvoir partir. A la troisième station, on me fit attendre quatre heures les chevaux; à la quatrième, on ne m’en donna pas du tout; il fallut forcément y passer la nuit, quoique je n’eusse fait que quarante-cinq verstes dans toute la journée.

{553}

A partir de Delischan, la contrée change de caractère: les vallées se resserrent de manière à former des gorges étroites, et parfois les montagnes ne s’écartent que juste pour faire place à de petits villages et à quelques propriétés. Les masses de rochers aussi disparaissent peu à peu, et des bois touffus couvrent les hauteurs.

Près de Pipis, la dernière station de ma journée, s’élevaient tout contre la route des masses et des débris superbes de roches, dont quelques-unes avaient presque la forme de magnifiques colonnes.

28 août. J’eus des tracasseries continuelles avec les gens de la poste. Il n’est rien que je déteste autant que les querelles et les mauvais traitements; mais je crois que j’aurais été assez tentée de bâtonner ces gens pour leur faire entendre raison; car on ne peut pas se faire une idée de leur apathie, de leur flegme et de leur barbarie. On trouve les employés et les valets presque à toute heure du jour ou ivres ou couchés. Dans cet état, ils font ce qu’ils veulent, ne bougent pas de place et se moquent encore du pauvre voyageur. Ce n’est qu’à force de cris et de tapage qu’on finit par en décider un à sortir la charrette, un autre à la graisser, un troisième à donner à manger aux chevaux, qu’il faut souvent encore ferrer. Ensuite les rênes, le harnais, ne sont pas en ordre; il faut les attacher, les raccommoder: il en est ainsi d’une foule d’autres choses, qui se font toutes avec la plus grande lenteur. Si plus tard, dans les villes, je me plaignais de ces misérables stations de poste, on me répondait que ces pays ne se trouvaient que depuis trop peu de temps sous la domination russe, que la ville impériale était trop éloignée, et qu’une femme voyageant seule devait s’estimer heureuse de s’en tirer encore si bien.

A ces beaux raisonnements, je ne pouvais rien opposer, si ce n’est que dans les plus nouvelles possessions transmarines des Anglais, encore bien plus éloignées de la{554} métropole, tout était parfaitement disposé et organisé, et qu’on expédiait aussi vite une femme sans domestique qu’un gentleman; car on trouve l’argent et les droits de la plus simple voyageuse aussi concluants que ceux d’un grand seigneur.

Il en est tout autrement dans une station de poste russe. Quand arrive un fonctionnaire ou un officier, tous courent, s’empressent à l’envi et font force courbettes, car on craint les coups et les châtiments. Les officiers et les employés appartiennent, en Russie, à la classe privilégiée, et se permettent une foule d’actes arbitraires. Quand ils ne voyagent pas pour affaires de service, ils ne devraient pas, si l’on suivait l’ordonnance, avoir plus de droits que tout autre particulier. Mais, au lieu de prêcher d’exemple et de montrer à la multitude que tout le monde est soumis aux lois et aux règlements, ce sont eux justement qui les foulent aux pieds. Ils envoient en avant un domestique ou prient un de leurs amis qui voyage d’annoncer aux stations qu’ils arriveront tel ou tel jour, et qu’il leur faudra huit ou douze chevaux. Si dans l’intervalle il survient quelque empêchement, une invitation à une chasse ou à un dîner, ou bien s’il prend à madame une migraine ou des vapeurs, monsieur remet simplement son voyage d’un ou de deux jours. Les chevaux sont toujours tenus prêts, et le maître de poste n’ose pas en disposer en faveur de simples particuliers[136].

Il peut donc arriver qu’on vous retienne un ou deux jours à la même station, et qu’avec la poste russe, qui vous conduit si vite, on n’avance pas plus qu’avec une caravane. Je mis bien des fois toute une journée à faire une station. Aussi je frissonnais toujours à la vue d’un uni{555}forme, car je devais m’attendre à ce qu’on ne me donnât pas de chevaux.

A chaque relais de poste, il y a une ou deux salles pour les voyageurs et un Cosaque marié qui avec sa femme sert les étrangers et leur fait la cuisine. On ne paye rien pour la chambre, elle appartient de droit au premier arrivant. Le personnel chargé du service est aussi complaisant que les hommes préposés à l’écurie, et on a souvent de la peine à se procurer, à force d’argent, la moindre chose, soit quelques œufs, soit un peu de lait.

Si dans mon voyage en Perse j’avais couru de vrais périls, mon trajet à travers la Russie asiatique m’avait révoltée à tel point que je préfère, sans contredit, le premier.

A partir de Pipis, la beauté du paysage diminue à vue d’œil, les vallées s’élargissent, les montagnes s’abaissent, et les unes et les autres sont souvent nues et dépouillées d’arbres.

Je rencontrai aujourd’hui plusieurs troupes nomades de Tartares. Ces gens étaient assis sur des bœufs et sur des chevaux qui portaient en outre leurs tentes et leurs ustensiles. Venaient ensuite des troupeaux de vaches et de brebis. Les femmes tartares sont vêtues d’une manière à la fois très-riche et très-déguenillée.

Leur costume se compose presque toujours d’étoffe de soie ponceau brodée souvent de fils d’or. Elles portent de larges pantalons, un cafetan long et un autre cafetan plus court par-dessus; sur la tête elles ont une espèce de ruche faite d’écorce d’arbre, avec un tissu rouge, chargée de morceaux de fer-blanc, de coraux et de petites monnaies. Depuis la poitrine jusqu’à la ceinture, leurs robes sont également garnies de boutons, de clochettes, d’anneaux et autres objets semblables; de l’épaule descend un cordon auquel est attachée une amulette; elles ont de petits anneaux passés dans les narines. Elles s’enveloppent, il est{556} vrai, de grands châles, mais elles laissent leur figure découverte.

Leur mobilier se compose de tentes, de jolis tapis, de chaudrons en fer et de cuvettes en cuir, etc. Les Tartares suivent pour la plupart la religion mahométane.

Les Tartares qui ne mènent pas une vie nomade ont de singulières habitations que l’on pourrait appeler de grandes taupières. Leurs villages sont en grande partie bâtis sur des coteaux et des collines, où ils creusent des trous de la grandeur de chambres spacieuses. La lumière n’y pénètre que par l’entrée ou la sortie. Celle-ci, plus large que haute, est garantie par un grand appentis de planches qui repose sur des poutres ou des troncs d’arbres. Rien n’est plus bizarre à voir qu’un pareil village, composé seulement d’appentis et n’ayant ni fenêtres ni portes, ni murs ni parois.

Les Tartares domiciliés dans les plaines y élèvent de grands tertres, construisent leur hutte en pierres ou en bois et la comblent de terre qu’ils affermissent de manière à ce qu’on ne découvre pas la moindre trace de leur demeure. Il n’y a que peu d’années encore qu’on voyait, dit-on, à Tiflis plusieurs de ces demeures souterraines.

29 août. J’avais encore une station de vingt-quatre verstes à faire pour arriver à Tiflis. Le chemin était comme partout, plein de trous, d’ornières et de pierres, et j’étais obligée de bien me serrer le front avec un mouchoir pour pouvoir supporter les cahots, ce qui ne m’empêcha pas d’avoir chaque jour de grands maux de tête. Mais ce ne fut qu’aujourd’hui que j’appris à bien connaître les désagréments de ma voiture. Non-seulement il avait plu toute la nuit, mais il continua toujours à pleuvoir. Les roues jetèrent tant de boue sur la charrette que je me trouvai bientôt enfoncée comme dans un bourbier; j’en avais la tête couverte, et ma figure même ne fut pas épargnée. De petites planches placées au-dessus des roues{557} auraient suffi pour remédier à ce mal; mais qui s’occupe dans ce pays de la commodité du voyageur?

On ne découvre Tiflis qu’à la deuxième moitié de la station. L’aspect de cette ville me surprit beaucoup; elle est, sauf quelques clochers, bâtie dans le style européen, et depuis Valparaiso je n’avais pas vu une ville semblable aux villes d’Europe. Tiflis compte 50 000 habitants, elle est la capitale de la Géorgie[137], et n’est pas située bien loin des montagnes.

Beaucoup de maisons sont construites sur des collines, sur des rochers hauts et escarpés, ou bien adossées à des pans de rocher. De quelques-unes des collines, on a une vue magnifique sur la ville et sur la vallée. Cette dernière, au moment où j’y arrivai, ne paraissait pas très-jolie, parce que la rentrée de la moisson lui avait enlevé tout l’ornement des couleurs: elle ne brille pas non plus par l’abondance des jardins et des bosquets; en revanche, le Kour (appelé plus souvent Cyrus) coupe par ses beaux circuits la vallée et la ville, et, dans le lointain, brillent les sommets neigeux du Caucase. Une forte citadelle, Naraklea, est assise sur des rochers escarpés, juste devant la ville.

Les maisons sont grandes, pleines de goût, ornées de façades et de colonnes, et couvertes de tôle ou de tuiles. La place Erivanski est très-belle. Entre les édifices publics, on distingue surtout le palais du gouverneur, le séminaire grec et arménien et plusieurs casernes. Le grand théâtre, au milieu de la place Erivanski, n’était pas encore terminé. On voit que la vieille ville doit{558} céder la place à la nouvelle. Partout des maisons sont démolies et on en construit de nouvelles; bientôt on ne connaîtra plus que par tradition les rues étroites, et il ne reste déjà de l’ancienne construction orientale que les maisons grecques et arméniennes. Les églises sont, pour le luxe et la grandeur, bien inférieures aux autres édifices; les tours sont basses, rondes et, la plupart du temps, couvertes de plaques vertes d’argile vernies. La plus ancienne église catholique s’élève sur un haut rocher dans la citadelle; elle sert uniquement de prison.

Les bazars et les kans n’offrent rien de remarquable; d’ailleurs, il y a ici, comme dans les villes d’Europe, des boutiques et des magasins. Plusieurs ponts larges sont jetés sur le Kour. La ville possède beaucoup de sources sulfureuses chaudes d’où elle tire son nom: Tiflis ou Tbilissi signifie ville chaude. Malheureusement la plupart des bains sont en mauvais état. De petites coupoles avec fenêtres couvrent les bâtiments où jaillissent les eaux. Le réservoir, les planchers et les murs sont revêtus en partie de grandes dalles de pierre; quant au marbre, l’on n’en voit pas beaucoup. Il y a des bains particuliers et des bains publics; l’accès des édifices où s’assemblent les femmes est interdit aux hommes. Cependant l’on est loin d’être aussi sévère ici qu’en Orient. Le monsieur qui eut la bonté de m’accompagner dans un de ces bains put sans obstacle parcourir les antichambres, qui n’étaient cependant séparées des bains que par une simple cloison de planches.

Non loin des bains se trouve le jardin botanique, qui a été établi à grands frais sur la pente d’une montagne. Les terrasses devraient être coupées artistement, soutenues par de la maçonnerie et comblées avec de la terre. Pourquoi avait-on choisi une place si défavorable? je pouvais si peu me l’expliquer, que je remarquai peu de plantes rares et ne vis partout que des ceps de vigne. Je croyais me promener dans un vignoble. La plus grande curiosité{559} de ce jardin, ce sont deux ceps de vigne dont les troncs ont chacun un pied de diamètre. Ils sont tellement prolongés en berceaux et en allées, qu’on peut faire à leur ombre de jolies promenades. On tire de ces deux ceps plus de mille bouteilles de vin par an.

Sur une des terrasses les plus élevées, on a pratiqué dans le rocher une vaste et haute grotte dont toute la partie de devant est ouverte et forme une grande galerie voûtée. Dans les belles soirées d’été, on y donne des concerts, on y danse, on y joue la comédie.

Les dimanches et les jours de fête, le joli jardin du gouverneur est ouvert au public. On y trouve des balançoires, des jeux de bagues et deux orchestres. La musique militaire, exécutée par des soldats russes, ne valait pas celle que j’avais entendu exécuter à Rio-de-Janeiro par les noirs.

Quand je visitai l’église arménienne, le corps d’un jeune homme y était justement exposé. Il se trouvait dans un riche cercueil ouvert, revêtu de velours rouge et bordé de franges d’or. On avait jeté des fleurs sur le cadavre, qui était orné d’une espèce de guirlande et recouvert d’une fine gaze blanche. Les prêtres, dans leur superbe costume, accomplissaient les cérémonies funèbres, qui ressemblaient beaucoup à celles du culte catholique. La pauvre mère, à côté de laquelle le hasard m’avait fait agenouiller, se mit à sangloter tout haut, lorsqu’on se disposa à emporter les dépouilles mortelles de son fils bien-aimé. Moi aussi je ne pus me défendre de verser des larmes; je ne pleurai pas la mort du jeune homme, mais la profonde douleur de la mère accablée.

Je quittai cette scène de deuil pour visiter quelques familles grousiniennes et arméniennes. On me reçut dans des pièces spacieuses, mais dont la disposition intérieure était des plus simples. Le long des murs, il y avait des bahuts de bois couverts de peintures et ornés en partie de tapis. C’est sur ces bahuts que s’asseyent, man{560}gent et boivent ces bonnes gens. Les femmes portent aussi un simple costume grec.

Dans les rues, on voit si souvent des costumes européens et asiatiques à côté l’un de l’autre, que la vue des uns ne frappe pas plus que celle des autres. Le costume le plus nouveau pour moi fut celui des Circassiens. Il se compose d’un large pantalon, d’une robe courte et plissée, avec une écharpe étroite et des poches de côté pouvant contenir de six à dix cartouches, de bottines bien justes à pointe recourbée et d’un petit bonnet fourré et serré. Les robes des gens aisés sont en drap bleu foncé très-fin et les bords garnis de franges d’or ou d’argent.

Les Circassiens se distinguent entre tous les peuples du Caucase par leur beauté. Les hommes, grands de taille, ont une physionomie très-régulière et beaucoup de souplesse dans leurs mouvements. Les femmes ont des formes délicates, la peau blanche, les cheveux foncés, les traits réguliers, la taille élancée et beaucoup de gorge. Dans les harems turcs, elles passent pour les plus grandes beautés. Je dois avouer que dans ceux de la Perse j’ai vu parmi les femmes persanes beaucoup plus de beautés que dans les harems turcs, lors même qu’ils étaient peuplés de Circassiennes.

Les femmes asiatiques qu’on rencontre ici dans les rues s’enveloppent de grands châles blancs; quelques-unes se cachent la bouche; peu d’entre elles se couvrent tout le visage.

Je ne puis pas dire grand’chose de la vie domestique des employés et des officiers russes. Cependant j’avais des lettres pour le directeur de la chancellerie, M. de Lille, et pour le gouverneur, M. de Yermaloff. Mais je n’eus guère le don de plaire à ces deux messieurs; sans doute ils furent formalisés de la manière franche et libre dont j’exprimai mon opinion sur le mauvais système de poste et sur les routes détestables du pays.

{561}

Je leur avais raconté mon arrestation avec quelques commentaires, et, pour mettre le comble à leur indignation, j’avais eu le malheur d’ajouter que ce court voyage sur le territoire russe m’avait complétement dégoûtée de mon ancien projet d’aller par le Caucase à Moscou et à Saint-Pétersbourg, et que je désirais prendre le chemin le plus court pour passer le plus tôt possible la frontière russe.

Si j’avais été un homme, ce langage hardi aurait bien pu me valoir un séjour plus ou moins long en Sibérie.

M. de Lille me recevait néanmoins toujours avec politesse, quand je venais le voir au sujet de mon passe-port; mais le gouverneur ne me montra même pas assez d’égards pour prendre le temps de le signer.

Après m’avoir remise d’un jour à l’autre, il plut à ce haut dignitaire d’aller passer deux jours à la campagne. Le jour de son retour se trouvant être un dimanche, on ne put songer à lui imposer un si grand travail; de sorte que je n’eus mon passe-port que le sixième jour.

Si, munie de lettres pour de hauts personnages, j’étais traitée ainsi, à quoi ne devaient pas être exposés de pauvres malheureux privés de tout appui!... Aussi j’appris qu’on les faisait souvent attendre deux ou trois semaines.

Le gouverneur général, le prince Woronzoff, n’était malheureusement pas à Tiflis. Je regrettais d’autant plus son absence qu’on me l’avait généralement dépeint comme un homme très-éclairé, plein de justice et d’humanité.

Ce qui m’amusa bien plus que mes courses chez le gouverneur russe, ce fut ma visite chez le prince persan Behmen-Mirza, à qui j’apportais des lettres et des nouvelles de sa famille restée à Tebris. Quoique le prince fût malade, il ne m’en reçut pas moins. On m’introduisit dans une grande salle, véritable hôpital, car il y avait là sur des tapis et des coussins huit malades, le prince, quatre{562} de ses enfants et trois femmes. Tous avaient la fièvre. Le prince est un homme de trente-cinq ans, d’une extrême beauté. Il a l’air fort, sa figure ouverte exprime l’esprit et la bonté. Il parlait de sa patrie avec un profond chagrin; un sourire affectueux et douloureux se peignait sur ses traits quand je faisais mention de ses beaux enfants[138] et que je racontais avec quelle facilité et quelle sûreté j’avais parcouru les provinces placées naguère encore sous sa domination.

La connaissance la plus intéressante et en même temps la plus utile pour moi fut celle d’un Allemand, M. Salzmann, qui joint à une science approfondie de l’économie politique et de l’horticulture une extrême bonté de cœur. Il s’intéresse à tous les hommes, et particulièrement à ses compatriotes; aussi, partout où je prononçais son nom, on me parlait de lui avec la plus haute estime. Il a même été décoré par le gouvernement russe, quoiqu’il ne soit pas à son service.

M. Salzmann a construit une très-belle maison pourvue de toutes les commodités pour recevoir chez lui des voyageurs; il possède en outre, à dix verstes de la ville, un grand verger près duquel se trouvent des sources de naphte[139]. Quand il apprit que je désirais les voir, il m’invita aussitôt à y faire une partie avec lui. Ces sources sont situées tout près de Kour. On y a creusé des fosses carrées d’environ 25 toises de profondeur, et on y puise le naphte dans de grands baquets de bois. Cependant ce naphte est de l’espèce la plus commune, il est d’un brun foncé et plus épais que de l’huile. On en fait de l’asphalte, de la graisse pour les voitures, etc. Le fin naphte blanc, dont on peut se{563} servir en guise de lumière et de feu, se trouve près de la mer Caspienne.

Il vaut encore la peine de faire une promenade à la chapelle de David, située sur une colline aux portes de la ville. On y voit, indépendamment des environs, qui sont superbes, un beau monument, élevé à la mémoire de l’ambassadeur russe Gribojetof, assassiné en Perse à l’occasion d’une insurrection. Au pied d’une croix artistement fondue en métal, est prosternée l’épouse éplorée qui la tient étroitement embrassée.

Lundi, 5 septembre, à onze heures du matin, je reçus mon passe-port. Une heure après je commandai ma voiture. M. Salzmann me conseilla d’aller encore visiter quelques colons allemands établis dans un rayon de 10 à 20 verstes autour de Tiflis; il s’offrit gracieusement de m’accompagner dans cette excursion; mais je n’en eus pas grande envie, d’autant plus que j’avais entendu dire qu’en général ces colons étaient déjà très-dégénérés, et que la paresse, la tromperie, la saleté, l’ivresse, ne régnaient pas moins chez eux que dans les colonies russes.

A trois heures de l’après-midi, je quittai Tiflis. Il y a tout près de la ville, sur la route, une croix en métal avec l’œil de Dieu, sur un piédestal en granit taillé, et entouré d’une balustrade de fer. Une inscription annonce que le 12 octobre 1837 Sa Majesté Impériale a versé en ce lieu, mais qu’elle a eu l’insigne bonheur de ne se faire aucun mal. «Élevé par les sujets reconnaissants.» Cet accident semble donc avoir été un des événements les plus importants de la vie du grand monarque, puisqu’on a voulu en perpétuer le souvenir par un monument. Il est certain que ce monument n’a pas été élevé sans l’assentiment de l’empereur. Je ne saurais dire encore qui mérite plus d’admiration ou du peuple qui l’a élevé, ou du monarque qui l’a permis.

Mon trajet pour ce jour-là se réduisit à une seule sta{564}tion; mais elle fut si longue que je n’y arrivai que le soir. Je ne pouvais songer à continuer mon voyage, car les routes, non-seulement ici, mais dans presque toutes les provinces, sont si peu sûres qu’on ne peut voyager le soir ou la nuit sans une escorte de Cosaques dont on trouve à chaque station une petite escouade affectée à ce service.

Les environs offraient assez de variété; de jolies collines enfermaient de riantes vallées, et sur les cimes de plusieurs montagnes on voyait des ruines de forts et de citadelles. Dans ces contrées, comme dans l’ancien empire allemand, il fut aussi un temps où les seigneurs se faisaient la guerre l’un à l’autre et où personne n’était sûr ni de ses biens ni de sa vie. Les seigneurs demeuraient dans des châteaux fortifiés placés sur des collines ou des montagnes, portaient des armes et des cuirasses, et, quand l’ennemi faisait des invasions dans le pays, les sujets se réfugiaient dans les châteaux forts. Il y a encore aujourd’hui à ce qu’on prétend, des gens qui portent des cottes de mailles de fer ou de fil de laiton, et des casques en guise de bonnets. Cependant je ne vis rien de tout cela.

Le fleuve Kour ne nous abandonna pas. Non loin de la station on passe sur un beau pont assez long, mais si mal placé qu’on fait pour y arriver un détour de toute une verste.

6 septembre. La route devient toujours plus romantique. Des bosquets et des bois couvrent les collines et les vallées, et dans les campagnes le blé turc à haute tige déploie sa riche végétation. Il ne manque pas non plus de vieux forts et de châteaux. Vers le soir, après avoir fait avec beaucoup de peine quatre stations, j’arrivai à la petite ville de Gory, dont la situation est des plus ravissantes. Entourée au loin, comme d’un amphithéâtre, de montagnes boisées, elle se trouve cernée de près par de jolis groupes de coteaux. Presque du sein de la masse des maisons,{565} s’élève une colline dont la cime est couronnée d’une belle citadelle. La ville possède quelques jolies églises, quelques édifices particuliers, des casernes et un bel hôpital. Ici les villes et les bourgs perdent déjà tout à fait leur caractère oriental.

Quand il fait clair, on voit constamment le Caucase, dont les trois chaînes, entre la mer Caspienne et la mer Noire, forment les frontières naturelles de l’Asie et de l’Europe. Ses plus hautes cimes sont l’Elberous et le Karbeck, qui, suivant une géographie moderne, ont 5600 et 4800 mètres d’élévation. Ces montagnes étaient toutes couvertes de neige.

7 septembre. Aujourd’hui j’allai en une seule étape jusqu’à Suram; on ne put pas m’expédier au delà, car douze chevaux avaient été commandés pour un officier revenant des eaux avec sa femme, une dame de compagnie et leur suite.

Suram est située dans une vallée fertile, au milieu de laquelle s’élève un beau rocher avec les ruines d’un vieux château.

Pour chasser ma mauvaise humeur, je fis une promenade à ce vieux château. Quoiqu’il fût déjà passablement délabré, on voyait cependant par les grandes voûtes, les pans de murs imposants échappés à la destruction, que les nobles chevaliers devaient avoir eu là une superbe résidence.

En revenant par des prés et des champs, rien ne m’étonna plus que le riche attelage des charrues. La terre était friable et sans pierres, et douze ou quatorze bœufs traînaient la charrue dans une plaine magnifique.

8 septembre. Les montagnes se resserrent, la nature devient toujours plus belle; des plantes grimpantes, du houblon et des vignes sauvages, montent jusqu’au faîte des arbres, et au-dessous les buissons sont si forts et si épais, que cette végétation me rappela un peu celle du Brésil.

{566}

La troisième station conduisait en grande partie le long du fleuve Mirabka par une vallée resserrée. La route entre le fleuve et les pans de rocher était si étroite, que dans beaucoup d’endroits il n’y avait de la place que pour une voiture. Souvent il nous fallut nous arrêter pendant dix et même vingt minutes pour laisser passer des charrettes chargées de bois, dont nous rencontrâmes une grande quantité. Et voilà ce qu’on appelle une route de poste!

La Géorgie est déjà rangée depuis près de cinquante ans sous la domination russe, et il n’y a que peu de temps qu’on y construit par-ci par-là quelques chaussées. Si l’on revenait une cinquantaine d’années plus tard dans le pays, on les trouverait peut-être ou achevées ou abandonnées. On n’y manque pas seulement de routes, mais aussi de ponts. On passe dans de misérables bacs les rivières profondes, telles que la Mirabka. Celles qui ont moins de profondeur, on les passe en voiture. Pendant les grandes pluies, la fonte des neiges dans les montagnes, les rivières grossissent à tel point, que le voyageur est obligé d’attendre des journées entières ou d’exposer sa vie. Quelle énorme différence entre les colonies de la Russie et celles de l’Angleterre!

Le soir j’arrivai tard, toute trempée et couverte de boue, à la station qui se trouve à deux verstes de Kutaïs. Il est assez singulier que les maisons de poste soient d’ordinaire à une ou deux verstes des bourgs ou des villes; on se trouve ainsi dans la nécessité de chercher une occasion de transport particulier quand on a des commissions pour ces endroits.

9 septembre. Kutaïs, avec ses dix mille habitants, est situé dans un vrai parc naturel; tout le tour de la ville est verdoyant et présente une riche végétation. Parmi les maisons riches et élégantes, les clochers et les casernes, peints en vert, font assez bon effet. La rivière assez con{567}sidérable de Ribon[140] sépare la ville de la grande citadelle, assise d’une manière très-pittoresque sur une colline très-riante.

Le costume du peuple est aussi varié qu’à Tiflis. La coiffure du paysan mingrélien est vraiment des plus comiques: il porte une plaque ronde de feutre noir en forme d’assiette, qu’il attache avec un cordon sous le menton. Les femmes portent souvent une coiffe tartare, appelée shauba, par-dessus laquelle elles mettent un voile, mais elles le rejettent en arrière de manière à ce que toute la figure reste découverte. Les hommes se couvrent le matin, et quand il pleut, de grands collets noirs de mouton ou de feutre (burki), qui leur descendent jusqu’aux genoux.

Je ferai remarquer, à cette occasion, qu’il ne faut pas chercher les célèbres beautés géorgiennes parmi le bas peuple, qu’en somme je ne trouvai pas très-attrayant.

Ce qui est curieux, ce sont les voitures dont se servent les paysans: le devant repose sur des barres ou des claies, le derrière sur deux poulies de bois massives.

Faute de chevaux, il me fallut m’arrêter à Kutaïs; je ne pus continuer mon voyage qu’à deux heures de l’après-midi. J’avais deux stations à faire pour arriver au petit endroit qu’on appelle Marand, situé près de la rivière Ribon. On y décharge la charrette de poste contre un bateau pour se rendre à Redutkale, au bord de la mer Noire.

La première station passe en grande partie par de belles contrées boisées; la deuxième offre de vastes perspectives sur les champs et les prés. Les maisons et les buttes sont entièrement cachées par les bosquets et les arbres. Nous{568} rencontrâmes beaucoup de paysans qui, quand ils n’allaient vendre à la ville que des poulets, des œufs ou des fruits, étaient toujours à cheval. Comme ils ne manquent pas d’herbe ni de pâturages, ils ont naturellement beaucoup de chevaux et un grand nombre de bêtes à cornes.

Faute d’un hôtel à Marand, je descendis chez un Cosaque. Ces gens, qui vivent ici en même temps comme colons, ont de jolies petites maisons de deux ou trois chambres, et une pièce de terre qui leur tient lieu à la fois de champ et de jardin.

Quelques-uns d’entre eux logent des voyageurs et savent fort bien se faire payer le peu de choses mauvaises qu’ils leur fournissent. Pour un méchant petit cabinet tout sale et sans lit, je payais 20 kopoks argent (environ vingt sous). On me demanda autant pour un tout petit poulet; je n’obtins rien de plus, car les Cosaques sont trop paresseux pour faire une course hors de la maison. Quand j’avais besoin de pain, de lait ou de quelque autre chose qui ne se trouvait pas au logis, il me fallait aller le chercher; c’était tout au plus s’ils se dérangeaient pour un employé ou un officier.

J’avais quitté Tiflis le 5 septembre, à trois heures de l’après-midi, et je n’arrivai à Marand que le 9 septembre au soir; j’avais donc mis cinq jours pour faire 274 verstes (39 milles allemands ou 78 lieues de France). Voilà ce qu’on peut appeler une fameuse poste!

Le 11 septembre au matin, un bateau partit enfin pour Redutkale (80 verstes). Il faisait mauvais temps, et la nuit, ou par un vent fort, le Ribon, qui d’ailleurs est un beau fleuve, n’est pas praticable à cause des pieux ou des troncs d’arbres qui se trouvent à fleur d’eau. Le paysage est toujours plantureux et ravissant. Le fleuve coule entre des contrées boisées et des champs de maïs et de millet, et l’œil, se promenant par-dessus les collines et les montagnes, poursuit au loin les têtes gigantesques du Caucase. On découvre ses{569} formes fantastiques, ses pics, ses cimes, ses plateaux enfoncés, ses coupoles fendues, tantôt à droite, tantôt devant, tantôt derrière, suivant les sinuosités toujours changeantes du cours d’eau. Souvent nous faisions une halte et nous débarquions; mais tous couraient à l’envi aux arbres; c’était à qui cueillerait le raisin et les figues, qu’on trouvait partout en grande quantité. Mais le raisin était sûr comme du vinaigre, les figues étaient petites et dures. J’en trouvai une seule mûre; mais je la jetai après l’avoir goûtée. Les figuiers étaient plus gros que tous ceux que j’avais vus en Italie et en Sicile; je crois que tout le suc reste dans le bois et dans les feuilles. Il se peut que la grande hauteur des ceps de vigne soit cause que les raisins se trouvent petits et de mauvais goût. On pourrait sans doute remédier à cela avec un peu de culture.

Le 12 septembre, nous n’allâmes pas loin; il s’était élevé une petite brise, et, comme nous étions déjà à l’entrée de la mer Noire, il nous fallut rester à l’ancre.

13 septembre. Le vent étant tombé, nous pûmes sans crainte nous confier à la mer, sur laquelle nous fûmes ballottés pendant quelques heures pour passer du principal bras du Ribon dans le bras secondaire auprès duquel est situé Redutkale. Il y a bien un canal qui conduit de l’un à l’autre; mais, comme il est fort ensablé, il n’est navigable que lors des hautes marées.

A Redutkale, je logeai également chez un Cosaque qui, en bon spéculateur, avait trois petits cabinets qu’il louait aux étrangers.

D’après le calendrier russe, nous étions au 31 août. On attendait le 1er septembre le bateau à vapeur, qui repart après deux heures de relâche. Je courus donc aussitôt chez le commandant de la ville pour faire viser mon passe-port et pour demander une place sur le bateau. Deux fois par mois, le 1er et le 15, des vapeurs de la couronne vont de Redutkale par Kertch jusqu’à Odessa (des occa{570}sions sur des voiliers sont extrêmement rares); ils longent toujours la côte; touchent à dix-huit stations (forts et places de guerre), font les transports militaires de tout genre, et prennent gratuitement tous les voyageurs. Le passager ne paye rien ni pour lui ni pour son bagage, mais il est obligé de se contenter d’une place sur le pont. Il n’y a que peu de cabines affectées au personnel de l’équipage et à des officiers supérieurs qui vont souvent d’une station à l’autre. Il n’y a pas de places payantes.

Le commandant expédia aussitôt mon passe-port et ma carte de passage. A cette occasion, je ne puis m’empêcher de faire observer que le gouvernement russe est encore bien plus paperassier que le gouvernement autrichien, qui jusqu’ici m’avait semblé ne pas avoir son pareil. Au lieu d’un simple visa, on remplit toute une pancarte dont on prit ensuite copie sur copie, ce qui demanda plus d’une demi-heure.

Le bateau n’arriva que le 5 septembre (du calendrier russe). Rien n’est plus ennuyeux que d’attendre une occasion d’une heure à l’autre, surtout lorsqu’il faut être aussitôt prêt à partir. Tous les matins j’empaquetais mes effets; je n’osais pas faire cuire un morceau de viande ou un poulet, car je craignais que l’on ne vînt m’appeler d’un moment à l’autre. Ce n’était que vers le soir que je n’avais plus rien à craindre et que je pouvais aller me promener un peu.

A en juger d’après ce que j’ai vu des environs de Redutkale, et en général de la Mingrélie, le pays est parsemé de collines et de montagnes, et entrecoupé de grandes vallées et de vastes plaines. Comme les forêts abondent, l’air est très-humide et malsain, et il pleut très-souvent au lever du soleil; il monte des vapeurs si épaisses qu’elles planent comme des brouillards impénétrables à plus d’un mètre et demi au-dessus de la terre. Ces vapeurs engendrent beaucoup de maladies, surtout{571} des fièvres et des hydropisies. Notez qu’au lieu de construire leurs habitations et leurs huttes sur de grandes places aérées et éclairées par le soleil, ces bonnes gens ont soin de les planter dans les bosquets et sous le feuillage des gros arbres. On passe souvent près de villages, et on n’aperçoit que rarement par-ci, par-là, une maisonnette. Les indigènes, d’une indolence et d’une paresse sans nom, ont le teint jaune pâle, ils sont maigres, et bien peu arrivent à l’âge de soixante ans. Le climat est encore plus pernicieux pour les étrangers.

Cependant, je crois que des colons laborieux et des agronomes habiles pourraient faire d’excellentes affaires dans la Mingrélie. On n’y manque certes pas de sol et de terrain; car plus des trois quarts des terres restent incultes. En éclaircissant les forêts, en desséchant les marécages, on rendrait le climat plus doux et moins funeste à ses habitants. Sans être cultivé, le sol est déjà d’une fertilité extraordinaire. Combien n’augmenterait-elle pas encore si on savait s’y prendre! Partout on voit une herbe grasse mêlée aux meilleures plantes et au trèfle sauvage. Les fruits viennent sans culture; les vignes grimpent jusqu’aux cimes les plus élevées des arbres. Du temps des pluies, la terre est si trempée que l’on ne se sert que de charrues, de houes et de pioches de bois. Ce que l’on cultive le plus, c’est le blé de Turquie, et une espèce de millet appelé gom. Quant au vin, les habitants le font par un procédé extrêmement simple. Ils creusent le tronc d’un arbre, y foulent le raisin avec les pieds, et versent le jus dans des terrines qu’ils enfouissent dans la terre.

Le caractère des Mingréliens passe généralement pour mauvais, et on les considère comme des voleurs et des brigands, chez lesquels les meurtres ne sont pas rares. Ils s’enlèvent les femmes les uns aux autres et sont très-adonnés à la boisson. Le père habitue les enfants au vol, et les mères à l’impudicité.

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La Colchide ou Mingrélie est située à l’extrémité de la mer Noire, et au nord, près du mont Caucase. Les peuples voisins étaient jadis connus sous le nom de Huns et d’Alanes. On place l’ancien pays des Amazones entre le Caucase et la mer Caspienne.

Redutkale peut bien avoir 1500 habitants. Ils sont si paresseux et si ennemis de la moindre peine, que, dans les cinq jours que je passai dans cette ville, je ne pus, ni avec de l’argent ni avec de bonnes paroles, me procurer du raisin et des figues. J’allai tous les jours au bazar et jamais je n’en trouvai à acheter. Le peuple est trop fainéant pour aller en chercher dans le bois voisin. Il ne travaille que quand il y est poussé par la plus grande nécessité, et alors il se fait payer d’une manière exorbitante. Des œufs, du lait et du pain me coûtèrent autant qu’à Vienne, sinon plus cher. C’est ici qu’on peut dire que tout en vivant au milieu de l’abondance on meurt presque de faim.

Ce qui me déplut singulièrement dans ce peuple, ce furent ses pratiques religieuses[141] auxquelles il se livre d’une façon toute machinale. A toute occasion il fait le signe de la croix, qu’il mette un morceau dans sa bouche, qu’il boive, qu’il passe d’une chambre à l’autre ou qu’il s’habille. La main n’est occupée qu’à cela. Mais cela devient intolérable quand ces bonnes gens passent devant une église. Alors ils s’arrêtent, font une demi-douzaine de génuflexions et des signes de croix sans fin. Quand ils sont en voiture, ils arrêtent pour se livrer tranquillement à toutes leurs simagrées. Comme je me trouvais à Redutkale, un vaisseau était sur le point de mettre à la voile. On alla chercher un prêtre qui appela la bénédiction céleste sur tout le navire en général et sur chaque petit coin en particulier. Il pénétra dans chaque{573} cabine, dans tous les coins et recoins, et termina en bénissant les matelots, qui en échange se moquèrent de lui.

Cela me confirma dans mon opinion, que la véritable religion se trouve le moins là où on en fait un vain et fastueux étalage!

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CHAPITRE XXIII.

Départ de Redutkale.—Une attaque de choléra.—Anapka.—Le vaisseau suspect.—Kertch.—Le musée.—Tumuli.—Continuation de mon voyage.—Theodosia (Caffa).—Jalta.—Le château du prince Woronzoff.—La citadelle de Sébastopol.—Odessa.

Le 17 septembre (nouveau style), à neuf heures du matin, le navire arriva, et une heure plus tard j’étais déjà assise sur le pont: c’était le Maladetz, de la force de 140 chevaux; il avait pour capitaine le commandant Zorin.

La distance de Redutkale à Kertch est en ligne droite de 360 milles marins; mais pour nous, qui restâmes toujours le long de la côte, elle s’éleva jusqu’à 500.

Le Caucase, les collines et les parties avancées de la chaîne, une riche et splendide nature, nous demeurèrent fidèles pendant la première journée. Au fond d’une vallée charmante nous trouvâmes un petit endroit, Gallansur, notre première station, où nous ne nous arrêtâmes que peu de temps.

Vers les six heures du soir, nous atteignîmes la petite ville fortifiée de Sahun, qui est située en partie sur la côte, en partie sur une large colline. C’est ici que je vis pour la première fois des Cosaques en grand uniforme; tous ceux que j’avais vus jusqu’alors étaient très-mal habillés et n’avaient absolument rien de militaire; ils étaient affublés de pantalons de grosse toile et de longs et vilains habits qui leur tombaient jusque sur les talons: mais ceux-ci portaient des jaquettes collantes avec des gibernes disposées chacune pour huit cartouches, de larges{575} pantalons à grands plis et des bonnets de drap bleu foncé garnis de fourrure. Ils nous amenèrent dans un bateau à rames un officier d’état-major de Sahun.

18 septembre. Nous restâmes tout le jour à Sahun. Les bateaux à charbon, par une inconcevable négligence, n’étaient nullement prêts: ils chargeaient encore quand nous étions déjà depuis longtemps à l’ancre, et ce ne fut que vers les six heures du soir que notre provision fut complétée. Nous gagnâmes aussitôt le large.

19 septembre. Pendant la nuit, nous eûmes beaucoup de vent et de pluie. Je demandai la permission de me placer sur l’escalier de la cabine. On me l’accorda presque en secouant les épaules, mais quelques minutes après le commandant envoya l’ordre de me mettre à couvert. Je fus très-étonnée et très-réjouie de cette galanterie, mais je fus bientôt détrompée quand on me conduisit dans la cabine des matelots. Tous sentaient horriblement l’eau-de-vie, dont quelques-uns avaient bu avec excès. Je me hâtai de remonter sur le pont, où, malgré la furie des éléments déchaînés, je me sentais beaucoup mieux que parmi ces chrétiens orthodoxes si bien élevés!

Dans le cours de la journée nous nous arrêtâmes à Bambour, à Pizunta, à Gagri, à Adlar et dans d’autres endroits. A Bambour, je remarquai d’admirables groupes de rochers.

20 septembre. La chaîne du Caucase avait disparu, et les forêts épaisses avaient fait place à d’immenses étendues vides. L’orage, le vent et la pluie ne nous quittaient toujours pas.

Le machiniste du navire, un Anglais, M. Platts, avait été par hasard informé de mes voyages (sans doute par mon passe-port, que j’avais dû remettre en entrant dans le vaisseau); il se présenta devant moi et m’offrit pendant le jour sa cabine; il s’entremit aussi pour moi auprès d’un des officiers, et réussit à m’obtenir une petite cabine, qui{576} touchait, il est vrai, à la cabine des matelots, mais qui en était séparée par une porte. Je suis très-reconnaissante à ces deux messieurs de leur bonté, qui était d’autant plus grande, qu’on me donnait, quoique étrangère, la préférence sur les officiers russes, dont il y avait au moins une demi-douzaine campés sur le pont.

A Sissassé, nous fîmes une longue halte. C’est une des stations principales, une belle forteresse sur une colline. Tout autour il y a de belles maisons en bois.

21 septembre. La nuit fut terrible; un des matelots, qui le 20 encore était plein de vie et de santé, et mangeait de fort bon appétit, fut tout à coup atteint du choléra; les cris de douleur du malheureux me déchiraient le cœur, et je m’enfuis sur le pont, mais la pluie et le froid n’étaient pas moins terribles. Je n’avais rien que mon manteau, qui fut bientôt traversé; mes dents claquaient, je frissonnais de tout mon corps, et je n’eus d’autre ressource que de redescendre dans la cabine, de me boucher les oreilles et de rester dans le voisinage du moribond. Malgré tous les soins qu’on lui prodigua, au bout de huit heures le malheureux n’était plus qu’un cadavre. Le matin, à la première station, à Bschada, on débarqua le corps. On l’enveloppa dans un paquet de toile à voile, et on cacha cet événement aux passagers. La cabine fut lavée soigneusement avec du vinaigre, et aucun nouveau cas ne se présenta.

Je ne fus nullement étonnée qu’il se déclarât des maladies à bord; seulement je me serais figuré que les pauvres soldats devaient en être atteints, étant jour et nuit sur le pont, n’ayant pour nourriture que du pain noir tout sec. Combien en ai-je vu, à moitié transis de froid et trempés jusqu’aux os, grignoter un petit morceau de pain! Et combien cette misère est plus grande encore pendant la mauvaise saison, sans manteaux et sans couvertures! Le voyage de Redutkale à Kertch exige souvent une{577} vingtaine de jours, car la mer est si agitée que l’on ne peut approcher des stations et qu’on reste quelquefois des journées entières avant d’y toucher. Si un pauvre soldat est forcé de faire toute la traversée en hiver, on peut regarder comme un miracle qu’il arrive vivant au lieu de sa destination. Mais, d’après le système russe, la vie d’un simple soldat n’entre pas en ligne de compte! Les matelots sont traités un peu mieux, mais pas encore trop bien. On leur donne du pain et de l’eau-de-vie, une très-petite portion de viande, et deux fois par jour une soupe à la choucroute, nommée bartsch.

Sur le pont, le nombre des officiers, de leurs femmes et des soldats, augmenta à chaque nouvelle station; en échange, on ne débarquait que peu de monde.

Bientôt le pont se trouva tellement encombré de caisses, de coffres, de boîtes et de meubles de toute espèce, qu’on avait toutes les peines du monde à trouver une toute petite place au milieu de tous ces effets amoncelés. Jamais je ne vis une telle cargaison sur un vaisseau.

Par le beau temps, ce mouvement et cette agitation continue offrent beaucoup de distractions; il y avait toujours quelque nouveau spectacle; tout le monde était gai et content, et semblait ne former qu’une seule famille. Mais quand par malheur il arrivait tout à coup une forte ondée ou qu’une vague indiscrète venait visiter le pont, c’étaient alors des cris et des gémissements de toutes parts! Aussitôt on savait ce que renfermait chaque caisse, chaque coffre. L’un criait: «Comment garantir mes pains de sucre?» Un autre disait: «Ah! ma farine, elle ne vaudra plus rien!» Une pauvre femme se plaignait de ce que ses chapeaux étaient pleins de taches; une autre se lamentait de ce que l’uniforme de son mari allait être gâté, etc.

A quelques petites stations nous avions pris des soldats malades pour les transporter à l’hôpital de Kertch. On me dit que c’était plutôt par mesure de sûreté que{578} pour leur donner des soins, car ces soins ils les auraient trouvés dans les diverses stations; mais tous les petits endroits, depuis Redutkale jusqu’à Anapka, sont encore souvent infestés par des Tartares circassiens, qui sortent inopinément des montagnes pour se livrer au pillage et au meurtre. Il n’y a pas longtemps, dit-on, qu’ils ont même tiré des coups de canon sur un vapeur de la couronne. Les Circassiens[142] aiment les Russes comme les Chinois aiment les Anglais.

Les pauvres malades furent aussi installés sur le pont; on ne prit pas d’autre soin d’eux que d’étendre une toile à voiles pour les garantir du vent de deux côtés. Mais, quand il pleuvait fort, l’eau pénétrait par-dessous de toutes parts, et les malheureux se trouvaient à moitié trempés.

22 septembre. Aujourd’hui nous vîmes la ville et la forteresse Nova-Russiska qui renferme quelques jolies maisons particulières, des hôpitaux, des casernes et une belle église. La ville et la forteresse sont situées sur des collines, et n’ont été fondées que depuis dix ans.

Le soir, nous arrivâmes à Anapka, place enlevée aux Turcs en 1829. Ici finissent les jolies montagnes et les collines boisées; elles sont remplacées par les steppes assez tristes de la Crimée.

J’eus ce jour-là occasion d’admirer la vigilance et la pénétration de notre commandant. Un voilier était tranquillement à l’ancre dans une petite baie. Dès que le commandant l’aperçut, il fit aussitôt suspendre la marche et mettre un bateau à la mer. Il dépêcha un officier vers le voilier pour voir ce qu’il faisait là. Jusqu’ici tout cela était{579} assez naturel; car, en Russie, où l’on voudrait pouvoir envoyer une mouche étrangère au delà des frontières, il était tout simple qu’on désirât savoir ce que voulait un vaisseau. Mais voici le plaisant de l’affaire. L’officier approcha du voilier, mais il n’y monta pas et ne se fit montrer aucun des papiers; il se contenta de demander de loin au capitaine ce qu’il faisait là. Le capitaine répondit que des vents contraires l’avaient forcé de jeter l’ancre en cet endroit, et qu’il n’attendait qu’un bon vent pour aller à telle ou telle station. Cette réponse satisfit complétement l’officier et le commandant. Cela me semblait absolument la même chose que de demander à quelqu’un s’il est un honnête homme ou un fripon, et de croire à son honnêteté dès qu’il lui plaît de l’affirmer.

23 septembre. Nous eûmes encore une vilaine nuit à passer. Rien que de la pluie et des ouragans! Que je plaignais ces pauvres malades, et même ceux qui se portaient bien, d’être exposés à ce temps affreux!

Vers midi, nous arrivâmes à Kertch. De la mer on domine très-bien la ville, qui s’étend en demi-cercle sur le rivage et s’élève un peu sur le monticule de Mithridate, auquel elle est adossée. En haut de la colline est le musée, construit dans le goût d’un temple grec et entouré tout autour de colonnes. La cime de la montagne est formée par de beaux groupes de rochers, entre lesquels se trouvent quelques petits obélisques et des monuments appartenant à l’ancien cimetière. Les alentours présentent l’aspect d’une steppe avec des buttes artificielles couvertes de tombeaux qui datent des temps les plus reculés. A l’exception du Mithridate, on ne voit aucune autre colline ou montagne.

La ville de Kertch est située en partie à l’endroit où se trouvait l’ancien Panticapée[143]. Aujourd’hui elle fait partie{580} de la province de Tauride; elle est fortifiée, elle a un bon port et fait un commerce assez considérable. La population est d’environ 12 000 âmes. La ville renferme beaucoup de belles maisons toutes modernes, les rues sont larges et pourvues de trottoirs. Sur les deux places, l’ancienne et la nouvelle, il y a beaucoup d’animation les dimanches et les jours de fête. Il s’y tient un marché de tous les articles imaginables, mais surtout de vivres. Ce qui me surprit, ce fut la rudesse et la brutalité extraordinaires du bas peuple. Je n’entendais de toutes parts que crier, pester et jurer. Je fus aussi très-étonnée de voir des dromadaires attelés à plusieurs charrettes.

De superbes marches de pierre et des chemins sinueux conduisent au Mithridate, seule promenade des habitants de la ville. Ce monticule doit avoir servi autrefois de sépulture; car, partout où l’eau a emporté la terre, on trouve de tout petits sarcophages étroits, composés de quatre dalles de pierre. La vue d’en haut[144], il est vrai, n’est masquée par rien, mais elle est sans attrait; de trois côtés une steppe dépouillée d’arbres et de verdure, dont la monotonie n’est interrompue que par d’innombrables tumuli. Du quatrième côté on aperçoit la mer. Cette vue est partout très-belle, d’autant plus que la mer se marie à la mer, et que l’on découvre deux grandes nappes d’eau, la mer Noire et la mer d’Azow. On voit dans la rade un assez grand nombre de vaisseaux, mais pas les quatre ou six cents que j’avais espéré y trouver d’après les rapports des journaux.

En revenant, je visitai le musée, composé d’une seule salle. Il renferme bien quelques curiosités extraites des monuments tumulaires, mais les plus belles choses trouvées{581} dans les fouilles ont été transportées à Saint-Pétersbourg. Les restes de sculptures, de bas-reliefs, de sarcophages et d’épitaphes, sont très-endommagés. Tout ce qui existe encore, en fait de statues, dénote un grand art. La pièce la plus curieuse de ce musée est un sarcophage en marbre blanc. Quoique détérioré, il offre encore de magnifiques reliefs, surtout la figure d’un ange tenant réunies au-dessus de sa tête deux guirlandes de fruits et de feuilles. Sur le couvercle du sarcophage reposent deux figures couchées. Les têtes manquent; mais tout le reste, les corps, leur position, la draperie des robes de dessus, est exécuté avec la plus rare perfection.

Un autre sarcophage de bois atteste un grand talent dans l’art de tourner et de ciseler.

Une collection de pots de terre, de cruches et de petites lampes, me rappela beaucoup celle du musée de Naples.

Les pots sont cuits et peints en brun; ils ont absolument la forme de ceux qu’on a déterrés à Herculanum et à Pompéi. Les cruches ont deux anses et sont si pointues par le bas qu’elles ne se tiennent debout que quand elles sont appuyées. Cette forme de vases est encore aujourd’hui usitée en Perse. En fait de verrerie, je ne vis, à part quelques objets insignifiants, que de petits flacons formés uniquement d’un long cou. Il y avait aussi des bracelets en or, des bagues et des colliers un peu massifs. Les objets les plus délicats étaient de petites feuilles carrées soigneusement ciselées, que l’on attachait à la tête ou à la poitrine, et enfin des couronnes composées de guirlandes de feuilles de laurier. En objets de cuivre, je vis des chaudrons et des chaînes; en plâtre, on avait de vilaines figures grotesques et différents ornements que l’on appliquait sans doute à l’extérieur des maisons.

Parmi les monnaies, j’en trouvai quelques-unes d’un coin extrêmement remarquable.

Il ne me restait plus qu’à visiter les tumuli. Je cherchai{582} longtemps en vain un guide; mais, comme il ne vient que rarement des étrangers dans ce pays, on n’y rencontre pas de cicérone régulier. Dans mon embarras, je crus ne pouvoir mieux faire que de m’adresser au vice-consul d’Autriche, M. Nicolaï. Non-seulement il se montra tout disposé à contenter mon désir, mais il eut même la complaisance de m’accompagner.

Les temples sont des monuments d’une espèce toute particulière: ils se composent d’une galerie d’environ 20 mètres de long, 5 de large et 8 de haut, et d’une toute petite chambre placée au bout de la galerie. Les murs du monument s’élèvent obliquement comme le toit d’une maison, et se touchent tellement en haut qu’il reste à peine un pied d’intervalle. Ils sont construits en dalles de pierre, longues et très-épaisses, et superposées les unes sur les autres, de manière que la rangée de dessus dépasse toujours celle de dessous de six à sept pouces. A l’ouverture supérieure, large d’un pied, il y a également des dalles de pierres massives. Quand on regarde de loin l’entrée, les murs semblent couchés. Le cabinet est un carré oblong au-dessus duquel s’étend un petit plafond voûté; il est construit absolument comme le corridor. Une fois le sarcophage déposé dans la chambre du fond, tout le monument était comblé de terre.

Le beau sarcophage de marbre placé au musée a été extrait d’un tombeau qui se trouve près des bâtiments de la Quarantaine; on dit que c’est celui du roi Bentik.

La plupart des monuments avaient déjà été ouverts par les Turcs; ceux qui restent encore sont ouverts par le gouvernement russe. On a trouvé beaucoup de corps couverts de bijoux et de couronnes de feuilles d’or comme on en voit au musée. On trouve souvent aussi des monnaies.

Le 26 septembre était un jour de grande fête pour les Russes: ils célébraient la découverte de la croix de Jésus-{583}Christ. Le peuple apporta à l’église, comme offrandes, du pain, de la pâtisserie, des fruits, etc. Toutes ces offrandes furent entassées dans un coin de l’église. A la fin du service religieux, le prêtre les bénit, en donna quelques faibles parcelles aux mendiants qui l’assiégeaient, et fit mettre le reste dans des paniers qu’on transporta dans sa demeure. Dans l’après-midi, la population se rendit presque tout entière au cimetière. Les gens du peuple y portèrent aussi des provisions de bouche; mais, après avoir été également bénies par le prêtre, elles furent mangées avec beaucoup de satisfaction par chacun de ceux à qui elles appartenaient.

Je ne vis que peu de monde habillé à la russe. Le véritable costume du peuple se compose de longs cafetans de drap bleu; les hommes portent des chapeaux bas de feutre avec de larges rebords, et leurs cheveux sont taillés tout ronds; quant aux femmes, elles se mettent de petits mouchoirs de soie autour de la tête.

Avant de quitter Kertch, il me faut encore rappeler qu’il y a dans le voisinage des sources de naphte que je ne visitai pas, parce que, d’après la description que l’on m’en fit, elles ressemblent tout à fait à celles de Tiflis.

Le point le plus rapproché pour continuer mon voyage était Odessa. J’avais le choix entre deux routes, celle de terre et celle de mer. La première offre, dit-on, des parties très-belles et très-intéressantes; mais je préférai sans hésiter la dernière, car je n’avais pas le moindre goût pour la poste russe, et je désirais en outre sortir le plus tôt possible de l’empire de Russie.

Le 27 septembre, à huit heures du matin, j’allai à bord du vapeur russe Dargo, de la force de 100 chevaux. La distance d’Odessa à Constantinople est de 360 milles marins. Le bateau était beau, propre, et extrêmement bien tenu. Les prix étaient excessivement modérés (je payais pour une place de secondes 13 roubles d’argent, environ 52 francs).{584} La seule chose qui ne me plut pas dans les bateaux russes, c’est la trop grande faveur accordée à l’économe, qui, à ce qu’on me disait, avait à payer une remise à qui de droit. Tous les voyageurs, sans exception, sont forcés de prendre chez lui leur nourriture; cela est souvent très-dur pour les pauvres passagers du pont, qui, pour le payer, se trouvent réduits à tirer de leur poche les derniers kopecks qui leur restent.

Nous arrivâmes de bonne heure dans l’après-dînée à Feodosia (Caffa), autrefois la ville la plus grande et la plus importante de la Crimée: on l’appelait une seconde Constantinople. Elle était arrivée au plus haut degré de splendeur à la fin du XVe siècle, sous la domination des Génois. Sa population dépassait alors 200 000 âmes. Aujourd’hui, réduite au rang d’une petite ville de cercle, elle n’a plus que 5000 habitants.

Il reste encore du temps des Génois des murs de citadelle et des tours à moitié délabrées, ainsi qu’une belle mosquée que les Russes ont transformée en une église chrétienne.

Feodosia est située près d’un grand golfe de la mer Noire, sur la pente de collines toutes nues. On ne découvre, en fait de verdure, que quelques jolis jardins.

28 septembre. Ce matin, nous fîmes une halte près de Jalta, un tout petit endroit de 500 âmes, qui possède une église extrêmement jolie, fondée par le prince Woronzoff. Construite en style vraiment gothique, cette église est placée en dehors du village, sur un coteau riant.

Le paysage est charmant, et de belles montagnes et des collines, partie couvertes de jolis bois, partie s’élevant en superbes masses de rocher, s’étendent jusqu’au bord de la mer.

Le bateau à vapeur s’arrêta vingt-quatre heures à Jalta. Je profitai de cette relâche pour faire une excursion à Alupka, un des domaines du prince Woronzoff, célèbre par{585} un château que l’on regarde comme une des curiosités de la Crimée. Pour y aller on traverse de basses collines tout contre la mer, puis un parc ravissant, créé par la nature, mais que la main ingénieuse de l’homme s’est plu à embellir. Entre les bosquets et les bois, entre les vignes et les jardins, sur des places découvertes, sur des collines et des coteaux, on aperçoit les châteaux et les villas les plus jolis de la noblesse russe. L’ensemble offre un aspect si riant et si attrayant que l’on s’imagine qu’ici doivent nécessairement habiter la joie, la concorde et le bonheur.

La première villa qui attire les regards est celle du comte Léon Potocki. La maison est construite avec beaucoup de goût; dans le jardin on a déployé beaucoup d’art et de luxe; la situation est superbe et offre une vaste perspective sur la mer et les environs. Il y a non loin du bord de la mer un autre édifice grandiose, mais qui frappe plus par ses vastes dimensions que par sa beauté. Il ressemble à une maison carrée ordinaire à plusieurs étages; c’est une maison de campagne de l’impératrice, une résidence pour la saison des bains, mais jusqu’ici elle n’est pas encore venue à ce château, nommé Oriander. La charmante villa du prince Mirzewsky offre un aspect bien plus beau que ce palais. Elle est située sur une colline, au milieu d’un superbe parc, d’où l’on a une vue magnifique des montagnes et de la mer. La principale façade de l’édifice est de style gothique.

La villa du prince Gallitzin est tout à fait gothique. Les fenêtres, qui montent en pointe, et deux tours dont une est même ornée d’une croix, lui donnent l’air d’une église, et on cherche involontairement la ville dont doit dépendre cette belle résidence.

Elle est située pour ainsi dire au terme de la belle et riche nature de ce pays. Peu à peu les arbres se transforment en arbustes rabougris et en buissons, le beau tapis de verdure se change en un sol pierreux; au fond s’élèvent des{586} rochers escarpés au pied desquels sont amoncelés des débris détachés de leurs flancs.

On voit bien encore quelques jolies propriétés; mais, créées par l’art, elles manquent complétement du charme de la nature.

Après avoir fait environ treize verstes, le chemin tourne autour d’une des collines pierreuses, et l’on découvre le château du prince Woronzoff dans toute son étendue. Ce palais offre un aspect bien moins imposant que je ne me l’étais figuré. Il est bâti en pierres de taille qui ont la même couleur que les rochers et les montagnes dont il est entouré. Si quelque jour un grand parc vient l’envelopper, le palais ressortira davantage et on saisira mieux le caractère grandiose de son architecture. On y trouve bien déjà une belle plantation, mais encore trop jeune et peu étendue. Le jardinier en chef, un Allemand, M. Kebach, est dans sa partie un maître et un artiste consommé; il a su dompter la nature stérile et déserte, au point qu’elle ne produit pas seulement des fleurs et des arbres ordinaires, mais qu’elle se pare même des plus belles plantes exotiques.

Le château est bâti en style gothique mauresque, avec des tours et des tourelles, des flèches et des aiguilles, des murs crénelés, comme on en trouve dans les anciennes constructions du même genre qui se sont bien conservées. La principale façade est tournée du côté de la mer. Deux lions en marbre de Carrare, dans l’attitude du repos, que l’on doit au ciseau d’un excellent artiste, sont placés en haut des vastes degrés qui conduisent du château jusqu’au rivage de la mer.

La disposition intérieure du palais rappelle les contes des Mille et une Nuits. On y voit réunis les étoffes les plus précieuses, les bois les plus recherchés, les chefs-d’œuvre et les merveilles de l’art de toutes les parties du monde. On y admire des appartements somptueux en style oriental, dans le goût chinois, persan et européen, et surtout{587} un pavillon unique dans son genre renfermant non-seulement les fleurs les plus belles et les plus rares, mais aussi les arbres les plus élevés, entre autres des palmiers avec leurs riches cimes touffues. Des touffes de feuillage entrelacées couvrent les murs, et des fleurs poussent de toute part. Les plus doux parfums embaument l’air; des divans moelleux se trouvent à moitié cachés sous les festons de verdure. Tout, en un mot, est combiné de manière à produire l’effet le plus magique sur les sens.

Le propriétaire de ce palais féerique, le prince Woronzoff, était malheureusement absent; il assistait à une fête donnée dans un château voisin. J’avais des lettres pour lui, et j’aurais bien voulu faire sa connaissance, car je l’avais entendu citer par tout le monde, riches et pauvres, comme l’homme le plus charitable, le plus juste et le plus généreux. On m’engagea même à rester jusqu’à son retour, mais il m’aurait fallu attendre huit jours l’arrivée du prochain vapeur, et mon temps était trop limité.

Non loin du château est un village tartare comme il s’en trouve beaucoup dans la Crimée. Ils se distinguent par leurs toits en terrasse toute plate où les habitants se tiennent plus volontiers que dans l’intérieur de leurs cabanes. Comme le climat est doux et beau, ils travaillent toute la journée sur le toit, et ils y couchent la nuit. Les hommes ne se distinguent pas beaucoup du paysan russe pour le costume; les femmes s’habillent en quelque sorte à l’orientale, mais ne se couvrent pas la figure.

Nulle part ailleurs je ne vis des vignobles aussi bien plantés et aussi bien tenus. Le raisin est très-doux et savoureux, le vin est bon et léger, et souvent on en fait du champagne, imitation à laquelle il se prête sans trop de peine. Dans les vignobles du prince Woronzoff, il y a, dit-on, plus de cent espèces différentes de plants de vignes.

A mon retour à Jalta, il me fallut rester encore plus de{588} deux heures à l’hôtel, parce que les messieurs avec qui je devais aller à bord n’avaient pas encore fini de boire. Enfin, quand on se disposa à partir, un officier du vapeur était si ivre qu’il ne pouvait pas se tenir sur ses jambes. Deux messieurs, aidés de l’hôtelier, le traînèrent jusqu’au rivage. Nous y trouvâmes bien la yole du vapeur; mais les matelots refusèrent de nous passer, car ils attendaient le capitaine. On loua donc un bateau pour lequel il y avait 20 kopecks d’argent à payer. Ces messieurs savaient que je ne parlais pas le russe; mais ils ignoraient que je le comprenais un peu. J’entendis parfaitement que l’un dit à demi-voix à l’autre: «Je n’ai pas de monnaie sur moi, laissons payer cette femme.» Ensuite, il s’adressa à moi et me dit en français: «La part que vous avez à payer est de 20 kopecks d’argent.» Cependant c’étaient des messieurs qui prétendaient être instruits et bien élevés.

29 septembre. Nous nous arrêtâmes près de la belle forteresse de Sébastopol. Les fortifications sont en partie à l’entrée du port, en partie dans le port même. Construites en pierres massives et abondamment pourvues de tours et de forts extérieurs, elles défendent l’entrée du port sur plusieurs points. Le port, entouré presque de tous côtés de collines, est un des plus sûrs et des plus commodes du monde entier[145]. Il peut recevoir la flotte la plus considérable, et il est si profond que les plus grands vaisseaux de guerre peuvent jeter l’ancre le long des quais. Des écluses, des docks d’un caractère vraiment grandiose, y ont été disposés avec une magnificence dont rien n’approche. Pendant mon séjour, on y travaillait encore et on employait des milliers de bras pour achever ces œuvres gigantesques. On me montra parmi les ouvriers beaucoup de gen{589}tilshommes polonais qui, faits prisonniers lors de la dernière tentative d’affranchissement en 1831, avaient été envoyés à Sébastopol.

Les fortifications et les casernes sont si grandes qu’elles peuvent contenir près de 30 000 hommes.

La ville, fondée depuis peu, est située sur une chaîne de collines nue et déserte. Parmi les édifices publics, l’église grecque est celui qui frappe le plus l’attention, car elle est tout isolée sur une colline et construite dans le style d’un temple grec. La bibliothèque est placée à l’endroit le plus élevé. (Ce serait une bonne allégorie, si, en la construisant, c’est à dessein qu’on l’a placée si haut.) Il faut encore signaler un beau portique près de l’édifice du Club, auprès duquel on a construit un escalier en pierre qui conduit au rivage de la mer, et qui permet, quand on débarque, de monter facilement à la ville. Un monument gothique, élevé à la mémoire du capitaine Cozar qui se couvrit de gloire à la bataille de Navarin et y trouva la mort, n’excite pas moins la curiosité de l’étranger. Ce monument est, comme l’église, isolé sur une colline.

Les rues, comme dans toutes les villes russes nouvellement bâties, sont larges et propres.

30 septembre. Nous arrivâmes à Odessa de grand matin. La ville se présente bien du côté de la mer. Comme elle est placée sur un point élevé, on embrasse d’un seul coup d’œil beaucoup d’édifices vraiment remarquables. De ce nombre sont surtout le palais du prince Woronzoff, la Bourse, les édifices du gouvernement, de la Quarantaine, plusieurs grandes casernes et beaucoup de superbes maisons particulières. Quoique les environs soient plats et déserts, une foule de jardins et d’allées donnent à la ville un air riant. Dans le port, je vis une véritable forêt de mâts, et encore ce n’est pas là que se trouve la plus grande partie des vaisseaux. Ils sont plutôt à l’ancre dans le port de la Quarantaine. La plupart viennent du côté de la{590} Turquie, et pour les pays turcs il y a toujours une quarantaine de quinze jours, qu’il y ait ou non une maladie épidémique.

Odessa, capitale du gouvernement de Cherson, est, par sa position sur la mer Noire et aux embouchures du Dniestre et du Dniepre, une des places de commerce les plus importantes de la Russie méridionale. La ville, qui compte 80 000 habitants, fut fondée en 1794 et déclarée port franc en 1817. Une belle citadelle domine tout le port.

Le développement rapide et l’état florissant d’Odessa sont dus en grande partie au duc de Richelieu, qui, après avoir comme émigré français pris part à plusieurs campagnes contre son pays, alla en Russie et fut nommé en 1803 gouverneur général de la province de Cherson. Il garda ce poste jusqu’en 1814; dans ce laps de temps, il éleva la ville, qui à son arrivée comptait à peine 3000 âmes, au rang qu’elle occupe aujourd’hui. Une des plus belles rues porte son nom, et, en son honneur, on a donné à quelques places les noms de plusieurs places de Paris.

Je ne restai que deux jours à Odessa; le troisième, je me rendis à Constantinople sur le bateau à vapeur. J’eus le temps de parcourir Odessa et ses environs dans tous les sens. La plus belle partie est située du côté de la mer; le boulevard surtout, avec ses superbes allées, offre une charmante promenade. La statue de bronze et en pied du duc de Richelieu est un de ses plus beaux ornements. De larges escaliers en pierre conduisent du boulevard jusqu’au bord de la mer, et dans le fond on voit se grouper de magnifiques palais et de vastes édifices. Les plus remarquables sont le palais du gouvernement, l’hôtel de Saint-Pétersbourg et le palais du prince Woronzoff, qui est construit dans le style italien et auquel vient se joindre un petit jardin. Du côté opposé du boulevard est la Bourse, également de style italien, et entourée d’un jardin. Non loin de là se trouve l’Académie des beaux-arts, édifice assez médiocre,{591} d’un seul étage. Le théâtre, orné d’un beau portique, promet beaucoup au dehors, mais produit bien peu d’effet à l’intérieur. Il est attenant au Palais-Royal, composé d’un joli jardin, autour duquel sont placés de grands et beaux magasins, où l’on trouve les plus riches marchandises. Les étalages sont très-surchargés, mais disposés avec beaucoup moins de goût qu’à Vienne ou à Hambourg.

Parmi les églises, la cathédrale russe est celle qui se distingue le plus. Elle a une nef surmontée d’une voûte très-élevée et d’une belle coupole. La nef repose sur de fortes colonnes revêtues d’un plâtre blanc et brillant qui ressemble à du marbre. L’église est ornée de tableaux, de lustres et de flambeaux qui sont riches, mais sans goût. Ce fut la première église où je trouvai des poêles, et vraiment on aurait été presque tenté de s’en servir, tant la différence de température, malgré le peu de distance, se faisait sentir entre Odessa et Jalta.

Une autre église russe se trouve sur le nouveau bazar. Elle a une grande coupole entourée de quatre autres plus petites, et paraît très-belle au dehors; mais au dedans elle est petite et extrêmement simple.

L’église catholique, qui n’était pas encore entièrement achevée, peut, pour l’architecture, entrer hardiment en parallèle avec la cathédrale russe.

Toutes les rues sont larges, belles et régulières. Aussi n’a-t-on pas beaucoup de peine à s’orienter. On remarque de grandes et belles maisons dans toutes les rues et même dans les parties les plus reculées de la ville.

Dans l’intérieur de la ville est le jardin dit de la Couronne, qui, sans être des plus grands et des plus beaux, offre cependant quelques distractions; tous les dimanches et les jours de fête, les promeneurs y affluent. Un excellent orchestre y joue, en été, sous une tente, et en hiver dans un simple pavillon.

Le jardin botanique, situé à trois verstes de la ville, est{592} pauvre en plantes exotiques et très-négligé. Chaque pas qu’on y fait donne du regret. L’automne, que je retrouvais pour la première fois après quelques années, fit sur moi une impression vraiment affligeante. J’aurais presque envié ceux qui habitent les pays chauds, quoique la chaleur fasse aussi beaucoup souffrir.

A Odessa, on se tire assez bien d’affaire quand on parle l’allemand; presque tout le monde le comprend, à l’exception du bas peuple.

Pour ce qui est du passe-port, on rencontre autant de difficultés pour sortir de l’empire russe que pour y entrer. Il faut changer celui que l’on a pris en arrivant et payer chaque fois deux roubles d’argent. En outre, le nom du voyageur est inséré trois fois dans la Gazette, afin que, s’il a contracté des dettes, les créanciers soient prévenus de son départ. Ces insertions font perdre au moins huit jours et souvent quinze jours ou trois semaines; mais quand quelqu’un répond du voyageur, il n’a pas besoin d’attendre les insertions.

Le consul autrichien, M. Gutcutbal, voulut bien répondre de moi, ce qui me permit, dès le 2 octobre, de dire adieu à l’empire russe. Je ne crois pas avoir besoin d’affirmer à mes lecteurs que cet adieu ne me coûta pas beaucoup.

{593}

CHAPITRE XXIV.

Constantinople.—Changements opérés dans cette ville.—Deux incendies.—Voyage en Grèce.—La quarantaine à Égine.—Un jour à Athènes.—Calamachi.—L’isthme.—Patras.—Corfou.

Il y a peu de chose à dire du voyage d’Odessa à Constantinople. On reste presque toujours en pleine mer et on n’aborde nulle part. La distance est de 360 milles marins.

Le bateau, d’une force de 260 chevaux, appartenait au gouvernement russe, et s’appelait Odessa; il était beau et extrêmement bien tenu.

Pour ne pas me rendre trop pénibles les adieux de mes chers amis les Russes, un d’eux eut la bonté de ne pas me traiter avec trop de galanterie à la fin de mon voyage. Comme la dernière nuit il faisait très-chaud, je m’étais sauvée de la sombre cabine pour respirer le frais sur le pont; je m’établis non loin du gouvernail, et, enveloppée dans mon manteau, je ne tardai pas à m’endormir. Voilà qu’arrive soudain un des matelots, qui, me donnant un coup de pied, m’ordonna de quitter la place que j’occupais; touchée de cet aimable procédé, je remerciai mon interlocuteur avec une profonde émotion, et, après l’avoir prié de me laisser en repos, je continuai mon somme.

Il y avait parmi les voyageurs six matelots anglais qui, après avoir conduit un nouveau bateau à Odessa, retournaient dans leur pays. Je leur parlai quelquefois, ce qui me mit tout à fait bien avec eux. Quand ils s’aperçurent que j’étais réduite à ma seule compagnie, ils me deman{594}dèrent si je savais assez de turc pour pouvoir m’entendre avec les bateliers et les porteurs. Sur ma réponse négative, ils me proposèrent de se charger de tout pour moi si je voulais aborder avec eux. Je m’empressai d’accepter leur offre.

Quand nous approchâmes de la terre, un douanier vint en bateau visiter nos bagages. Pour en finir plus vite, je lui glissai quelque argent dans la main. En arrivant au rivage je voulus payer la traversée; mais les matelots ne le souffrirent pas. Ils me dirent que j’avais payé le douanier pour eux tous, que c’était donc à eux de payer les frais du bateau. Je m’aperçus qu’en insistant davantage je ne ferais que les offenser. Ils arrêtèrent encore un porteur pour moi, et puis nous nous quittâmes bons amis.

Combien cette conduite de simples matelots anglais différait de celle des trois messieurs russes de Jalta!

J’ai déjà décrit, dans mon Voyage en Terre-Sainte[146], l’entrée du Bosphore et les curiosités de Constantinople. Je me fis conduire aussitôt chez la bonne Mme Balbiani; mais, à mon grand regret, elle n’était plus à Constantinople: elle avait renoncé à tenir un hôtel. On me recommanda l’hôtel des Quatre-Nations, tenu par Mme Prust. C’était une Française assez bavarde qui était toute la journée à louer sa maison, ses domestiques et sa cuisine, éloges qui n’obtenaient guère l’assentiment des voyageurs. Elle prenait quarante piastres par jour (environ 10 francs) et portait encore en compte une assez bonne somme pour les pourboires et autres menus frais.

Depuis ma dernière visite à Constantinople on avait jeté un joli pont sur la Corne d’or; le beau palais de l’ambassade russe était achevé, et les Orientales me parurent moins voilées que lors de mon premier voyage. Beaucoup{595} d’entre elles portaient des voiles si minces et si transparents que l’on découvrait à peu près tous les traits de leur visage. D’autres ne se couvraient que le front et le menton, et découvraient leurs yeux, leur nez et leurs joues.

Le faubourg de Péra était dans un bien triste état. On y voyait partout les traces des ravages exercés par le feu. Pendant les trois jours que j’y passai, il y eut encore deux incendies que l’on qualifia de petits, parce que le premier ne mit en cendre que cent trente boutiques, et le second trente. On est habitué à voir les incendies dévorer des milliers de maisons.

La première fois, le feu éclata le soir, comme nous étions encore à table. Un des convives me proposa de m’accompagner sur le théâtre de l’incendie, en me disant que, si je n’avais pas encore vu un tel spectacle, il m’intéresserait certainement. C’était assez loin de notre maison; mais à peine eûmes-nous fait cent pas que nous nous trouvâmes déjà au milieu d’une grande foule de gens qui portaient tous des lanternes en papier[147], ce qui répandait une grande clarté dans les rues. Tout le monde criait et courait pêle-mêle avec la plus vive agitation; les habitants ouvraient leurs fenêtres, demandaient aux passants s’il y avait un danger sérieux et regardaient avec effroi et avec angoisse le reflet des flammes sur le ciel. Au milieu de ce brouhaha général retentissaient les cris: guarda, guarda (gare, gare!) des hommes qui portaient sur leurs épaules de petites pompes à incendies[148] et des outres pleines d’eau, renversant tous ceux qui ne s’écartaient pas promptement. Des soldats à cheval, des fantassins et des gardes{596} venaient par derrière, des pachas arrivaient avec leur suite pour exciter les gens à porter du secours et à éteindre le feu.

Malheureusement tous ces efforts sont inutiles. Le feu trouve un aliment rapide dans les maisons de bois peintes à l’huile, embrase avec une activité incroyable des rues entières, et rien ne l’arrête que des jardins ou des places vides. Souvent un incendie consume plusieurs milliers de maisons. Les malheureux habitants ont à peine le temps de se sauver eux-mêmes. Ceux qui sont plus éloignés du théâtre de l’incendie ramassent au plus vite leurs effets les plus précieux pour être prêts à fuir. On conçoit facilement que dans ces occasions les voleurs ne sont pas rares, et souvent, après avoir sauvé avec beaucoup de peine leur faible avoir, les pauvres incendiés se le voient de nouveau enlevé au milieu de la foule et de la bagarre.

L’autre incendie éclata la nuit d’ensuite. Tout était déjà enseveli dans le sommeil; les gardiens chargés de veiller au feu parcoururent les rues, frappèrent avec leurs cannes garnies de fer aux portes des maisons, et éveillèrent tout le monde par leurs cris. Je m’élançai tout alarmée hors de mon lit, je courus à la fenêtre, et je vis le ciel légèrement teint de rouge du côté où s’était déclaré l’incendie. Au bout de quelques heures, le bruit cessa et la teinte rouge se dissipa. Dans les derniers temps, on a enfin commencé à construire des maisons de pierre, non-seulement à Péra, mais aussi à Constantinople.

Le 27 octobre, à six heures du soir, je quittai la capitale de l’empire ottoman sur le vapeur français la Salamandre, de la force de 100 chevaux.

Comme je raconte dans mon Voyage en Terre-Sainte le trajet de Constantinople à Smyrne par l’Archipel grec, je parlerai tout de suite de la Grèce.

On m’avait dit à Constantinople que la quarantaine dans{597} le Pirée (à six milles anglais d’Athènes) ne durait que quatre jours, l’état sanitaire en Turquie étant des plus satisfaisants. Mais, sur le vapeur, on m’apprit que la quarantaine avait lieu dans l’île d’Égine (à seize milles du Pirée) et durait douze jours, non pas à cause de la peste, mais à cause du choléra. Pour la peste, la quarantaine est de vingt et un jours.

Le 10 octobre, nous aperçûmes le continent de l’ancienne Grèce.

En longeant la côte, nous vîmes sur la haute plate-forme d’un rocher douze grandes colonnes, restes d’un temple de Minerve. Bientôt nous approchâmes de la colline sur laquelle est située la superbe Acropolis. Mes regards restèrent longtemps attachés à tout ce que je pouvais apercevoir. Les grandes figures des héros de l’histoire grecque passèrent devant mes yeux, et je brûlais du désir de fouler un sol qui depuis mon enfance m’avait paru, après Rome et Jérusalem, le plus curieux et le plus intéressant de tous les pays. Avec quel empressement je cherchais à découvrir l’Athènes moderne! N’était-elle pas à la même place où se trouvait jadis l’ancienne Athènes de célèbre mémoire? Malheureusement je ne la vis pas: une colline nous la cachait. Nous entrâmes dans le Pirée, où s’est élevée également une nouvelle ville. Après nous y être arrêtés juste le temps nécessaire pour remettre les dépêches, nous partîmes pour Égine.

Il faisait tout à fait nuit quand nous y arrivâmes. On mit aussitôt une chaloupe à la mer, et on nous conduisit au quai de la Quarantaine.

Il n’y avait dans cet établissement ni porteurs ni employés pour nous venir en aide. Nous fûmes forcés de traîner nous-mêmes nos caisses et nos coffres jusqu’à la Quarantaine, où l’on nous assigna de petites chambres toutes nues. Il n’y eut pas même moyen d’avoir de la lumière; par bonheur j’avais sur moi une bougie; je la cou{598}pai en plusieurs petits morceaux, et je tirai ainsi d’embarras mes compagnons de voyage.

Le lendemain, je m’informai des arrangements d’intérieur. La vie à la Quarantaine était très-mauvaise et très-chère. Une toute petite chambre, sans le moindre meuble, coûte trois drachmes[149] par jour; pour la nourriture, on en donne cinq; si l’on mange à la carte, une toute petite portion se paye de soixante à soixante-dix leptas; le service, c’est-à-dire la surveillance du gardien, coûte deux drachmes par jour; pour l’eau, on réclame chaque jour quinze leptas; la visite du médecin coûte une drachme en entrant, et autant au sortir de la Quarantaine. Pour ce prix, le médecin fait ranger à la fois tout le monde devant lui, et examine l’état de santé de toute la société.

Une quantité de choses accessoires se payaient en proportion. Il fallait louer chaque meuble à part. Je ne comprends pas que le gouvernement donne si peu de soins à des établissements institués pour préserver la santé publique, et où l’homme privé de fortune ne peut pas se dispenser de faire séjour. Le pauvre y subit bien plus de privations que chez lui; il ne peut rien prendre de chaud, car l’hôtelier, n’étant pas soumis à des prix fixes, demande cinq ou six fois la valeur de l’objet de consommation.

On assigna une seule chambre à plusieurs ouvriers et à une jeune domestique arrivés par le bateau. Pendant ces douze jours, tous ces gens ne prirent rien de chaud et ne vécurent que de pain, de fromage et de figues. La jeune fille me supplia, au bout de quelques jours, de vouloir bien la recueillir dans ma chambre, parce que les ouvriers ne se conduisaient pas d’une manière convenable vis-à-vis d’elle.

Quelle aurait été la position de la pauvre fille si, par ha{599}sard, il n’y avait pas eu de femme parmi les voyageurs, ou bien que je ne l’eusse pas recueillie!

Ces dispositions sont-elles dignes d’établissements publics? Ne devrait-on pas mettre plusieurs pièces à la disposition des pauvres, aux frais du gouvernement? Ne devrait-on pas, à un prix raisonnable, fournir à l’homme peu aisé, au moins une fois par jour, un simple repas chaud? Le pauvre n’est-il pas déjà assez malheureux de se voir pendant si longtemps frustré des moyens de gagner sa vie? Faut-il encore lui laisser enlever d’une manière si abominable ce qu’il a eu tant de peine à gagner?

Le second jour, on ouvrit la cour et on nous permit de nous promener dans un enclos de cent cinquante pas sur le bord de la mer. La vue y était superbe; nous avions devant nous les Cyclades, de petites îles montagneuses, la plupart inhabitables, et dont quelques-unes sont boisées. Il faut croire que, anciennement unies au continent, ces îles en ont été séparées par quelque grande révolution de la nature.

Le quatrième jour, on élargit encore un peu notre cage; on nous permit d’aller, sous la surveillance d’un gardien, jusqu’à la colline nue qui se rattache à la Quarantaine.

Sur cette colline, il y avait des restes d’un temple, des fragments d’un mur et une colonne très-endommagée. Cette dernière se composait d’un morceau de pierre; elle était cannelée et devait, à en juger d’après ses autres dimensions, avoir été très-haute. Ces ruines provenaient, dit-on, d’un très-beau temple de Jupiter.

21 octobre. Aujourd’hui l’heure de la liberté sonna pour nous. Dès la veille au soir nous avions commandé une petite barque qui devait le lendemain nous transporter de bonne heure à Athènes. Mais mes compagnons de captivité voulurent d’abord célébrer dans un hôtel leur liberté recouvrée. Cela nous mena jusqu’à onze heures. Je profitai de cet intervalle pour visiter un peu la ville et les{600} environs. La ville est très-petite et ne compte guère de monuments somptueux. Les seuls souvenirs des temps passés que je découvrisse par-ci par-là, ce furent quelques fragments de parquets incrustés de pierres de couleur en forme de mosaïque. D’après le peu que je pus voir, l’île d’Égine me parut tout à fait nue et déserte, et on a de la peine à se figurer qu’elle ait jamais été florissante par l’art et le commerce.

Égine, île de deux milles carrés, formait autrefois un État particulier, et doit son nom, à ce qu’on prétend, à une fille d’Europe appelée Égine. C’est dans cette île que l’on frappa la première monnaie grecque.

Notre traversée jusqu’au Pirée fut très-longue. Il n’y eut pas le moindre petit vent, les marins furent forcés de recourir aux rames, et ce fut seulement vers les huit heures du soir que nous touchâmes au but désiré. Notre première visite fut pour le poste sanitaire, qui se mit à étudier nos certificats de quarantaine avec une lenteur conforme à leur importance. Car, malheureusement, il n’y avait parmi nous personne qui pût accélérer cette étude en sacrifiant quelques drachmes.

Nous ne pûmes non plus nous dispenser de nous rendre à la police. Mais les bureaux étant déjà fermés, il fallut forcément prolonger notre séjour au Pirée. J’entrai dans un grand café de belle apparence pour y trouver un gîte, car ici les cafés tiennent en même temps lieu d’hôtels. On me conduisit dans une chambre où la moitié des carreaux de fenêtre étaient cassés. Le domestique prétendit qu’en fermant les volets on ne s’apercevrait pas de cet inconvénient. Du reste, la chambre n’avait pas trop mauvaise mine. Mais à peine eus-je pris possession du lit, que certains insectes incommodes me forcèrent à l’abandonner au plus vite. M’étant réfugiée sur le canapé, il me fallut encore le déserter par la même raison. Enfin, en désespoir de cause, je me blottis sur une chaise où je ne{601} passai pas précisément la nuit de la manière la plus agréable.

Déjà, à Égine, j’avais entendu parler de la grande malpropreté des hôtels du Pirée, et on m’avait conseillé d’éviter d’y passer la nuit. Mais, ne pouvant pas quitter la ville sans l’autorisation de la police, il fallut bien nous résigner et faire de nécessité vertu!

22 octobre. Du port du Pirée jusqu’à Athènes, il y a treize stades ou seize milles anglais. La route passe par des collines nues et des plantations d’oliviers. On a toujours en vue l’Acropolis. La ville d’Athènes n’apparaît que plus tard.

Je m’étais proposée de rester huit jours à Athènes pour visiter tranquillement et avec loisir tous les monuments et les endroits remarquables de la ville. Mais à peine fus-je descendue de voiture, que j’appris qu’une révolution venait d’éclater à Vienne.

J’avais été informée, à Bombay, de la révolution de Paris du 24 février; à Bagdad, de celle du mois de mars dans ma patrie; à Tunis, à Tiflis et dans d’autres villes, j’eus connaissance des autres événements politiques. Jamais aucune nouvelle ne me surprit autant que celle de Vienne. C’était à ne pas y croire.... Mes bons, mes paisibles Autrichiens.... renverser le gouvernement! Quel réveil après une si longue léthargie!...

J’avais regardé tout cela comme une fable, et je n’avais pas voulu ajouter foi aux récits de M. le résident à Bagdad. Aussi ne m’étais-je rendue qu’à l’évidence, en lisant les relations authentiques des journaux.

Les événements du mois de mars m’avaient enchantée et enthousiasmée au point que j’étais fière d’être Autrichienne. Mais le mois de mai me désenchanta; quant au 6 octobre, il me remplit de douleur et de tristesse! Aucune révolution politique n’avait si bien commencé. Elle aurait été sans pareille dans l’histoire, si l’on avait con{602}tinué à suivre les idées qui avaient triomphé au mois de mars! Et il fallait que tout cela eût une si triste fin!... Ah! la catastrophe du 6 octobre m’affligea tellement, que je n’eus plus d’intérêt pour rien. D’ailleurs, tous les miens étaient à Vienne, et j’étais sans nouvelles de ma famille. Je serais partie immédiatement si j’avais trouvé une occasion. Mais il me fallut attendre jusqu’au lendemain, car il ne partait point de vapeur auparavant. Je pris aussitôt mes mesures pour m’embarquer, et en attendant je louai un cicerone pour parcourir les endroits les plus intéressants de la ville, plutôt en vue de me distraire que par intérêt pour les curiosités que j’allais visiter.

Le sort s’était cruellement joué de moi. Pendant douze jours j’avais subi patiemment la quarantaine d’Égine, dans l’espoir d’examiner ensuite tout à mon aise le sol classique de la Grèce; et à peine m’y trouvais-je, que le sol brûlait sous mes pieds et que je ne pouvais rester en place.

Athènes, la capitale de l’ancienne Attique, doit avoir été fondée, de 1390 à 1400 avant Jésus-Christ, par Cécrops, et sans doute reçut alors le nom de Cecropia, qui depuis ne fut conservé qu’au fort. Sous Érichthonius, elle prit le nom d’Athènes. La ville primitive était située sur une colline de rochers au milieu d’une plaine qui, dans la suite, se couvrit d’édifices. La partie supérieure s’appelait Acropolis, la partie inférieure Catapolis.

Aujourd’hui il ne reste plus qu’une partie de la citadelle, la célèbre Acropolis, sur la montagne où se groupent les plus grandes merveilles d’Athènes. Le principal ornement de la ville est le temple de Minerve, ou le Parthénon, qui, bien que tout en ruines, excite encore aujourd’hui l’admiration du monde. Ce monument avait plus de 70 mètres de long, 32 de large et 24 de haut. C’est ici que se trouvait la statue de la Minerve de Phidias. Ce chef-d’œuvre de sculpture était en ivoire et en or. Il avait 15 mètres de haut, et pesait, dit-on, plus de 1000 kilogrammes. L’entrée{603} du temple était formée par les propylées, dont on retrouve encore cinquante-cinq colonnes, avec des fragments de blocs de marbre énormes qui reposent sur elles, et font partie des arcades et des plafonds.

Ce temple, détruit par les Perses, fut reconstruit d’une manière plus magnifique par Périclès, vers l’an 440 avant Jésus-Christ.

On voit quelques beaux débris des temples de Minerve et de Neptune. On peut encore juger de la circonférence de l’amphithéâtre; mais il ne reste plus que peu de chose du théâtre de Bacchus.

En dehors de l’Acropolis se trouvent le temple de Thésée et celui de Jupiter Olympien, l’un au nord, l’autre au sud. Le premier est en style dorien et entouré de trente-six belles colonnes; sur les métopes on voit représentés dans de superbes reliefs les exploits de Thésée. A l’intérieur le temple est rempli de belles sculptures, d’épitaphes et autres travaux en pierre, et qui, pour la plupart, proviennent d’autres temples, et ont été simplement réunis en cet endroit. Hors du temple il y a plusieurs siéges en marbre que l’on a apportés ici de l’Aréopage voisin, l’ancien lieu de réunion des patriciens. De l’Aréopage on ne voit plus qu’un appartement taillé dans une colline rocheuse, où l’on arrive par des marches également pratiquées dans le roc.

Il reste encore assez des fondements du temple de Jupiter Olympien pour qu’on puisse se faire une idée de son étendue. On a également conservé seize superbes colonnes de près de 20 mètres de haut. Ce temple, achevé par Hadrien, surpasse, dit-on, en beauté et en magnificence tous les autres édifices d’Athènes. Son extérieur était orné par cent vingt colonnes cannelées de 2 mètres de diamètre, et de plus de 16 mètres de haut. La statue de Jupiter, en or et en ivoire, est due, comme celle de Minerve, au ciseau du célèbre Phidias. Tous les temples et{604} les édifices importants avaient été construits du marbre blanc le plus pur.

Non loin de l’Aréopage est le Pnyx où le peuple libre d’Athènes s’assemblait pour délibérer. Il n’en reste plus que la tribune taillée dans le roc et les siéges des écrivains.

Quelles sensations n’éprouve-t-on pas, quand on songe quels hommes ont parlé jadis à cette place!

Je contemplai avec douleur la grotte voisine de cet endroit où Socrate captif but la ciguë.

Au-dessus de cette mémorable grotte, s’élève un simple monument consacré à la mémoire de Philopapos.

Les Turcs ont entouré l’Acropolis d’un large mur pour la construction duquel ils ont malheureusement employé beaucoup de débris et de fragments de colonnes des plus beaux temples.

Dans la nouvelle Athènes, on ne voit plus en fait d’antiquités que la tour des Vents, appelée par d’autres la lanterne de Diogène; c’est un tout petit temple de forme octogone, couvert de belles sculptures. Il faut mentionner aussi le monument de Lysicrate, qui se compose d’un piédestal, de quelques colonnes et d’une coupole d’ordre corinthien.

La petite église Maria maggiore passe pour avoir été construite par les Vénitiens l’an 700 de Jésus-Christ. Ce qu’elle a de plus curieux, c’est d’être la plus ancienne église chrétienne d’Athènes.

Sur l’Acropolis, on jouit aussi d’une superbe vue des environs. On y voit le mont Hymette, le Pentelicon, du côté d’Éleusis, de Marathon, de Phylæ et de Dekelca, le port, la mer et le cours de l’Ilissos.

Athènes renferme un grand nombre de maisons, mais dont la plupart sont petites et insignifiantes. Mais les belles maisons de campagne, entourées de jolis jardins, offrent un aspect très-riant.

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Le petit observatoire placé sur la montagne des Nymphes fut élevé aux frais du baron Sina, banquier de Vienne, et Grec de naissance.

Le palais du roi, nouvellement construit, est en marbre d’une blancheur éclatante et forme un grand carré. Des deux côtés, il y a des degrés qui occupent une grande partie de la largeur de l’aile conduisant sous un péristyle, espèce de vestibule étroit qui repose sur des colonnes. Un des perrons est destiné aux ministres, aux ambassadeurs; l’autre à la famille royale. Indépendamment de ces deux péristyles, l’édifice est tout-à-fait sans goût et manque de tout ornement. Les fenêtres ont la forme d’un carré oblong, et les hauts et grands murs ont l’air si nu, si lisse et si uni, que le brillant du marbre ne produit pas le moindre effet; il faut en être tout près pour reconnaître quels superbes matériaux ont été employés à la construction de ce palais.

Je fus fâchée de l’avoir vu, surtout en face de l’Acropolis, sur un sol aussi fameux par ses trésors artistiques que par les héros qu’il a produits.

Un jardin assez joli, d’une plantation toute nouvelle, entoure le palais devant lequel se trouvent quelques palmiers apportés de Syrie, mais qui n’ont pas de fruits. Tous les autres alentours sont nus et stériles[150].

Non-seulement pour ce palais, mais aussi pour les temples et les autres monuments de l’Acropolis, le marbre avait été extrait des carrières de la montagne voisine. Cette montagne, qu’on nomme Pentelicon, est si riche en marbre, qu’on pourrait encore en construire des villes entières.

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C’était justement un dimanche, et il faisait un temps superbe: deux circonstances qui me valurent le plaisir de voir tout le monde élégant d’Athènes et même la cour à la promenade publique. Cette promenade se compose d’une simple allée au bout de laquelle a été élevé un pavillon de bois. Elle n’est embellie ni par des gazons, ni par des parterres de fleurs. Tous les dimanches, la musique militaire y joue de 5 à 6 heures du soir. Le roi y vient à cheval ou en voiture avec la reine pour se montrer au peuple. Cette fois, il arriva dans une voiture ouverte, attelée de quatre chevaux, et s’arrêta pour entendre quelques-uns des morceaux que l’on exécutait. Il était en costume grec, tandis que la reine portait une simple toilette française.

Le costume grec, ou plutôt albanais, est un des plus beaux que l’on puisse voir. Les hommes portent des robes à larges plis (fustanella de 20 à 25 aunes de large) en percale blanche, qui descendent de la hanche aux genoux; des guêtres (zaruchi) qui vont depuis les genoux jusqu’aux pieds, et des souliers qui sont d’ordinaire en maroquin rouge. Un petit gilet ou corset étroit en étoffe de soie de couleur, sans manches, est collé contre une chemise de soie; par-dessus cette chemise, les Grecs mettent un spencer également étroit, en drap fin, rouge, ou bleu, ou brun, retenu dans le bas par quelques boutons ou bien au moyen d’une bande étroite, tandis qu’il s’ouvre en haut. Les manches du spencer sont fendues et flottent librement, ou bien elles sont retenues légèrement autour du poignet à l’aide de quelques agrafes. Le collet de la chemise est un peu retroussé. Le corset et le spencer sont brodés et ornés avec goût de brandebourgs, de bouffettes, de boucles et de boutons en or, en argent ou en soie, selon la fortune de chaque individu. L’étoffe, la couleur et les ornements des zaruchi s’accordent avec le spencer et le corset. Dans la ceinture se trouve quelquefois un poignard{607} avec deux pistolets. La coiffure consiste en une calotte rouge ornée d’un gland de soie bleue.

Les femmes, autant que j’en ai pu juger, ne portent plus guère le costume grec, qui, en tout cas, a beaucoup perdu de son cachet primitif. La principale partie du costume se compose d’une robe à la française, échancrée sur la poitrine; elles ont en outre un petit spencer serré, également échancré, et dont les manches sont larges et un peu plus courtes que celles de la robe. Les bords de la robe et du spencer sont garnis sur le devant de larges franges d’or. Les femmes et les jeunes filles portent sur la tête de toutes petites toques garnies de crêpe ou de mousseline de couleur rose ou autre, brodée en or, en argent ou en soie.

24 octobre. Je partis d’Athènes sur un petit vapeur, le Baron Kübeck, de la force de 70 chevaux, et j’allai jusqu’à Calamachi (24 milles marins). Ici, on quitte le bateau pour traverser par terre l’isthme, large de 3 milles. A Lutrachi, on monte sur un autre bateau.

Pendant la traversée pour aller à Calamachi, qui n’est que de quelques heures, on voit la petite ville de Mégare sur une colline nue.

Rien n’est plus désagréable en voyage que de changer de mode de transport, surtout lorsqu’on se trouve bien et que l’on ne peut que perdre au change. Nous nous trouvions justement dans cette position. M. Leitenburg était le plus aimable et le plus prévenant de tous les capitaines à qui j’ai eu affaire dans mes voyages; aussi, moi et tous les autres passagers, nous le quittâmes à regret ainsi que son bateau. Il eut encore pour nous les plus grandes complaisances à Calamachi où nous restâmes deux jours, parce que l’arrivée du bateau sur lequel nous devions continuer notre route fut retardé jusqu’au 25 par des vents contraires.

Calamachi offre peu d’agréments; les quelques maisons qu’on trouve dans ce petit endroit n’ont été construites que{608} depuis l’établissement d’un bateau à vapeur dans ces parages, et les montagnes passablement hautes contre lesquelles Calamachi est adossé sont pour la plupart stériles ou bien seulement couvertes de maigres buissons.

Nous fîmes des promenades sur l’isthme et nous gravîmes des coteaux d’où l’on voit d’un côté le golfe de Lépante et de l’autre la mer Égée. Devant nous se présenta le puissant mont Acrocorinthe, dominant toutes les autres montagnes qui l’environnent. Sur ses sommets brillent des murailles assez bien conservées que l’on appelle les restes du fort Acrocorinthe et dont les Turcs tirèrent parti dans la dernière guerre.

Corinthe, jadis si célèbre dans le monde, cette cité qui a donné son nom au luxe voluptueux, à des palais, et à un ordre d’architecture, est descendue au rang d’une petite ville ou bourgade d’environ 1000 habitants, qui s’étend au pied de la montagne, entre des champs et des vignobles. Aujourd’hui elle doit toute la célébrité dont elle jouit à une espèce de raisin sec que l’on appelle raisin de Corinthe.

Jamais ville ne posséda autant de statues précieuses de bronze et de marbre. C’est dans l’isthme fermé par un col étroit, en pente douce, et qui en grande partie était ombragé de bois de pins épais où s’élevait un superbe temple de Neptune, que se célébraient jadis les jeux athéniens, si renommés dans l’antiquité.

Combien un pays, un peuple, peuvent déchoir! Le peuple grec, jadis le premier du monde, est aujourd’hui descendu presque au plus bas degré de l’échelle! On m’avait dit généralement qu’en Grèce, je ne pouvais ni risquer de me confier seule à un guide, ni courir le pays sans crainte, comme je l’avais fait ailleurs. On me conseilla même à Calamachi de ne pas trop m’éloigner du port et de retourner au bateau avant la chute du jour.

26 octobre. Nous ne partîmes de Lutrachi que vers midi, sur le bateau Hellenos, de la force de 120 chevaux.

{609}

Le soir, nous jetâmes pendant quelques heures l’ancre près de Vostizza, l’ancien Égion, aujourd’hui petit endroit insignifiant, situé au pied d’une montagne.

27 octobre. Patras. Les portions de la Grèce que j’avais parcourues jusqu’ici n’étaient ni très riches en beautés naturelles, ni bien cultivées ni très-peuplées. Ici je trouvai au moins des plaines et des collines couvertes de prés, de champs et de vignobles. Lépante était autrefois une grande cité commerçante; avant la révolution grecque de 1821, elle comptait près de 20 000 habitants, dont le nombre se trouve aujourd’hui réduit à 2000. Patras est défendu par trois forts, dont l’un placé sur une colline derrière la ville, et les deux autres à l’entrée du port. La ville n’est ni grande ni belle, les rues sont étroites et sales. Je lui préférai de beaucoup ses hautes montagnes rocheuses dont on peut suivre la chaîne au loin, et parmi lesquelles se détache surtout la Sciada aux trois cols.

Séduite par la beauté et la grosseur des raisins de Patras, j’en achetai; mais je les trouvai si durs que je n’aurais pas osé les offrir à un mousse, aussi je les jetai dans la mer.

28 octobre. Corfou, la plus grande des îles Ioniennes (neuf milles carrés), qui appartenaient autrefois à la Grèce, et qui sont situées à l’entrée de la mer Adriatique, Corfou, l’ancienne Corcyre, est depuis 1818 sous la domination anglaise.

La ville de Corfou est située dans une contrée plus belle et plus fertile que Patras; elle est aussi beaucoup plus grande, car elle a près de 18 000 habitants. Deux blocs de rochers romantiques, placés isolément et ceints de fortifications imposantes, se rattachent à la ville. Sur l’un de ces rochers s’élèvent le télégraphe et le phare, tous deux entourés de fossés artificiels par-dessus lesquels on a jeté des ponts-levis. Les alentours de la ville, comme l’île entière, abondent en beaux bois d’oliviers et d’orangers.

La ville a de belles maisons et de jolies rues, mais on y{610} trouve aussi des ruelles excessivement tortueuses et très-malpropres. A l’entrée de Corfou se trouve une grande halle en pierre couverte, où d’un côté les bouchers, de l’autre les pêcheurs étalent leurs denrées. Sur la place publique, devant la halle, on voit entassés les légumes les plus exquis et les fruits les plus appétissants. Le théâtre est assez joli au dehors; à en juger par les images en pierre dont il est décoré, il doit avoir servi autrefois d’église. La place principale de la ville, dont un côté a vue sur la mer, est belle et grande, et ornée de plusieurs allées qui se croisent dans tous les sens. C’est sur cette place qu’est le palais du gouverneur anglais; cet édifice est assez joli et d’un style gréco-italien. L’église de Spiridion, très-célèbre et très-visitée, est petite, mais renferme beaucoup de tableaux à l’huile, dont plusieurs sont de l’ancienne école italienne.

Au fond de cette église, dans une petite chapelle toute sombre, repose dans un sarcophage d’argent le corps de saint Spiridion, qui jouit d’une haute vénération chez les Ioniens. Cette petite chapelle est toujours remplie de fidèles qui impriment les baisers les plus ardents sur la froide pierre.

Le 29 octobre nous découvrîmes les basses montagnes de la Dalmatie, et le 30 octobre, à la pointe du jour, j’entrai à Trieste, d’où je partis le lendemain pour Vienne par la malle-poste. Il me fallut passer quelques jours aux portes de la ville dans les plus grandes inquiétudes; car, prise d’assaut le 31 octobre, elle ne fut pas ouverte avant le 4 novembre.

Ce ne fut qu’après avoir retrouvé toute ma famille saine et sauve, que, dans ma joie expansive, je me sentis la force d’adresser mes actions de grâces à la Providence, qui, dans tous les dangers et au milieu de toutes les peines, m’avait toujours préservée et m’avait fait échapper à tous les périls d’une manière miraculeuse.

{611}

Je me reportais aussi alors en pensée avec attendrissement vers tous ceux qui s’étaient intéressés à moi avec tant de bonté et tant de dévouement, et dont le secours m’avait si puissamment aidée à triompher des plus grandes difficultés.

Quant à mes lecteurs, je les supplie de juger avec indulgence une relation qui dépeint en termes simples ce que j’ai vu et éprouvé, et dont toute l’ambition se borne à être vraie et fidèle.

FIN.

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TABLE DES MATIÈRES.

Notice sur Mme Ida Pfeiffer I
DédicaceIX
Avant-propos de l’auteurXI
CHAPITRE PREMIER.
Je quitte Vienne.--Séjour à Hambourg.--Bateaux à vapeur et vaisseaux à voiles.--Départ.--Cuxhaven.--La Manche.--Les poissons volants.--La physolide.--Constellations.--Passage de la ligne.--Les Vamperos.--Forte brise et tempête.--Le cap Frio.--Entrée dans le port de Rio-de-Janeiro.1
CHAPITRE II.
Arrivée à Rio-de-Janeiro.--Description de la ville.--Les noirs et leurs rapports avec les blancs.--Arts et sciences.--Fêtes religieuses.--Baptême de la princesse impériale.--Fêtes dans les casernes.--Climat et végétation.--Mœurs et coutumes.--Quelques mots aux émigrants.--Renseignements statistiques sur le Brésil.25
CHAPITRE III.
Environs de Rio-de-Janeiro.50
CHAPITRE IV.
Voyage dans l’intérieur du Brésil.--Les petites villes de Morroqueimado (Novo Friburgo) et d’Aldea da Pedro.--Plantations des Européens.--Bois incendiés.--Forêts vierges.--Dernier établissement des blancs.--Visite aux Indiens, appelés aussi Puris ou Rabocles.--Retour à Rio-de-Janeiro.64
CHAPITRE V.
Départ de Rio-de-Janeiro.--Santos et Santo-Paulo.--Circumnavigation du cap Horn.--Arrivée à Valparaiso.92
CHAPITRE VI.
Aspect de Valparaiso.--Édifices publics.--Quelques mots sur les coutumes et les usages du peuple.--La gargote de Polanka.--Le petit ange (angelito).--Le chemin de fer.--Mines d’or et d’argent.110
CHAPITRE VII.
Départ de Valparaiso.--Taïti.--Coutumes et usages du peuple.--Fête et bal à l’occasion de la fête de Louis-Philippe.--Excursions.--Un repas à Taïti.--Le lac Vaihiria.--Le défilé de Autaua et le diadème.--Départ.--Arrivée en Chine.123
CHAPITRE VIII.
Macao.--Hong-Kong.--Victoria.--Promenade en jonque chinoise.--Le Si-Kiang, appelé aussi fleuve du Tigre.--Whampoa.--Canton ou Ruangtscheu-fu.--Vie des Européens.--Les Chinois.--Coutumes et usages.--Criminels et pirates.--Assassinat de M. Vauchée.--Promenades et excursions.155
CHAPITRE IX.
Arrivée à Hong-Kong.--Le vapeur anglais.--Singapore.--Plantations.--Partie de chasse dans les jungles.--Funérailles chinoises.--Fête aux lanternes.--Température et climat.204
CHAPITRE X.
Départ de Singapore.--L’île de Pinang.--Ceylan.--Pointe-de-Galle.--Excursion dans l’intérieur.--Colombo.--Candy.--Le temple de Dagoha.--Chasse aux éléphants.--Retour à Colombo et à Pointe-de-Galle.--Départ.226
CHAPITRE XI.
Départ de Ceylan.--Madras et Calcutta.--Vie des Européens.--Les Hindous.--Curiosités de la ville.--Visite à un nabab.--Fêtes religieuses des Hindous.--Maisons mortuaires; emplacements où l’on brûle les cadavres.--Noces mahométanes et européennes.246
CHAPITRE XII.
Départ de Calcutta.--Le Gange.--Rajmahal.--Gor.--Junghera.--Monghyr.--Patna.--Deinapoor.--Gasipour.--Bénarès.--Religion des Hindous.--Description de Bénarès.--Palais et temples.--Les places sacrées.--Les singes sacrés.--Les ruines de Sarnath.--Plantation d’indigo.--Visite au rajah de Bénarès.--Martyrs et faquirs.--Le paysan indien.--L’établissement des missions.276
CHAPITRE XIII.
Allahabad.--Caunipoor.--Agra.--Le mausolée du sultan Akbar.--Tajh-Mahal.--La ville en ruines de Fatipoor-Sikri.--Delhi.--La grand’rue.--Le palais de l’empereur.--Palais et mosquées.--La princesse Bigem.--L’ancien Delhi.--Ruines remarquables.--La station militaire anglaise.309
CHAPITRE XIV.
Les Tuggs ou égorgeurs.--Départ.--Le marché aux bestiaux.--Baratpoore.--Biana.--Fontaines et étangs.--Bonhomie des Indiens.--Plantations de pavots.--Les Suttis.--Notara.--Kottah.--Description de la ville.--Le château royal d’Armornevas.--Divertissements et danses; costumes.--La ville sainte de Kesho-Rae-Patun.342
CHAPITRE XV.
Les voyages à dos de chameau dans les Indes.--Rencontre de la famille Burdon.--Les femmes du peuple aux Indes.--Oudjein-Indor.--Le capitaine Hamilton.--Présentation à la cour.--Fabrication de la glace.--Le temple de rochers d’Adjunta.--Chasse au tigre.--Le temple de rochers d’Élora.--Le fort Dowlutabad.368
CHAPITRE XVI.
Aurang-Abad.--Puna.--Les mariages aux Indes orientales.--Le voiturier fou.--Bombay.--Les Parsis adorateurs du feu.--Funérailles des Indiens.--L’île Éléphanta.--L’île Salsette.394
CHAPITRE XVII.
Départ de Bombay.--La petite vérole se déclare.--Mascate.--Bandr-Abas.--Les Persans.--Le détroit de Kishm.--Bushire.--Le Schatel-Arab.--Bassora.--Le Tigre.--Tribus de Bédouins.--Ctésiphon et Séleucie.--Arrivée à Bagdad.419
CHAPITRE XVIII.
Bagdad.--Principaux édifices.--Climat.--Fête donnée par le résident anglais.--Le harem du pacha de Bagdad.--Excursion aux ruines de Ctésiphon.--Le prince persan Il-Hany-Aly-Culy-Mirza.--Excursion aux ruines de Babylone.--Départ de Bagdad.438
CHAPITRE XIX.
Voyage en caravane à travers le désert.--Arrivée à Mossoul.--Curiosités.--Excursion aux ruines de Ninive et au village de Nebijunis.--Seconde excursion aux ruines de Ninive; Tel-Nimrod.--Les chevaux arabes.--Départ de Mossoul.463
CHAPITRE XX.
Voyage en caravane à Ravandus.--Arrivée et séjour à Ravandus.--Une famille kourde.--Suite du voyage, Sauh-Bulak, Oromia.--Les missionnaires américains.--Kutschié.--Trois brigands magnanimes.--Les kans persans et les bongolos anglais.--Arrivée à Tauris.485
CHAPITRE XXI.
Description de la ville de Tauris.--Le bazar.--Le temps de jeûne.--Behmen-Mirza.--Anecdotes sur le gouvernement persan.--Présentation au vice-roi et à sa femme.--Les femmes de Behmen-Mirza.--Visite chez une dame persane.--Le peuple.--Persécution des chrétiens et des juifs.--Départ.523
CHAPITRE XXII.
Sophia.--Marand, en Perse.--Frontière russe.--Natschivan.--Voyage en caravane.--Nuit passée en prison.--Continuation de mon voyage.--Érivan.--La poste russe.--Les Tartares.--Arrivée et séjour à Tiflis.--Continuation de mon voyage.--Kutaïs.--Marand, en Géorgie.--Traversée sur le Ribon.--Redutkale.539
CHAPITRE XXIII.
Départ de Redutkale.--Une attaque de choléra.--Anapka.--Le vaisseau suspect.--Kertsch.--Le musée.--Tumuli.--Continuation de mon voyage.--Theodosia (Caffa).--Jalta.--Le château du prince Woronzoff.--La citadelle de Sébastopol.--Odessa.574
CHAPITRE XXIV.
Constantinople.--Changements opérés dans cette ville.--Deux incendies.--Voyage en Grèce.--La quarantaine à Égine.--Un jour à Athènes.--Calamachi.--L’isthme.--Patras.--Corfou.593

FIN DE LA TABLE.


Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation,
rue de Vaugirard, 9, près de l’Odéon.

NOTES:

[1] Nous avons emprunté à des documents réunis par M. Vapereau pour le Dictionnaire des Contemporains, dont l’impression s’exécute en ce moment, un grand nombre des détails de cette notice. D’autres nous ont été fournis par MM. Malte-Brun, Marmier, et par l’article que M. Depping a donné sur Mme Pfeiffer, dans la Revue de Paris. (Numéro du 1er septembre 1856.)

[2] Elle a publié la relation de ce voyage sons le litre: Reise einer Wienerin in das heilige Land (Voyage d’une Viennoise dans la Terre-Sainte). Vienne, 1844; 2 vol., 4e édition, 1856.

[3] Reise nach dem scandinavischen Norden und der Jnsel Island im Iahr 1845 (Voyage au nord de la Scandinavie et en Islande, dans le cours de l’année 1845). Pesth, 1846; 2 vol., 2e édition, 1855.

[4] Frauenfahrt um die Welt (Voyage d’une femme autour du monde), Vienne 1850, 3 vol.—C’est la relation de ce voyage que nous donnons dans ce volume.

[5] Le mille anglais vaut 1 kilomètre 609 mètres.

[6] Sur mer comme sur les fleuves, je compte toujours par milles marins, dont 4 répondent à 1 mille géographique; ce dernier égale 1852 mètres de France. Il faut donc un peu plus de deux milles marins pour faire un kilomètre.

[7] Le dollar vaut 5 fr. en monnaie de France.

[8] Ce n’est pas un obélisque, mais une colonne surmontée de la statue de l’Empereur. (Note du traducteur).

[9] Je compte toujours par degrés Réaumur, et à l’ombre.

[10] Les tropiques s’étendent à 23 degrés au sud et au nord de la ligne.

[11] On donne le nom de porte-haubans à une galerie extérieure où viennent s’amarrer les cordages qui partent du sommet des mâts.

[12] Le sextant est un instrument de mathématiques au moyen duquel on mesure les degrés de longitude et de latitude où on se trouve, et aussi le temps. Il sert à régler les montres. On ne peut mesurer les degrés de latitude qu’à midi et quand le soleil paraît: le soleil est, en effet, absolument indispensable pour l’opération, puisque c’est d’après l’ombre qu’il projette sur les nombres marqués qu’on fait le calcul. Les degrés de longitude, au contraire, peuvent se mesurer avant et après midi, car le soleil n’est pas nécessaire pour cela.

[13] Pour faire fondre le goudron qui se trouve dans les fentes du vaisseau, il n’est pas besoin d’une chaleur très-considérable; je l’ai vu, dès 22 degrés, au soleil, s’amollir et se boursoufler.

[14] Le livre de loch est le journal du vaisseau. Toutes les quatre heures on y consigne exactement le vent que l’on a, le nombre des milles que l’on a parcourus, et autres détails semblables, en un mot tout ce qui est arrivé. C’est ce livre qui sert de pièce justificative au capitaine auprès de l’armateur.

[15] Il y a plusieurs années, un matelot a essayé de gravir le Pain de sucre: il a bien réussi à y monter, mais on ne l’en a pas vu redescendre. Probablement il aura glissé et sera tombé dans la mer.

[16] Quelques jours après son arrivée, la respectable famille Lallemand la prit chez elle.

[17] Un milreis vaut en monnaie autrichienne 1 florin 7 kreutzers, et en monnaie française 2 fr. 38 c.

[18] Le pied anglais n’a que 304 millimètres; 6 pieds anglais ne font donc que 1m,80, c’est-à-dire un peu plus de 5 pieds 7 pouces.

[19] La princesse était déjà née depuis trois mois.

[20] Dans toutes les fêtes religieuses, on tire des pétards et de petits feux d’artifice, soit devant l’église même, soit à peu de distance; et, ce qu’il y a de plus comique, cela se fait toujours en plein jour.

[21] Ils sont payés en proportion de leur service. Le prix habituel pour une servante ordinaire est, par mois, de 5 à 6 milreis, pour un cuisinier de 12, pour une nourrice de 20 à 22, pour un artisan adroit de 25 à 35.

[22] C’est-à-dire 2 fr. 38 c. en monnaie française. Un florin d’Autriche vaut 2 fr. 35 c.

[23] Par une truppa, on entend dix mulets conduits par un nègre; ordinairement plusieurs truppas se réunissent; il se forme souvent ainsi des convois de 100 à 200 mulets. On sait que dans le Brésil tous les transports se font à dos de mulet.

[24] Le laso est une corde terminée par un nœud coulant. Les indigènes de l’Amérique du Sud savent s’en servir avec une incroyable adresse; c’est avec le laso qu’ils prennent les animaux sauvages.

[25] Dans le récit de cette excursion, qui parut à Vienne, en septembre 1847, pendant que j’étais encore en voyage, dans les Sonntags-blætter (feuilles de dimanche) de M. A. Frankl, je ne dis rien de ma blessure, pour ne pas inquiéter mes amis et mes parents.

[26] Cette herbe d’Afrique, qui vient très-haute en forme de jonc, est plantée dans tout le Brésil, où l’herbe ne pousse pas d’elle-même.

[27] La carna secca est, dans tout le Brésil, la principale nourriture des blancs et des noirs; elle vient de Buenos-Ayres, et se compose de viande de bœuf, coupée en tranches longues, plates et larges, salées et séchées à l’air.

[28] On n’entend pas seulement par blancs les Européens nouvellement émigrés, mais aussi les Portugais établis dans le pays depuis quelques siècles.

[29] Cette plante salutaire est très-abondante au Brésil.

[30] Dans l’hémisphère austral, les saisons sont opposées à celles de l’hémisphère boréal; ainsi, tandis que l’hiver règne d’un côté de l’équateur, de l’autre on est en plein été.

[31] On entend par ville continentale une ville située dans le cœur du pays, loin de la mer.

[32] Par nègres marrons on entend les nègres qui se sont échappés de chez leurs maîtres. Ils s’associent ordinairement par bandes et se retirent dans les forêts vierges, mais ils osent souvent aussi en sortir pour voler et piller; et plus d’un meurtre ensanglante leurs excursions.

[33] Le Rio-Plato est un des plus grands fleuves du Brésil.

[34] D’autres capitaines me dirent que la traversée du détroit de Magellan n’était possible que pour des vaisseaux de guerre, parce que cette traversée exigeait une grande quantité de matelots. Chaque soir il faut mettre à l’ancre, et, à cause de la fréquence des coups de vent, les matelots doivent être constamment prêts à carguer ou à arriser les voiles.

[35] Le thermomètre descendit le jour à 6 ou 7 degrés, la nuit à 1 ou 2 degrés au dessous de zéro.

[36] Oiseaux aquatiques, de la famille des longipennes ou grands-voiliers. Leur taille énorme les a fait appeler par les matelots moutons du Cap ou vaisseaux de guerre.

[37] Un réal est la huitième partie d’un écu d’Espagne; il vaut en monnaie d’Autriche 15 kreutzers et demi, ou environ 63 centimes de France.

[38] Les Chiliens descendent des Espagnols, comme les Brésiliens des Portugais.

[39] Espèce de bananes.

[40] La piastre vaut 5 francs 9 centimes de notre monnaie, et le réal 63 centimes.

[41] La legua vaut donc un peu plus de 6 kilomètres.

[42] Tous les Indiens sont chrétiens, de la religion protestante, mais seulement, je crois, de nom.

[43] Pieds anglais. Voy. page 35, la note.

[44] L’éléphantiasis, à Taïti, envahit ordinairement les pieds, et monte jusqu’aux cuisses. Ces parties enflent et se remplissent d’écailles et de brûlures, de manière qu’on pourrait réellement les prendre pour des pieds d’éléphants.

[45] Je ne cite exprès le nom d’aucun de ces messieurs, et je crois par là mériter leur reconnaissance.

[46] Taïti ne produit jusqu’ici aucun article d’exportation; c’est pourquoi on n’y prend que du lest. L’île est importante pour les Français comme station.

[47] Le champan est un bateau plus petit qu’une jonque.

[48] Les prix, dans les hôtels de Macao, de Victoria et de Canton, sont de 4 à 6 dollars par jour.

[49] Charles Gützloff est né à Pyritz, en Poméranie, le 8 juillet 1803. Dès son enfance il montra une grande piété et un rare talent. Ses parents lui firent apprendre le métier de passementier. Il s’y appliqua beaucoup, mais sans pouvoir s’y attacher. En 1821, il eut l’occasion de présenter au roi de Prusse une pièce de vers dans laquelle il exprimait ses sentiments et ses désirs; ce monarque, y ayant trouvé d’heureuses dispositions, ouvrit au jeune Gützloff une carrière plus en harmonie avec ses goûts. En 1827, il vint comme missionnaire à Batavia. Plus tard il alla à Bintang, où il étudia le chinois avec un zèle extraordinaire; au bout de deux ans, il le parlait déjà assez couramment pour pouvoir prêcher dans cette langue. En 1831, il se rendit à Macao, y établit des écoles pour les jeunes gens, et commença une traduction de la Bible en chinois. Il fonda, avec Morisson, une société pour la propagation des connaissances utiles en Chine, et publia en langue chinoise un magasin mensuel dont le but était d’inspirer aux Chinois le goût de l’histoire, de la géographie et de la littérature. Dans les années 1823 et 1833 il pénétra jusqu’à la province de So-Kien.

Les voyages de Gützloff ont conduit à des observations curieuses sur les divers dialectes de la Chine, et ont été aussi d’une grande utilité sous d’autres rapports, surtout pour la critique des derniers ouvrages publiés sur ce pays.

Il faut reconnaître son rare talent, louer sa fermeté persévérante dans l’exécution de ses projets, et admirer son zèle pour la science, comme sa foi courageuse.

Voy. Conversations Lexicon der Gegenwart (Dictionnaire de la conversation de notre temps.)

[50] Tous les grands bâtiments portent peintes à la proue de grandes prunelles qui, dans la pensée les Chinois, les aident à trouver leur chemin.

[51] Elle n’arrive qu’une fois par mois.

[52] Assaisonnement d’un goût très-fort, composé de gingembre, de poivre rouge, d’ail et d’oignon. Ces ingrédients sont écrasés sur une table de pierre au moyen d’un cylindre de pierre, et réduits en une pâte très-fine. On en fait ensuite une sauce que l’on mange avec le riz.

[53] Quand ils copient un tableau, ils le divisent en carrés, comme nos peintres.

[54] Le picoul d’opium tout préparé revient à 600 dollars.

[55] On s’attendait chaque jour à un soulèvement; le peuple menaçait pour le 12 ou 13 août, au plus tard, d’une révolution dans laquelle périraient tous les Européens. Qu’on se figure ma position; j’étais toute seule, abandonnée à moi-même, et je n’étais entourée que de Chinois.

[56] Un des nouveaux ports ouverts aux Anglais en 1842.

[57] Son costume se composait d’un large surplis qui descendait jusqu’aux genoux, et avait de larges manches flottantes. Le surplis était en brocart de couleurs transparentes et de dessins bizarres; dessous on voyait une culotte en soie. Sur la poitrine il portait, comme insignes de sa dignité, deux oiseaux, avec un collier de belles pierreries. Les bottines, en étoffe de soie noire, se terminaient en avant en pointes recourbées. Il avait pour coiffure un chapeau de velours de forme conique, avec un bouton doré.

[58] Il faut savoir que le porc est en Chine un animal particulièrement sacré, pas assez cependant pour qu’on ne le mange pas avec beaucoup d’appétit. Les porcs profanes sont petits, ont les jambes très-courtes, le poil gris, et sont munis d’un long groin.

[59] La ville a près de 9 milles anglais de circonférence. Un vice-roi y fait sa résidence; elle se divise en deux parties, la ville tartare et la ville chinoise, séparées par des murs. On évalue la population de la ville à 400 000 âmes; celle des bateaux et des champans, à 60 000; celle des plus proches environs, à 200 000. Le nombre des Européens établis dans la ville est d’environ deux cents.

[60] Le blanc est chez les Chinois la couleur de deuil.

[61] En hiver, les côtés ouverts des salons sont fermés par des nattes de bambou.

[62] Le bouton que l’on attache au chapeau a autant de prix chez les Chinois que chez nous les décorations.

[63] Les dames chinoises du grand monde vivent d’une manière plus retirée que les femmes de l’Orient. Elles ne se visitent entre elles que très-rarement, et seulement dans des litières ou des barques bien fermées. Elles n’ont ni bains, ni jardins publics où elles puissent se réunir.

[64] Les feuilles de cette récolte sont cueillies avec la plus grande précaution par des enfants et des jeunes gens qui, avec des gants, détachent délicatement les petites feuilles une à une.

[65]

De Hong-Kong à Singapore,1re classe,173dollars.
—       —2e classe,117

Distance: 1100 lieues marines.

[66] Le steward a le rang de sous-officier; il est chargé de tout ce qui concerne la nourriture.

[67] Ce sont des packet-boats qui vont une fois par mois de Canton à Calcutta, et qui dans ce trajet touchent à Singapore.

[68] On n’y élève point de chevaux, et on demande toujours à l’étranger ceux dont on a besoin.

[69] La compagnie des Indes orientales, à qui appartient cette île, y a un gouverneur et des troupes anglaises.

[70] On regarde universellement la mangouste comme le fruit le plus délicat du monde.

[71] Un d’entre eux, passager de première classe, avait été relégué parmi nous, parce que, à ce qu’on prétendait, il avait l’esprit un peu à l’envers, et qu’il ne savait pas toujours ce qu’il disait ou faisait. Comme les personnes des premières savent toujours exactement ce qu’elles font, le pauvre homme était pour elles un sujet de scandale, et un ordre du capitaine le fit descendre au milieu de nous. Mais je dois faire remarquer qu’on n’en garda pas moins le prix payé pour la première classe.

[72] J’évalue les distances par terre en milles anglais, dont quatre à peu près font un mille allemand, ou 7 kilomètres 408 mètres.

[73] Une roupie vaut 58 kreutzers de monnaie de convention, environ 2 fr. 38 c.

[74] Six florins, 42 kreutzers, plus de 16 francs.

[75] La foule était souvent si grande, que cinq files de voitures allaient et venaient de front.

[76] Il parlait assez bien l’anglais.

[77] La mousseline la plus fine et la plus précieuse se fabrique dans la province de Daïca; aussi le mètre coûte-t-il de 2 roupies à 2 roupies et demie.

[78] L’hurgila, espèce de cigogne, mange des cadavres et se trouve fréquemment le long des fleuves de l’Inde.

[79] C’est-à-dire enlever les bouées auxquelles les ancres sont attachées, ce qui entraîne naturellement la perte de ces dernières.

[80] Le nombre des prisonniers était alors de 782.

[81] Radschmahal était au XVIIe siècle la capitale du Bengale.

[82] Monghyr est appelé le Birmingham de l’Inde à cause de ses nombreuses fabriques d’acier et d’armes, et ses coutelleries. Sa population est de près de 30 000 âmes.

[83] Patna, capitale de la province Bechar, fut autrefois très-célèbre par ses nombreux temples de Bouddha. C’est dans le voisinage de Patna qu’était antérieurement la ville la plus renommée de l’Inde: Parlibothra. Patna renferme beaucoup de manufactures de coton et quelques fabriques d’opium.

[84] Dans tous les pays indiens, mahométans, et on pourrait dire dans tous les pays non chrétiens, il est excessivement difficile d’indiquer le nombre exact des habitants d’une ville, car il n’est rien que le peuple déteste autant que ce genre de recensement.

[85] Je me fis débarquer à Patna avec deux voyageurs, et vers le soir je me rendis en voiture à Deinapore, où notre vapeur jeta l’ancre pour la nuit.

[86] Les serais sont de grands et beaux hôtels avec de petits hangars et de petites chambres, ouverts aux voyageurs de toutes les nations.

[87] M. Luitpold, Allemand de naissance, me reçut d’une manière très-gracieuse. Lui et sa charmante femme eurent pour moi les prévenances les plus aimables; je leur en suis très-reconnaissante.

[88] Beaucoup de personnes prennent ces tours pour des temples consacrés à Bouddha. Leur hauteur est de près de 25 mètres, et leur circonférence de 50 mètres.

[89] Lorsqu’un Hindou n’a pas de fils, il adopte un de ses parents, pour avoir, lors de ses funérailles, quelqu’un qui remplisse envers lui les devoirs d’un fils.

[90] Un lac vaut, au pair, 253 238 francs.

[91] L’horreur des Indiens pour les Européens provient en grande partie de ce que ces derniers ne respectent pas les vaches, mangent du bœuf, boivent de l’eau-de-vie, crachent dans les maisons et même dans les temples, et se lavent la bouche avec les doigts. Ils appellent les Européens Parangi. C’est ce mépris qui rend aussi la religion chrétienne odieuse aux Hindous.

[92] Le dock est un palanquin commode pour deux personnes, placé sur deux roues et traîné par deux chevaux.

[93] Plusieurs villes indiennes des temps modernes ont été fondées par les Mogols ou tellement transformées par eux, qu’elles ont perdu tout à fait leur caractère primitif. L’Inde fut conquise dès le Xe siècle par les Mogols.

[94] Akbar, le plus excellent prince de son temps, non-seulement dans l’Inde mais aussi dans toute l’Asie, naquit en 1542, et monta sur le trône à l’âge de quatorze ans. Sa bonté et sa justice exemplaires ainsi que sa haute intelligence l’ont fait aimer et presque adorer comme une divinité.

[95] Au temps de sa plus grande splendeur Delhi avait 2 millions d’habitants.

[96] Quelques écrivains donnent même à ce cristal une longueur de plus de 8 mètres.

[97] Si ces deux tours faisaient partie d’une même mosquée, pourquoi leurs proportions étaient-elles si différentes?

[98] M. Lau me quitta ici pour retourner à Calcutta.

[99] Les tscheprasse sont les domestiques de l’administration anglaise; ils portent des écharpes rouges, et sur l’épaule une plaque de métal sur laquelle est gravé le nom de la ville à laquelle ils appartiennent. Tous les hauts fonctionnaires anglais ont à leur service un ou plusieurs de ces gens. Le peuple les considère bien plus que des serviteurs ordinaires.

[100] Un bais vaut un kreutzer ou trois centimes et demi.

[101] Taschenbuch der Reisen.

[102] Ordinairement les enfants sont regardés comme impurs jusqu’à l’âge de neuf ans, et ne sont, par conséquent, pas tenus d’observer les préceptes de leur religion.

[103] Depuis 1843 il n’y a plus eu de femme brûlée dans toute l’Inde.

[104] Dans chaque résidence il y a un médecin anglais.

[105] Siége installé sur le dos de l’éléphant.

[106] On dit que la dent creuse dans laquelle se trouve la glande à venin, a été arrachée au serpent, ce qui empêche que sa morsure n’ait des suites funestes.

[107] Le dieu Vichnou est aussi représenté sous la forme d’une tortue.

[108] Quoiqu’on ne fût qu’au commencement du printemps, la chaleur montait déjà pendant le jour à 28 ou 30 degrés Réaumur.

[109] On appelle mundschi le précepteur, le secrétaire ou l’interprète du roi.

[110] On sait que le salpêtre produit une température très-froide.

[111] Indor est située à 600 mètres au-dessus du niveau de la mer.

[112] Le dahl est une espèce de pois dont la tige a plus d’un mètre de haut.

[113] C’est ainsi que s’appellent certains vents réguliers et périodiques de la mer des Indes, qui soufflent six mois de l’est à l’ouest, et les autres six mois du côté opposé.

[114] La ville noire est cette partie de la cité qu’habite la classe pauvre. On conçoit facilement que ce n’est pas là qu’on doit aller chercher la beauté et la propreté.

[115] Cependant c’est à Bombay que se trouve le principal siége des adorateurs du feu.

[116] Dans aucune fête publique on ne voit paraître les femmes, si ce n’est celles qui ont abjuré toute pudeur.

[117] On prétend que les dangers sont les mêmes à Adjunta et à Élora.

[118] Des vallées, ou plutôt des gorges de rochers encaissées, se rattachant les unes aux autres, sans qu’on se doute le moins du monde de leur existence; il faut toujours gravir des rochers de trente à cent mètres de haut pour arriver d’une vallée à l’autre.

[119] Les distances sont: de Bombay à Mascate, 848 milles environ; de Mascate à Bushire, 567; de Bushire, jusqu’à l’embouchure du Sohatel Arab, 130; et de là à Bassora, 90.

[120] Dans les trois mois les plus chauds de l’année (juin, juillet et août), le bateau ne marche pas.

[121] Un kran vaut à peu près un demi-florin ou 1 franc 20 centimes.

[122] Alexandre le Grand, venant d’Égypte, traversa l’an 331 le désert de la Syrie, l’Euphrate et le Tigre, et rencontra près du village de Gaugamela, non loin de la ville d’Arbèle (l’Erbil moderne), la formidable armée de Darius, forte d’un million d’hommes. Il remporta une victoire brillante, et on peut dire que l’empire persan succomba dans cette journée. Il gagna ensuite la Perse par la Babylonie et Suse.

[123] Cependant les traits de la figure étaient tracés avec justesse et avec noblesse, et décelaient beaucoup plus d’art que tous les autres dessins.

[124] Mes notes sur mon voyage par l’Hindoustan jusqu’à Mossoul errèrent plus de dix-huit mois de pays en pays avant de revenir entre mes mains. Aussi les avais-je déjà crues perdues. C’est ce qui explique le long retard apporté à la publication de mon Voyage autour du monde.

[125] Dans tous les pays où pénètre rarement un Européen, on donne le nom d’Inglesi (Anglais) à tous ceux qu’on y voit; car de l’Europe on ne connaît que l’Angleterre.

[126] J’avais déjà saisi, depuis mon voyage de Mossoul, assez de mots de la langue persane pour comprendre un peu ce qu’il disait.

[127] On appelle mela les fêtes religieuses de l’Inde, où s’assemblent des milliers d’hommes. Les missionnaires s’y rendent quelquefois de plusieurs centaines de milles pour prêcher le peuple.

[128] Ce schah mourut deux mois après mon départ de Tauris.

[129] Quand le mot Mirza est placé derrière le nom propre, il y a le nom prince; mais quand il est devant le nom, c’est un synonyme de monsieur, un titre qu’on donne à tout le monde.

[130] Ces exécutions avaient souvent lieu en présence du schah. Ordinairement il faisait étrangler ceux qui avaient encouru sa colère.

[131] Le 24 février 1848, la république en France; le 15 mars, la constitution en Autriche, etc.

[132] Le toman, monnaie de compte de la Perse, vaut de quarante-quatre à quarante-cinq francs.

[133] Je n’avais reçu ce coffre qu’après avoir envoyé mes effets de Mossoul, ce qui m’avait forcée de l’emporter moi-même sur le territoire russe.

[134] On trouve partout beaucoup d’Allemands, d’abord des employés de cette nation; et ensuite, le czar a plusieurs provinces dans lesquelles la langue allemande domine.

[135] Selon la tradition, la contrée d’Érivan fut, de toutes les régions de la terre, la première habitée. Noé y demeura avec sa famille avant et après le déluge. C’est également ici qu’on veut retrouver l’emplacement du paradis terrestre. Érivan, appelé autrefois Terva, fut la capitale de l’Arménie. Non loin d’Érivan se trouve le plus grand sanctuaire des chrétiens de l’Arménie, le couvent Ecs-Miazim. L’intérieur de l’église est simple, les colonnes, assemblage de masses de pierre ont plus de 24 mètres de haut. Dans la sacristie il y avait autrefois, dit-on, deux clous avec lesquels le Christ avait été attaché à la croix, de plus la lance qui avait servi à lui percer le flanc, et enfin sa robe non cousue. Le centre de l’église occupe, à ce qu’on prétend, la place où Noé, après sa délivrance, construisit un autel et offrit des sacrifices à Dieu. Indépendamment de ces richesses, l’église possède encore une quantité prodigieuse de reliques précieuses.

[136] Cela est poussé à un tel point que les chevaux seraient attelés, le voyageur serait monté en voiture pour partir, s’il arrivait en ce moment un officier ou un employé, on détèlerait, et on laisserait là le voyageur pour servir l’homme du gouvernement.

[137] La Géorgie s’appelait chez les anciens Ibésre. Autrefois ce pays s’étendait de Tauris et d’Erzeroum jusqu’à Tanaïs, et était nommé Albanie. C’est une contrée toute montagneuse. Le fleuve Kour, appelé aussi Cyrus, la traverse. C’est sur ce fleuve que le fameux conquérant de la Perse, Cyrus, fut exposé dans son enfance. Tiflis était jadis une des plus belles villes de la Perse.

[138] Je me gardai bien de lui parler de ses femmes; toute conversation à ce sujet est regardée comme une offense chez les Musulmans.

[139] On appelle naphte l’huile minérale qui jaillit du sein de la terre, souvent mêlée avec de l’eau.

[140] La rivière Ribon, appelée aussi Rione, est considérée comme une des quatre rivières du Paradis, et était connue sous le nom de Pison. On regardait anciennement aussi son eau comme sacrée; de nombreux troncs d’arbres la rendent impraticable pour de grands vaisseaux.

[141] Le peuple suit le rite grec.

[142] Les Circassiens sont si féroces et si belliqueux, que personne n’ose pénétrer dans l’intérieur de leur pays. On sait peu de chose sur leurs mœurs, leurs coutumes, leur religion et leur manière de vivre. Ils ont pour voisins les Abkas, qui habitent le pays situé entre la Mingrélie et la Circassie, le long de la côte, et qui sont également féroces et rapaces.

[143] C’est à Panticapée que vécut Mithridate le Grand. La côte auprès de Kertch s’appelle encore aujourd’hui le Siége de Mithridate. A l’occasion des fouilles faites depuis 1832, on y trouva beaucoup d’urnes et d’objets ayant servi aux sacrifices, des inscriptions grecques, de belles figures et de beaux groupes.

[144] Il a environ 135 mètres de hauteur.

[145] Aujourd’hui tout le monde connaît le mémorable siége de Sébastopol et la prise de cette forteresse, regardée jusqu’en 1855 comme imprenable. (Note du traducteur.)

[146] Vienne, 1843.

[147] Constantinople n’est pas éclairé le soir; aussi celui qui sort sans lanterne est arrêté comme suspect et conduit au poste le plus voisin.

[148] Comme les rues de Constantinople sont étroites, tortueuses et remplies de trous et d’ornières, il faut se contenter de petites pompes portées par quatre hommes.

[149] Une drachme contient 100 leptas et vaut 88 centimes. Un ottonio (pièce d’or) contient 20 drachmes.

[150] A Athènes, où j’arrivai environ un mois plus tard qu’à Odessa, le soleil était encore aussi ardent que chez nous au mois de juillet. La nature avait grand besoin de fraîcheur et de pluie, et les feuilles se fanaient presque par suite de la chaleur, tandis qu’à Odessa elles étaient déjà mortes de froid.